Essais sur le régime des castes/Partie III/Chapitre 5

Félix Alcan (p. 244-278).


CHAPITRE V

LA LITTÉRATURE


Dans quelle mesure, en Inde, les races se sont-elles spécialisées ? Quelles y sont les arêtes du droit ? En quels canaux y coule la vie économique ? Nous avons essayé de répondre à ces diverses questions. Nous avons ainsi commencé à dégager les caractères principaux de la civilisation hindoue ; et sur ces caractères mêmes nous avons relevé les empreintes, plus ou moins nettes selon les cas, du régime spécial qu'elle a supporté pendant des siècles, le régime des castes. Ne pourrions-nous maintenant discerner, jusque sur les produits les plus raffinés de cette civilisation, des marques analogues ? La littérature exprime l'état social, répète-t-on. Entre les formes sociales et les formes littéraires qui ont prédominé en Inde, il est vraisemblable que les rapports ne manquent pas. Il ne serait pas inutile de les mettre en lumière. Nos thèses sur les effets du régime en pourraient recevoir une dernière et frappante confirmation.

Malheureusement ici plus que jamais la tâche nous sera malaisée. Pour saisir les espèces d'effluves subtils qui montent des formes sociales aux formes littéraires, deux conditions, d'abord, semblent également nécessaires : une longue familiarité avec le détail même des œuvres, et une attention constante aux effets, directs ou indirects, des relations des hommes entre eux. La première condition fait le plus souvent défaut au sociologue ; la deuxième aux spécialistes qu'il est obligé de suivre.

Il nous semble cependant que, même sur ce point, si l'on prend la peine de rassembler et de coordonner les remarques suggérées aux historiens de la littérature, il est possible de formuler, à titre provisoire, quelques explications sociologiques.


Il va sans dire, d'ailleurs, que ces explications ne sauraient avoir la pré­tention d'être exhaustives, à la fois uniques et totales. Quand il s'agit surtout de la « superstructure » d'une civilisation, il est trop clair que les formes sociales ne sont pas seules à l'œuvre. Des forces de toutes sortes concourent avec elles, dont l'action mêlée reste le plus souvent si mystérieuse que force est bien de réserver, ici plus qu'ailleurs, la marge de l'inexplicable.

N'est-ce pas au surplus ce que l'on fait lorsqu'on explique le caractère des littératures par le génie des peuples ? On répétera par exemple que les Aryens de l'Inde se distinguent de leurs frères de la Grèce par leur goût inné pour la démesure. Comparez le Mahâbhârata et le Râmâyana à l'Iliade et à l'Odyssée. Rapprochez les Upanishads des Dialogues de Platon. Vous reconnaîtrez au génie hindou l'imagination amplificatrice, non la raison ordonnatrice. Capable de raffiner les détails il vous apparaîtra incapable d'organiser les ensembles 498. Qualités et défauts qui ne font que traduire les aptitudes de la race.

N'est-ce pas à des raisons du même genre que recourt M. Oldenberg 499 lorsque, pour expliquer l'évolution de la littérature hindoue il insiste sur l'effet des mélanges de sangs ? Petit à petit les conquérants aryens se laissent con­quérir. La race noble se contamine de plus en plus. Le niveau intellectuel s'abaisse donc. Un je ne sais quoi d'efféminé et de morbide prend le dessus dans la littérature : c'est le tempérament indigène qui l'emporte.

Il est possible que cette chimie des principes ethniques ne soit pas restée sans influence. Mais qui ne voit, en tout cas, combien son opération reste obscure ? D'une manière plus générale, suspendre les produits d'une civilisa­tion aux tendances natives d'une ou de plusieurs races, n'est-ce pas faire œuvre de classification bien plutôt que d'explication ? Avec les traits communs aux chefs-d'œuvre qu'un peuple admire on compose la physionomie de son « génie ». Mais pourquoi et comment la littérature de ce peuple a pris tel tour, c'est ce qui demeure, après, aussi mystérieux qu'avant 500.

On fournit sans doute un aliment plus substantiel à la curiosité si, au lieu de se contenter d'invoquer la race, on évoque le milieu. Ce n'est pas vainement qu'on rappelle, au début des histoires de la littérature hindoue, les aspects particuliers que revêtent en Inde le sol et le ciel, la flore et la faune. Dans cet immense triangle, des montagnes plus hautes et des fleuves plus larges qu'ailleurs ; une jungle exubérante où les serpents pullulent ; après des inon­dations qui emportent tout, des sécheresses plus terribles encore, une pareille nature ne doit-elle pas agir profondément sur la sensibilité de l'homme ? Elle l'obsédera par ses formes comme elle l'accablera par sa force. On se souvient de l'antithèse de Buckle : « En Occident l'homme domine la nature. En Orient il est écrasé par elle. » Nulle part plus qu'en Inde le spectacle des choses ne devait suggérer aux esprits, avec le sentiment de la puissance de la vie, le sentiment de l'impuissance de l'homme. Et c'est pourquoi toute la littérature hindoue devait traduire, en même temps que la dépression des volontés découragé es, l'exaltation maladive des imaginations débridées.

De pareilles influences qui montent du sol ou descendent du ciel, ne sont certes pas négligeables. Mais il est trop clair aussi qu'elles n'expliquent pas tout ; et qu'à vouloir trop expliquer par elles on risque d'aboutir à des jeux d'analogies. Bornerons-nous notre ambition, demande M. Ouvré 501, à un raisonnement symboliste : « L'immensité du territoire indien se reflète dans la grandeur des poèmes hindous, le Râmâyana est long, parce que le Gange n'est point court, et apparemment les auditeurs du Mahâbhârata y tolèrent beau­coup de digressions et d'épisodes parce que dans la jungle pullulent les figuiers banians » ? Il est dangereux de demander, aux seules dispositions du milieu naturel où une civilisation se développe, le secret de son orientation intellectuelle et morale. En suivant jusqu'au bout sa théorie, Buckle n'aboutissait-il pas à cette conclusion que l'Inde, où l'individu est écrasé par la nature, ne devait pas connaître ces déifications que suppose l'évhémérisme ? Or sir A. Lyall a pu montrer que ces déifications sont la règle plutôt que l'exception, et que l'évhémérisme ne se vérifie nulle part aussi nettement qu'en Inde 502.

Si donc, dans la littérature hindoue, il nous semble qu'en effet l'individu tient peu de place, nous nous garderons d'en accuser la seule pression de la nature.

Mais l'action des formes sociales est sans doute plus enveloppante, à la fois plus contraignante et plus insinuante que celle des formes naturelles. Les rapports que le poète, tout « créateur » qu'il soit, soutient avec les autres hom­mes lui ouvrent ou lui ferment telles perspectives. Qu'il s'en doute ou non, son imagination est comme aimantée par les demandes du public 503. Son œuvre sert les visées, flatte les passions, caresse les instincts qui résultent, chez ses contemporains, de leur situation même. Ici aussi, par leur succès inégal, une sorte de sélection des essais littéraires s'accomplit. Ainsi s'explique l'adapta­tion des genres au milieu social.


Sans étudier ces harmonies à part, les historiens des diverses littératures en ont souvent noté des exemples. Nous sera-t-il possible d'en relever dans l'histoire littéraire de l'Inde ?

On l'a souvent répété, et nous en avons, plus d'une fois déjà, rencontré les preuves : l'Inde offre un magnifique exemple de ce que devient une civilisa­tion quand elle demeure sous la coupe de la religion. La caste reste essentiel­lement une institution à racine religieuse, et tous les germes d'institutions laïques sont comme stérilisés par son ombre. Elle empêche la formation de ces centres de curiosité intellectuelle en même temps que d'activité politique qui devaient ailleurs organiser la résistance aux traditions primitives. Elle favorise de toutes les manières, par les divers scrupules qu'elle entretient, la mainmise du sacré sur le social.

De cet empire la littérature hindoue offrira une preuve éclatante. Il n'est pas exagéré de dire que la religion fournit leur soubassement à presque tous les monuments littéraires de l'Inde. « Non seulement l'Inde possède la litté­rature sacrée la plus vaste, l'une des plus anciennes et des plus intéressantes qu'il nous soit donné de pénétrer ; mais le terme même de « littérature pro­fane », tel que nous l'entendons, n'a point de sens pour elle et n'y trouve d'application que par voie de contraste » 504.

Non sans doute que toute la littérature ici se réduise à des hymnes mysti­ques ou à des commentaires théologiques, pas plus que toute la vie ne se ramène à la religion. En étudiant le système juridique et l'organisation écono­mique, nous avons pu constater que la réalité hindoue déborde de toutes parts le cadre brahmanique. La masse n'est pas restée aussi « hypnotisée » qu'on l'a dit. Des caravanes bariolées sillonnaient l’immense péninsule. Des cours y déployaient leur luxe à l'envi. D'autres intérêts que les intérêts spirituels préoccupaient donc les Hindous. D'autres plaisirs les attiraient que ceux de la spéculation théologique. L'Inde n'ignorera en conséquence ni les contes populaires ni les poésies mondaines : elle aura une littérature de caravansérail, pourrait-on dire, et une littérature de cour. Un tempérament s'y révèle, nous rappelle-t-on, très différent du tempérament métaphysique qu'on prête à la nation hindoue : sensualité ardente et ironie sceptique, frivolité et gaillardise, une grande puissance de fantaisie unie à une grande finesse d'observation 505.

Il n'en reste pas moins que, pour une grande part, les monuments littéraires laissés par la civilisation hindoue sont bâtis sur des pierres dressées par la religion. Combien d'entre eux ne reposent-ils pas, directement ou indirec­tement, sur le Véda ? La première poésie, ici, est une invocation aux dieux, comme la première prose est une explication de la liturgie. Invocations et incantations, formules rituelles et recettes magiques, c'est presque tout le contenu des quatre Védas proprement dits. Les œuvres ultérieures ne se présentent guère que comme des commentaires de cette révélation initiale 506. Les Brâhmanas, avec les Aranyakas qui les accompagnent, prétendent éclairer le sens du culte. Les Upanishads ressemblent plutôt à des traités de philoso­phie : la spéculation s'y montre plus libre. Il n'est pas difficile cependant de prouver qu'elle se meut dans le plan de la tradition religieuse. Les Çastras ne sont que des applications diverses de cette même tradition : ils en veulent déduire des lois pour la conduite de la vie. Aux époques mêmes où la litté­rature tendra à devenir plus terrestre, ses attaches religieuses resteront long­temps visibles. Jusque dans l'érotisme, la tradition théologique ne perd pas ses droits...

Rien de plus naturel que ces persistances en Inde : le soin de mener la vie intellectuelle, de savoir et de méditer n'y est-il pas réservé traditionnellement à ceux-là qui, par droit de naissance, sont en relations intimes avec le monde sacré ? Les penseurs professionnels sont ici des prêtres. Il n'est pas étonnant qu'un régime qui faisait en principe, des travaux de la pensée, l'office propre des castes brahmaniques ait produit avant tout une littérature de caractère sacerdotal.

Où ce caractère est sans doute le plus apparent, c'est dans les Brâhmanas. Comme leur nom l'indique, les Brâhmanas sont réservés à la Science sacrée. D'habitude il leur est annexé un Aranyaka : « Livre de la forêt », c'est-à-dire livre à méditer dans la solitude. Brâhmana et Aranyaka se rattachent à un Véda, qu'ils supposent connu et qu'ils se proposent d'expliquer. Le but déclaré de cette littérature de commentaires est de faire comprendre aux officiants le sens des pratiques et formules nécessaires à la célébration du culte. Le Brâhmana se présente donc comme un manuel de technique théologique. Et la plupart de ses spéculations tournent autour de cette même idée du sacrifice où nous avons vu l'un des piliers du prestige brahmanique.

Le sacrifice qui assure la puissance des Brahmanes sera lui-même doté par les Brâhmanas de la toute-puissance. À les en croire, il crée le monde. Il contraint les dieux. Il devient dieu. Théories où il est permis de reconnaître un reflet de notions très primitives. L'acte religieux par excellence semble conçu ici sur le type du procédé magique. Il est une sorte d'opération mécanique qui, sans la moindre intervention morale, met les biens et les maux dans la main du sorcier. « Une religion aussi grossière, dit M. Sylvain Lévi 507, suppose un peuple de demi-sauvages, mais, ajoute-t-il, les sorciers, les magiciens ou les chamanes de ces tribus ont su analyser leur système, en démontrer les pièces, en étudier le jeu, en observer les principes, en fixer les lois : ils sont les véritables pères de la philosophie hindoue. » Sur ces rites dont l'accomplis­sement est devenu leur monopole, les Brahmanes méditent et dissertent à l'infini : un arbre immense sort de l'humble noyau, par la vertu de ces pro­fessionnels de la spéculation.

Et sans doute leur spéculation même plonge très bas ses racines. Ce ne sont pas seulement des rites, ce sont des mythes primitifs qu'on sent à la base des Brâhmanas. On y retrouve et l'histoire de l'œuf flottant d'où tout sort, et celle de l'homme qui se coupe en morceaux pour produire le monde, et celle des espèces animales engendrées par les métamorphoses d'un couple divin. Selon M. Lang, « il n'y a peut-être pas un mythe répandu dans les races inférieures qui n'ait sa contrepartie dans les Brâhmanas » 508. Mais ici plus qu'ailleurs cette matière première est travaillée, étirée et raffinée. Nulle part sous les récits d'aventures ne se glissent tant d'équations théologiques. Nulle part on n'oppose tant d'abstractions, pour finalement les identifier. Prajâpati est encore, d'un certain point de vue, un homme démesuré, un grand être concret : mais il est en même temps la Force du sacrifice, que le Brahmane se plaît à suivre par sa dialectique dans les diverses formes qu'elle revêt.

Il va sans dire que cette dialectique opère souvent dans l'obscurité, mais il est permis de penser que l'obscurité ici serait plutôt recherchée qu'évitée. Nous nous trouvons en face d'une littérature d'initiés : on y sent, au lieu du désir d'être accessible à tous, la préoccupation de réserver un monopole à une race d'élite. Dans toutes les littératures sans doute, on pourrait retrouver à l'origine le goût des énigmes ; mais ici le jeu de mots sibyllins apparaît comme une tactique constante 509.

Que d'ailleurs la doctrine soit finalement inconsistante et reste, pour ainsi dire, à l'état fluide, ce n'est pas non plus pour nous étonner. Nous savons que les Brahmanes n'ont pas de conciles, et par conséquent pas de dogmes à proprement parler. Aucun organe ici n'est qualifié pour formuler et imposer une théologie arrêtée. Tous les Brahmanes sont également aptes à commenter la révélation du Véda. Il devait donc se former des écoles diverses. Des con­troverses s'y instituent. On y raffine sur les notions, mais aucune autorité n'intervient pour clore les débats. De ces libres discussions entre prêtres-nés, les Brâhmanas nous apportent sans doute l'écho : ils ne sont après tout que des « collections anonymes d'opinions individuelles, d'aphorismes indépendants et de libres propos greffés sur l'explication des rites » 510. Si une certaine unité de tendance s'y découvre, elle s'explique par l'identité de situation des penseurs, qui engendre elle-même l'analogie des préoccupations : un trésor commun des clans sacerdotaux s'est ainsi peu à peu constitué. Dans les Brâhmanas nous ne sentons pas l'œuvre d'une Église, mais du moins celle d'une caste sacerdotale, ardente à cultiver ses facultés propres en même temps qu'à défendre, en les justifiant, ses privilèges.


Mais est-ce seulement à travers les Brâhmanas que ces tendances se révèlent ? À cet égard y a-t-il une distance infranchissable entre les Brâhmanas et les Védas ? Sur ceux-ci à leur tour nous pourrons relever, sinon l'empreinte nette de la caste elle-même, du moins des traces laissées par la pression des forces qui travaillent à la constituer.

Par leur contenu, nous avons vu que le recueil des poésies védiques ne nous révèle que très imparfaitement l'organisation sociale en vigueur au temps de leur composition 511. Mais leur forme même, leurs caractères littéraires, leur ton général ne nous fournissent-ils pas, sur cette organisation, quelques indications précieuses ?

On s'est plu longtemps à opposer, à la littérature toute sacerdotale des âges postérieurs, la jeune poésie de l'âge védique. Remonter des Brâhmanas au Rig-Véda, c'est aussi remonter, semblait-on dire, en même temps que de la prose aux vers, de l'abstrait au concret, de la scolastique à la vie 512. Nous verrons ici couler librement, à ciel ouvert, nombre de sentiments qui n'appa­raîtront plus que rarement dans la littérature postérieure. Ici du moins le tempérament de la race n'a pas encore été débilité par le régime. Nombre d'auteurs se plaisent ainsi à sentir, dans les invocations à Indra, la fraîche nouveauté de la vigueur aryenne. Le mépris réservé à ces Dasyus « qui nous rétrécissaient la terre » décèlerait un allègre esprit de conquête 513.

Et sans doute ces races guerrières se montrent à nous le front levé vers le ciel. C'est même un de leurs grands griefs contre leurs ennemis que l'impiété barbare dont ceux-ci font preuve. Mais du moins cette première dévotion aryenne n'a rien d'affadissant. Elle n'écarte pas l'homme de l'action. Les Rishis védiques ne sont pas des emmurés. Et lorsqu'ils s'adressent aux dieux, ce n'est pas une tradition compliquée, ce sont des sentiments tout spontanés qui les inspirent. La nature elle-même parle dans ce lyrisme : exemple unique, comme disait Renouvier 514, de « primitivité intellectuelle ».

Mais, de cette première impression, il semble qu'une étude plus appro­fondie détourne aujourd'hui la majorité des spécialistes. On fait observer que dès l'époque védique l'œuvre de dévirilisation est commencée : dispersés dans les riches plaines de l'Inde, les envahisseurs se laissent amollir. Le climat sans doute déprime leur énergie. En même temps, on ne voit se produire aucun des phénomènes sociaux qui sont propres à tremper les caractères. On ne voit rien s'ébaucher qui ressemble à une vie nationale. Il semble que déjà le poids de la vie religieuse fasse pencher la balance, au grand dam de la vie politique. D'où, avec le rétrécissement de l'horizon, une espèce de mutilation des personnes 515. Il est remarquable que les héros qui traversent les Védas sont moins des militants que des orants. Au lieu d'un Achille ou d'un Siegfried, c'est un Viçvâmitra, dont « les austérités sont les armes », qui tient la première place. Ajoutons que les guerriers, lorsqu'ils prient, ne s'adressent pas directement aux dieux, à la façon des héros d'Homère. Déjà, entre les dieux et les hommes, un corps d'intermédiaires est en train de se glisser. Dès les Védas se laissent entrevoir les préoccupations spéciales à ces intermédiaires, et à côté d'habi­tudes déjà professionnelles les soucis dictés par ce que M. Oldenberg appelle leur intérêt de classe.

En fait, le sacrifice, qui assurera à la caste brahmanique le plus clair de sa puissance, fournira aussi aux Rishis védiques la plupart de leurs thèmes.

Le Sama-Véda n'est qu'un « livre de mélodies », à l'usage des prêtres qui chantent pendant la célébration du culte. Le Yajur-Véda « livre des formules » contient les adjurations, bénédictions ou exorcismes, dont les servants accom­pagnent leurs manipulations. Dans le recueil du Rig-Véda c'est la poésie même qui apparaît comme « l'auxiliaire du sacrifice ». L'hymne n'est le plus souvent que le serviteur du rite. L'éloge du dieu n'est que le prologue de l'opération qui, en le comblant de dons, assure ses bienfaits aux hommes.

Comment dès lors les poèmes védiques pourraient-ils posséder la spon­tanéité qu'on leur a longtemps prêtée ? Volontiers on croyait entendre, dans les hymnes, un chef de tribu entouré des siens, laissant parler son cœur pour appeler l'aurore ou écarter l'orage. En réalité, nous sommes en présence d'un officiant qui opère pour le compte de quelque laïque généreux. Dans l'invoca­tion qu'il adressera aux dieux, un écho pourra se retrouver sans doute des impressions que laissent, à des âmes encore aisément étonnées, les miracles renouvelés de la nature, les œuvres du soleil et du feu, de l'air et de l'eau. C'est ainsi que des éclairs de poésie vraie illumineront ces litanies. Elles n'en sont pas moins dictées par des sentiments tout autres que les adorations spontanées ou les frayeurs naïves. Le calcul y est plus sensible que l'effusion. L'essentiel aux yeux de l'officiant est que l'opération rituelle réussisse, et qu'elle lui rapporte. Les grandes lignes de la doctrine que les Brâhmanas préciseront sont esquissées déjà 516. Le sacrifice n'est pas seulement une imitation des phéno­mènes naturels, il les produit. Et, sans doute, à la différence de l'opération proprement magique, il n'agit que par l'intermédiaire des dieux. Mais entre les hommes et les dieux, le sacrifice crée comme un contrat, et qui assure à l'orant une sorte de pouvoir de contrainte. En ce sens, qui sert les dieux leur commande. L'idée de la toute-puissance du prêtre apparaît ainsi dès les Védas, avec celle du grand danger que courraient les hommes à vouloir se passer de ses services, et à ne pas le rétribuer convenablement 517. Bergaigne n'a-t-il pas montré que ce char radieux qui commence si poétiquement l'hymne à l'aurore signifie en réalité le salaire ? C'est à lui que les prêtres attribuent tous les effets du sacrifice ; il en constitue à leurs yeux l'élément essentiel 518. C'est pourquoi M. Oldenberg pouvait parler du caractère intéressé de la poésie védique. Elle est traversée d'un double souci : attirer sur les hommes les bienfaits des dieux, et sur les prêtres les salaires des hommes.

Une poésie qui répond à de pareilles demandes doit naturellement com­porter plus d'artifice que de laisser-aller. Les hymnes sentiront donc le métier. Les auteurs se vanteront de fabriquer un bel éloge « comme un habile charron fabrique un char ». Leur souci dominant est moins d'exprimer une émotion personnelle que de capter les dieux dans un filet bien tressé. La préoccupation technique l'emporte ici sur l'inspiration poétique. Et plus qu'à rendre des sentiments humains, en un langage accessible à tous, les prêtres poètes s'atta­cheront à raffiner les formules pour éblouir les seuls connaisseurs 519.

Ainsi s'expliquent sans doute les devinettes, les jeux de mots, les identifi­cations paradoxales dont le Rig-Véda déjà fourmille. On sent quelque chose de plus, ici, que le plaisir que prennent tous les primitifs à se proposer des énigmes. Les équivoques merveilleuses sont entassées systématiquement. On utilise exprès, pour désigner les objets, les analogies les plus lointaines. Le désir est visible d'obscurcir plus que d'éclaircir, et de cacher au moment même où l'on montre.

Le Véda fera d'ailleurs lui-même la théorie de ce procédé : « Les dieux sont amis du mystère », « ce qui est clairement exprimé leur déplaît ». « Les choses sacrées ne doivent être dévoilées qu'à demi. » N'était-ce pas, en vertu de cette espèce d'anthropomorphisme professionnel dont on relève plus d'un signe, concevoir les dieux sur le type du prêtre 520 ? Le prêtre se complaît volontiers aux formules énigmatiques : leur obscurité est pour son monopole comme une garantie de plus. Et c'est pourquoi, loin de simplifier les choses à plaisir – comme le faisaient les premiers traducteurs, entêtés de la naïveté du Véda – il faut respecter les complications bizarres qui s'y rencontrent. Sans doute étaient-elles plus ou moins voulues : l'ésotérisme servait la cause de ces familles sacerdotales, en train de se muer en castes.

En tout cas faut-il supposer, pour expliquer cette végétation d'hyperboles et de superlatifs, une atmosphère de serre chaude, où certaines qualités s'atro­phient, pendant que d'autres s'y développent avec exubérance, un « milieu de surenchère mystique et verbale » où des virtuoses prennent plaisir à se surpasser par leurs raffinements. «  La naissance d'une semblable poésie, dit M. Oldenberg, ne se conçoit qu'en des écoles organisées de techniciens du sacerdoce et du sacrifice, grands amateurs d'énigmes mystiques qu'à tour de rôle ils se posaient et résolvaient par jeu. » Ce que nous trouvons dans le Rig-Véda, disait déjà Bergaigne, ce sont des « spéculations liturgiques de familles de prêtres ». Et où Renouvier parlait de « primitivité » il parle de « byzan­tinisme ». On voit combien nous sommes loin des rêves de pureté première, d'innocence pastorale et d'effusions spontanées auxquels se laissait encore bercer Max Müller 521.

Et peut-être a-t-on répondu sur ce point à une exagération par une exagé­ration inverse. Peut-être la thèse des « artificialistes » devra-t-elle être limitée à son tour 522. Des remarques qu'elle a accumulées il restera sûrement assez pour justifier notre conclusion : les plus anciennes poésies de l'Inde sont l'œuvre caractéristique d'une classe sacerdotale, sinon formée, du moins en formation. Dès l'aurore védique, entre la nature et l'âme, on aperçoit déjà l'om­bre du Brahmane qui s'interpose. Techniciens du sacrifice et professionnels de la spéculation commencent à monopoliser la vie intellectuelle.


Retrouverons-nous dans les Upanishads ces mêmes influences? Le nom d'Upanishad évoque, nous dit-on, d'après l'étymologie en vogue, l'image d'un cercle de disciples assis aux pieds du maître pour en recevoir un enseignement confidentiel. L'Upanishad veut être encore une leçon réservé e 523. Mais l'objet des leçons devient proprement philosophique. On discute à l'infini sur l'être et le non-être, le moi et le non-moi, les diverses facultés de l'âme et les éléments du monde. La spéculation qui n'apparaît dans les Brâhmanas que greffée sur la liturgie s'épanouit ici en pleine terre.

On a cru trouver dans cette libre spéculation la preuve que le cercle des philosophes s'élargissait bien au-delà du cercle des prêtres-nés, et que d'autres castes que la caste brahmanique prenaient une part prépondérante à la vie intellectuelle. Elle devait être singulièrement active dans ces cours où l'on voit s'instituer des espèces de tournois de la pensée, dont les prix, présents des rois, sont des vaches aux cornes d'or. Le Brâhmana des cent sentiers prête ce langage à une Brahmane, la sage Girga 524. « Comme un fils de héros de Kâçi ou de Vidêha bande son arc débandé, et deux flèches mortelles à la main, se met en route, ainsi je suis venue vers toi armée de deux questions, qu'il te faut me résoudre. » Mais ce n'étaient pas seulement des femmes de race brah­manique, c'étaient des hommes d'autres castes qui prenaient part à ces discussions. Les Kshatriyas devaient y briller. Les Upanishads ont gardé le souvenir du roi Janaka, pour les arguments victorieux qu'il opposait à la dialectique des plus fameux Brahmanes. Bien plus, on relève ici les traces d'un enseignement « à rebrousse-poil » (pratiloman) : on voit des fils de prêtres accepter les leçons d'un fils de guerrier 525.

D'ailleurs, l'orientation même des idées révélerait, diton, l'existence, en dehors du brahmanisme, de centres d'attraction intellectuelle. Dans les Upanishads ne semble-t-il pas qu'on travaille systématiquement à réduire l'importance du sacrifice 526 ? Au-dessus de l'opération rituelle, on place l'effort intellectuel. C'est à la science qu'on demande l'accès du monde supérieur. Et cette science dissout tous les êtres particuliers, les dieux comme les hommes, dans la réalité ineffable de l'être unique. Sur les commentaires ritualistes la métaphysique panthéiste prend le dessus. Il est très possible en effet que dans les cercles supérieurs de la société on ne se soit pas contenté d'écouter les Brahmanes. On devait discuter avec eux. De nouvelles sources de pensée devaient s'ouvrir. Mais on se tromperait du tout au tout à croire que la philosophie des Upanishads est sortie toute armée du cerveau des Kshatriyas, pour combattre la tradition des Védas et des Brâhmanas. Il est trop clair que celle-ci continue toujours de fournir à celle-là ses tendances et ses méthodes. Les Hindous ont bien raison, dit M. Sylvain Lévi 527, de rattacher directement aux Brâhmanas les Upanishads : « Un développement naturel a tiré les uns des autres. » Le panthéisme qui s'épanouit dans les Upanishads est déjà en germe, nous l'avons vu, dans les « équations » des Brâhmanas. À répéter : « Ceci est cela » on est bien près de démontrer que tout est un. Un monde où tant d'identités se découvrent est bientôt réduit à l'unité. Le fait même, d'ailleurs, que tout gravite ici autour du sacrifice, devait favoriser la tendance moniste. On nous dit que Prajâpati, en se sacrifiant lui-même, produit toutes choses. La diversité des phénomènes nous est donc présentée comme l'émanation d'un être unique, qui est en même temps la substance universelle 528. Les spécula­tions sur le sacrifice, comme elles ont peut-être suggéré à l'esprit hindou l'idée des transmigrations, semblables aux renaissances du feu sacré 529, l'inclinent à reconnaître comme un dogme fondamental l'existence d'un être unique.

Notons au surplus que dès les Védas, la même pente se révèle. Les tendances qui prennent corps dans les Upanishads s'y montrent déjà : tendance critique en même temps que tendance moniste. On en a souvent fait la remarque 530 : dans ces hymnes soi-disant spontanés, des réflexions quasi sceptiques se mêlent plus d'une fois à l'invocation poétique. Les fameuses stances sur la genèse de l'Être se terminent ainsi : « D'où cette création est venue ‑ si elle est créée ou non créée ‑ celui dont l'œil veille sur elle du plus haut du ciel ‑ celui-là seul le sait, et encore le sait-il ? » Dans un autre hymne, cette question revient après chaque strophe : « Qui est ce dieu, que nous l'honorions avec des sacrifices ? » Le chantre, ici, est déjà un philosophe. D'ailleurs, alors même que leur existence n'est pas mise en doute, jamais les dieux védiques ne revêtent, dans les hymnes, ces formes précises et rigides qui s'opposent à la dissolution panthéiste. Leurs traits restent estompés, comme leurs attributs sont mal différenciés. Le polythéisme védique ne connaît pas les divisions « départementales » des polythéismes classiques, où chaque force naturelle est du ressort d'un dieu. Peut-être cette organisation du monde idéal suppose-t-elle, dans la réalité, un degré d'organisation sociale auquel l'Inde ne devait pas s'élever. Toujours est-il que son ciel n'a rien d'une cité 531. L'ordre lui manque. On ne peut même pas dire qu'aucun dieu soit souverain. Tous les dieux deviennent souverains à leur tour 532. Au vrai, honorés par les mêmes superlatifs, ils s'empruntent aisément leurs attributs 533. Ils s'accouplent, se mêlent, se fondent les uns dans les autres. Ils ne possèdent pas plus de réalité distincte que n'en possèdent les nuages.

D'ailleurs la faute en revient peut-être, pour une part, à la prépondérance du sacrifice. Faut-il s'étonner que les dieux ne soient que figures vagues et flottantes puisqu'ils ne sont guère ici que des intermédiaires, pour ne pas dire des accessoires par où s'exerce sur les choses la force du rite ? En tout cas c'est en cette force que s'absorbe toute réalité. Et il est aisé de remarquer que les Upanishads continuent de concevoir, sur le type de cette force, la réalité suprême.

Il n'y a qu'un être réel, nous disent les Upanishads : celui auquel ne con­vient aucune des qualités sensibles, et auquel seul convient la qualité d'être. Il n'est ni ceci ni cela, mais il est tout, et seul, il est. Comment les philosophes conçoivent-ils cette substance universelle ? Sur le type du moi, sans doute. Ils l'appellent alors l'Atman. Il est permis de voir dans cette notion du « souffle » essentiel une sorte de résidu spiritualisé de l'animisme primitif. Mais en même temps la réalité est présentée sous un autre aspect : sous l'aspect de cause plutôt que sous l'aspect de substance. Elle s'appelle alors Bráhman. Or qu'est-ce que le Bráhman sinon précisément ce pouvoir magique dont les sacrifica­teurs disposent ? Prière, formule, charme, rite, le Bráhman est essentiellement puissance créatrice 534. Dans les mains de la spéculation métaphysique il devient le principe actif de l'univers. Mais la notion métaphysique garde la marque de son origine rituelle. « Il n'y a peut-être pas, dit justement à ce propos M. Oldenberg 535, un exemple plus caractéristique de ce qu'a de particulier la façon de penser des Indiens : cette idée, qui n'a pas son origine dans la contem­plation du monde sensible, mais dans la méditation sur la puissance du texte des Védas et du métier de prêtre, on la voit par degrés se pousser vers les sommets, jusqu'à ce qu'enfin elle donne son nom à la conception la plus haute que l'esprit puisse embrasser. »

La philosophie qui s'élaborait autour de ce noyau devait exercer son attraction sur ceux-là mêmes qui cherchent le plus résolument à secouer, avec la servitude rituelle, la domination brahmanique. Nous avons vu que le boud­dhisme n'échappe pas à cette règle 536. S'il utilise pour sa propagande des contes populaires, il reste fidèle à des habitudes intellectuelles quasi scolastiques. Et sa dialectique suit la pente où la tradition brahmanique lançait l'esprit hindou. Sous la mainmise de cette tradition, tout converge, en Inde, vers le panthéisme.

Panthéisme très différent, on l'a bien des fois remarqué 537, de celui que l'Occident nous présente. Chez nous, d'une manière générale, le panthéisme est actif, et progressiste. Il dit oui à la vie. Il se réjouit de reconnaître, dans l'évolution, l'esprit qui monte. Il invite l'homme à faire effort pour aider à cette ascension. Là-bas au contraire il semble qu'on travaille à dissoudre l'esprit dans l'Océan de l'être. On détourne l'homme de l'effort appliqué à la vie. Ce qu'on lui fait redouter par-dessus tout, c'est de revivre.

Cet idéalisme nihiliste traduit-il, comme on l'indique quelquefois, l'im­pression d'accablement que devaient laisser aux hommes non seulement la cruauté des fléaux naturels, mais la rigidité de l'organisation sociale ? Ce n'est pas invraisemblable. Mais par un autre encore de ses caractères l'organisation sociale est sans doute responsable de cette tendance. La soif de l'unité immobile et le dégoût des apparences éphémères ne devaient-ils pas naître, plus facilement qu'ailleurs, en des cercles d'hommes retirés en quelque sorte de la vie, supérieurs au mouvement du monde, et dont la méditation devait être le jeu en même temps que le métier ?

Si l'on veut mesurer ce qu'une pareille spécialisation de la vie intellectuelle a pu donner, et aussi ce qu'elle a pu enlever à la civilisation hindoue, il faut comparer l'Inde à la Grèce.

En Grèce aussi, sans doute, à l'origine de la pensée on retrouve des tradi­tions sacerdotales. Au berceau de quelle grande civilisation manquent-elles ? L'historien des Penseurs grecs en fait la remarque 538 : « Les premiers pas de la recherche scientifique, pour autant que nous permettent de l'affirmer nos connaissances historiques, ne se sont jamais faits que dans les pays où une classe organisée de prêtres ou de savants réunissait à d'indispensables loisirs la non moins indispensable stabilité de la tradition. Mais, ajoute-t-il, là même les premiers pas ont souvent été les derniers parce que les doctrines scientifiques ainsi acquises s'y sont trop souvent cristallisées en dogmes immuables, en s'amalgamant avec les croyances religieuses... La lisière devient une chaîne. »

C'est précisément sur ce point que la Grèce se trouve jouir d'une situation privilégiée. C'est des Égyptiens ou des Babyloniens qu'elle reçoit ses premières leçons. Des collèges de prêtres étrangers lui fournissent son point de départ. Mais elle n'en trouve pas sur son propre sol pour lui fixer des points d'arrêt. Louis Ménard 539 a insisté sur cette heureuse lacune : non seulement les prêtres ne forment pas en Grèce un corps politique, une classe spéciale, mais ils ne possèdent à aucun degré le monopole de la culture. Aussi cette « cristal­lisation des croyances » qui est l'œuvre ordinaire des hiérarchies sacerdotales 540 ne pouvait-elle se produire en Grèce. Les mythes propagés par les poètes seront librement interprétés et critiqués par les philosophes 541. Et au lieu de se laisser figer par la tradition, la raison humaine, multipliant les enquêtes en même temps que les théories scientifiques, se penchera librement sur la réalité.

Combien en Inde la situation devait être différente ! Ce n'est pas qu'ici non plus, nous l'avons vu, une Église se soit constituée pour modifier les tradi­tions. La religion brahmanique reste, comme dit M. Barth, une religion du Livre. L'autorité des Védas n'est pas contestée. Ils portent en eux un principe divin qui produit tout 542. Et il importe que le Brahmane communie par l'étude des textes sacrés avec ce principe : ce sera pour lui-même une seconde naissance. Mais du moins, déjà consacré par sa race, il est capable d'entrer en communication directe avec le monde sacré. Il garde le droit d'interpréter la révélation. Il ne trouve en face de lui aucun corps officiel de gardiens du Livre, dont les décisions fassent loi. Ainsi s'explique que l'Inde se soit montrée à la fois, comme disait V. Henry, si libre et si conservatrice.

Toutefois si ces penseurs-nés jouissent d'une certaine indépendance, cela tient précisément à ce qu'ils sont les représentants du sacré. C'est au manie­ment des forces surnaturelles qu'ils doivent leur prestige. C'est justement parce que leur royaume n'est pas de ce monde, pourrait-on dire, qu'ils y règnent sans conteste. Et par là le champ de leurs méditations se trouve comme rétréci par avance. Ils restent enfermés dans le cercle magique. Ils sont les prisonniers de leur noblesse intellectuelle. Appliquée aux réalités invisibles, leur réflexion se détournera naturellement des apparences. Ainsi spéculeront-ils à l'infini, sans faire une place suffisante à l'observation.

Pendant longtemps il a été de mode de louer l'apport scientifique de la civilisation hindoue. Si les Hindous n'ont pas observé la terre, ils ont du moins, disait-on, observé le ciel : leur astronomie a fait l'admiration des siè­cles. En réalité il semble bien que, même en cette matière, la contribution scientifique des Hindous se réduise à peu de chose 543. Au vrai, c'est surtout dans les sciences formelles que leur génie, sous l'influence du régime même qui gouverne leur vie intellectuelle, devait se développer. On rattachera aisément, par exemple, aux préoccupations brahmaniques, la science de la grammaire. C'est pour le Brahmane un devoir d'État que de bien parler le sanscrit. En outre les mots possèdent par eux-mêmes une sorte de caractère sacré. De la manière dont on les dispose ou dont on les prononce, le succès des opérations rituelles ne dépend-il pas ? Il n'était pas étonnant dès lors qu'on s'appliquât à la science des mots avec le soin minutieux dont témoigne la grammaire de Pânini 544.

D'une manière plus générale, la présence d'une tradition religieuse révérée devait donner à l'esprit hindou le goût de la littérature didactique. La classe privilégiée qui é tait dépositaire de cette tradition était « passionnément préoccupée d'en assurer la perpétuité par un enseignement minutieux. Aussi haut que nous pouvons remonter, des écoles très actives s'appliquent à la transmission et à l'étude des textes sacrés. Le génie naturellement délié des Hindous s'y assouplit à l'observation méticuleuse, aux classifications métho­diques. En en prenant l'habitude, il prit le goût de légiférer. Dans les sujets religieux, enseignements et manuels empruntaient à leur matière même quelque chose de son autorité. Il prêta en tout genre à l'activité didactique un prix infini. Appliqué à la littérature profane, il y porta ses aptitudes contrac­tées dans le long commerce de la littérature sacrée » 545. C'est pourquoi sans doute on voit dans la littérature hindoue – chose rare – des traités techniques antérieurs aux oeuvres d'art, la théorie antérieure à la pratique. La tradition religieuse contribuait ainsi à faire du formalisme, dans tous les genres, une des habitudes intellectuelles de l'Inde.

Mais, cette même tradition aidant sans doute, le sens de la réalité manque à l'Inde, et avec le goût de l'action le souci de l'observation. Par là surtout s'explique la distance qui sépare, alors même qu'ils rencontrent des formules analogues, l'esprit hindou et l'esprit grec. Xénophane, qui tend lui aussi au panthéisme, tout poète qu'il reste, est un observateur. La soif de savoir le pousse de ville en ville. En même temps qu'il amasse des remarques sur les couches géologiques, il note les constitutions politiques. Dans le réquisitoire qu'il dresse contre l'anthropomorphisme et ses conséquences, il est permis de reconnaître l'accent d'un citoyen soucieux de l'avenir de sa patrie. La doctrine de Thalès reçoit peut-être quelque chose de la tradition religieuse, par l'inter­médiaire des poètes : ils disaient déjà à leur manière que l'eau est le principe de toutes choses. Mais il est visible que, plus directement encore, c'est des faits observés que Thalès s'inspira. Ne le voit-on pas tirer de ses inductions un parti pratique, et monopoliser les pressoirs quand ses connaissances astrono­miques et météorologiques lui ont fait prévoir une récolte d'olives sura­bondante ? En même temps il se mêle à la vie politique, et il cherche, dit-on, à organiser une fédération des cités ioniennes. Astronome et ingénieur, marchand et homme d'État, aucune forme d'expérience ne lui reste étrangère 546. – L'Inde n'aura pas de pareilles histoires à raconter. Ses penseurs ne prêtent point l'oreille, eux, aux bruits des chantiers maritimes ou des places publiques. Ils restent enfermés dans leur caste, pour y dévider à l'infini le fil de leurs traditions précieuses.


Il va sans dire d'ailleurs qu'on se méprendrait étrangement à croire que l'âme hindoue se révèle tout entière dans les compositions du génie brahma­nique. Cette littérature de professionnels et d'initiés cache plus de choses qu'elle n'en montre. En dépit de la spécialisation traditionnelle, les prêtres-nés ne sont pas seuls à penser. Il viendra forcément une heure où prose et poésie traduiront d'autres aspirations et d'autres habitudes que celles qui sont propres à la classe sacerdotale.

Et d'abord, pour la vie religieuse elle-même, il y a d'autres foyers que les écoles brahmaniques. Croire qu'elles imposent à la masse une foi toute faite, que seules elles auraient élaborée, c'est se tromper du tout au tout. En dehors de leurs traditions et de leurs spéculations, les croyances spontanées ne cessent de pulluler. Et autour de ces croyances les sectes se multiplient. Plus « populaires », elles ramèneront en quelque sorte sur la terre, pour leur rendre la forme personnelle, les dieux qui, sous l'effort de la philosophie brahma­nique, s'évanouissaient en abstractions. D'autre part, elles ouvriront plus de crédit au sentiment, accessible à tous, qu'à la science, et à l'intuition qu'à la dialectique. Le jour où ces méthodes triomphent, c'est ce qu'on appelle l'hindouisme qui se substitue au brahmanisme 547.

Et, à vrai dire, ici comme presque partout en Inde, il est malaisé de trancher les périodes. Il importe toujours, quand il s'agit de la civilisation hindoue, de réserver la part du sous-jacent. Bien des forces n'émergent pas, qui pourtant supportent tout le reste. Aussi faudrait-il, la plupart du temps, parler de coexistence où l'on parle de succession 548. Il est vraisemblable que de tout temps il y a eu, à côté des écoles brahmaniques, des sectes indépendantes. Mais c'est à partir d'une certaine époque seulement que les monuments littéraires portent la trace manifeste de leur activité.

Il faut en dire autant des sentiments et des idées qui ne se rattachent pas à la vie religieuse. Nous avons vu que les Kshatriyas se plaisaient parfois à suivre le Brahmane sur son propre terrain, et à le battre avec ses propres armes. Mais il est vraisemblable que la majorité d'entre eux éprouvaient d'autres besoins et recherchaient d'autres plaisirs que ceux de la spéculation. Se reposant de la bataille par la chasse, et de la chasse par le tournoi, ils menaient la grande vie féodale qui convient à la noblesse guerrière. Un jour viendra où les sentiments que cette vie entretient et les représentations qu'elle suggère se tailleront leur place dans le monde de la littérature.

Ces sources extra-brahmaniques d'idées et d'émotions, nous les sentirons couler à travers l'épopée, mais nous y admirerons en même temps, une fois de plus, l'art avec lequel le brahmanisme sait canaliser et détourner à son profit les forces mêmes qu'il ne crée pas.

La littérature épique apparaît presque partout comme la compagne et la servante des noblesses guerrières. Dans l'intervalle des razzias elles se font chanter, pour charmer leurs loisirs, les prouesses glorieuses. Une famille puissante a-t-elle réussi à imposer sa domination ? Les bardes exalteront les hauts faits de ses ancêtres. Et ainsi, en même temps que le goût des aventures, la poésie épique entretiendra le respect des races supérieures. Elle sera une « technique de la domination et de l'orgueil » en même temps qu'un amuse­ment féodal 549.

Les préoccupations de cet ordre ne manquèrent pas sans doute à l'origine de l'épopée hindoue. Ici aussi, c'est par la chanson de gestes, répétée au foyer des maisons princières, que l'on dut commencer. Le récit qui met aux prises les fils de Pandu et les fils de Kuru garde comme un reflet des conflits de races et des luttes de clans dont l'Inde primitive fut le théâtre. Quelque remaniement que les premiers chants aient dû subir pour entrer dans le corps du grand Mahâbhârata, on y sent passer, en effet, le souffle rude d'une société belliqueuse, ardente au jeu comme à la guerre. On y voit des duels qui n'en finissent pas – prototypes lointains du duel d'Olivier et de Roland – et des batailles rangées qui mêlent des armées immenses « comme la mer et comme le Gange », des tournois qui rassemblent les tireurs à l'arc de toutes les contrées de l'Inde, et des scènes de jeu où les adversaires jouent finalement leur royaume, et jusqu'à leur femme. La grandeur épique a besoin, dit-on parfois, de quelque chose de démesuré dans l'action comme dans la passion ; il y faut n arrière-fond de violences, et comme un reste de sauvagerie héroï­que. Sur plus d'un point, cette espèce d'héroïsme primitif affleure dans le Râmâyana comme dans le Mahâbhârata. On y sent la collaboration de races qui vivaient de la guerre 550.

Mais combien plus puissante, finalement, on y sentira l'action d'une classe qui vit de la religion ! Sous sa forme dernière, le Mahâbhârata ne devient-il pas, comme on l'a dit, une espèce d'Encyclopédie des sciences religieuses ? On y verse pêle-mêle spéculations et prescriptions. Des mains du barde féodal le récit épique est passé aux mains du Brahmane, à la fois prêtre, juriste et philosophe 551. Dans l'épisode fameux de la Bhagavad-gitâ Arjuna, au moment de se lancer dans la bataille, arrête son char ; et son cocher, qui n'est autre que le dieu Krishna, lui révèle, en une longue suite de çlokas, les plus subtiles réflexions des métaphysiciens sur le néant des êtres. De toutes parts, ainsi, les traditions cultivées par les professionnels de la pensée entourent et cachent, de leur végétation exubérante, le rocher primitif. L'épopée n'est plus au service des souvenirs féodaux, mais de l'idéal brahmanique.

Et sans doute on y discerne un progrès de telles tendances « séculières ». Le dharma, a-t-on dit, prend le pas sur le rita. Le mouvement de la vie économique développe les règles qui ne se rattachent pas aux choses sacrées 552. De même, il est visible que la morale « s'humanise ». Elle semble accorder moins au souci de la pureté rituelle, et plus aux sentiments de fraternité, de générosité, de pitié. Toutefois là même où ces vertus sont le plus hautement louées, la préoccupation est constante de faire respecter d'abord l'ensemble de scrupules qui assure la supériorité du Brahmane. Les péchés réputés les plus horribles restent toujours ceux qui risquent de porter atteinte à sa vie ou à sa dignité, et d'ébranler le régime des castes. Pas plus qu'on ne voit le jus se distinguer nettement du fas, on ne sent ici une franche laïcisation des préoccu­pations morales. Les devoirs religieux continuent de tout primer. Et ils consistent essentiellement à respecter la hiérarchie consacrée, dont le Brahmane est le gardien en même temps que le bénéficiaire.

On dira peut-être que si la religion recouvre l'épopée de son manteau, ce n'est pas du moins la pure religion tissée par le brahmanisme : des fils de toutes sortes et de toutes provenances se mêlent dans sa trame. Il est vrai. Et l'épopée porte assurément la marque de l'activité des sectes. Les vieilles divinités védiques passent à l'arrière-plan. C'est Vishnu, c'est Krishna qui occupent le devant de la scène. Mais ces changements n'ont rien qui doive nous surprendre. Ils ne sont pas la preuve que le brahmanisme ait renoncé à ses ambitions : mais qu'au contraire il continue à les servir, comme il l'a tou­jours fait, par la tolérance. Innovations des sectes ou traditions des races abori­gènes, le Brahmane trouve moyen de tout admettre, et de tout s'assimiler 553. C'est précisément dans la littérature épique que nous le voyons utiliser la théorie si commode des Avatâras. Il lui est facile de retrouver grâce à cette théorie, sous les dieux étrangers, les dieux familiers, sous les dieux nouveaux, les dieux anciens. Ainsi les Brahmanes peuvent-ils tenir plusieurs publics à la fois et, par un langage heureusement équivoque, parler à des foules de plus en plus nombreuses.

Si l'on veut juger de leur art d'utiliser, pour élargir le cercle de leur action, les forces nées en dehors, il faut se rappeler de quelle manière se sont cons­truits les Purânas. Les Purânas sont des espèces de poèmes épiques spéciale­ment destinés aux classes qui ne peuvent lire les Védas. Ce sont comme des romans d'aventures divines. Et il est vraisemblable que les légendes dont ils sont composés sortaient de l'imagination populaire elle-même. Mais la spéculation brahmanique, en s'appliquant à ces produits, les plia à ses fins. À ces légendiers elle incorpore, en les adaptant aux besoins des sectes, ses théories cosmogoniques, et emploie ces récits à établir la suprématie de la caste des Brahmanes 554.

C'est ainsi que dans la littérature même nous trouvons une preuve nouvelle de l'espèce d'opportunisme qu'a su montrer, pour conserver sa maîtrise, la caste des penseurs-nés de l'Inde.

Mais au fur et à mesure que la littérature s'éloigne de ses origines, la mainmise sacerdotale y sera sans doute moins apparente. Il n'en restera pas moins possible d'y reconnaître l'empreinte générale du régime qui divise la société hindoue et hiérarchise ses éléments.

Le théâtre en Inde est né, lui aussi, sous les auspices de la religion. Et il garde longtemps le souvenir de cette tutelle. Non seulement c'est au moment des solennités traditionnelles, par exemple à la fête du Printemps, que les représentations se multiplient. Mais les plus frivoles d'entre elles continuent de se placer sous le patronage des dieux. Dès l'époque védique on peut deviner, nous dit-on, les efforts des prêtres pour faire profiter leur culte du goût des Aryens pour la danse, le chant, les spectacles. L'hindouisme suivra la même tactique. Les personnages divinisés de l'épopée monteront sur la scène. Les aventures de Krishna, avatar de Vishnu, restent un des sujets favoris du drame. Çiva, héritier de Rudra, est reconnu comme le dieu tutélaire des professions théâtrales 555.

Mais quelle qu'ait été l'influence de la religion sur le développement du théâtre, elle n'en devait pas faire, comme en Grèce, une espèce d'institution publique, qui servît de centre à une vie nationale. Les représentations drama­tiques n'ont jamais été en Inde que des divertissements exceptionnels, et le plus souvent elles gardent un caractère privé. La plupart des pièces qui nous ont été conservées étaient jouées sans doute dans la salle de concert de quelque rajah. Elles étaient réservées à un publie d'élite. Et plus encore que la tradition religieuse, c'est la constitution aristocratique de la société hindoue qu'elles traduisent de diverses façons.

Quelles différences séparent le drame grec et le drame hindou, on l'a noté souvent. On a utilisé, pour définir leur opposition, les formules d'Aristote. Tandis que le drame grec « imite une action » le nâtaka « imite un état ». « Fort de corps autant que d'intelligence », le Grec aime l'action jusqu'à la fièvre : la vie ne suffit pas à l'en rassasier. Les Indiens, comme tous les barba­res de l'Orient méridional, ont la puissance et la vivacité subtile de l'esprit, sans la force du corps 556. Effet du climat sans doute, cette espèce d'apathie qui se traduit jusque dans le caractère des productions théâtrales. Mais elle est peut-être aussi pour une part un effet du régime, s'il est vrai que la caste, limitant et enchaînant l'activité 557, tend à étouffer en l'homme le goût même de l'action.

En même temps qu'ils seront peu actifs, les personnages seront mal individualisés. « Ce ne sont pas des individus dont les passions, les goûts, le tempérament se développent librement au contact des incidents et de la vie : ce sont des types toujours semblables, placés dans des conditions à peu près identiques. » Dans la fixité de ces caractères conventionnels, il faut voir sans doute la preuve que les auteurs étaient moins préoccupés d'observer la réalité que d'obéir à une tradition. Nous avons déjà rappelé pourquoi, issue d'un noyau religieux, la littérature hindoue est essentiellement didactique. La pratique y est presque partout précédée par la théorie. L'art dramatique est, lui aussi, dominé par une poétique traditionnelle, fondée elle-même sur l'autorité d'un dieu et d'un saint, Bharata, maître des Apsaras. Le théâtre indien, nous dit-on 558, offre le spectacle, unique peut-être, d'une théorie acceptée sans con­testation et mise en œuvre avec un respect servile pendant une durée de quinze siècles. L'idéal des auteurs semble se réduire à nous présenter, en quelque situation définie d'avance, et conformément aux lois quasi sacrées des genres, les divers types classiques. Le traditionalisme foncier des Hindous expli­querait donc la physionomie conventionnelle de leur théâtre.

Il reste que la réalité elle-même, comme cloisonnée par les castes, laisse voir plutôt les qualités spécifiques que la variété des individus. L'individu ici « s'efface et disparaît dans l'espèce : le type triomphe de la variété » 559. Dis-moi quelle est ta caste et je te dirai ta tournure d'esprit, tes habitudes, tes tendan­ces. Un régime pareil est capable de déterminer avec les fonctions les genres de vie, avec les genres de vie les caractères. Il est naturel que sous cette pression les hommes se distinguent moins, sur la scène comme dans la vie, par leur tempérament personnel que par leur statut social.

Veut-on d'ailleurs une preuve quasi matérielle du soin pieux que le théâtre apporte à sauvegarder les distinctions de castes ? Ce n'est pas seulement par cent formules, à propos de tout et de rien, que le drame comme l'épopée prêche le respect du régime. Il lui rend hommage encore par la diversité même des langues qu'il fait parler à ses personnages. Il emploie à marquer les rangs la hiérarchie des dialectes. Les traités techniques définissent soigneusement celui qui convient à chaque condition. Le sanscrit est réservé aux gens de haute famille. Les autres parlent, selon leur situation, des prâcrits plus ou moins vulgaires 560.

Il faut dire d'ailleurs que les gens de condition inférieure ne tiennent dans le drame que des rôles secondaires : « le menu peuple compte aussi peu dans le drame que dans la vie ». L'intrigue s'enferme le plus souvent dans les palais. Les protagonistes sont des princes, seuls dignes de retenir, par le spectacle de leurs aventures amoureuses ou guerrières, l'attention de l'auditoire aristo­cratique assemblé dans les salles de concert.

Le caractère de cet auditoire n'explique-t-il pas, au surplus, non seulement le respect de la hiérarchie dont le théâtre témoigne, non seulement la qualité des personnages et la nature des sujets, mais jusqu'au ton général des œuvres ? On a observé qu'elles sont, en un sens, aussi peu émouvantes, ou du moins aussi peu troublantes que possible. Elles paraissent éviter de parti pris non seulement tout ce qui pourrait souiller, mais tout ce qui pourrait surexciter. C'est sans doute qu'il leur faut avant tout respecter la pureté native et la noblesse morale de l'élite à qui elles s'adressent. Elles la transporteront donc doucement, par le moyen d'un prologue habile, dans le monde idéal des légendes, qui d'ailleurs lui sont familières. Elles ne lui suggéreront que des émotions qui soient à la hauteur de sa situation sociale 561.

Si ces diverses remarques sont exactes, il est permis de conclure que le théâtre hindou, lui aussi, porte l'empreinte de la caste. Les productions drama­tiques dont le nâtaka se rapprochera le plus seront celles qui naîtront dans les milieux intellectuels façonnés pour les besoins d'une aristocratie. Un monde sépare le drame hindou de notre tragédie classique. Celle-ci enferme dans l'âme des héros le débat des idées. Chez celui-là au contraire il semble que la nature domine tout. Et c'est une des raisons sans doute pour lesquelles les romantiques, par opposition au théâtre classique, prônent le théâtre hindou. Il est possible pourtant de relever, entre l'un et l'autre, un certain nombre de traits communs. La tragédie de Corneille et de Racine, elle aussi destinée à une cour royale, séparée de la foule par le choix de ses sujets « s'est piquée de dignité et de noblesse ; elle s'est détournée de la vie réelle et a créé une société de convention avec des types invariables qu'Aristote eût sans doute refusé de reconnaître, mais que Bharata aurait volontiers adoptés » 562.

Comparez au contraire au théâtre hindou le théâtre grec. Là aussi l'émotion religieuse est à la source. Mais bientôt les affluents grossissent le fleuve et modifient son cours. L'énergie individuelle est exaltée. Les gloires nationales sont célébrées. Les questions sociales et morales sont discutées. C'est l'effer­vescence de la vie de la cité qui a débordé en quelque sorte sur la scène. Mais c'est précisément cette vie, nous l'avons vu, qui manque le plus à l'Inde. Son théâtre aussi révèle, à sa manière, tout ce dont elle a été privée par le seul fait que les clans aryens chez elle, au lieu de se fondre en cités, se sont figés en castes.

D'une manière plus générale, parce que le régime des castes contrarie aussi bien l'émancipation des individualités que la constitution des unités nationales il condamne à l'atrophie la plupart des genres qui devaient grandir dans les littératures occidentales. Comme il ne connaît ni l'éloquence combative des hommes publics, ni l'histoire, soucieuse de remémorer les grandes dates de la vie collective, il ignore presque totalement le lyrisme personnel, qui traduit les conflits ou les accords de l'homme avec lui-même.

C'est ainsi que la littérature à son tour nous rappelle les limitations de développement qui sont l'effet normal du régime des castes. Il paralyse bientôt, disions-nous, l'élan des civilisations qu'il aide à se dégager de la barbarie. Il ne peut faire autrement que de mutiler les esprits mêmes qu'il affine.


Fin du livre.