CHAPITRE CINQUIÈME.

Des frais de perception.


L’impôt ne peut produire qu’autant qu’une législation sagement combinée détermine son objet & sa forme ; & que des Agens délégués par le Prince, veillent à sa perception de la maniere indiquée par la loi.

Penser que chaque citoyen pût être assez juste pour s’imposer volontairement la somme que ses facultés comporteroient à toute rigueur, & assez zélé pour remettre lui-même son contingent au trésor du Prince, sans y être excité par d’autres motifs que celui de concourir au bien commun, autant qu’il est en lui ; ce seroit se repaître d’une chimère sublime, qui dans la spéculation honore sans doute l’humanité ; mais qui dans la pratique est bien au-dessus de ses forces.

L’histoire fournit, il est vrai, quelques exemples de l’intérêt particulier, immolé sans réserve au bien public. Mais outre que la forme monarchique ne comporte pas cet amour excessif de la patrie, qui conduit par une détermination spontanée, tous les membres du corps social à l’entiere abnégation de leurs propriétés & d’eux-mêmes ; il faut encore observer que ces exemples n’ont eu lieu que dans des conjonctures où le danger de la chose publique à laquelle étoit attaché le salut de chaque particulier, dirigeoit nécessairement toutes les volontés & les affections vers l’unique point de l’intérêt général. Que dans aucun gouvernement, pas même dans ceux où la régle morale a le plus influé sur le régime politique, on n’a confié le sort de l’impôt à la bonne foi des contribuables ; & que si dans les âges du monde où cette régle a eu le plus d’empire, aucun législateur, quelque soin qu’ils prissent alors d’en faire dériver toutes leurs institutions, n’a osé cependant risquer sur ce point délicat, la vertu de ses concitoyens ; parce qu’il a sans doute connu l’ascendant naturel & la puissance des motifs qui solliciteroient sans cesse l’intérêt particulier à se rendre injuste envers le public : à plus forte raison toute idée de tribut proportionnel & spontané seroit-elle absurde, dans des siécles où la prédominance absolue de l’amour de soi-même sur les principes moraux & sur l’amour du bien commun, n’est que trop évidente.

J’insiste donc sur ma premiere proposition, que l’impôt, la loi & les préposés ne composent qu’un tout, qui ne peut avoir de réalité, sans chacune de ses parties intégrantes ; comme aucune de ces parties ne peut avoir de réalité sans les autres ; & qu’autant la loi est nécessaire à l’impôt, autant l’agence coercitive des préposés est nécessaire à l’exécution de la loi.

La principale raison qui ait porté plusieurs politiques à se décider de préférence en faveur de l’impôt personnel, a été qu’il se percevoir à moins de frais que l’impôt sur les consommattions.

Quand cette présomption seroit une vérité, toujours est-il certain qu’elle ne suffisoit pas pour asseoir un jugement complet. Il auroit fallu d’abord balancer les avantages & les inconvéniens des deux natures d’impôts ; balancer également les avantages & les inconvéniens de la maniere de les percevoir ; & du résultat de ces deux premieres balances en former une troisiéme, d’après laquelle on auroit donné la préférence à celui qui, avec plus d’avantages au total, auroit présenté des inconvéniens moindres ; alors il est douteux que l’impôt sur les consommations n’eût pas obtenu l’universalité des suffrages. Mais sans nous écarter de notre objet, voyons s’il est vrai que la perception de l’impôt personnel soit réellement la moins dispendieuse.

Je commence par distinguer dans cette perception trois espéces de frais. La remise assignée aux préposés sur le montant de leurs recettes : l’intérêt que l’état leur paye pour raison de leurs avances ; & les frais de recouvrement, qui étant en pure perte pour l’état & pour le contribuable, doivent être évidemment cumulés à ceux de perception.

Ces trois espéces composent nécessairement une masse de frais considérable, quand on la compare au produit net de l’impôt, même dans les tems de tranquillité. Si nous passons ensuite aux tems orageux, où de nouveaux besoins forcent à l’augmenter ; j’observerai, 1o. que la remise des préposés, quoiqu’elle reste la même en quotité, croît néanmoins en produit proportionnellement à l’augmentation. 2o. Que l’impuissance des contribuables, devenue plus grande, à mesure que des circonstances plus fâcheuses concourent avec cette augmentation, multiplie de son côté les frais de recouvrement, comme elle oblige de porter à un taux plus fort l’intérêt des avances, que le mal être général rend aussi plus difficiles.

Ainsi nous pouvons conclure, 1o. qu’en tout tems les frais de perception de l’impôt personnel sont avec son produit net dans une proportion assez élevée. 2o. Qu’à mesure que l’impôt augmente dans les tems orageux, ces frais reçoivent un double accroissement ; l’un de l’extension de la remise des préposés, à toutes les parties additionnelles ; l’autre de la proportion plus forte qui s’établit entre le produit net & la masse de tous les frais, à raison du haussement de l’intérêt des avances & de la multiplicité des frais de recouvrement. Nous pouvons encore ajouter que les inconvéniens de ce double accroissement sont d’autant plus inévitables, qu’ils tiennent, comme ceux dont nous avons parlé précédemment, à la nature même de l’impôt ; & que tout moyen tendant à les adoucir, ne serviroit peut-être qu’à leur en substituer de plus grands.

Je ne dis rien des non valeurs qui doivent incontestablement se multiplier en raison composée de l’augmentation de l’impôt personnel & de l’épuisement des contribuables ; parce que je les considere ici comme l’équivalent des diminutions dont le produit de l’impôt sur les consommations est susceptible dans les mêmes circonstances ; & cette remarque semble prévenir toute objection fondée sur la balance des variations respectives, que peut éprouver le produit réel des deux impôts ; car pour peu qu’on réflechisse à la différence de leurs natures, il est au moins probable que dans l’hypotèse contraire à la mienne, c’est-à-dire en prenant l’impôt personnel pour revenu principal, & l’impôt sur les consommations pour supplément ; la somme des non-valeurs excéderoit de beaucoup, celle qui peut résulter des diminutions dans mon hypotèse.

Pour connoître maintenant par la maniere de percevoir ce dernier impôt, quelle peut être la proportion des frais qu’elle comporte, avec son produit net ; rapellons deux principes déja posés au Chapitre précédent : l’un, qu’à mesure que la loi qui impose sera claire, simple & précise, la perception deviendra moins compliquée, & le nombre des préposés nécessairement moindre : l’autre, que plus on établira de rapports & d’analogie dans la maniere de percevoir plusieurs branches de l’impôt sur les consommations, plus on pourra réunir de perceptions dans les mêmes mains ; car toutes les fois que des fonctions relatives à différens objets sont analogues, & ne s’étendent point au-delà du possible ; les mêmes préposés qui servent à assurer & à recevoir un produit de cent mille écus, peuvent également en assurer & en recevoir un de deux cens mille.

Ajoutons à ces principes, qu’ici l’État ne doit à chaque préposé que des salaires proportionnels à l’ordre de ses fonctions & au rang qu’elles lui assignent dans la société, sans égard au plus ou au moins de produit qu’il est chargé de recueillir, comme je l’expliquerai plus au long dans la suite ; & tirons trois conséquences.

La premiere, qu’en simplifiant la perception des droits sur les consommations, autant qu’elle peut l’être, les dépenses nécessitées par cette perception se trouveront toujours dans une proportion tolérable avec le produit net.

La seconde, que dans le cas où les préposés établis ne pourroient suffire à un surcroît de fonctions analogues, il n’en résulteroit que l’obligation d’établir de plus quelques nouveaux préposés subalternes, de qui les modiques émolumens, ajoutés à la dépense totale, n’y produiroient qu’une augmentation presqu’insensible.

La troisiéme, qu’au lieu que la proportion des frais avec le produit net, s’éleve à des degrés plus hauts, à mesure que l’impôt personnel augmente ; cette proportion baisse au contraire dans l’impôt sur les consommations, d’autant de degrés qu’il y a d’analogie entre les droits nouveaux & les anciens : avantage précieux, si l’on considere que de sa nature il ne peut concourrir qu’avec des circonstances critiques, où l’État épuisé a besoin de toutes ses ressources.

On objecte contre l’impôt sur les consommations, qu’il enleve une foule de citoyens à l’agriculture & au commerce ; & ce grief n’est pas un de ceux qu’on lui reproche avec moins d’amertume.

Ne pourroit-on pas répondre que la simplicité propre à ce genre d’impôt, une fois parvenue à ses derniers termes, la classe des préposés comparée à chacune des autres classes de citoyens, ne sera qu’un infiniment petit ? Qu’à l’égard de leur suppression totale, on supplie de considerer, que si l’État ne peut exister sans impôt, ni l’impôt avoir de réalité sans l’agence coercitive des préposés qui le perçoivent, ces derniers font évidemment aussi nécessaires que l’agriculteur & le commerçant ; puisqu’ils forment, ainsi qu’eux, un des anneaux de la chaîne qui affermit le corps social, en liant toutes ses parties les unes aux autres.

Est-il prouvé d’ailleurs que l’agriculture & le commerce, susceptibles de progrès illimités, puissent produire cet accroissement prodigieux de richesses qu’on nous fait esperer en tout genre ; & qu’il y ait un intérêt si pressant à diriger les vues de tous les citoyens vers ces deux objets ? Examinons de sang froid quels termes l’ordre naturel des choses met à des promesses si brillantes, & commençons par l’agriculture.

D’habiles calculateurs[1] ont démontré que sans la guerre, la peste, les épidémies & les autres fleaux qui dévastent périodiquement la terre, le genre humain livré aux seules causes naturelles de destruction, la vieillesse, & les maladies, doubleroit en moins de quatre cens ans.

Quelque degré de justesse qu’on veuille accorder ou contester à ces calculs, ils prouvent au moins que la nature toujours inclinée vers la réproduction & la multiplication des êtres, ne demande que des circonstances qui la secondent ; & que dans un petit nombre de générations, tout État peut atteindre le degré de population proportionnel à son étendue, quand le gouvernement y repandra sur tous les ordres de citoyens, l’aisance & le bien être qui l’encouragent.

L’accroissement graduel de la population, en perfectionnant l’agriculture, produira encore, peu à peu, le défrichement de toutes les terres incultes ; & je crois cet accroissement susceptible d’une progression d’autant plus forte, que toute surabondance de productions n’est propre de sa nature qu’à faire subsister un plus grand nombre de colons, sans qu’on puisse dire qu’elle serviroit à étendre celui des échanges avec l’étranger.

Car au-delà du besoin la production est inutile ; & pour prouver qu’une abondance plus grande augmenteroit la masse des espéces circulantes d’un État par la multiplication des échanges au-dehors, il faudroit montrer qu’aujourd’hui, faute de productions suffisantes dans les pays agricoles, il existe des contrées dont les habitans manquent de subsistance en tout ou en partie ; ce qui n’est assurément pas.

Des navigateurs partis de différentes régions, arrivent tout à coup sur une plage lointaine avec des chargemens pareils. Leur rencontre inopinée les menace d’une perte immense, tant à raison du vil prix auquel l’abondance excessive va réduire leurs denrées, que des délais qu’éprouvera la vente. Que faire alors ? L’intérêt les réunit. On convient que chacun jettera partie de sa cargaison à la mer, pour s’assurer le débit du surplus à un taux, qui rende, s’il se peut, la mise & les frais du transport.

C’est donc à peu près là qu’on en seroit réduit, si, abstraction faite des quantités que la prévoyance doit tenir en réserve pour les tems de disette, les productions superflues des peuples cultivateurs, venoient à excéder constamment les besoins du reste de l’univers.

Vous direz peut être que vous déboucheriez votre excédent de productions, en allant l’offrir à des nations qui n’en ont point encore connu l’usage : mais pensez-vous que formées par la nature, l’habitude & le climat, à un genre de subsistance que la terre leurs fournit presque toujours sans frais & sans culture, elles ne rejetteroient pas vos offres ; comme vous ririez vous même de la proposition qu’elles vous feroient de substituer à votre pain leur ris ou leur manioque ? Quel avantage trouveriez-vous d’ailleurs à transporter vos denrées chez une partie de ces nations ? Elles n’ont point d’or à mettre à côté ; & ce qui pourvois aux besoins peu nombreux que leur fait éprouver la simple nature, est sans valeur pour vous.

Si vous dites qu’une exportation plus abondante de votre superflu, chez les peuples que vous approvisionnez habituellement, vous procurera de nouveaux consommateurs, en y encourageant la population : je vous demanderai d’abord pourquoi vous ne préféreriez pas d’avoir ces consommateurs chez vous ; & je vous refuterai ensuite par vos propres principes. Car nous établissons, vous & moi, que la fertilité du sol est l’unique base de la population, comme l’abondance de ses productions en est la mesure ; d’où il résulte évidemment que la possibilité d’une plus grande importation de denrées est indifférente à tout peuple qui subsiste des productions d’autrui ; puisque ce n’est pas cette possibilité qui régle sa population, mais seulement l’étendue des moyens avec lesquels il peut se procurer des subsistances par la voie de l’échange.

J’excepte les nations courtieres, chez qui l’agence du commerce peut être, à certains égards à la population, ce que l’abondance des productions y est dans les pays agricoles. Mais outre que leur état est purement précaire, parce que l’agence cesse dès que les nations propriétaires veulent faire par elles mêmes leurs échanges & leurs transports ; on doit encore insérer de la nature du courtage, qu’il ne peut élever les richesses & la population à des degrés sensibles, qu’autant que dans un certain nombre de nations riches en productions différentes, il n’est exercé que par une seule.

La somme des productions superflues que vous pouvez échanger annuellement au-dehors, une fois déterminée en raison composée de la masse des besoins qu’éprouvent les nations dépourvues, & de la portion que chaque peuple agriculteur fournit comme vous à cette masse ; la seule ressource capable d’étendre vos échanges au-delà des bornes que cette double proportion leur assigne, naît des avantages que vous pouvez vous procurer dans la concurrence, soit par la multitude & l’aisance de vos débouchés ; soit par votre proximité des nations dépourvues, soit par le bas prix auquel vous leur vendez, ou par les facilités qu’elles trouvent pour l’échange de leurs propres denrées avec vous. Mais ces moyens également connus de vos rivaux, fixent aussi perpétuellement leur attention. S’il en est quelqu’un que la nature ou la position leur refuse, ils cherchent à en compenser la privation en portant à des degrés plus hauts ceux qui ne tiennent qu’à l’industrie ; & de cette émulation continuelle, plus ou moins favorisée par les circonstances, doivent évidemment résulter pour tous les peuples agriculteurs des alternatives d’avantage & de désavantage, qui, calculées au bout d’un certain tems, donneroient peut être à chacun d’eux pour terme moyen, la même quotité de superflu qu’ils échangent aujourd’hui.

Tout ce que j’ai dit de l’agriculture s’applique au commerce, en tant qu’il sert à l’échange du superflu des productions ; & c’est, je crois, le seul côté par lequel nous devions l’envisager ici. Les mêmes causes qui assignent à ce superflu des termes à peu près fixes, bornent en raison proportionnelle les fonctions de l’agence nécessaire à l’échange & le nombre des Agens : ainsi nulle objection relative à ce côté du commerce, qui ne puisse se résoudre par les principes posés sur l’agriculture.

Si c’est du commerce en général que vous avez voulu parler ? je vous demanderai quel est dans les choses de commodité & d’agrément, le besoin ou le desir que le commerce ne satisfasse aujourd’hui par l’agence d’un peuple ou d’un autre ? En convenant qu’il n’en est point, vous voilà donc encore réduit sur ces deux classes de denrées, aux seuls avantages qui peuvent vous favoriser dans la concurrence ; ressource bornée, comme je l’ai prouvé tout à l’heure à l’égard des denrées de subsistance ; & d’autant plus incertaine ici, qu’en matiere de commodités ou d’agrémens, le caprice d’un côté & l’industrie de l’autre, font presque tout à eux seuls.

Pour pouvoir étendre votre commerce & multiplier ses Agens en proportion, inventerez vous de nouveaux desirs ? Mais si ce ne sont pas vos propres denrées & votre industrie nationnale qui y pourvoient, l’invention dont vous vous applaudiriez, tourneroit contre vous-même ; puisque cette nouvelle branche de commerce ne seroit propre qu’à diminuer peu à peu la masse de votre numéraire, par la même raison que le commerce d’Asie diminue le numéraire de l’Europe.

Si c’est un débouché de plus que ces découvertes ouvrent à vos denrées & à votre industrie ? l’inconvénient que je prévoyois ne subsistera pas ; mais qu’y gagnerez-vous au total ? l’homme connoît aujourd’hui tant d’objets de jouissance, & leur multitude excede tellement la sphère, des diverses facultés qu’il a de jouir, que tout desir nouveau lui tiendroit nécessairement lieu d’un autre, & n’ajouteroit rien à la masse actuelle des consommations.

Concluons donc, 1o. qu’autant la population encouragée par l’aisance, est propre à étendre & perfectionner la culture, autant la possibilité d’une culture plus étendue n’est propre qu’à favoriser une population plus grande ; sans qu’on puisse inférer de cette possibilité, qu’elle tourneroit à l’augmentation de la somme des richesses circulantes, par une plus grande quantité d’échanges au-dehors.

2o. Que le commerce limité dans ses opérations, comme dans le nombre de ses agens, par les mêmes loix qui déterminent la quotité du superflu en productions pour chaque nation agricole, ne peut de son côté concourrir à l’augmentation de cette somme ; quels que soient les progrès de la population & de la culture.

3o. Qu’en supposant qu’aujourd’hui l’universalité des citoyens renonçant à toute autre occupation, s’employât uniquement à étendre & perfectionner la culture, il ne résulteroit de là qu’un excédent de superflu, sans valeur, comme sans utilité : qu’ainsi le nombre des cultivateurs actuels suffit à l’État, soit relativement à sa population présente, soit relativement à la quotité de superflu qu’il peut échanger pour les besoins des nations dépourvues.

4o. Enfin que si d’un côté vous avez autant de cultivateurs qu’il en faut, & que de l’autre ce ne soit pas la culture plus étendue qui puisse opérer la plus grande population ; mais que ce soit au contraire la plus grande population qui doive opérer la culture plus étendue, il est évidemment absurde de vouloir arracher les Agens de la perception, à des fonctions démontrées nécessaires, pour en tirer ailleurs un surcroît de travail démontré inutile.


  1. De la Nature, première Partie, Chap. XVII.