Essence du christianisme/Première partie/chap 5

Traduction par Joseph Roy.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Éditeurs (p. 78-87).

V

LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION OU DIEU EN TANT QU’ÊTRE MISÉRICORDIEUX

C’est donc par la conscience de l’amour que l’homme se réconcilie avec Dieu ou plutôt avec lui-même, avec son propre être que dans la loi il se représente comme un ètre différent de lui. La conscience de l’amour divin, ou, ce qui est la même chose, Dieu envisagé comme un être humain, voilà le mystère de l’Incarnation, le mystère du Dieu fait homme. L’Incarnation n’est que l’apparition sensible, visible et palpable de la nature humaine de Dieu. Ce n’est pas pour lui-même que Dieu s’est incarné, c’est pour nous, c’est par pitié pour nos besoins qui sont encore ceux de l’homme religieux ; c’est parce qu’il était déjà en lui-même un Dieu homme que son cœur s’est ému des malheurs de l’humanité. L’incarnation a été une larme de la pitié divine, la manifestation pour nos sens d’un être doué des mêmes sentiments que nous, et, par conséquent, d’une nature semblable à la nôtre.

Si l’on n’a en vue que le Dieu fait homme, l’incarnation paraîtra un événement extraordinaire, inexplicable, mystérieux ; mais le Dieu devenu homme n’a fait que révéler l’homme devenu Dieu. Avant que Dieu s’abaissât jusqu’à ètre homme, l’homme a dû s’élever jusqu’à être Dieu. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ce vieux principe : Rien ne vient de rien, peut aussi s’appliquer ici. Un roi qui n’a pas à cœur le bien de ses sujets, qui, bien que sur le trône, n’habite pas en esprit dans leurs demeures, qui, dans sa manière de voir et de sentir, n’est pas, comme dit le peuple, un homme comme tout le monde ; un tel roi ne daignera jamais descendre de ce trône pour honorer et réjouir son peuple par sa présence ; et, si le sujet se sent honoré par la présence de son roi, ce sentiment se rapporte-t-il à cette présence même ? non, il se rapporte à l’intention, à la manière d’être qui en est le fondement. Mais ce qui, en vérité, est cause dans la religion devient effet dans la conscience religieuse. L’élévation de l’homme jusqu’à Dieu est regardée comme une conséquence de l’abaissement de Dieu jusqu’à l’homme. Dieu, dit la religion, s’est fait homme afin que l’homme devint Dieu.

Si l’on trouve quelque chose de profond et de mystérieux ou plutôt de contradictoire dans cette proposition : « Dieu est ou devient homme, » cela provient de ce que l’on confond l’idée ou les attributs de l’être métaphysique, universel, infini, avec l’idée ou les attributs du Dieu de la religion, c’est-à-dire les attributs de l’intelligence avec ceux du cœur, confusion qui apporte le plus grand obstacle à la connaissance précise et exacte des mystères religieux. Il ne s’agit en réalité que de la forme humaine d’un Dieu qui, dans son essence, dans le fond intime de son âme, est déjà un être miséricordieux, capable de pitié, c’est-à-dire humain.

C’est ce qu’exprime la doctrine de l’Église lorsqu’elle fait incarner non la première personne de la Divinité, mais la seconde ; la seconde qui représente l’homme en Dieu et devant Dieu, la seconde qui, en vérité, comme la suite le démontrera, est pour la religion la personne vraie, la personne première. Par l’intermédiaire de cette idée, l’incarnation devient une conséquence nécessaire, intelligible par elle-même. Soutenir que l’incarnation est purement et simplement un fait qui ne peut être connu que par une révélation théologique. C’est faire preuve du matérialisme religieux le plus stupide ; car ce mystère est une conclusion qui a pour base des prémisses faciles à comprendre. Mais il est aussi insensé de vouloir la déduire de principes abstraits, purement spéculatifs ; car la métaphysique n’a affaire qu’à la première personne, qui ne s’incarne pas et qui n’est point une personne dramatique.

On voit, par cet exemple, quelle différence sépare l’anthropologie de la philosophie spéculative. L’anthropologie ne considère pas l’incarnation comme quelque — chose d’extraordinaire, ainsi que le fait la spéculation éblouie par son apparence mystique ; elle détruit au contraire l’illusion qui fait croire à quelque chose de surnaturel, de mystérieux ; elle critique le dogme et le réduit à ses éléments naturels, innés dans l’homme, à son centre et à sa source intimes ; elle le ramène — à l’amour.

Le dogme met en présence l’amour et Dieu. Dieu est l’amour : qu’est-ce que cela veut dire ? Dieu est-il quelque chose en dehors de l’amour, un être particulier, d’une nature différente, comme lorsque je dis d’une personne : Elle est l’amour même ? Assurément ; car, dans le cas contraire, je devrais renoncer au nom de Dieu. L’amour devient ainsi quelque chose à part ; il devient une qualité personnelle, il n’a plus que le rang d’attribut et non celui de sujet, de l’être même. Dieu peut m’apparaître encore sous une autre forme que celle de l’amour, sous celle, par exemple, de la toute-puissance, d’une puissance sombre à laquelle, quoique à un degré inférieur, les démons, les diables peuvent aussi prendre part.

Tant que l’amour n’est pas élevé au rang de substance, de l’être lui-même, il reste derrière lui un sujet qui, sans amour, est encore quelque chose, un monstre sans sympathie, un être diabolique dont la personnalité distincte de l’amour s’abreuve et se réjouit du sang des incrédules et des hérétiques ; il reste le fantôme du fanatisme religieux. Mais l’amour n’en est pas moins le point essentiel de l’incarnation, bien que plongé dans la nuit de la conscience telle que la religion la fait. C’est l’amour qui a déterminé Dieu à se dépouiller de sa divinité. Ce n’est pas de cette divinité comme telle, du sujet, c’est de l’amour, de l’attribut qu’est sortie la négation de lui-même. Ainsi il y a dans l’amour une puissance et une vertu supérieures à la divinité. Par l’amour Dieu a été vaincu ; c’est à lui qu’il a sacrifié sa majesté divine. Et qu’était cet amour ? un autre que le nôtre ? un autre que celui auquel nous sacrifions nos biens et notre sang ? Était-ce l’amour de lui-même en tant que Dieu ? Non, c’était l’amour de l’homme, et l’amour de l’homme n’est-il pas un amour humain ? Puis-je aimer l’homme sans l’aimer humainement, sans l’aimer comme il aime lui-même quand il aime réellement ? Dans le cas contraire, l’amour ne serait-il pas peut-être un amour diabolique ? car le démon aussi aime l’homme ; il est vrai que ce n’est pas pour l’homme lui-même ; c’est par égoïsme, c’est pour s’élever en dignité, pour augmenter sa puissance. Mais Dieu aime l’homme pour lui-même, pour le rendre bon et heureux. Ne l’aime-t-il pas par conséquent comme l’homme digne de ce nom aime son semblable ? L’amour en général a-t-il un pluriel ? n’est-il pas partout égal à lui-même ? Quel est donc notre sauveur, notre rédempteur ? Dieu ou l’amour ? l’amour ; car Dieu comme tel ne m’a pas délivré : c’est l’amour qui, dans sa sublimité, est au-dessus de la différence entre personnalité divine et personnalité humaine. De même que Dieu s’est donné, s’est nié lui-même par amour, de même par amour nous devons nier Dieu ; car, si nous ne sacrifions pas Dieu à l’amour, nous sacrifierons l’amour à Dieu, et il ne nous restera plus à la place de l’être miséricordieux que l’être sanglant du fanatisme.

Le mystère surnaturel et incompréhensible est ainsi ramené à une vérité simple, naturelle à l’homme, à une vérité exprimée non-seulement par la religion chrétienne, mais encore par toute autre religion, quoique d’une manière moins précise et moins complète. Toute religion qui prétend à ce nom suppose nécessairement que Dieu n’est pas indifférent pour les êtres qui l’honorent, que rien d’humain ne lui est étranger, et qu’il est lui-même un Dieu humain par cela même qu’il est l’objet de l’adoration de l’humanité. Chaque prière dévoile le mystère de l’Incarnation, chaque prière est en réalité une incarnation de Dieu. Dans la prière je fais descendre Dieu dans le malheur de l’homme, je lui fais prendre part à mes besoins et à mes faiblesses. Dieu n’est pas sourd à mes plaintes, il s’éprend de pitié pour moi, il nie sa divine majesté, son élévation sublime au-dessus de tout ce qui est humain et borné ; il devient homme avec l’homme, il est affecté de mes douleurs. Dieu aime l’homme, cela veut dire : Dieu souffre du malheur de l’homme. L’amour est inintelligible sans une communauté de sentiments ; point de communauté de sentiments sans sympathie. Je ne sens que pour un ètre sensible, que pour un être de même nature que moi, dans lequel je me sens moi-même, dont je partage les souffrances. Sympathie suppose égalité de nature. Cette identité de nature entre Dieu et l’homme est exprimée par l’incarnation, par la providence, par la prière.

La théologie, il est vrai, qui n’a dans la tête que les attributs métaphysiques de Dieu, tels que l’éternité, l’immuabilité et d’autres semblables, la théologie nie en Dieu la faculté de souffrir ; mais elle nie en même temps la vérité de la religion. Dans l’acte de la prière l’homme religieux croit à une participation réelle de l’être divin, à ses besoins et à ses souffrances ; croit que la volonté de Dieu peut être influencée par la force intime de la prière, par la puissance du cœur ; croit qu’il sera entendu réellement et au moment même. L’homme vraiment religieux met sans façon son cœur en Dieu ; Dieu est pour lui un cœur sensible à tout ce qui affecte l’homme. Le cœur ne peut s’adresser qu’au cœur, il ne peut trouver qu’en lui-même sa consolation.

Cette assertion que l’accomplissement de la prière est déterminé de toute éternité, que dès l’origine il est entré dans le plan de la création, est une fiction vide et absurde, produit d’une manière de penser purement mécanique et en contradiction directe avec l’essence de la religion. « Nous avons besoin, dit Lavater, en cela tout à fait d’accord avec l’idée religieuse, nous avons besoin d’un Dieu arbitraire qui fasse ce qui lui plaît. D’ailleurs dans cette fiction Dieu n’en est pas moins à la disposition de l’homme ; seulement la difficulté est reculée dans le lointain de l’éternité. Que Dieu se décide maintenant à exaucer ma prière, ou qu’il s’y soit déjà décidé, au fond c’est tout un.

On se rend coupable de la plus grande inconséquence lorsqu’on rejette comme indigne de Dieu l’idée qu’il peut être influencé par la prière, par la puissance des vœux de l’homme. Croit-on en un être objet de l’adoration, objet des aspirations du cœur, en une providence inintelligible sans amour, et que l’amour, par conséquent, guide dans toutes ses actions : alors on croit aussi en un être qui a un cœur, sinon anatomiquement, du moins physiquement humain. La fantaisie religieuse met tout en Dieu, tout, excepté ce qu’elle-même dédaigne. Les chrétiens n’ont pas donné à leur Dieu des sentiments en contradiction avec leurs idées morales, mais ils lui ont donné et devaient lui donner les sentiments, les affections de l’amour et de la pitié. Et l’amour que la religion met en Dieu n’est pas un amour imaginaire, mais un amour véritable, réel. Dieu est aimé et aime à son tour. Dans l’amour divin se manifeste, s’affirme l’amour humain. L’amour se contemple lui-même en Dieu, il ne voit en lui que sa propre vérité. Dans l’incarnation la religion ne fait qu’avouer ce qu’elle nie en devenant théologie, en réfléchissant sur elle-même ; elle avoue que Dieu est un être entièrement humain. Pour rendre heureux ce qu’il aime, l’amour ne connaît rien de mieux que de se laisser voir. Contempler face à face l’invisible bienfaiteur est pour l’amour le désir le plus ardent. Voir est un acte divin. Le bonheur réside dans la seule vue de ce qu’on aime. Le regard est la certitude de l’amour. Et l’incarnation ne doit rien être, rien exprimer, rien produire autre chose que la certitude complète de l’amour de Dieu pour l’homme. L’amour reste, mais l’incarnation sur la terre est un fait passager ; l’apparition de Dieu a été limitée dans le temps et dans l’espace, et elle ne s’est révélée aux regards que d’un petit nombre, mais la cause intime de cette apparition est générale et éternelle.

L’amour de Dieu pour l’homme est la preuve la plus claire, la plus irréfutable que l’homme dans la religion se contemple comme un divin objet, comme un but divin, et que ses rapports avec Dieu ne sont que ses rapports avec lui-même. Dieu, l’Être suprême, sans besoins et sans désirs, s’humilie et s’abaisse pour moi ; pour lui j’ai de la valeur et par là se révèle à mon intelligence l’importance divine de mon être. Rien ne peut, en effet, exprimer d’une manière plus sublime la valeur de l’homme que la vue d’un Dieu devenu homme lui-même, que la certitude que l’homme est l’objet, le but final de l’être divin. L’amour de Dieu me rend aimant ; l’amour de Dieu pour l’homme est le fondement de l’amour de l’homme pour Dieu. « Aimons-le, dit l’apôtre, puisqu’il nous a aimés le premier. » Qu’aimé-je donc en Dieu si ce n’est son amour pour l’homme ? Mais si j’aime et adore l’amour avec lequel Dieu aime l’homme, n’est-ce pas en réalité l’homme que j’aime ; mon amour de Dieu n’est-il pas, quoique indirectement, mon amour de l’homme ? Ce que j’aime est mon cœur, mon contenu, mon être ; en perdant l’objet aimé nous perdons tout désir de vivre. L’homme est par conséquent le contenu, le cœur même de Dieu ; son bonheur est pour Dieu l’affaire la plus importante. L’amour de Dieu, pour nous fondement et centre de la religion, n’est en réalité que notre amour de nous-mêmes, et cette proposition : Dieu aime l’homme, n’est qu’un orientalisme qui, traduit en français, exprime simplement ceci : L’amour de l’homme est ce qu’il y a de plus grand et de plus sublime.

Cette vérité, à laquelle nous avons réduit par l’analyse le mystère de l’Incarnation, n’a pas échappé à la conscience religieuse. « Celui, dit Luther, celui qui, pourrait faire pénétrer ce mystère dans son cœur, celui-là resterait en paix avec les hommes et aimerait sur la terre toute chair et tout sang à cause de la chair et du sang dont la place est là-haut à la droite de Dieu. La tendre humanité du Christ remplirait les cœurs d’une telle félicité, que jamais aucun sentiment de colère ou d’inimitié ne pourrait s’y introduire, et que, dans son ivresse, tout homme porterait son frère en triomphe. Nous ressentirions une joie infinie d’être ainsi élevés au-dessus de toutes les créatures, au-dessus même des anges, car nous pourrions nous écrier avec orgueil : « Notre propre chair, notre propre sang sont « assis à la droite de Dieu, » et cette pensée allumerait en nous un feu si ardent que nous serions tous unis et fondus comme dans une même fournaise, dans notre amour les uns pour les autres. » Mais ce qui est en vérité dans la religion l’affaire principale, l’essence même de la fable, devient affaire secondaire, n’est plus que la morale de la fable dans la conscience religieuse.