Essais sur le régime des castes/Partie III/Chapitre 1

Félix Alcan (p. 85-156).


CHAPITRE PREMIER

LA CASTE ET LA RÉVOLUTION BOUDDHIQUE


Nous avons défini les principaux caractères du régime des castes. Nous avons constaté qu’ils se retrouvent en Inde, plus fortement marqués que partout ailleurs. Nous avons indiqué enfin les origines du régime observé. Il resterait, avant d’en mesurer l’influence sur la civilisation hindoue, à le suivre pas à pas dans ses évolutions.

L’entreprise a été tentée. Un certain nombre de chercheurs remarquent qu’à telle époque, par exemple, les contacts entre groupes sont plus rigoureusement défendus, les professions plus jalousement réservées, la hiérarchie mieux respectée : ils essaient d’établir à quel moment le système s’ossifie[1]. D’autres nous en racontent le morcellement progressif ; ils nous montrent, sous diverses influences, des blocs primitifs se désagrégeant, et retournant en poussière[2]. De diverses façons, l’on essaie ainsi de fixer les phases de la vie des castes.

Délimitations sans doute prématurées, dans l’état actuel de l’histoire de l’Inde. Que la faute en revienne à la toute puissance de ses préoccupations religieuses ou à l’impuissance de ses organisations politiques, toujours est-il que l’Inde n’a pas d’historiens. « Les Chinois ont leurs annales comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L’Inde n’a rien »[3]. Elle nous livre sur son propre passé aussi peu que possible de documents précis et datés. Ce n’est qu’au prix des plus longs efforts, et par les méthodes les plus indirectes que les savants européens arrivent aujourd’hui à établir, au milieu de cette obscurité, quelques points de repère. Comment pourrions-nous, dans ces conditions, déterminer avec quelque certitude la courbe de l’évolution des castes ?

Mais heureusement, pour notre objet, ce n’est pas ce qui importe le plus. Que doit, à telle forme sociale, une civilisation ? C’est ce que nous voulons maintenant démêler. Pour légitimer cette recherche, il suffit d’établir que, dans cette civilisation, la forme sociale en question « domine » en effet. Or c’est ce qu’il n’est pas malaisé d’établir en Inde, pour le régime des castes. Si les phases de sa vie nous échappent, les preuves de sa vitalité abondent. Sur tous les points où un jet de lumière perce les ténèbres du passé hindou, nous voyons à l’œuvre ces mêmes traditions qui presque partout ailleurs ont cessé de fonctionner : elles continuent ici à diviser les masses en groupes fermés, spécialisés et superposés. De quelque côté que nous tournions les yeux, tout nous rappelle la maîtrise de la même institution, qui supplée en quelque sorte à toutes les autres. Elle n’accorde la naturalisation qu’aux puissances qui doivent la servir. Et comme elle ne permet de s’implanter qu’aux coutumes capables de se plier à sa convenance, elle ne laisse s’épanouir que les idées aptes à entretenir, en la justifiant, sa domination.

Ce n’est pas qu’il faille s’attendre à trouver, dans l’histoire de la civilisation hindoue, l’espèce de monotonie qu’annonçaient les premiers chercheurs. Au temps où Sumner Maine attirait l’attention des sociologues sur les phénomènes qu’il avait pu observer de visu, et signalait entre telles parties du présent de l’Inde, et telles phases de notre passé, d’instructives analogies, il était de mode d’opposer, à la mobilité progressive de l’Occident, l’immobilité hiératique de l’Orient.

Mais au fur et à mesure que s’enlèvent les voiles qui recouvraient leur histoire, les sociétés orientales ne se montrent-elles pas, elles aussi, mobiles et capables de métamorphoses ? Dans l’Inde, en particulier, si rares et si vacillantes encore que soient les lueurs projetées sur la route que la civilisation y a suivie, les plus récents historiens croient discerner une évolution dont les grandes périodes rappellent les périodes de la nôtre[4]. Ils y reconnaissent une Antiquité et un Moyen Âge, une renaissance et un âge classique. Ils y signalent l’apparition de formes sociales analogues à celles qui se sont succédé en Occident. Le Radjpoute dans son château-fort, avec les vassaux qui le défendent de leurs épées et les serfs dont la charrue l’entretient, n’est-il pas le frère lointain de nos barons ? Akbar recevant les hommes de sa noblesse de cour et correspondant avec ses gouverneurs de province ne nous apparaît-il pas comme un autre Louis XIV ? Ainsi l’Inde a connu les petites seigneuries féodales comme les grandes monarchies administratives.

Mais que ces formes n’aient guère fait que se poser sur la surface de l’Inde, qu’elles n’aient pas jeté de racines profondes dans l’âme même du peuple, qu’elles n’aient point changé la part de soleil et d’ombre assignée à chacun, ni modifié finalement le statut social de la majorité, c’est ce que les mêmes historiens reconnaissent. Si minutieusement organisée que pût être l’administration centrale d’un Akbar, il ne devait réussir pas plus qu’Açoka à unifier la société hindoue. Celle-ci s’est révélée incapable de résister aux grands manieurs d’hommes, elle les a supportés tous ; mais on peut dire qu’elle n’en a reconnu aucun. La seule autorité intimement respectée et toujours présente, pour en régler tout le détail, à la vie hindoue, est précisément celle qui tient les Hindous éloignés les uns des autres, et interdit qu’ils se fondent en un peuple : c’est l’autorité de la caste. Comme elle les a empêchés de s’unir contre la force des empires, elle empêche aussi qu’ils soient unis par la force des empires. Comme ils n’ont point constitué de cités dignes de ce nom, ils ne se sont point distribués en provinces vivantes.

Là où règne une telle puissance de morcellement et de dislocation, la forme féodale elle-même peut-elle s’installer ? Elle est, comme on l’a dit bien des fois, « à base territoriale ». Elle suppose que tous les habitants d’un même lieu, si différentes que soient leurs origines, se groupent autour d’un même suzerain. La caste ne devait-elle pas enrayer jusqu’à ces groupements locaux. Et l’autorité supérieure du Brahmane, fondée sur de tout autres raisons que sur la possession de la terre, ne devait-elle pas décentrer tout le système, et limiter les conséquences normales de l’autorité du baron râdjpoute ? C’est pourquoi sans doute, pas plus que le régime monarchique, le régime féodal n’a transformé la société hindoue en ses profondeurs. Le régime des castes laisse, au-dessus de lui, passer tous les régimes : lui seul ne passe point. Et comme la jungle, il a vite fait de reconquérir, par sa végétation tenace, les rares parcelles défrichées ; on dirait que la terre hindoue lui appartient de toute éternité et pour jamais.

Mais peut-être, où le mouvement politique échoue, le mouvement religieux réussit-il ? Tous les observateurs l’ont conclu : la caste est en fond une institution religieuse. Elle repose sur des scrupules de pureté devenus quasi instinctifs, tant de longues traditions les ont consacrés. Que ces traditions viennent à être discutées, qu’on voie se transformer non plus seulement le système des contraintes superficielles imposées du dehors aux masses, mais le système des croyances intimes qui sont comme la charpente de leur âme, le régime des castes n’en sera-t-il pas ébranlé à son tour ?

Or, en matière religieuse non plus, il ne faut être dupe de l’apparente immobilité de l’Inde. Sir A. Lyall, en dressant l’inventaire théologique d’une province de nos jours, a pu y saisir sur le fait, en pleine activité, la plupart des espèces de croyances connues, du fétichisme au culte des héros[5]. Il se fabrique à chaque instant, sous nos yeux, des divinités nouvelles, et nous avons tout lieu de croire qu’il s’en est fabriqué ainsi de tous les temps. En ce sens, derrière la façade traditionnelle du brahmanisme, les innovations n’ont cessé de pulluler. Le panthéon hindou est comme le palais du roi qui sert de caravansérail dans la parabole persane : c’est toujours le même dôme et ce ne sont jamais les mêmes habitants.

Mais cette mobilité même des croyances était inapte à modifier profondément les assises du système social. On en découvrira aisément la raison si l’on se rappelle à quoi s’attache par-dessus tout, dans l’hindouisme, le sentiment religieux des fidèles, et sur quel point leurs maîtres-nés, les Brahmanes, les tiennent hypnotisés. Comme une religion sans église, on peut dire que le brahmanisme est une religion sans dogme. C’est sa souplesse même, sa plasticité, son caractère inorganique qui font sa force, non seulement conservatrice, mais conquérante. Prêtre de naissance, le « surhomme » de caste brahmanique s’inquiète peu, en somme, des préférences théologiques de ses ouailles. L’important à ses yeux c’est que l’on continue de le prendre comme intermédiaire attitré entre l’humanité et les puissances célestes (quelle que soit d’ailleurs la forme dont l’imagination les revête) ; c’est qu’on respecte pratiquement sa supériorité de race et tout le système qui assure cette supériorité : c’est-à-dire précisément le système des castes. Par l’obéissance aux règles de la caste, plus que par la fidélité à quelque dogme précis, se définit l’hindouisme. C’est pourquoi, au milieu même du flux des croyances, les scrupules traditionnels demeurent et conservent leur maîtrise. Les innovations religieuses n’atteignent pas les coutumes consacrées. Les sectes peuvent pulluler sans étioler la caste.

Toutefois, parmi tant de sectes, ne s’en trouvera-t-il pas pour donner le signal de la désobéissance à ces coutumes tyranniques, pour lever l’étendard contre le privilège de Brahmane, pour proclamer enfin, au milieu même de la civilisation qui lui semble la plus foncièrement hostile, l’idée égalitaire ? Et en effet l’hindouisme a vu naître des protestataires, des réformateurs intransigeants. Brahmanes déchus comme Bâsâva, Musulmans inspirés comme Kabir, prophètes de basse caste comme Râm-Dâss le tanneur ou Dadu le cardeur de coton, ils ont essayé, chacun à leur façon, d’émanciper ces esclaves volontaires, de réunir ces frères ennemis[6]. Celui-ci veut abolir entre les hommes toute distinction, même de costume. Cet autre traduit des livres sacrés en dialecte vulgaire et enseigne la vanité des observances extérieures. Presque tous rejettent en principe l’autorité du Brahmane et contestent qu’il soit entre les hommes et les dieux l’intermédiaire obligé.

Mais d’abord dans la plupart des cas, le prestige séculaire des sacrificateurs-nés survit aux contestations théoriques. Il n’est pas rare qu’on retrouve au bout de quelques générations, dans les sectes les plus antibrahmaniques à l’origine, le Brahmane monopolisant les offices. N’a-t-il pas su se faufiler et se faire employer jusque chez les Jaïnistes[7] ? Et puis, lors même qu’elle se passe effectivement du Brahmane, la secte n’apporte pas grand changement à l’ordre traditionnel. Les membres célibataires, les ascètes, les inspirés, vivent en quelque sorte en marge aussi bien qu’aux frais de la société. Les membres laïques persistent à se croire obligés, non seulement de n’exercer que le métier de leurs pères, mais de ne prendre femme que dans le cercle où leurs pères ont pris femme ; la loi d’endogamie n’est pas violée.

Ailleurs la division des sectes reproduit tout simplement dans leurs grandes lignes les divisions sociales : ainsi dans la secte des Vallabhacaryas, qui n’exclut personne en théorie, se rencontrent surtout les riches commerçants ; au contraire chez les Sanyasis, a fortiori chez les Kharta-Bajas ou les Paltu-Dasis, le bas peuple est roi[8]. D’autres fois, ce sont bien des gens de toutes castes qui se mêlent dans la secte égalitaire ; mais entre le groupe ainsi constitué et les autres groupes, les communications sont coupées, et bientôt les mélanges ne sont plus possibles ; en voulant assembler des révoltés contre le régime des castes, la secte n’a abouti qu’à ce résultat, de former une caste de plus[9]. Ainsi, tantôt le soc des réformateurs retombe dans les sillons déjà creusés ; tantôt il creuse des sillons nouveaux, mais qui restent parallèles aux premiers ; il ne réussit pas à recouper ceux-ci, à tracer, par-dessus, des sillons transversaux qui bouleverseraient les distinctions traditionnelles.

De même donc que les dominations politiques les plus diverses n’ont pu l’abattre, les innovations religieuses qui lui semblaient les plus contraires n’ont réussi à déraciner le régime des castes. Nous avons pris conscience de la diversité relative des idées comme de la mobilité relative des institutions hindoues. Mais cette diversité et cette mobilité restent des phénomènes superficiels ; elles n’atteignent en rien l’unité profonde maintenue par ce régime. La preuve est acquise de la souveraineté sans exemple qu’il fait peser sur l’Inde. Tout ce qui peut le servir y prospère. Tout ce qui pourrait lui nuire s’y flétrit.

À vrai dire, contre cette affirmation générale, il semble qu’un grand fait historique reste dressé ; c’est l’existence même du Bouddhisme. Il importe, pour légitimer notre thèse, de discuter spécialement ce fait et d’en définir la signification.

Nous venons d’affirmer que, dans l’atmosphère morale diffusée par le régime des castes, les idées hostiles à ce régime, en particulier les idées égalitaires, sont incapables de vivre. Et cependant sous cette même atmosphère, n’a-t-on pas vu s’épanouir, et pour tout venant, le « Lotus de la bonne loi » ? N’est-ce pas, remarquait Burnouf, une sorte d’axiome d’histoire orientale, que la mission du Bouddha a été de soulever la pierre sépulcrale qui pesait sur la conscience hindoue ? Dans le mouvement qu’il a suscité, Michelet célèbre[10] une « abolition des castes qui a émancipé quatre cents millions d’hommes et fondé la plus grande église de la terre ». Comme Luther contre la papauté, le fils des Çâkyas a lutté pied à pied contre le brahmanisme. Comme Jésus il a opposé et substitué au pharisaïsme des rites, le culte intime de la pitié ; comme lui il a « préféré, disait Taine[11], les petits et les pauvres ». Max Müller ne nous montre-t-il pas, comme dans le Christ aux cent florins, voleurs et brigands, mendiants et estropiés, esclaves et prostituées, banqueroutiers, et balayeurs des rues se pressant autour du Bouddha ? Il ajoute[12] : « Le mauvais esprit de la caste semble s’être évanoui. » Il y a donc eu une Révolution bouddhique, sœur aînée des Réformes et Révolutions des occidentales. Et le sentiment que faisait vibrer son souffle sur la terre des castes, cinq ou six siècles avant l’ère chrétienne, c’était bien déjà le sentiment égalitaire.

Que penser de cette objection ?

La tournerons-nous en faisant observer que si le bouddhisme a en effet élevé, en Inde, la protestation égalitaire, il a finalement payé de sa vie, pourrait-on dire, cette audace paradoxale ? Il a voulu lutter, conclut-on quelquefois, contre le mauvais esprit de la caste : mais, en fait, ce mauvais esprit l’a terrassé. Au nombre des preuves que le régime a fournies de sa vitalité, il faudrait donc inscrire la fuite de la religion bouddhiste, qu’il aurait réussi à expulser de son royaume. Et l’on sait, en effet, que si la religion bouddhiste a conquis et conquiert encore dans tout l’Extrême-Orient des millions de fidèles, elle en a perdu le plus grand nombre, au contraire, dans son pays d’origine. Elle a vigoureusement essaimé, mais la première ruche est quasi abandonnée. Un mystère continue d’envelopper d’ailleurs cette disparition du bouddhisme hindou. Il semble bien que pour en rendre compte on doive renoncer à la première explication qui s’était présentée à l’esprit : on ne trouve pas trace d’une persécution systématique par laquelle les bouddhistes auraient été chassés. Moins peut-être parce que l’âme hindoue, comme on l’a dit parfois, ne connaît pas l’intolérance dogmatique, que parce qu’il a toujours manqué, à la société hindoue, ce degré d’unité politique sans lequel une grande persécution s’organise difficilement[13]. Cela laisse le champ libre aux hypothèses ; cela permet en particulier de supposer sans invraisemblance que si, devant un retour offensif de la tyrannie brahmanique, le bouddhisme a dû céder progressivement, c’est qu’il y avait en effet, entre son esprit et les tendances intimes de la civilisation hindoue, entre les théories égalitaires de l’un et les instincts anti-égalitaires de l’autre, une incompatibilité congénitale.

Mais il faut avouer qu’il est malaisé d’obtenir de cette thèse une preuve positive. On ne voit point de fait qui permette d’assurer que si nombre d’Hindous ont abandonné le bouddhisme, c’est que des scrupules de caste les empêchaient d’y demeurer. Et puis le bouddhisme n’a-t-il pas prospéré trop longtemps en diverses régions de l’Inde, n’a-t-il pas laissé, dans celles mêmes d’où il a complètement disparu aujourd’hui, trop de monuments, trop de preuves durables de sa fécondité pour qu’on puisse supposer entre son génie et le génie hindou on ne sait quel antagonisme vital ?

Force est donc de chercher dans une tout autre direction le mot de l’énigme proposée. Et peut-être le trouverait-on plus facilement si l’on portait l’attention non plus sur ce qui oppose les tendances générales de l’Inde et la tendance particulière du bouddhisme, mais sur ce qui les rapproche et les fait converger. On présente le bouddhisme comme anti-hindou parce qu’il fut égalitaire ? Peut-être serait-il possible de montrer qu’il n’a pas été égalitaire à proprement parler, précisément parce qu’il est resté hindou. Peut-être faudrait-il résister méthodiquement aux suggestions de l’analogie, et maintenir qu’entre les révolutions sociales qui ont renouvelé l’Occident et la « révolution bouddhique » il n’y a en fait aucune espèce de parenté.

Il semble au premier abord difficile de contester, sans paradoxe, que l’égalitarisme imprègne le bouddhisme. L’histoire de l’« Illuminé », les pratiques de sa Communauté, les doctrines de sa Loi, tout semble confirmer l’impression des premiers commentateurs européens.

On se souvient que lorsque le Bouddha a mis à nu les racines de la douleur universelle et trouvé, dans l’anéantissement du désir par la connaissance, la voie de la délivrance finale, Mâra le tentateur se présente une dernière fois devant lui. Grâce à la puissance du Malin, le Bouddha pourra entrer aussitôt dans la paix du Nirvâna, à une seule condition : qu’il abandonne le monde à sa vie misérable et perpétuellement renaissante. Mais la pitié qui veille au cœur du Bouddha est plus forte que sa soif de l’éternel repos. Il refuse d’abandonner les hommes avant de les avoir munis de son viatique, de ce viatique qui délivre du tourment de la vie. Il redescend vers la terre pour prêcher sa loi, « loi de grâce pour tous » et que tous sans exception, quelle que soit leur condition ici-bas, pourront mettre à profit – prosélytisme égalitaire aussi éloigné qu’on peut le demander de l’exclusivisme hautain du Brahmane.

Lorsque la communauté bouddhique s’organise, elle n’oublie pas la leçon de ce prosélytisme. À la vierge tchandâla qui revenait de la fontaine et l’avertissait charitablement de sa caste impure, Ânanda, le serviteur de Çâkyamouni, avait répondu : « Je ne te demande, ma sœur, ni ta caste, ni ta famille : je te demande de l’eau si tu peux m’en donner ! » Et Çâkyamouni avait reçu parmi ses fidèles la Tchandâla étonnée[14]. On fera donc profession, dans les couvents bouddhistes, de ne fermer la porte à personne pour cause d’indignité sociale, on ne tiendra compte pour la hiérarchie qui s’y établit que de l’ancienneté, du mérite personnel, ou de l’âge, ou de la science acquise. Et ainsi au sein du couvent on peut dire que les castes se perdent et se fondent. « De même, ô disciples, que les grandes rivières, toutes tant qu’elles sont, la Gangâ, la Yamounâ, l’Aciavatî, la Sarabhohî, la Maû, lorsqu’elles atteignent le grand Océan, perdent leur ancien nom et leur ancienne race, et ne portent plus qu’un seul nom, celui du grand Océan, ainsi, ô disciples, les membres de ces quatre castes, Nobles et Brahmanes, Vaiçyas et Cûdras, lorsque, conformément à la règle et à la doctrine qu’a prêchée le Parfait, ils disent adieu à leur maison pour mener une vie errante, perdent leur ancien nom et leur ancienne race et ne portent plus qu’un seul nom, celui d’ascètes sectateurs du fils des Çâkyas »[15].

Les théories ne manquaient pas d’ailleurs, illustrées ou non par les légendes, pour justifier cette pratique et rétorquer directement les prétentions brahmaniques. Triganku, roi tchândâla, fait valoir contre elles la même sorte d’arguments qu’on retrouve en Europe dans les hymnes égalitaires des paysans soulevés.

« Il n’y a pas, entre un Brahmane et un homme qui soit d’une autre caste, la différence qui existe entre la pierre, l’or, les ténèbres et la lumière. Le Brahmane n’est sorti ni de l’éther ni du vent, et n’a pas fendu la terre pour paraître au jour, comme le feu qui s’échappe du bois de l’Âranî. Le Brahmane est né de la matrice d’une femme tout comme le Tchândâla. Pourquoi donc l’un serait-il noble et l’autre vil ? »

Mais ce n’est pas seulement le privilège du Brahmane qui est directement contesté. D’une manière plus générale on s’efforce d’atténuer les différences que la tradition brahmanique marquait entre les castes hautes et basses. Aux explications mythiques qui faisaient sortir chaque classe d’un membre de la divinité, on substitue des explications historiques et tout humaines de la division des fonctions[16].

« Nous voulons instituer un être qui, à notre place, réprimande celui qui mérite la réprimande. En récompense nous voulons lui donner une partie de notre riz. » Ainsi parlèrent les hommes lorsque les premiers vols leur firent comprendre la nécessité d’une force publique. Et ce fut l’origine de la royauté. Par des conventions analogues on expliquait l’origine du sacerdoce. C’était faire preuve sans doute d’un esprit déjà positif et critique, propre à ébranler les traditions sacrées qui sont les piliers du régime.

Qu’on y regarde toutefois de plus près : on constatera que l’esprit de la réforme bouddhiste est loin de posséder l’intransigeance combative que nous sommes portés à lui prêter lorsque nous le voyons à travers l’esprit de nos propres révolutions. On ne s’étonnera plus qu’en fait il ait laissé intactes les parties essentielles de l’édifice des castes.

Est-il vrai, d’abord, que le bouddhisme « alla au peuple » et mit sa fierté à parler aux humbles ? Le ton général de sa prédication suffirait à nous en avertir : il est malaisé de croire qu’elle s’adressait de préférence aux « pauvres d’esprit ». Le Bouddha parle, sans doute, la langue populaire de l’Hindoustan oriental, mais ses sermons gardent l’empreinte scolastique[17]. Lorsqu’il explique, avec force distinctions, comment de l’ignorance proviennent les formations, des formations la connaissance, de la connaissance le nom et la corporéité, du nom et de la corporéité les six domaines, le contact, la sensation, la soif, l’attachement, l’existence, la naissance, et par suite toute la douleur du monde, il faut pour le suivre un esprit assez tendu, et rompu à la dialectique traditionnelle. Au surplus il en fait lui-même la remarque : « Pour l’humanité qui s’agite dans le tourbillon du monde, qui a son séjour dans le tourbillon du monde et qui y trouve son plaisir, ce sera une chose difficile à embrasser par la pensée que la loi de causalité, l’enchaînement des causes et des effets. » – « C’est à l’homme intelligent, dira-t-on encore que s’adresse la doctrine, non au sot. »

En fait ce sont bien des gens cultivés, les fils des nobles familles (Kulaputtâ) dont parle le sermon de Bénarès, que nous voyons se grouper autour du Parfait. M. Oldenberg[18] relève parmi eux des nobles comme Rahoula, de jeunes Brahmanes comme Sariputta, des fils de chefs de la bourgeoisie comme Yasa ; mais en dépit de la légende d’Ânanda, pas un Tchandâla n’est mentionné. Même parmi les fidèles laïques, princes et nobles, personnages riches et haut placés, l’emportent sur les gens de peu. Si l’on ajoute que lorsqu’elle parle des naissances antérieures du Bouddha, la tradition se garde bien de le faire apparaître au milieu d’une caste inférieure, mais toujours dans les rangs des Kshatriyas, on ne peut se défendre de l’impression que le bouddhisme fut d’abord, sans doute, une secte de nobles, une de ces écoles de Kshatriyas comme il s’en était trouvé dès la haute antiquité hindoue pour opposer leur théologie – l’Épopée et les Upanishads en font foi – à la théologie brahmanique.

Et certes, plus que toute autre secte, le bouddhisme devait être redoutable à l’autorité des Brahmanes : il tendait à la rendre inutile par cela même qu’il restreignait la part de la théologie proprement dite en même temps que celle des rites, et, sans chercher à résoudre les derniers mystères – le blessé que le médecin vient panser en demande-t-il si long ? – offrait aux blessés de la vie le moyen de se sauver tout seuls. Il est donc évident que la communauté bouddhique travaillait à soustraire leur clientèle aux prêtres de l’hindouisme : l’opposition d’intérêts est indéniable. Mais en quoi cette lutte de deux clergés, comme dit M. Senart[19], devait-elle avoir pour résultat de ruiner tout le système des castes ? La remarque appliquée aux petites sectes réformatrices reste vraie du bouddhisme. Ceux qu’il assemble en communauté, il les soustrait en quelque sorte à la vie sociale. Par le vœu de mendicité et le vœu de chasteté qu’il leur impose, il les détourne, en même temps que de l’œuvre de la reproduction, des tâches de la production. Les règles de la spécialisation héréditaire aussi bien que celles du mariage endogamique ne portent donc plus sur eux ; mais elles continuent de peser sur les fidèles du dehors, sur les laïques dont les fils viendront grossir les rangs de la communauté, ou dont le travail l’entretient. Ceux-là continuent de gagner leur vie ou de choisir leur femme en se gardant d’outrepasser les limites consacrées : tout convertis qu’ils sont à la foi bouddhiste ils restent encadrés dans l’organisation brahmanique.

Par où l’on voit à quel point les bouddhistes sont loin d’avoir reconstruit, sur plans nouveaux, l’édifice de la société hindoue : s’ils travaillaient à en déplacer le toit, ils ne songeaient nullement à en changer les assises.

Combien ils se préoccupaient d’ailleurs de ne point troubler l’ordre reçu, et de ne point se mettre à dos les puissances de ce monde, on s’en rendra compte si l’on se souvient des restrictions auxquelles était soumise l’admission dans leurs couvents. Le lyrisme égare leurs admirateurs lorsqu’ils nous montrent tous les sans-asile, les voleurs, les esclaves se serrant sous la robe jaune des moines bouddhistes. En réalité leur couvent reste fermé par principe non seulement aux infirmes, aux incurables, non seulement aux criminels, mais aux débiteurs en fuite, aux esclaves, aux mineurs, à tous ceux que quelqu’un pourrait réclamer et dont la présence risquerait d’allumer, sur quelque point que ce fût, un conflit entre la communauté et le siècle[20].

Se retirer du siècle, ne plus participer en aucune manière à l’illusion des vivants qui se laissent entraîner par la Roue de la vie, voilà en effet l’idéal secret de l’église bouddhiste ; et l’on comprend sans peine combien cet idéal est mal fait pour seconder une véritable réforme sociale[21]. Il ne lève pas l’étendard de la révolte : bien plutôt donne-t-il le signal de la fuite. Que parlions-nous de reconstruire l’édifice où sont distribuées les classes ? Ne serait-ce pas encore entasser des nuées ? La grande affaire est de s’évader du cycle des renaissances, non de s’installer dans la vie présente. Et ainsi le pessimisme essentiel du bouddhisme vient stériliser les germes de réformes égalitaires apportés, semblait-il, par son prosélytisme.

Qu’est-ce à dire, sinon que cette espèce de neurasthénie politique, cette incapacité de réagir et de réformer tient précisément à la philosophie diffuse dans l’air hindou, et dont le bouddhisme s’était laissé imprégner ? On l’a souvent répété : la pensée hindoue ne se repose que dans l’absolu. Sous la méditation de ses philosophes, les divinités qu’elle a conçues se rapprochent, se transforment les unes en les autres, finalement se dissolvent dans l’Être unique, comme les nuées mouvantes après leurs métamorphoses indéfinies retournent à l’Océan. De ce point de vue tout ce qui change et passe, tout ce qui vit et meurt apparaît comme indigne qu’on s’y attache.

Le mouvement n’est qu’un autre nom du mal. L’âtman individuel doit se réfugier et se perdre au sein de l’âtman universel et immobile qui, seul, est à l’abri de la douleur du monde : « En dehors de lui, dit la philosophie Vedânta, il n’y a qu’affliction. » La philosophie Sânkhya veut de même que l’âme ait la force de s’immobiliser, de se retirer sur les bords du fleuve, de se tenir en dehors du devenir matériel étant : « Je ne suis pas cela. » La même antithèse entre l’Être et le Devenir fera le fond du pessimisme bouddhiste. Et, à vrai dire, la doctrine, manifestant au milieu même du courant d’idées traditionnel ce que l’on peut appeler sa tendance positiviste et pratique, ne s’attardera plus à considérer en soi, à nommer, à diviniser l’Être absolu : il lui suffit, pour prononcer le verdict de l’universel détachement, de constater la mobilité universelle.

Le Bouddha n’est pas seulement un homme qui pleure sur la vieillesse, la maladie et la mort : c’est encore et surtout un philosophe qui n’a que dédain pour ce qui n’est qu’éternellement éphémère[22]. Quand pénètrent dans le ciel les rayons lumineux produits par le sourire de Sakya, ces paroles, dit un Soutra, s’y font entendre : « Cela est passager, cela est misère, cela est vide, cela est privé de substance. » – « Ô religieux, lisons-nous ailleurs, tous les composés sont périssables. Ils ne sont pas durables. On ne peut s’y reposer avec confiance. Leur condition est le changement : tellement qu’il ne convient pas de concevoir rien de ce qui est un composé et qu’il ne convient pas de s’y plaire ! »

En un mot, de la spéculation hindoue le bouddhisme retient et renforce précisément tout ce qui peut détourner de la vie. Non sans doute qu’il faille représenter la loi bouddhique, ainsi qu’on l’a fait longtemps, comme une urne funèbre, un vase inépuisable de désespoir. Il y a une joie propre au bouddhisme qui illumine les visages des fidèles comme des prêtres, et dont le rayonnement a frappé tous les pèlerins européens. Les plus récents commentateurs de la Doctrine nous font observer qu’on en fausserait le caractère en la présentant comme une philosophie du néant[23]. Peut-être le Nirvâna où elle conduit serait-il, comme le pensait Max Müller, le plus haut achèvement de l’existence bien plutôt que sa suppression, la pleine lumière et non les pleines ténèbres[24]. En tout cas la perspective de cette paix finale pacifie dès ici-bas les sages en les sauvegardant de la furie ascétique, et communique, à ceux dont les sens sont en repos, « une parfaite joie que les dieux mêmes envient »[25]. Il n’en reste pas moins que cette joie supérieure, avant-goût de la libération, on ne la trouve qu’en se détournant du monde, en refusant d’y prêter la moindre attention, d’y appliquer un seul effort : en ce sens aucune doctrine n’a mieux justifié l’abstentionnisme social.

Dans ce renoncement à l’effort terrestre faut-il voir seulement une conséquence normale des principes autour desquels gravite la spéculation hindoue ? Le fondateur du personnalisme, Charles Renouvier, montre comment le pessimisme est le fruit éternel et toujours renaissant des philosophies de l’émanation : elles enlèvent à l’individualité, en même temps que tout motif d’agir par elle-même sur le monde, toute réalité véritable[26]. Mais il est permis de penser que si la spéculation en Inde a pris ce tour, si elle a préféré, par une sorte d’instinct qui ne s’est jamais démenti, les doctrines justificatrices du détachement et de l’inaction, la pression du milieu, non seulement naturel, mais social, y est pour quelque chose. N’a-t-on pas justement répété qu’en Inde la nature et la société conspirent pour accabler l’individu ? Représentez-vous en particulier dans quel cercle étroit d’obligations de toutes sortes la caste l’enferme et l’immobilise pour la vie, et vous comprendrez, disait Taine[27], « le désir de la délivrance finale qui, comme un cri passionné, continu, sort de ce puits de désolation ». En ce sens le régime des castes lui-même, parce qu’il a fait perdre à l’Inde le sens de l’espoir actif, serait l’auteur responsable de l’inertie dont le bouddhisme, tout égalitaires que soient ses formules, fait preuve devant les réformes sociales.

Au surplus, que l’idée même de ces réformes dût malaisément lui venir, qu’il ne dût pas en sentir le besoin, c’est ce qui s’expliquerait non plus seulement par son dégoût de la vie mais par sa croyance, qu’il partage avec toute l’Inde, aux pérégrinations de l’âme de vie en vie, à la transmigration. On pourrait soutenir en effet que ce que l’Hindou craint par-dessus tout, c’est moins de mourir que de ne pas mourir ; c’est d’être condamné à renaître sous des formes variées et qui seront comme les rétributions fatales de ses œuvres.

Manou n’édicte-t-il pas que celui qui a volé du grain renaîtra sous la forme d’un rat, celui qui a volé du linge renaîtra sous la forme d’une grenouille, celui qui a pris la femme d’un autre sous la forme d’un phtisique ? Ainsi le monde est plein d’âmes, récompensées ou punies. Sa hiérarchie est l’expression d’une justice intime. La forme où je loge aujourd’hui a été préparée par mes actes antérieurs. Ce que je suis est le fruit de ce que j’ai fait. « Mes œuvres sont mon bien, mon héritage, mes œuvres sont le sein qui me porte, la race à laquelle je suis apparenté. » Telle est la théorie du Karman, à laquelle le bouddhisme aussi devait faire une large place[28].

Et à vrai dire on a observé qu’entre cette théorie et la théorie de l’âtman adoptée par un certain nombre d’écoles bouddhistes, il se révèle, au premier abord, une sorte de contradiction[29]. Le bouddhisme ne présente-t-il pas le moi comme une simple unité de composition, toute superficielle, et transitoire, analogue à l’unité d’un chariot ? Sa doctrine n’est-elle pas, encore plus qu’un athéisme, un « apersonnalisme » ? Comment donc une individualité, qui au demeurant n’est rien, peut-elle subsister à travers les changements et passer de corps en corps « comme le singe saute de branche en branche », jusqu’à ce qu’elle arrive à la libération et perde le souvenir de toute existence « comme le serpent dépouille sa peau ridée » ? Mais ne peut-on, sans postuler la persistance d’une identité proprement personnelle, admettre une sorte de transmission, de vie en vie, des effets de l’action ? Voyez la flamme qui dévore une forêt et court d’arbre en arbre : suivant l’essence de celui qu’elle vient de brûler, elle devient haute ou basse, pure ou impure, splendide ou fuligineuse. Ne serait-ce pas l’image du karman qui passe d’âtman en âtman ? Au surplus, que ces deux notions soient difficiles à concilier et que cependant la croyance à la transmigration se retrouve au cœur du bouddhisme, cela prouve simplement, sans doute, avec quelle force l’opinion traditionnelle l’imposait aux penseurs. Et ici encore ce qu’il faut admirer le plus c’est comment les obsessions de cette opinion, directement ou indirectement, servent les intérêts du régime des castes.

Michelet s’est en effet lourdement trompé lorsque, célébrant avec effusion le respect des Hindous pour nos « frères inférieurs », il en augurait que la théorie de la transmigration, par cela seul qu’elle relie et mêle en quelque sorte le monde des animaux au monde des hommes, devait être hostile à l’esprit de distinction et d’opposition qui maintient les castes. « La caste-bête est supprimée, s’écrie-t-il en commentant le baiser de Râma au singe Hanoumat ; comment subsisterait-il encore quelque chose des castes humaines ? » Bien plus justement M. Pillon observe que d’une doctrine qui ne sait pas dégager le règne humain du règne animal, on peut craindre qu’elle estime mal le prix de la personne humaine et la valeur du mérite individuel. Ne sera-t-elle pas portée, par cela même qu’elle ignore les limites marquées par la nature et la raison, à admettre que la distinction entre le Brahmane et le Çûdra est aussi légitime, aussi naturelle que la distinction entre l’homme et la bête ? Rien de plus funeste que ces vagues rapprochements panthéistes à la notion du droit égal des êtres raisonnables.

Mais indépendamment de ces confusions dangereuses, c’est surtout par ses arguments positifs, c’est par son explication du mal présent que la théorie de la transmigration étaie le régime des castes ; si le pessimisme radical atrophiait au cœur des hommes « l’instinct de la révolte », ce fatalisme en extirpe jusqu’au sentiment que le présent peut être injuste. Les conséquences de cette espèce de stérilisation, nul ne les a mieux déduites que M. Pillon[30] : « En faussant la notion de l’immortalité, la loi de la transmigration fausse en même temps celle du mérite et du démérite, de la peine et de la récompense. Plus de distinction entre le fait et le droit, entre le réel et l’idéal, entre la fatalité physique et l’ordre moral. Le mal physique est considéré non seulement comme la conséquence nécessaire, mais comme l’expression certaine, le signe infaillible du mal moral, si bien que les deux idées, ne pouvant se séparer, finissent par n’en plus faire qu’une seule. À la suite de cette proposition : Tout démérite entraîne nécessairement une douleur, s’est glissée celle-ci : Toute douleur entraîne nécessairement un démérite, un péché, et nécessairement une peine, une expiation. Dès lors toute réalité est avouée par la conscience, tout fait devient l’expression de la justice et veut être respecté à ce titre, tout malheur, toute souffrance, sans qu’on sache comment ni pourquoi, est méritée par celui qui l’endure. Le brahmanisme est conduit à cette monstruosité de réputer légitime une expiation qui n’est pas accompagnée de la connaissance, de la mémoire du démérite expié ! Voilà la conscience devenue la complice de toutes les fatalités naturelles et sociales ; elle n’accusera plus rien, ne protestera contre rien, ne se révoltera contre rien. La loi de la transmigration consacre, immobilise, éternise l’inégalité des conditions, la division de la société en castes[31] ».

Quoi d’étonnant dès lors que la réforme bouddhiste, s’accommodant de la transmigration, se soit adaptée aussi au régime que cette philosophie légitime ? M. Barth fait observer qu’en fait, non seulement le bouddhisme ne détruisit pas la caste dans les pays où il fut dominant, mais probablement il l’importa dans les pays où elle n’existait pas encore et où elle a duré à ses côtés – dans le Dekhan, à Ceylan, aux îles de la Sonde. Nous comprenons maintenant les raisons profondes de cette solidarité persistante. En dépit de son opposition au privilège brahmanique, le bouddhisme n’a pas eu la force, il n’a même pas eu l’intention de renouveler les formes sociales de l’Inde, parce qu’il n’a pas cessé de s’alimenter au fonds d’idées dont elle vit. Il n’a pas fait jaillir à vrai dire une source de notions toutes nouvelles : il a bu lui aussi au fleuve puissant et trouble de l’émanatisme traditionnel, à cette espèce de Léthé de l’Orient qui verse, aux vivants qui en boivent, le dédain des injustices de la vie.


Il est donc vrai que les « dominantes » de la civilisation hindoue restent toujours en harmonie avec les exigences du régime des castes. La première impression que nous avait laissée la résistance opposée par ce régime, non seulement à la diversité des institutions politiques mais à la multiplicité des innovations religieuses, n’a pu que se confirmer au fur et à mesure que nous avons mieux connu, et analysé de plus près la nature de « l’exception bouddhique. »



CHAPITRE II

LA CASTE SOUS L’ADMINISTRATION ANGLAISE


L’histoire ancienne de l’Inde se dérobe, disions-nous, et fuit dans les nuages ; mais sur son histoire récente, au contraire, la lumière est projetée à flots. L’idéalisme hindou dédaignait d’inscrire pour la postérité les faits et gestes des hommes ? Le réalisme anglais, au contraire, prête toute son attention aux moindres mouvements des masses qu’il gouverne. De dix ans en dix ans, les accroissements de la population, la manière dont elle se distribue, s’instruit, s’occupe, les gains ou les pertes des langues et des religions, les déclins ou les progrès des institutions diverses, tout est noté par les soins du civil service en une admirable collection de statistiques et de rapports[32].

Cette collection contient, en particulier, sur le mouvement actuel des castes, un grand nombre d’informations. Il ne sera pas inutile d’en rappeler ici les résultats principaux ces dernières nouvelles du régime que nous étudions, en même temps qu’elles renverront sans doute d’utiles lumières sur sa vie passée, nous fourniront une occasion de plus de mesurer sa vitalité. S’il se montre capable de résister jusqu’à un certain point même à la civilisation anglaise, il nous fournira ainsi une dernière preuve, et non la moins frappante de la mainmise qu’il exerce sur la civilisation hindoue.

Et à vrai dire, l’Anglais n’a jamais prétendu modifier, ou même il a souvent prétendu ne pas modifier la civilisation hindoue. Il ne s’est présenté ni comme un conquérant à proprement ni comme un missionnaire. Il a fait profession de respecter les us et coutumes, les croyances et les lois indigènes. Administrer en gouvernant le moins possible, c’était sa devise. Assurer aux hommes le minimum de sécurité et de justice indispensables à l’exploitation de la nature, à cela se bornait, déclarait-il, son ambition.

Mais, pour réaliser ce plan, il s’est trouvé que l’Angleterre débarquait sans bruit, sur la terre sacrée des Védas, toute une civilisation nouvelle avec armes et bagages. Peu d’armes en réalité, mais beaucoup de bagages : tout le matériel des inventions et des institutions européennes, toutes ces idées qui s’incarnent en des choses, qui revêtent la forme tangible de l’usine et de l’école, du bureau de poste et de la locomotive, et qui, par cela même qu’elles changent le décor de la vie, semblent capables, lentement, mais sûrement, de renouveler jusqu’au fond des âmes.

En fait, il est aisé de s’en rendre compte : l’introduction de la civilisation anglaise multiplie fatalement, pour les membres des diverses castes, les occasions de se coudoyer quoi qu’ils en aient, et d’utiliser les mêmes instruments au mépris des répulsions traditionnelles. Nous avons dit que lorsque le gouvernement voulut établir à Bombay une canalisation pour l’eau, ce fut d’abord un grand émoi : les purs et les impurs, les deux fois nés et les Çûdras devraient donc s’alimenter aux mêmes robinets ? Mais un panchayat habile résolut les difficultés en déclarant que la taxe élevée, à propos de cette canalisation, par l’administration anglaise pouvait être considérée comme une amende ; elle rachèterait les péchés que la communauté des robinets exposait à commettre. Ce n’est qu’un exemple des concessions de toutes sortes, des accommodements avec le siècle auxquels l’esprit de la caste est journellement acculé. Le seul usage du « te-rain », comme dit le Kim de Kipling, ne doit-il pas ébranler la puissance de cet esprit ? Le chemin de fer nivelle en même temps qu’il unifie. La mobilité matérielle prépare la mobilité sociale et morale. Plus aisément désencadrés, détachés de leur milieu originaire, les individus auront moins de peine à se délivrer des traditions qui, en les maintenant séparés, les oppriment.

Au surplus, ce n’est pas seulement d’une manière indirecte et en renouvelant leurs impressions, c’est plus directement, par les changements qu’elle impose à leurs situations mêmes que l’Angleterre atteint l’âme des Hindous. Les importations croissantes d’objets fabriqués de la métropole n’ont-elles pas eu pour résultat de rendre impossible, à un certain nombre de castes, l’exercice de leur art traditionnel ? C’est ainsi que beaucoup de tisserands ont dû, après une résistance désespérée, refluer vers l’agriculture. Ailleurs, c’est pour un emploi dans l’usine nouvellement ouverte que le métier des ancêtres est délaissé. C’est enfin l’administration elle-même qui offre des débouchés inattendus : on devient agent, clerc, receveur, contrôleur : nombre de Brahmanes sont policemen et portent sans scandale – que diraient leurs ancêtres ! – des ceintures de cuir. L’ambition indigène n’est plus d’ailleurs arrêtée en principe aux degrés inférieurs du fonctionnarisme : rien n’empêchea priori qu’un Hindou des plus basses castes, pour peu qu’il ait subi avec succès les épreuves des concours réglementaires, s’élève dans l’échelle du civil service à des postes de direction.

On comprend par là que ce ne soient pas seulement les professions qui changent, mais bien les situations sociales : en même temps que la spécialisation, la hiérarchie traditionnelle en peut être bouleversée. Une espèce inconnue, semble-t-il, à l’Inde antique – le selfmade man, l’homme nouveau, – va apparaître. Si le membre d’une caste inférieure se trouve, de par la loi du concours égal pour tous, investi d’une part de la puissance publique, comment le respect ne serait-il pas désorienté dans ses directions séculaires ? Les effets de ces déplacements de valeur se feront sentir jusque sur les mariages : parvenus ou diplômés commencent, dit-on, à faire prime dans certains milieux, alors même que laisserait à désirer la pureté de leur généalogie.

Les trois colonnes du régime des castes – la spécialisation héréditaire, la hiérarchie consacrée, la répulsion mutuelle – se trouveraient donc plus ou moins directement minées par le progrès silencieux de l’administration anglaise. Il faut ajouter que celle-ci semble en voie de donner aux peuples de l’Inde ce que leur a toujours refusé le régime des castes : un principe de cohésion, un motif d’unité. Faire peser sur leurs épaules un pouvoir unique et toujours présent, n’était-ce pas leur suggérer la notion qui leur manquait d’un ennemi commun ? Ils connaissent ainsi, au fur et à mesure qu’ils deviennent conscients, le sentiment d’être exploités ensemble, et le désir de se coaliser pour la résistance. Leur moi national commence à se poser en s’opposant à la domination étrangère. La patrie hindoue naît, aux pieds de l’État anglais, pour se dresser contre lui[33]. Et en ce sens, tant parce qu’elle en atténue indirectement les divisions primitives que parce qu’elle leur fournit un principe positif d’unification supérieure, on peut dire que l’Angleterre entraîne l’Inde – qu’elles le veuillent ou non l’une et l’autre – sur les chemins nivelés du progrès occidental.

Toutefois on s’abuserait étrangement si l’on tenait pour chose faite, dès à présent, l’« européanisation » de l’Inde. Avec quelle lenteur la transformation s’accomplira, si jamais elle doit totalement s’accomplir, on le mesure aisément dès qu’on descend des prévisions a priori aux constatations objectives. Il suffit d’ouvrir au hasard les recueils décennaux dont nous parlions pour comprendre que les ouvrières de désunion, les Parques de l’Inde, sont toujours au travail. La même passion de se distinguer, la même crainte de se mêler, et de se dégrader en se mêlant animent ces micro-organismes sociaux qui sont les castes, et les poussent à se subdiviser à l’infini au lieu de s’agglomérer.

La civilisation anglaise, disions-nous, rompt sur plus d’un point la chaîne séculaire qui rattache le métier à la race. Mais croit-on que cette rupture ait pour résultat fatal la dissolution de la caste ? Bien plutôt aboutit-elle le plus souvent à la formation d’une caste nouvelle. Entre les familles qui abandonnent hardiment et celles qui conservent pieusement la vocation des ancêtres, les relations matrimoniales cessent bientôt : le cercle à l’intérieur duquel l’homme peut chercher femme, le cercle endogamique, n’en est que plus jalousement fermé.

Ce n’est pas à dire que les limites de la profession marquent en tout et pour tout les limites de la caste. On a cru pouvoir le soutenir naguère – nous l’avons vu[34] – et on espérait ainsi prouver que les castes ne sont que des ghildes pétrifiées : les nécessités, les traditions, les progrès de l’industrie auraient suffi à expliquer la manière dont elles se spécialisent, s’opposent et s’étagent. Cette théorie semble décidément abandonnée par les observateurs d’aujourd’hui[35]. Ne faudrait-il pas pour la conserver qu’on pût compter autant de castes que de professions ? Or il est de toute évidence que dans bien des cas les membres d’une même profession ressortissent à diverses castes, tandis que les membres d’une même caste se répartissent entre plusieurs professions. Dans la seule caste des Vanis par exemple l’enquêteur de la province de Bombay distingue 25% de commerçants, 39% d’ouvriers de l’alimentation, 10% de fabricants de drap et vêtements : 3% sont agriculteurs, 2% employés dans l’administration. Inversement, on peut compter dans les Provinces centrales 41 castes d’agriculteurs, 11 de tisserands, 7 de pêcheurs. C’est la preuve suffisante que le lien est assez lâche entre la spécialisation professionnelle et les prohibitions en matière de mariage. Il n’en reste pas moins que, malgré le démenti de ces faits, l’opinion règne suivant laquelle les membres d’une même caste devraient conserver la profession de leurs communs ancêtres ; c’en est assez pour nous faire comprendre que des changements de professions, tels que nous en constatons aujourd’hui, puissent en plus d’un cas servir de prétextes à des scissions de castes[36].

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire, pour que ce résultat s’obtienne, qu’une partie de la caste change ses habitudes professionnelles et cherche un nouveau gagne-pain : il suffit qu’elle adopte quelque mode nouvelle, ou délaisse quelque ancien usage. L’habitude de négliger tel détail dans les cérémonies du sacrifice a pu faire descendre de quelques rangs certaines sections de Brahmanes ou de Kshatriyas. Inversement, les Awadhias Kurmis, dans le Bihar, se sont élevés au-dessus du commun des Kurmis grâce au zèle avec lequel ils ont interdit chez eux le remariage des veuves[37].

Ailleurs, c’est le changement de croyances qui détermine une subdivision : en d’autres termes, les sectes finissent par se constituer en autant de castes. Ainsi en est-il arrivé des Atiths et des Gosains au Bengale, des Bishnois dans les Provinces centrales[38]. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il arrive assez souvent – nous l’avons vu – que les sectes en principe semblent égalitaires[39] ; elles commencent par protester contre les divisions que les scrupules de caste, entretenus par le brahmanisme, imposent au peuple hindou. Mais aujourd’hui comme autrefois, le génie de la caste est le plus fort : il fait accepter tout son système d’interdiction des groupes mêmes qui se sont dressés contre lui.

Au surplus, sans changement de coutumes ni de croyances, le simple déplacement suffit à entraîner des créations de castes. Entre le groupe qui a émigré et celui qui est resté au lieu d’origine, les rapports se relâchent. On ne se connaît plus : il deviendra de moins en moins facile de contracter mariage d’un groupe à l’autre. Ainsi quand les Khedawal Brahmanes du Gujarat s’établirent en Damoh, la caste-mère fit des difficultés pour leur donner ses filles[40]. C’est qu’en des cas pareils, expliquait un indigène, il devient difficile au membre d’une caste qui se présente pour prendre femme de prouver son identité, la pureté de sa généalogie. Par cela même qu’il revient de loin, il devient suspect. La crainte des mésalliances possibles finit par conduire à l’interdiction de toute alliance entre les deux segments séparés.

Il est vrai d’ailleurs que souvent les émigrants prennent femme sur place, d’une caste inférieure à la leur, sinon d’une tribu aborigène, et que ce mélange de sangs, abaissant le rang de leur descendance, entraîne normalement la formation d’un groupement nouveau. Telle est par exemple l’origine du groupe des Shagirdpeshas, nés de l’union d’immigrants Kayasths avec des servantes de l’Orissa[41].

Comme sur plus d’un autre point, nos observateurs relèvent ici une vérification des théories formulées dans les Lois de Manou. Elles prétendaient expliquer, par des unions illégitimes entre supérieurs et inférieurs, la multiplicité des castes qu’on est bien obligé de distinguer en dehors des quatre Varnas classiques. Explication forcée, et qui aboutit à des inventions puériles, si l’on veut rendre compte, par ce procédé, de la formation de toutes ces castes. Mais qu’un certain nombre d’entre elles aient dû leur origine à des mésalliances de cette sorte, c’est ce qu’il faut bien admettre pour le passé, s’il est vrai qu’encore aujourd’hui le fait se reproduit sous nos yeux.

Il faut ajouter aux groupements divers ainsi multipliés, ceux qui sont formés par les néophytes de l’hindouisme. On s’est parfois demandé, nous l’avons vu, si l’hindouisme pouvait être classé parmi les religions prosélytiques. Ses prêtres-nés, pensait-on, les Brahmanes isolés dans l’orgueil de leur sang, ont-ils rien du missionnaire ? En fait, sir A. Lyall nous a justement fait observer qu’aucune grande religion ne comptait peut-être, encore aujourd’hui, autant de conversions à son actif. Les peuplades à demi barbares qui vivent sur les frontières de l’hindouisme n’ont rien plus à cœur que de s’y faire incorporer. Elles brûlent d’échanger leur indépendance sauvage contre une dignité supérieure : et elles réclament pour cette ascension le secours du Brahmane. Peu préoccupé de bouleverser leurs croyances traditionnelles, il leur apprend par-dessus tout à respecter, en même temps que sa propre supériorité, les règles de la caste. Et c’est ainsi que les tribus converties, Doms du Bihar, Gujars du Punjab, Kolis de Bombay – plus ou moins profondément hindouisées d’ailleurs[42], les unes gardant leur nom et jusqu’à leurs coutumes totémiques, les autres essayant de se rendre méconnaissables par une réforme complète – forment peu à peu sous les yeux des observateurs autant de castes nouvelles, qui s’élèvent inégalement dans la hiérarchie.

À quelle multiplicité et à quelle variété de groupements ces différents principes de division doivent donner lieu, une hypothèse imaginée par M. Risley, et appliquée aux milieux qui nous sont familiers, nous le rendra sensible. Représentons-nous la multitude des gens qui dans nos pays portent le nom de Dupuy, et imaginons qu’ils soient soumis aux règles et pénétrés de l’esprit de la civilisation hindoue. Ils se considéreraient donc comme les descendants d’un ancêtre éponyme, auquel la légende attribuerait quelque haut fait caractéristique ; et en principe, à l’intérieur de cette large famille, les mariages seraient légitimes, tout Dupuy pourrait épouser une Dupuy. En fait, cette liberté se trouverait bientôt limitée, et pour les raisons les plus diverses, ou sous les prétextes les plus bizarres. Des fossés se creuseraient non seulement entre les Du Puy en deux mots et les Dupuy en un mot, mais entre les Dupuy conservateurs et les Dupuy radicaux, entre les Dupuy du Languedoc et les Dupuy de Bretagne, entre les Dupuy brasseurs et les Dupuy viticulteurs, entre les Dupuy chasseurs et les Dupuy pêcheurs, entre les Dupuy anti-alcoolistes et les Dupuy buveurs d’alcool, etc. Toutes ces sections de Dupuy finiraient par se repousser les unes et les autres : elles se refuseraient la connuptialité, ou même la commensalité. Et sans doute il y aurait des degrés dans la répulsion qu’elles s’inspireraient, et ces degrés se traduiraient à leur tour par des pratiques diverses. Tels Dupuy se laisseraient mourir de faim plutôt que de manger « au même pot ». Tels autres s’y résigneraient aisément pourvu que les aliments fussent préparés sans eau. C’est ainsi qu’ils pourraient par exemple boire ensemble du chocolat au lait, non du thé, surtout du thé servi dans de la porcelaine… Si l’idée qui nous est fournie par ces analogies est exacte, si telle est l’infinie variété des principes diviseurs et des pratiques caractéristiques des castes, on comprend qu’un de nos observateurs puisse s’écrier avec dépit : « Le régime des castes est une collection amorphe d’anomalies et d’anachronismes, calculée pour embarrasser l’enquêteur le plus expert, pour décourager le chercheur le plus enthousiaste. »

Et, à vrai dire, c’est déjà une question de savoir si les groupements qui se constituent ainsi sous nos yeux méritent proprement le nom de castes. La majorité des enquêteurs les appelle sous-castes : alors même que tel des prétextes que nous venons de rappeler détermine une scission, ces sections qui ont une même origine et qui conservent un même nom continuent d’être unies par un vague sentiment de parenté. Un lien idéal indéfinissable subsiste entre elles. Mais il reste vrai que ce lien de plus en plus se relâche, tandis que les groupes séparés grandissent, chacun de leur côté, en importance sociale en même temps qu’en indépendance. Les sous-castes d’aujourd’hui sont les castes de demain[43]. Ce sont elles en tout cas qui définissent directement, en même temps qu’elles déterminent immédiatement les obligations de l’individu. Si nous voulons par exemple être renseignés sur le statut de tel Brahmane, il ne nous suffira pas d’apprendre qu’il est de la catégorie des Panch Gaurs, ni même que parmi les Panch Gaurs il est un Kanaujuga et parmi les Kanaujugas un Jighotia. Il importe de savoir qu’il est un Bundelkhandi Jighotia. Il ne peut prendre femme qu’à l’intérieur de cette section locale. C’est d’elle qu’il doit respecter avant tous les us et coutumes dans leurs particularités. C’est elle qui mesure son prestige et marque sa place dans la hiérarchie sociale.

Combien il est difficile, au milieu d’une telle multiplicité en mouvement, de retrouver le dessin de cette hiérarchie, on s’en rend compte. Les groupements en face desquels on se trouve ne sont pas de même nature : si les uns sont des espèces de ghildes cristallisées, d’autres, nous l’avons vu, sont des sectes pétrifiées, ceux-ci doivent leur origine à des mélanges de sang, ceux-là à des conversions de tribus. Comment fixer, sur une même échelle de dignité, les places respectives d’éléments aussi hétérogènes ? Ajoutons que si la seule distance matérielle suffit à diviser les castes, les changements de lieu marqueront aussi, le plus souvent, des changements de situation, des ascensions ou des déchéances : les Minas sont singulièrement plus estimés au pays d’Alwar par exemple qu’au pays de Marwar[44]. On observe fréquemment enfin pour une même caste, lorsqu’on passe du nord au sud ou de l’est à l’ouest, de brusques sautes de prestige. En cette matière aussi ce défaut d’unité se fait sentir, qu’on a si souvent reproché à la civilisation hindoue. Tout ce qui constitue les nations a manqué aux masses qu’elle rassemble sans les unifier ; elles n’ont même pas une opinion publique à laquelle on puisse s’adresser pour vider les questions de préséances.

Toutefois, s’il est un point sur lequel les populations de l’Inde semblent bien préparées à s’entendre, n’est-ce pas précisément sur ce régime qui les maintient divisées ? On a souvent répété que le patriotisme manque totalement à l’Inde ; mais le sentiment qu’il y a et qu’il doit y avoir des castes, et qu’un homme commet un péché s’il essaie, en bouleversant tout l’ordre traditionnel, de sortir du sillon où ses pères ont marché, n’est-il pas pour l’Inde entière comme un succédané du sentiment patriotique ? Et sans doute chaque homme, en principe, est fier de sa caste et fait profession de ne la vouloir troquer contre aucune autre. Réunissez cependant des Hindous de castes diverses ; il faudra bien qu’ils avouent ce que proclament un certain nombre de pratiques traditionnelles contre lesquelles personne n’aurait la force de réagir : à savoir qu’il y a des castes supérieures, universellement révérées ou enviées, et des castes inférieures, méprisées universellement. En ce sens, au moins à l’intérieur d’une même province, il est possible d’établir, en consultant l’opinion commune, une sorte d’échelle officielle de la dignité des castes. C’est précisément ce qu’ont tenté, lors du dernier recensement, les enquêteurs anglais. Et leur tentative n’a pas été sans soulever quelques protestations, voire sans déchaîner quelques querelles. Les Rathors ont télégraphié pour obtenir qu’on cessât de les classer parmi les Telis. Les Khatris ont rédigé un long mémoire pour prouver leur droit au titre de Kshatriyas[45]. Pour l’ensemble, on peut dire que l’opinion s’est reconnue dans les résultats de l’enquête et a souscrit aux gradations proposées.

Ce qui est remarquable c’est que, dans les grandes lignes, les hiérarchies ainsi obtenues coïncident avec la hiérarchie consacrée par la tradition brahmanique. Le prestige du Brahmane continue d’être le centre d’aimantation du système. De là partent les lignes de force qui ordonnent la poussière des castes. C’est l’estime où la tient le Brahmane qui mesure la dignité d’une caste. Et lorsqu’on est indécis sur sa situation, on cherche à savoir de quelle façon elle est traitée par le prêtre-né. Au plus bas degré, on placera de l’aveu commun et sans contestation, les castes impures, celles qui n’ont point droit d’entrer dans les temples, dont le moindre contact salit, dont le seul regard contamine tout aliment. Mais lorsqu’il s’agira de classer les castes dont la situation est intermédiaire entre cet excès d’indignité et l’excès d’honneur dont jouissent les Brahmanes, on sera le plus souvent réduit, aujourd’hui encore, à se demander si le Brahmane accepterait ou n’accepterait pas des aliments de la main de leurs membres – s’il en accepterait des aliments cuits avec de l’eau ou seulement des aliments cuits sans eau. Ce sont des critères de cette sorte qui décident toujours des préséances ; et l’usage qu’on en fait jusque sous nos yeux est la preuve de la puissance avec laquelle s’imposent, à l’opinion générale, les traditions classiques du brahmanisme.

Non que la société hindoue soit figée – les enquêteurs nous en avertissent – dans une sorte d’immobilité sacrée. On y découvre aisément les traces d’un mouvement incessant qui aboutit non seulement à des divisions nouvelles, mais ici à des ascensions et là à des déchéances. Et parfois c’est un accroissement de sa puissance sociale, soit économique, soit politique, qui, finalement, élève le niveau d’une caste. Telle autre gagnera des rangs sur le terrain religieux, à force de se montrer plus austère, plus exacte en matière de cérémonies, plus stricte en matière de prohibitions. Mais ce qui est frappant, c’est que dans un cas comme dans l’autre tout groupe qui s’élève cherche à se justifier par un appel à la tradition mieux connue. En Inde, l’ambition même apparaît toujours penchée sur le passé, occupée qu’elle est à y chercher des titres, les seuls qui imposent le respect. De là le foisonnement des légendes justificatives[46]. Les Khatris, par exemple, prétendent descendre d’une femme Kshatriya, la seule survivante d’un massacre, qui fut cachée par un Brahmane et avec laquelle il fut forcé de manger. Les Purads se donnent pour ancêtre un certain Brahmane qui aurait perdu son cordon sacré à la traversée d’une rivière[47]. Preuves de la vitalité des formules des Codes : si elles n’ont pas réussi à arrêter le mouvement social, elles le forcent du moins à compter avec elles. L’opinion ne vous permet de transgresser l’ordre traditionnel qu’à la condition de démontrer que cet ordre avait été faussé : et dès lors vous ne violez la loi que pour la respecter mieux.

En ce sens encore on peut soutenir que les théories de Manou, si elles ont inexactement exprimé la réalité hindoue, ont réussi dans une large mesure à lui imprimer leur forme[48]. Elles triomphent à titre d’ « idées-forces ». Elles fournissent à l’opinion les cadres où elle est désormais instinctivement portée à classer les groupes quels qu’ils soient. Un bel exemple de cette sorte d’obsession est fourni par la secte des Lingayats – secte antibrahmanique en principe et qui partait en guerre pour l’abolition des castes : ses membres protestent aujourd’hui lorsque la statistique officielle les réunit en un même groupe. Ils demandent à être distingués, suivant la formule classique, en Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras[49]. Bien plus, chez les « convicts » hindous, dans les îles où se mêlent des criminels de toutes castes, une préoccupation analogue se fait jour ; une classification du même ordre est en train de se reconstituer. Tant il est vrai que les populations de l’Inde restent attachées de nos jours encore, comme aux prohibitions qui séparent leurs éléments, à la hiérarchie qui les étage.

Et, à vrai dire, on se trouve ici en présence de deux forces, capables de tirer les âmes en des sens différents. Si les groupes constitutifs, chacun s’isolant dans son orgueil, tendent toujours à se repousser les uns les autres, ils n’en sont pas moins comme attirés, les uns et les autres, vers un même sommet. Cette attraction peut se composer avec cette répulsion pour produire des phénomènes complexes. Le sentiment qu’il y a des supérieurs et des inférieurs réagira jusque sur le protectionnisme matrimonial qui est la règle des moindres castes ; et au lieu de l’endogamie pure et simple, c’est « l’hypergamie » qui se développera.

Un groupe obéit à la loi d’endogamie, disions-nous, lorsque ses fils s’interdisent de prendre femme à l’extérieur de ce groupe. Il y a non plus endogamie proprement dite, mais hypergamie lorsque deux groupes étant donnés, l’un supérieur, l’autre inférieur, le supérieur consent à épouser les filles de l’inférieur, non à lui donner ses propres filles en mariage. C’est sur la fréquence de ce phénomène et sur ses conséquences sociales que les nouvelles recherches ont attiré l’attention.

Il ne s’agit plus seulement, en effet, de ces épouseurs professionnels qu’on rencontre dans toute l’Inde, Brahmanes cyniques qui exploitent le prestige de leur sang en accordant leur main, successivement, à toutes les filles de caste inférieure qui désirent s’anoblir. Mais rien n’est moins rare, entre les sous-castes dont nous parlions, que l’établissement d’une hypergamie régulière. C’est ainsi que chez les Rárhi-Brahmanes du Bengale, distingués hiérarchiquement en Kulins, Siddha-Srotriyas, Sádhya-Srotriyas et Kashta-Srotriyas, le Kulin peut prendre femme dans son propre groupe et dans les deux plus hauts groupes de Srotriyas ; le Siddha-Srotriya dans son groupe et dans le groupe des Sádhya-Srotriya mais le choix des Sádhya-Srotriyas et des Kashta-Srotriyas ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de leurs groupes respectifs[50]. Les Maráthas qui appartiennent aux familles Kadam, Bánde, ou Powar, ou Nimbalker, familles régnantes au beau temps de la puissance marathique, refusent leurs filles à leurs congénères inférieurs. Ceux des Pods qui ont reçu l’éducation anglaise, et sont devenus clercs ou docteurs, consentent encore à épouser les filles des Pods qui restent cultivateurs et pêcheurs ; mais la réciproque n’est plus permise. On prévoit d’ailleurs le moment où cette classe de Pods distingués repoussera pour ses fils aussi bien que pour ses filles l’alliance des Pods demeurés rustres. Devenue plus nombreuse, elle se suffira à elle-même. On aura passé de l’hypergamie à l’endogamie.

Peut-être des passages de ce genre ont-ils été la règle dans l’histoire de l’Inde antique ? On peut supposer que les Aryens qui venaient coloniser l’Inde n’emmenaient pas toujours avec eux un nombre suffisant de femmes de leur race. Comme presque tous les conquérants-colons ils ont dû prendre les filles des races aborigènes, sans accorder leurs filles en échange. Ainsi se formaient des groupes distincts, plus ou moins élevés dans la hiérarchie, suivant la plus ou moins grande proportion de sang aryen dont ils pouvaient se vanter. Imaginons maintenant, nous dit M. Risley, que dans leur désir de se distinguer, de conserver ou d’accroître leur prestige, de résister aux dégradations entraînées par la continuation des mélanges, les groupes supérieurs, devenus d’ailleurs assez riches en femmes, se soient définitivement fermés ; représentons-nous cet exemple descendant, comme il arrive, de proche en proche, jusqu’aux castes inférieures elles-mêmes. Nous comprenons dès lors la genèse des prohibitions endogamiques. Le présent de l’Inde nous donne, une fois de plus, la clef de son passé[51].

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, il y a un certain nombre d’institutions et d’habitudes caractéristiques de la société hindoue, qui continuent de se développer sous nos yeux, et dont le développement s’explique sans doute par les conséquences de l’hypergamie ; nous voulons parler de l’interdiction faite aux veuves de se remarier, et des précautions prises pour marier les enfants de très bonne heure.

Pourquoi s’oppose-t-on si souvent, et de plus en plus, au remariage des veuves ? Les Brahmanes en tiennent des explications toutes prêtes. Ne faut-il pas que la veuve reste veuve pour accomplir le çraddha annuel, la cérémonie qui assure le repos aux mânes de son mari défunt ? D’autre part, lorsqu’elle s’est mariée pour la première fois, le mari a reçu du père, par une sorte de manumissio spéciale, la propriété de la femme : comment un second mariage pourrait-il s’accomplir conformément aux rites, puisque le propriétaire n’est plus là qui seul aurait droit de « transmettre » sa propriété ? Mais il est vraisemblable que derrière ces raisons religieuses des raisons utilitaires se cachent[52]. On comprend que les familles ne soient pas pressées de remarier une veuve ; il leur faudrait d’abord payer une dot nouvelle ; et puis le nouveau mari n’élèverait-il pas sur les biens dont la femme jouissait avec son premier mari des prétentions contraires à l’intérêt du groupe ? Enfin et surtout, d’une manière plus générale, toutes les familles qui composent une caste ont un avantage commun à ce que le remariage des veuves soit interdit : c’est que, comme le disait un Hindou, ces femmes expérimentées pourraient faire ainsi une concurrence déloyale aux jeunes filles, qu’on a déjà assez de peine à marier.

C’est ici qu’intervient l’influence comprimante de l’hypergamie ; on ne saurait douter en effet qu’elle risque d’augmenter, dans les groupes supérieurs, le nombre des « vieilles filles ». Si les jeunes Brahmanes Kulins peuvent prendre femme indifféremment dans les sections inférieures ou dans leur propre section, il est clair que les jeunes filles de cette section trouveront moins de prétendants : au fur et à mesure que les possibilités de choix s’étendent pour les membres masculins d’un groupe, les chances d’être choisi diminuent d’autant pour les membres féminins de ce même groupe. Ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle l’instinct collectif accepte toutes les raisons qui tendent à exclure les veuves d’un marché matrimonial déjà encombré.

Les mêmes préoccupations rendraient peut-être compte de l’habitude des mariages précoces. Habitude agréable aux parents, a-t-on dit : elle leur évite des difficultés domestiques, les scandales auxquels pourrait donner lieu l’inconduite de leurs filles, ou les contestations de toutes sortes dans lesquelles il faudrait entrer, si elles se mêlaient de choisir elles-mêmes leurs maris ! Mais surtout n’est-ce pas l’inquiétude qu’ils ressentent, en voyant diminuer autour d’eux le nombre des prétendants, qui incite les pères à fiancer leurs enfants aussitôt que possible ? C’est une honte, c’est presque un péché de garder dans sa famille une vierge de vingt ans : le plus sûr moyen d’éviter cet opprobre est de marier ses filles, fût-ce en bas âge, dès que l’occasion s’en présente[53].

Et il est clair que l’hypergamie toute seule ne saurait être rendue responsable de l’extension de ces pratiques. C’est seulement au sein des groupes supérieurs, chez ceux qui peuvent se permettre ou qui se croient obligés de refuser leurs filles aux autres, qu’elle restreint le nombre des fiancés possibles. Des mesures restrictives ou préventives comme l’interdiction du remariage des veuves ou les mariages d’enfants ne se présentent donc plus comme des nécessités vitales pour les groupes inférieurs, ceux dont les filles peuvent être recherchées par les jeunes hommes d’un rang plus élevé aussi bien que par ceux de leur rang. Mais l’instinct d’imitation n’est-il pas aussi puissant que l’instinct de conservation des groupes ? N’est-ce pas une loi que l’inférieur, alors même qu’elles ne lui seraient pas directement utiles, endosse en quelque sorte les modes du supérieur ? Le prestige des castes deux-fois-nées, le désir de se rapprocher d’elles en les imitant expliqueraient donc qu’on voie chaque jour, sur le fleuve de la vie hindoue, les pratiques en question multiplier et élargir leurs cercles d’influences. En fait, on pourrait citer plus d’une caste assez bas placée qui gagna des rangs dans l’opinion grâce à son empressement à marier ses enfants, ou surtout grâce à sa sévérité à interdire le remariage de ses veuves. De toutes les ascensions sociales qui s’opèrent sous nos yeux, il n’en est pas de moins contestées que celles qui prennent ainsi pour échelons le respect des traditions, le souci de la pureté, l’orthodoxie.

De pareils « progrès » prouvent suffisamment que le progrès à l’occidentale est loin d’avoir d’ores et déjà triomphé de la tradition hindoue. Contrairement aux prévisions ordinaires, celle-ci pourrait bien à son tour utiliser, pour la sauvegarde de ses tendances natives, les instruments mêmes que l’administration étrangère met à sa disposition. Eût-on soupçonné que le chemin de fer pourrait servir à la consolidation en même temps qu’à l’expansion de l’hindouisme ? C’est pourtant ce que M. Risley nous fait pressentir. Il remarque que plus que jamais les basses castes tiennent à adopter les us et coutumes des hautes castes, où l’idéal du brahmanisme s’est comme incarné. Dans ces dernières années, nous assure-t-il, on peut soutenir que cet idéal, bien loin de perdre, a gagné du terrain grâce au développement même des voies et moyens de communication. La population voyage davantage, les pèlerinages s’organisent plus facilement, l’influence de l’élite orthodoxe de la société se répand de plus en plus. « Les chemins de fer, qu’on a quelquefois représentés comme les destructeurs des préjugés de caste, ont en fait énormément étendu l’aire où ces préjugés règnent en souverains[54]. » Le te-rain au service de la caste : que deviennent nos prédictions sur les vertus égalitaires de la locomotive ?

L’Inde nous rappelle ainsi, à sa manière, ce dont le Japon nous avait brutalement avertis[55]. De tout l’appareil de la civilisation européenne, les vieilles civilisations orientales apprennent à se servir, mais pour se défendre : elles ne changent de corps que pour mieux sauvegarder leur âme.



TROISIÈME PARTIE

LES EFFETS




CHAPITRE PREMIER

LES RACES


Quelle influence le régime des castes exerce-t-il sur la distribution des races dans la société hindoue ?

C’est à cette question qu’il importe de répondre d’abord. Et en effet, selon certaines théories, il suffirait de répondre à cette question : on tiendrait du coup le secret des destinées de l’Inde. Point ne serait besoin de chercher plus loin. Les tendances des sociétés ne font qu’exprimer les aptitudes ethniques, et la manière dont elles y sont utilisées. L’anthropologie en ce sens rendrait inutile la sociologie.

Et, à vrai dire, la thèse maîtresse de la philosophie des races – celle-là même dont l’histoire a tant usé et abusé au XIXe siècle – paraît décidément abandonnée. On ne représente plus guère les civilisations diverses comme les produits spécifiques d’autant de races distinctes. Il a bien fallu se rendre compte que dans toutes les sociétés, creusets des civilisations, trop d’éléments divers s’amalgament. Il n’y a pas de nation qui ne révèle bientôt à l’analyse anthropologique une hétérogénéité essentielle.

Mais où la « philosophie des races » perd ses droits, l’« anthroposociologie » fait valoir des prétentions nouvelles. Loin de méconnaître le fait de l’hétérogénéité ethnique, elle y prend son point de départ. Par des mesures précises elle s’efforce de discerner les diverses couches de races qui se superposent dans les sociétés. Elle entend mettre au jour des différences physiques dont la diversité mentale et l’inégalité sociale ne sont que les conséquences logiques.

Le malheur est qu’ici encore l’histoire brouille les cartes. Elle brasse et mêle des éléments qui, pour permettre à l’anthroposociologie de vérifier ses thèses, devraient rester isolés.

Ce qu’on appelle le progrès ne se définit-il pas par la diminution des distances, tant matérielles que morales ? Par là, non seulement il rassemble en un même lieu, souvent loin de leur pays d’origine, les individus de races différentes, mais encore il les incite à des mélanges incessants. Comme les barrières des provinces, les barrières des classes s’abaissent progressivement au sein des nations. On n’a plus la même horreur des mésalliances. Avec la démocratie, l’âge est venu, comme disait Gobineau, de la « panmixie », du métissage universel, de l’impureté générale. C’est ainsi que nos sociétés, au lieu de nous présenter deux ou trois types nettement définis, faciles à distinguer et à classer, dont nous aurions pu aisément suivre les destinées et comparer les qualités propres, ne nous offrent plus que des collections de types hybrides, presque indiscernables, et littéralement « insignifiants ». Toutes les proclamations de l’anthroposociologie se terminent par le même cri d’alarme. « Les types intéressants disparaissent à vue d’œil : les mélanges et croisements augmentent dans des proportions désastreuses[56] ».

Mais peut-être, précisément, les champs d’expériences que nos sociétés refusent à l’anthroposociologie, la société hindoue les lui réserve-t-elle ? L’égalitarisme ici n’a pas intoxiqué la civilisation. Elle se nourrit au contraire d’idées antiégalitaires. Parce que l’Inde est la patrie des castes, elle sera sans doute le paradis des anthroposociologues.

En fait, ils ont souvent loué, comme dociles aux saines exigences de la « culture des races », les prescriptions de la sagesse brahmanique.

En matière d’alimentation, les habitudes quasi végétariennes qu’elle impose prouvent qu’elle avait conscience des conséquences physiologiques du climat, qui ne permet pas en effet une nourriture trop forte. Ses prohibitions en matière de mariage sont encore plus avisées. Elle prend la précaution d’éliminer les infirmes de leur caste, de peur que les dégénérescences individuelles ne se propagent et n’altèrent la pureté des types. Bien plus, elle avait compris sans doute que si, pour maintenir les types purs, il ne faut tolérer d’union qu’entre gens du même sang, cependant les unions de parents trop proches risquent aussi de faire dégénérer la race. C’est pourquoi des règles exogamiques vinrent sagement compléter et corriger les règles endogamiques. Deux cercles limitent le choix de l’individu : il ne peut prendre femme en dehors du plus large, mais non plus à l’intérieur du plus étroit ; il doit se marier dans sa caste, mais non dans sa famille. Ainsi sont conservés les avantages des mariages consanguins, et leurs inconvénients évités. En vérité, tout le système n’est-il pas combiné admirablement ? Et ne dirait-on pas que Manou avait pressenti Darwin ? L’anthropologie peut proclamer que les Hindous sont « le peuple modèle » 298. En bons sélectionnistes, ils se sont gardés de mêler leurs races.

1. V. Reibmayr. Inzucht and Vermischung beim Menschen, Leipzig, Deulicke, 1897, p. 94 sqq.

Et certes, en bien d’autres lieux, on a vu les races s’affronter. L’histoire n’est-elle pas, en son fond, une incessante « lutte des races » ? Mais, presque partout, les oppositions cèdent à la longue. L’amour est le plus fort. Dans les histoires sanglantes comme dans les comédies, tout finit par des mariages. C’est ainsi que les peuples conquérants sont le plus souvent comme résorbés par les peuples conquis, les Lombards par les Italiens, les Grecs d’Alexandrie par les Égyptiens, les Normands par les Français. En Inde, les antipathies originelles, réchauffées sans doute par la différence de couleur des races en présence, ont eu la vie plus dure. Elles se sont créé des organes indestructibles. Elles ont sécrété ces formes sociales qui dominent l’Inde encore aujourd’hui. Né de ces répulsions premières, le système des castes les a entretenues pendant trente siècles, pour le bonheur des anthropologistes 299.

Nulle part ailleurs la population n’est aussi nettement divisée, en groupes plus exclusifs, plus fermés, plus hostiles aux for-mariages. C’est donc en Inde surtout que les types ethniques primitifs ont les plus grandes chances de se maintenir distincts, et chacun à son rang. Nulle part ailleurs, d’un autre côté, les métiers n’ont été plus rigoureusement séparés, les spécialisations héréditaires plus soigneusement entretenues. C’est donc en Inde surtout que doit se rencontrer l’accord des fonctions sociales avec les facultés naturelles. Ici du moins nous sommes à l’abri de l’esprit qui bouleverse tout pour tout niveler : les sangs ne se mêlent pas plus que les fonctions ne s’échangent.

Ici par conséquent se révéleront les secrètes harmonies qui, unissant aux diverses formes du corps diverses dispositions de l’esprit, prédestinent les hommes qui ont le corps fait de telle ou telle façon à jouer tel ou tel rôle dans la

I. V. Risley. The Tribes and Castes of Bengal. Tome I, p. 26. société. Parce que l’Inde s’est laissé cloisonner dès la plus haute Antiquité par le régime des castes, parce qu’elle a réparti ses races en sections non seulement hiérarchisées, mais strictement fermées et spécialisées, elle nous permettra sans doute de vérifier les thèses maîtresses de l’anthroposociologie ; entre les différences physiques, les différences sociales et les différences mentales, elle nous révélera des rapports constants.

En fait, dès leur première impression, les voyageurs sont frappés, en Inde plus que partout ailleurs, de la grande diversité des types rencontrés. S’ils s’en fiaient aux physionomies qui se succèdent devant leurs yeux, ils pourraient se croire transportés, tantôt en Grèce, tantôt en Afrique, tantôt en Extrême-Orient. Jacquemont raconte son étonnement lorsqu’il visita le collège anglo-indien de Calcutta 300. Quarante jeunes indigènes y étaient réunis : « Plus de la moitié avaient de belles figures, presque tous de très belles mains. Drapés plutôt que couverts d’une mousseline grossière, mais moelleuse, beaucoup d’entre eux, par l’élégance naturelle de leurs poses et de leurs gestes, me rappelaient les statues grecques. » Le colonel Dalton 301 dit avec quelle surprise il découvrit chez les Kurmis et chez les Goalas des garçons et des filles qui, par la finesse des traits, l’harmonie des formes, la clarté du teint ne le cédaient en rien, sans doute, à la race des bergers d’Arcadie. Souvent ainsi, d’une manière inattendue, sous les haillons d’un fakir ou sous l’uniforme d’un cipaye, il vous semble reconnaître un homme de votre sang, un « frère aryen ». Mais regardez maintenant ces

I. Voyage dans l'Inde, I, i53.

a. Cité par Schiagîntweit. Zeitschrift der Deutschen Morgenlândischen GeselUchafL Bd XXXIII, p. 807. cultivateurs Oraons du Chota Nagpour 302 : le nez n’est plus droit ni fin, mais large et plat ; le front n’est pas développé, mais bas et étroit, caché sous des cheveux à demi frisés ; la mâchoire est avancée, les lèvres épaisses. Vous vous sentez terriblement éloigné de ces êtres mal faits et malpropres. Montez chez les Murmis du Népal 303, vous ne serez pas moins désorienté : têtes étroites, larges faces, nez court, pommettes bombées, yeux obliques, c’est encore une humanité nouvelle. Vous obtiendrez ainsi l’impression que l’Inde est bien, comme on l’a dit, un musée de races, où les échantillons les plus variés coexistent sans se mêler.


Une plus longue fréquentation du monde hindou vous ferait d’ailleurs entrer par les yeux, sans doute, l’idée que ces échantillons variés non seulement se juxtaposent, mais se superposent, et que ces distinctions ethniques correspondent à autant de distinctions sociales. Vous remarquerez sans peine que les mêmes métiers sont exercés par des hommes de même type, et les différents métiers par des hommes de type différent ; et ainsi, non pas seulement à l’habit et aux manières, mais à la taille, à la conformation, à la physionomie, vous reconnaîtrez le tisserand, le marchand de grains, le banquier, le guerrier, le prêtre. Dans certaines contrées d’Europe, il vous arrive encore de deviner la profession à la race ; mais ce qui est l’exception chez nous est la règle là-bas. On nous assure que pour un œil un peu exercé, le physique de la plupart des Hindous indique clairement leur caste 304 : elle est, si l’on peut dire, écrite sur leur figure.

Mais est-il possible de vérifier et de préciser ces impressions ? Il suffirait, suivant M. Johnston 305, de classer les

I. Risley. Ouv. cit, I, Sg. a. /6id., II, p. iio. 3. I, p. 3o.

/». Races et Castes dans VInde, dans V Anthropologie de iSgS. Tome VI,, p. 176-181. individus par couleurs. On verrait alors que la différence des couleurs correspond à la différence des situations. Il fallait donc prendre à la lettre le vieux mot sanscrit varna qui désigne la caste et qui signifie couleur. La société hindoue est essentiellement polychrome, et les distinctions sociales s’y notent par autant de différences de teintes. Une légende du Mahâbhârata classe les hommes en blancs, rouges, jaunes et noirs, suivant leurs qualités et leurs occupations. L’observation confirmerait, nous dit-on, la légende. Les Brahmanes sont remarquables par la blancheur de leur teint, tandis que la couleur des guerriers Radjpoutes tire sur le rouge. Chez les agriculteurs, chez les Kochs du Bengale par exemple, ou les Savaras de Madras, on rencontre plutôt le type mongol, à la peau jaune, tandis que, dans les classes d’artisans, le type noir dravidien l’emporte. La comparaison méthodique des teintes dominantes des diverses classes hindoues confirmerait ainsi nos intuitions premières.

Mais il était réservé aux statistiques « monumentales » de M. Risley d’en apporter une vérification éclatante 306. Les questions de couleurs ont toujours été matière à discussion : il entre, dans l’appréciation des teintes, un coefficient personnel difficile à éliminer. Mais si nous savons user de la « boîte anthropométrique », si, avec le compas ou l’équerre, nous mesurons de l’homme tout ce qui peut en être mesuré, si nous établissons ses indices céphalique, nasal, naso-molaire, vertico-zygomatique, vertico-molaire, vertico-céphalique, vertico-frontal, peut-être aboutirons-nous, enfin, à des résultats « objectifs ».

En soumettant à ces mensurations 5 505 sujets du Bengale, M. Risley a été amené à reconnaître, dans la société hindoue contemporaine, deux types dominants. Et ce sont précisément les deux types dont l’opposition est

I. Publiées dans l’Etnographical Glossary qui accompagne les a volumes cités plus haut, sur les tribus et les castes du Bengale. le trait original de la société hindoue primitive. Rappelons-nous les insultes que les Aryas des Védas lancent aux Dasyus. La race des conquérants, fière de sa peau blanche, de son nez droit, de sa figure symétrique, raille les tribus indigè­nes de « peaux-noires », de « sans-nez », de « faces camuses », qu'elle chasse devant elle. On ne saurait souhaiter, dit M. Risley, un signalement anthropo­métrique plus précieux. Nos mensurations, prises sur le vivant, nous permet­tent encore de désigner, à n'en pas douter, ici le petit-fils des indigènes, et là le petit-fils des conquérants. Pendant tant de siècles, le type aryen et le type dravidien ont suffisamment maintenu leur distinction, gardé leurs distances. Ils continuent d'exercer des fonctions différentes ; et il est possible de prouver par des chiffres que plus un homme est haut placé sur l'échelle sociale, plus il approche du premier type – plus il est bas au contraire, et plus il se rapproche du second.

À vrai dire, la comparaison des indices céphaliques nous réservait ici des déceptions. Il eût été agréable de démontrer que partout et toujours les supérieurs se distinguent des inférieurs par leur plus grande dolichocéphalie. L'Inde nous refuse ce plaisir. Cela tient-il à ce que la race inférieure, en Inde, est proche parente des nègres, qui sont malheureusement, comme l'on sait, très dolichocéphales ? Toujours est-il que, suivant les observations de M. Flower, les proportions crâniennes sont à peu près constantes dans toute l'Inde. La présence de l'élément mongolique, qui est brachycéphale, fait sans doute, par endroits – en diminuant la proportion des dolichocéphales recensés – monter la moyenne de l'indice. Mais, suivant M. Risley, l'intervention de cet élément serait négligeable dans la constitution des castes. Puisque les deux éléments constituants de la société hindoue, le Dravidien et l'Aryen, quoique apparte­nant à des variétés biologiques toutes différentes, sont à peu près également dolichocéphales, il n'est pas étonnant que notre butin céphalométrique soit mince.

Les révélations de l’indice nasal nous assuraient, heureusement, d’amples compensations. Non seulement elles nous permettent de distinguer radicalement Dravidiens et Aryens, en nous prouvant que les premiers ont le nez aussi large que les nègres, et les seconds le nez aussi fin que les Parisiens, mais encore elles marquent, d’une manière inattendue, les degrés de la hiérarchie hindoue. M. Risley ne nous affirme-t-il pas que la supériorité sociale est, dans la société hindoue, proportionnelle à la finesse du nez ? Il le prouve de deux façons.

Les petites sociétés qui composent la société hindoue sont pour la plupart exogamiques en même temps qu’endogamiques ; c’est-à-dire qu’elles interdisent à leurs membres de prendre femme à l’intérieur de certains cercles définis. Mais elles définissent ces cercles de différentes façons. L’homme reconnaît la femme qu’il ne doit pas épouser tantôt au fait qu’elle porte le même totem que lui, tantôt au fait qu’elle habite le même lieu, tantôt au fait qu’elle descend, ou est censée descendre du même ancêtre : l’exogamie peut être « totémique », « territoriale », ou « éponymique ». Or, il est constant que ces différents modes d’exogamie ne correspondent pas au même niveau moral. Les uns sont, si l’on peut dire, plus distingués que les autres : l’exogamie manifeste un état de civilisation inférieur, l’éponymique un état supérieur. Qu’on mensure maintenant des sujets appartenant à ces diverses sociétés ; c’est parmi ceux qui pratiquent l’exogamie éponymique qu’on rencontrera le moins grand nombre de platyrhiniens, comme le plus grand nombre parmi ceux qui pratiquent l’exogamie totémique. Ce qui prouve déjà que la finesse du nez est un indice de supériorité.

Mais on peut faire une expérience plus décisive. Prenons, au hasard, dans la province du Bihar, un certain nombre de sujets, et classons-les d’après leurs valeurs sociales traditionnelles. Au-dessus des Kols, des Korwas, des Mundas, qui constituent non pas des castes mais des tribus encore à demi sauvages, nous placerons les Musahars et les Chamars, de la caste des tanneurs ; au-dessus de ceux-ci les Bauris, les Binds, les Kervas, qui sont des pêcheurs ; puis les Goalas, pasteurs, et les Kurmis, cultivateurs ; et enfin, les Khatris et les Babhans, commerçants et propriétaires appartenant aux plus hautes classes. Mesurons maintenant les proportions nasales des sujets ainsi rangés. Nous constaterons que les Khatris ont incontestablement le nez moins large que les Kurmis, les Kurmis que les Bauris, les Bauris que les Chamars, les Chamars que les Kols ou les Mundas. En un mot, il nous apparaîtra que la hiérarchie anthropométrique est parallèle à la hiérarchie sociale, et nous pourrons conclure « presque sans paradoxe, que, dans l’Inde orientale, le rang social d’un homme varie en raison inverse de la largeur de son nez » 307.

Que demander de plus ? Nos anthroposociologues peuvent être satisfaits. Ce que l’Europe, bouleversée par la démocratie, leur refusait, l’Inde, comme pétrifiée par le régime des castes, le leur accorde généreusement. À défaut de l’indice céphalique, l’indice nasal leur a permis de noter, entre les différences physiques et les différences sociales, des correspondances étrangement précises.

Que vaut cependant toute cette démonstration ?

Si elle ne s’appuyait que sur les « impressions » des voyageurs, ou même des habitants de l’Inde, il serait trop aisé de l’ébranler. D’abord, lorsqu’il s’agit de prouver que des différences proprement biologiques se cachent sous les différences sociales, on ne peut qu’à moitié se fier à l’apparence, à l’aspect général, à la physionomie des

I. The Tribes and Castes of Bengal, Tome I, p. 34 • individus. C’est leur « air » qui nous frappe surtout ; or, leur air ne traduit-il pas l’idée qu’ils se font de leur situation bien plutôt que la constitution de leur race ? Remarquons que c’est surtout par des traits moraux que les observateurs décrivent l’aspect extérieur des Brahmanes. C’est à « je ne sais quoi de plus dégagé et de plus libre dans l’air et le maintien » qu’il est aisé, nous dit l’abbé Dubois 308, de les reconnaître. « Ils marchent, nous dit Sherring 309 parlant des Brahmanes de Bénarès, avec un air que je n’ai vu à aucune autre espèce d’hommes : ils respirent à la fois le contentement d’eux-mêmes, le sentiment de leur supériorité, la conviction de leur pureté et de leur sainteté essentielle. » Nous recevons ici l’impression directe des âmes, plutôt que celle des corps ; ce sont les traditions, plutôt que les races, qui sont écrites sur les figures. L’apparence martiale des Radjpoutes ne s’explique-t-elle pas par un phénomène analogue ? Par mille plis inaperçus, les esprits façonnent les corps à leur image : et ainsi des différences toutes morales peuvent, dans bien des cas, nous donner l’illusion de différences physiques.

Combien d’ailleurs les impressions générales sont sujettes à caution, il suffira, pour le prouver, de rappeler qu’elles sont contradictoires. M. Risley, qui a longtemps habité l’Inde, nous dit qu’un œil exercé reconnaît la caste d’un homme à sa figure. Mais M. Nesfield n’a pas habité l’Inde moins longtemps. Or, son opinion est toute différente. Il ne croit pas à l’hétérogénéité essentielle des races hindoues ; il nous déclare que la plupart des Brahmanes ne sont ni plus clairs de teint ni plus finement taillés que les membres des autres castes ; il nous met au défi de distinguer, des balayeurs rencontrés dans les rues, les étudiants rassemblés dans le collège sanscrit de Bénarès 310.

1. Mœurs, institutions et cérémonies des Peuples de l'Inde. Tome I, p. 45 1.

2. Sacred City of the Hindus, p. 17, cité par Grooke, Tribes and Castes of the Nord-Western Provinces and Oudh. Vol. II, p. 160.

3. Brief View ofthe Caste System, p. 76.

Pour décider entre ces affirmations contraires, suffit-il vraiment de comparer attentivement les teints ? – Rien ne nous autorise à adopter sur ce point les conclusions hardies de M. Johnston. Où prend-il que le rouge soit la couleur distinctive des Kshatriyas ? Aussi bien que les Brahmanes, ils prétendent descendre de la race blanche des conquérants, et on a parfois voulu retrouver en effet, chez les guerriers hindous, de très beaux échantillons du type aryen. Les Banyas d’aujourd’hui correspondent, d’une manière générale, aux Vaiçyas primitifs : le commerce est entre leurs mains ; or, ils ne semblent avoir aucun trait de ce type mongol jaune auquel M. Johnston assigne la fonction du commerce. D’un autre côté peut-on dire que la couleur noire du type dravidien ne se rencontre que chez les castes d’artisans, correspondant aux Çûdras ? Elle s’étend, au contraire, en teintes dégradées, il est vrai, mais continues, sur tout le monde hindou. Et même il n’est pas rare aujourd’hui, malgré le vieux proverbe qui dit : « Défiez-vous d’un Paria blanc et d’un Brahmane noir », de rencontrer des Brahmanes d’un noir franc, du moins dans le Bas-Bengale et dans toute la presqu’île. En tout cas, même dans les hautes classes du Nord-Est, les couleurs les plus répandues sont celles du pain d’épice, du grain de café, ou mieux du grain de blé 311. La polychromie du monde hindou est faite de nuances infinies, et non, comme le voudrait M. Johnston, de quatre couleurs tranchées. Sa théorie est une légende nouvelle, bien plutôt qu’une confirmation des légendes anciennes par l’observation.

Les statistiques de M. Risley sont autrement imposantes. Que répondre à des chiffres qui viennent de si loin ? Sans doute, cette coïncidence des deux hiérarchies, sociale et ethnique, tient du prodige. « Qui ne resterait


I . V. les observations des fonctionnaires chargés des recensements, résu- mées dans Tarticle cité de Schlagintweit, p. 572-699. un peu sceptique » ? demandait M. Senart 312. Mais comment justifier notre scepticisme, si nous n’avons pas de documents à opposer à ceux de M. Risley ?

Heureusement M. Risley a fait école. L’enquête anthropométrique s’est poursuivie. Des statistiques nouvelles nous permettent de limiter la valeur des formules générales qu’on aurait cru pouvoir tirer des premières mensurations.

On fait observer d’abord que le Bengale, où ces premières mesures ont été prises, offre sans doute un milieu exceptionnel. « L’immigration aryenne n’y a jamais été bien dense, comme le montre la langue, qui n’est sanscrite que par le vocabulaire » 313. Peut-être, en effet, les races s’y sont-elles moins longtemps mêlées, et les types y subsistent-ils moins brouillés. Mais si l’on étendait ces recherches vers le Sud, on constaterait que le mélange est depuis longtemps un fait accompli. Les plaines de l’Inde, remarque le Dr Cornish 314, n’ont jamais pu porter un peuple purement aryen. Ou bien il a disparu, ou bien il s’est fondu avec les aborigènes. Sans descendre si bas, nous trouvons, dans les provinces du Nord-Ouest et de l’Oudh, nombre de données anthropométriques contraires aux thèses anthroposociologiques. C’est M. Crooke qui les a rassemblées, avec la même méthode que M. Risley, dans une œuvre non moins « monumentale » 315. Il a mensuré 4 906 sujets. Ses mesures lui permettent-elles d’énoncer des lois analogues à celle qui nous étonnait ? En aucune façon. L’indice céphalique des « deux-fois-nés » ne diffère pas sensiblement de l’indice céphalique des aborigènes – ce qui va de soi – ; mais ce qui est

I. Les Castes dans l'Inde, p. 200.

a. Barlh. Bulletin des Religions de l'Inde, dans la Bévue de V Histoire des Religions. Tome XXIX, p. 58.

3. Madras Census Report. I,p. 1 16-175.

4. The Tribes and Castes of the North- tVestern Provinces and Oudh. 4 vol. pire – leur indice nasal n’est pas sensiblement plus bas. Sur une liste où les sujets sont rangés par ordre de largeur nasale croissante, si les Brahmanes occupent le second rang (indice nasal, 59) après les Jâts (55), les Dhânuks, gens de caste indubitablement dravidienne, les suivent de très près (61) ; tandis que les Radjpoutes (64) se laissent honteusement dépasser par les Banyas (63) qui ne sont que des commerçants, et les Gûjars (62) qui ne sont que des laboureurs. D’autres mesures ne sont pas plus flatteuses pour l’orgueil des hautes castes : sur une liste où les sujets sont rangés dans l’ordre des angles faciaux décroissants, les Brahmanes et les Radjpoutes n’arrivent qu’au sixième rang avec la même moyenne que les Chamars (65), à cinq degrés au-dessous des Maujhis (70). Si l’on ajoute que sur d’autres listes de moyennes, les Kshatriyas et les Khatris, qui prétendent également descendre de la race guerrière, se trouvent les uns au haut, les autres au bas de l’échelle, séparés par des laboureurs, des danseurs, des marchands de liqueurs aussi bien que par des prêtres, et qu’enfin, quelques mesures qu’on ait prises, toutes les listes de moyennes constituées ont présenté les mêmes désordres, on comprendra que la confusion est complète : les renseignements du Nord-Ouest contredisent les renseignements de l’Est.


Ceux-ci ont-ils, d’ailleurs, en dernière analyse, toute la netteté que M. Risley leur suppose ? Que l’on examine d’abord sa fameuse table des indices nasaux, on s’étonnera que les Kayasths, qui seraient, suivant la théorie brahmanique, de race Çûdra, y prennent rang avant les Brahmanes, et surtout que les Tchândâlas, caste impure, y soient placés avant les Rajbansis, de sang royal. L’étude des mesures individuelles apporterait d’ailleurs d’autres surprises. Elle révélerait que nombre de Brahmanes tendent, plus que les Goalas ou les Chamars, vers un profil de nègre.

Sur d’autres tables, sur celles des indices céphaliques par exemple, vous constateriez que le Brahmane se rapproche du Bind 316, comme le Bâbhan du Bhar : sur celles des angles faciaux, vous verriez voisiner le prêtre et le pêcheur, le valet de ferme et le propriétaire – si bien que vous pourriez conclure avec M. C.-J. O’Donnel que, même dans cette région privilégiée, la fusion des types est avancée : l’anthropométrie elle-même prouve qu’il est désormais impossible de reconnaître la fonction à la race, les castes aux crânes.

La conclusion mélancolique à laquelle aboutissait déjà M. Topinard, après avoir analysé les documents anthropométriques du Bengale 317 est donc indiscutablement confirmée : « Un premier point nous est acquis : c’est que l’Inde est loin d’être cette terre, rêvée par les anthropologistes, dans laquelle les types se dégagent d’eux-mêmes, simples et classiques, reproduisant ceux que les légendes et une histoire remontant à 4 000 ans et plus nous font entrevoir. C’est que les populations y sont très mélangées, très confuses, et souvent contradictoires, malgré l’endogamie qui n’a pu que condenser leurs caractères. »

Le résultat n’a rien d’ailleurs qui doive nous surprendre, si nous nous rappelons que ces fameux codes sacrés, dont la réglementation sélectionniste fait l’admiration des anthropologistes, expriment un idéal bien plutôt que la réalité.

Les prescriptions n’en sont-elles pas dictées par les vœux de la caste dominante, qui les a rédigées, bien plutôt qu’elles ne sont calquées sur des coutumes respectées universellement ? Il serait étrange que les observations anthropométriques vinssent confirmer la théorie brahmanique des castes, puisque tout concourt à prouver – on nous l’a montré 318 – que la théorie brahmanique a le plus souvent masqué

1. Crooke. Oavr, cit., p. 137. 2. Anthropologie. Art. cit., p. 310. 3. V. plus haut, p. 30. et faussé la réalité historique. Comme les castes sont infiniment plus nombreuses, elles sont infiniment plus mêlées qu’on n’était porté à le croire, lorsqu’on ne voyait l’Inde que par les yeux des Brahmanes. Les prohibitions qui remplissent leurs codes énoncent les prétentions des hautes castes à la pureté ; elles n’apportent « aucunement la preuve de cette pureté même. Il y a eu des mésalliances de toute Antiquité – la littérature sacrée elle-même en témoigne cent fois – et, malgré la rigueur sans doute croissante du protectionnisme endogamique, on en contracte encore sous nos yeux 319. Comment l’anthropométrie pourrait-elle démontrer, dès lors, qu’à la différence et à l’inégalité des castes correspondent une différence et une inégalité de races ? « Une concordance si parfaite, étant donnés les mélanges profonds et très accidentels de tant d’éléments, tiendrait véritablement du prodige » 320.

On exagérait donc la force de répulsion qui séparait les races primitives, lorsqu’on les croyait capables de sectionner pour l’éternité la société hindoue. Ici comme ailleurs, conquérants et conquis ont fini par s’embrasser. L’anthroposociologie cherche en vain sa terre idéale. Que l’esprit le plus contraire à l’esprit égalitaire règne sur toute une civilisation ; que les prohibitions les plus sacrées conspirent pour parquer les races ; que le souci de la pureté prime tous les autres, et cloisonne à son gré toute la société : c’est en vain. Tôt ou tard, les plus hautes barrières sont franchies, les éléments les plus divers se mêlent, et vous ne pouvez plus constater, entre les différences physiques et les différences sociales, de corrélations précises.

Mais si l’anthropométrie a exagéré la valeur de ses

I. Cf. Schlagintweit. Art. cit,, p. 56o-575. a. Senart. Oavr. ciL, p. aoo. mesures, il ne nous faudrait pas exagérer, en sens inverse, la valeur de nos critiques. Elles prouvent que, même en Inde, les types ethniques ne sont pas restés assez nettement séparés pour qu’on puisse, aujourd’hui encore, constater objectivement et évaluer mathématiquement leurs différences. Il n’en reste pas moins que l’Inde, de l’aveu commun, est le pays du monde où l’on a dépensé le plus d’efforts pour maintenir les divers groupes d’hommes séparés ; et, que ces efforts n’aient pas réussi à empêcher tout mélange, cela ne veut pas dire qu’ils soient restés absolument sans effets.

Peut-être par exemple, si l’Inde ne nous permet plus de prouver par des chiffres le parallélisme des différences physiques avec les différences sociales, nous laissera-t-elle du moins apercevoir, entre ces différences sociales et les différences mentales, une certaine harmonie. Souvenons-nous qu’elle est la terre classique, non pas seulement du mariage endogamique, mais de la spécialisation héréditaire. Depuis des siècles, les fils y héritent nécessairement du métier de leurs pères : cette transmission du métier, accompagnant la transmission du sang, n’a-t-elle pas dû graduellement adapter, aux qualités que le métier exige, les qualités que le sang transmet ? Cette coïncidence de l’hérédité sociale avec l’hérédité physique n’a-t-elle pas dû constituer peu à peu des types qui se distinguent, sinon par des formes tout extérieures, visibles à l’œil nu ou mesurables au compas, du moins par des dispositions intimes, appréciables à l’expérience ? Comment des habitudes tant de fois séculaires ne se déposeraient-elles pas dans les cerveaux sous la forme de facultés innées ? Les enfants de castes différentes auront donc, comme l’on dit, « dans le sang », l’un l’aptitude à la méditation, l’autre le goût de la guerre, celui-ci le don du commerce, et celui-là, enfin, l’instinct des métiers serviles. L’immobilité du monde hindou nous conserve ces échantillons que l’anthroposociologie recherche en vain dans notre monde trop agité : le régime des castes est la fabrique désignée des spécialisations constitutionnelles.


Mais comment constater nettement leur existence ? Nous nous heurtons ici à des difficultés nouvelles. Le régime des castes a un caractère fâcheux. Il cache ses meilleurs effets et dérobe son excellence à la vérification : il est comme un armurier fameux dont on ne pourrait essayer les armes : ces qualités héréditaires qu’il forge dans l’ombre, il les empêche de luire au soleil, de se manifester clairement, de faire leurs preuves. Il spécialise a priori les enfants des diverses castes : il nous empêche ainsi de prendre la mesure de leurs facultés personnelles. De quel droit prétendre que l’enfant des castes serviles est congénitalement incapable de guerroyer ou d’interpréter les Védas, puisque, en fait, il n’est jamais mis « au pied du mur » ? Qui sait combien le régime des castes laisse ainsi, dans ses basses classes, de talents inutilisés, et inversement, dans ses hautes classes, combien de non-valeurs respectées ? La répartition héréditaire des fonctions nous cache la répartition naturelle des facultés.

Mais peut-être, pour prouver que les deux systèmes de répartition se correspondent exactement, pourrons-nous employer une méthode indirecte. Supposons, par exemple, que la société où règne cette spécialisation héréditaire ait donné des preuves irrécusables de fécondité : sa vie a été bien remplie, ses œuvres sont nombreuses et variées, elle a engendré une civilisation admirable. Ne serions-nous pas en droit de dire, dès lors, que les travaux ont dû être, dans cette société, convenablement divisés, les fonctions justement réparties ? La vitalité de l’ensemble aurait prouvé sans doute que chacun des groupes spécialisés était à la hauteur de sa tâche, et que le régime des castes forme, par le jeu naturel de l’hérédité, l’homme qu’il faut pour la situation qu’il faut : the right man in the right place ?

Mais qui ne voit que, si l’on s’en tient à cette méthode, on ne fera guère qu’opposer des prédilections arbitraires ? – Le partisan de la spécialisation héréditaire mettra en relief tous les beaux côtés de la civilisation hindoue. N’a-t-elle pas, de tout temps, émerveillé et comme fasciné l’Occident ? Sa richesse a attiré tous les peuples, et tous les peuples se sont disputé les chefs-d’œuvre de ses tisserands et de ses orfèvres. Ses découvertes astronomiques et mathématiques ont longtemps alimenté notre science. L’exubérance de ses arts étonne notre imagination. Et nous retrouvons avec stupeur, dans sa philosophie tant de fois séculaire, ce que nos philosophes modernes ont pu rêver de plus profond ! – Défiez-vous, répondra l’adversaire du régime des castes, des pensées volontairement obscures, ou des formules simplement creuses. On a pu prouver que l’apport scientifique de l’Inde ancienne se réduisait, en somme, à peu de chose. L’exubérance de son imagination témoigne sans doute de l’impuissance de ses facultés organisatrices et unificatrices. Elle a pu constituer quelques industries de luxe, non l’industrie véritable qui fait vivre les peuples. Il lui a manqué la puissance intellectuelle qui les émancipe, comme la puissance matérielle qui les défend. En tout cas, s’il est vrai que son passé lointain nous étonne, il faut constater que depuis longtemps sa force créatrice semble épuisée. Dans l’époque moderne qu’a-t-elle produit d’original ? Sa civilisation piétine, ou plutôt recule. Y a-t-il là de quoi faire l’éloge de cette « sélection systématique » dont la caste est l’instrument ? – On pourrait échanger longtemps, sans résultat, des considérations de cet ordre ; elles impliquent des jugements d’ensemble sur le prix des civilisations ; elles ne se prêtent guère à des démonstrations précises.

D’ailleurs, fût-on arrivé à dresser le bilan exact de la civilisation hindoue, et à mesurer sa juste valeur, qu’aurait-on prouvé pour ou contre les thèses de l’anthroposociologie ? Combien de causes, en effet, différentes des qualités congénitales des individus, n’ont pas poussé à la même roue ? N’a-t-on pas montré bien des fois comment les formes de la nature en Inde devaient modeler l’imagination et la volonté du peuple hindou ? Et si l’on croit que les formes sociales sont plus puissantes encore que les formes naturelles, et qu’en ce sens le régime des castes est bien « l’âme de la civilisation hindoue », rappelons-nous du moins que les effets moraux de ce régime sont singulièrement plus clairs que ses effets physiques. Pour comprendre l’orientation qu’il a dû imprimer à la civilisation de l’Inde, qu’avons-nous besoin de rechercher les traces obscures de ses opérations matérielles ? Les dispositions cérébrales que le père transmet au fils portent-elles vraiment l’empreinte et comme la marque de fabrique de la caste ? Ces hypothèses équivoques sont inutiles. Les modes opératoires proprement sociaux de la caste – le tour qu’elle donne à l’éducation, le cercle qu’elle trace à l’imitation, les crans d’arrêt qu’elle impose à l’ambition – suffisent à expliquer sa puissance.

On nous montre les Banyas 321, membres des castes commerçantes, très soucieux de l’avenir de leurs fils ; ils s’en font accompagner le plus souvent possible, leur apprennent avec soin les éléments du calcul, les mettent, dès qu’ils peuvent, au courant des affaires. Après cela, si un jeune Banya se montre bon commerçant, aurons-nous besoin de supposer quelque aptitude innée qui le prédestinait au commerce ? Tous les voyageurs ont noté l’adresse étonnante de l’artisan hindou. Dirons-nous que, de par le régime des castes, cette adresse lui est naturelle ? Vivant auprès de son père, familiarisé dès l’enfance avec les instruments du métier, il acquiert son art inconsciemment, par l’habitude, sans qu’il soit besoin de supposer qu’il le reçoive mystérieusement de l’hérédité. Le fils du Radjpoute grandit avec l’idée

I. Çrooke. Ouur. cit., I, p. 174. qu’il est né pour la guerre : n’est-ce pas cette idée, plus encore que son tempérament, qui est responsable de ses goûts guerriers ? De même, la notion que les jeunes Brahmanes se font des devoirs et des droits de leur caste détermine toute leur activité. Où l’action des forces psychiques apparaît si claire, on n’a plus besoin d’invoquer la vertu des races. Par ses seules influences morales, le régime des castes rendrait suffisamment compte du degré de perfection auquel l’Inde a porté sa civilisation ; comme il rendrait compte aussi de l’espèce de pétrification dont cette civilisation a donné le spectacle. Un Hindou en fait justement la remarque 322 : « Il est de l’essence du régime des castes, par les habitudes d’esprit qu’il impose aux hommes, de les élever au-dessus de la barbarie, mais de les arrêter à mi-chemin sur la route du progrès. » Cet arrêt, comme cet élan, peut s’expliquer sans l’intervention des spécialisations constitutionnelles. Le mouvement général de la civilisation hindoue ne manifeste nullement, même de manière indirecte, les correspondances recherchées par l’anthroposociologie.

Mais peut-être l’intervention de la civilisation anglaise va-t-elle nous rendre ici un service inattendu ?

Sans doute elle n’empêche pas, nous l’avons vu 323, le mécanisme des castes de fonctionner. Il résiste victorieusement, sur plus d’un point, aux pressions directes ou indirectes qu’elle lui fait subir. Toutefois, la seule influence de l’industrie et de l’administration européennes ne pouvait manquer de multiplier, du moins, les exceptions à la loi des spécialisations héréditaires. Certains débouchés se ferment, d’autres s’ouvrent.

Dans beaucoup de castes, ainsi, tandis que certains membres reviennent aux professions primitives et

1. Pramatha Nath Bose. A History of Hindu civilisation during British Rule, Vol. I, p. 3o, sqq.

2. Y. plus haut, p. lia, sqq. refluent vers l’agriculture, d’autres se disputent les métiers inédits dont la civilisation anglaise entraîne la création. Un bon nombre aspire à devenir fonctionnaires. C’est un des espoirs qui contribuent à remplir, d’une foule chaque jour plus pressée et plus bigarrée, les écoles chaque jour plus nombreuses. Si le gouvernement anglo-indien n’ouvre pas aux Hindous, aussi largement qu’ils le voudraient, les hauts emplois du civil service, du moins ne tient-il aucun compte, pour la distribution des fonctions qu’il leur offre, de leurs distinctions originelles. Il prétend oublier les différences de races comme les différences de religions. Dans cette même société dont le régime des castes immobilisait naguère tous les éléments, un régime de concours, qui en mobilise une grande partie, est brusquement ouvert 324. Considérons donc, après cette espère de mobilisation, les fonctions que s’approprient et les rangs qu’atteignent les membres des différentes castes ; nous obtiendrons peut-être ainsi une démonstration de leurs qualités spécifiques.

Pour les qualités militaires, ceux qui prétendent descendre de la caste des Kshatriyas les possèdent sans aucun doute : mais en ont-ils le monopole ? Il y a longtemps qu’on a remarqué, au contraire, que l’armée anglo-indienne était un rendez-vous pour toutes les castes, et que les plus basses, suivant l’expression de Jacquemont « s’élèvent en prenant le mousquet ». Du moins, si on leur interdit d’abord de prendre rang dans l’armée du Bengale, elles firent librement partie de l’armée de Madras et de celle de Bombay. Aujourd’hui elles reçoivent toutes dans leurs cadres non seulement des membres des basses castes, mais des membres des tribus « sans castes » ; et leurs chefs s’en déclarent fort satisfaits. Ainsi le Brahmane ne fait pas moins bonne figure sous les armes que le Kshatriya, le Vaiçya que le Brahmane, l’aborigène que

I. V. l'ouvrage cité de Pramatha Nath Bose, passim. l’aryen. Revêtus d’un même uniforme, soumis à une même discipline, pénétrés d’un même esprit, les types ethniques variés se fondent en un seul type social, le cipaye.


Mais ce qu’il importerait sans doute d’analyser par-dessous tout, pour comparer les capacités des diverses castes, c’est la répartition des fonctions intellectuelles. Cette analyse nous fournira-t-elle, dans un sens ou dans l’autre, des résultats probants ?

Il est clair que le poids des traditions va troubler ici le libre jeu des vocations individuelles. Quelles que soient leurs facultés propres, tels individus se trouveront spontanément portés, par exemple, vers les professions libérales : tels autres en seront fatalement détournés. Les enquêteurs anglais, en traçant la courbe du mouvement de l’instruction publique en Inde, nous rappellent quels obstacles opposent, à son extension, l’organisation traditionnelle des castes. Le nombre des illettrés ne diminue pas aussi rapidement qu’on l’espérait. Seules un certain nombre de castes paraissent profiter assez largement des écoles. C’est que, de mémoire d’homme, certains groupes seuls avaient l’habitude, et éprouvaient le besoin de l’instruction, ceux-là mêmes pour qui un minimum de culture constituait une manière d’obligation professionnelle. L’instruction sert aux enfants des prêtres pour lire les livres saints, aux enfants des commerçants pour tenir les comptes. Mais la majorité des castes, enfermée dans les diverses professions manuelles, n’acquérait pas le sentiment que le savoir est chose nécessaire : bien plutôt gardait-elle le sentiment que c’est chose réservée. Il semble que ce ne soit pas seulement la pauvreté, mais une sorte de respect qui retient les gens d’envoyer leurs enfants à l’école. En fait, lorsque l’idée en vient aux basses castes, ne voit-on pas les hautes castes protester ? Dans certains pays, les fils des races impures, ou ceux dont les pères exercent des métiers dégradants ne sont admis qu’au seuil de l’école publique : ils ne doivent pas dépasser la véranda 325.

Est-il étonnant, après tant d’obstacles matériels ou moraux, que les membres des basses castes ne s’élèvent pas dans l’échelle des fonctions aussi rapidement qu’on aurait pu l’espérer ? Très peu obtiennent, nous dit-on, les places que le gouvernement ouvre au concours de tous. Dans les fonctions d’employés des postes ou d’instituteurs, a fortiori dans celles de juges, on rencontre en immense majorité les représentants de quelques castes favorisées, toujours les mêmes. Au Bengale par exemple, sur 1 235 postes appointés par le gouvernement anglais, 1 104 sont accaparés par trois castes : Brahmanes, Baidyas, et Kayasths. Dans la plupart des provinces, des proportions analogues se retrouveraient 326.

Il reste donc vrai que les descendants des « philosophes » occupent encore aujourd’hui, dans les carrières libérales, une place privilégiée. Les jeunes Brahmanes en quête d’un métier se souviennent que l’étude fut le privilège de leur caste. Ils se portent de préférence vers les fonctions intellectuelles, et beaucoup y réussissent. Mais ces succès sont-ils la preuve de supériorités intellectuelles héréditaires ? On en doute légitimement, si l’on constate que des succès analogues ne sont nullement refusés aux membres des autres castes. Pendant longtemps, les Radjpoutes n’ont pas brillé dans les situations qui demandent de la culture ; c’est que beaucoup d’entre eux mettaient en quelque sorte leur point d’honneur à ne pas s’instruire. Mais le jour où ils se sont décidés à sortir de leurs tentes, on n’a pas vu que les descendants de la race guerrière fussent fatalement moins aptes à l’étude. Deux des « Babous » les plus fameux de la haute cour du Bengale, Prasanna Chandra Roy et Saligram Sing sont de caste radjpoute. Dans le service judiciaire

I. Census of India, igoi. India, vol. I, p. i6a sqq. a. Ibid. p. 217, 230. de la même province, les petits-fils de Kasava Roy de Nakesipara, qui fut naguère la terreur du pays, brillent au premier rang. Dans les provinces unies se sont des Khatris qui détiennent le plus grand nombre de hautes charges.

D’ailleurs ceux qui, dans nombre de provinces, disputent ces charges aux Brahmanes, n’appartiennent-ils pas, souvent, à des castes que la tradition plaçait assez bas ? Les Kayasths ne sont pas admis parmi les « deux-fois-nés » : le port du cordon sacré leur est défendu. On les rencontre cependant aujourd’hui dans les plus hautes couches de la société. Ils ont autant de succès aux Universités que les Brahmanes ; ils les surpassent même, nous dit-on, comme auteurs, comme journalistes, comme orateurs. Des deux aigles du barreau bengalais, l’un est un Brahmane, l’autre un Kayasth. Les Banyas, commerçants-nés, ont pourtant donné naissance à : nombre d’écrivains distingués. La caste des Telis – castes de Çûdras, caste de fabricants d’huile et de marchands de grains – s’enorgueillit aujourd’hui de la mémoire de Rai Kisto Das Pal Bahadur, l’un des plus grands journalistes de l’Inde. Srinath Pal, l’un des plus brillants élèves de l’Université de Calcutta, qui administre les vastes États de sa tante la Maharani Svarnamayi, est encore un Teli. Les Naïrs du Malabar, qui constituaient naguère une tribu plutôt encore qu’une caste, s’ils fournissent beaucoup de domestiques, comptent aussi nombre d’esprits cultivés. Il était entendu que les tisserands étaient gens actifs, mais peu ouverts, et inaptes à la culture : les voici cependant, à Calcutta, qui prennent à leur tour les grades universitaires et ils ne se montrent pas inférieurs, nous dit-on, aux Brahmanes ou aux Kayasths 327. L’ascension intellectuelle des Shahas du Bengale, tout chargés de mépris qu’ils soient, est un fait qui a frappé tous les observateurs.

I . Nous empruntons la plupart de ces renseignements au livre de Jogendranàth Bhattacharya : Hindu Castes and Sects. Un grand nombre de castes « inférieures » ont donc fait pénétrer leurs membres dans les classes « supérieures » de la société anglo-indienne.

Et si toutes n’y ont pas également réussi, faut-il en accuser la structure cérébrale des races qui les constituent ? Les circonstances sociales ne pèsent-elles pas d’un poids plus lourd dans la balance ? On a vu rarement des Napits barbiers s’élever sur l’échelle des fonctions sociales : cela tient-il à la spécialisation constitutionnelle, à la race des barbiers, ou bien plutôt à la pression de l’opinion générale qui, regardant les barbiers comme des êtres à la fois impurs et sacrés, enchaîne leurs fils à leur situation traditionnelle ? En fait, là où le prosélytisme chrétien réussit à faire reculer les préjugés de caste, ne fait-il pas aussi pénétrer l’instruction dans des bas-fonds qui semblaient devoir lui rester fermés à jamais[57] ? Ce sont donc des forces morales bien plutôt que des forces physiques qui décident de la répartition des professions. L’ « expérience » que la civilisation anglaise a permise à la civilisation hindoue ne nous a nullement révélé les marques héréditaires et comme les poids spécifiques des différentes castes : rien ne nous prouve que leurs membres portent, enregistrée dans leur organisme, telle vocation déterminée.

Aussi les Anglais sont-ils mal venus à revendiquer, pour leur propre race, telle aptitude professionnelle. « Les Hindous, disent-ils quelquefois, n’auront jamais l’esprit à la fois scientifique et pratique nécessaire pour mener l’industrie. » À quoi les Hindous répondent[58] : « Si nous n’avons pas fait jusqu’ici de bons industriels, c’est qu’il nous a manqué et l’instruction technique et le capital suffisant. Le jour où l’Inde aura l’un et l’autre, elle tirera de son sein ses ingénieurs, comme elle en a tiré ses avocats et ses professeurs. » De fait, l’expérience commencée autorise les vastes espoirs. Avec autant d’ardeur que les autres classes, les Brahmanes affluent aux écoles industrielles. Peut-être les petits-fils des Pandits méditatifs seront-ils un jour les plus pratiques des chimistes ou des électriciens. Avons-nous le droit de fixer des limites et d’assigner une direction unique au développement de l’esprit hindou ? Qui nous dit qu’il tournera toujours dans le même cercle ou suivra toujours le même sillon ? Comment croire à une spécialisation en bloc du peuple hindou alors que, malgré un cloisonnement séculaire, aucun de ses fragments ne nous a semblé spécialisé à jamais ?

Cette expérience même nous le rappelle : il est imprudent de poser des bornes à la plasticité des esprits. Sur la même nature, la société peut greffer des plantes diverses. Ouvrez seulement aux races des terrains nouveaux ; appuyez à de nouvelles formes sociales les formes organiques ; et vous les verrez se couvrir, sans doute, de floraisons inattendues.

Nous avons suivi l’anthroposociologie sur le sol qui semblait préparé pour elle. Toutes les ressources que le monde occidental, bouleversé non pas seulement par la constitution des nations, mais par l’avènement de la démocratie, lui refusait définitivement, le monde hindou, dans son immobilité sacrée, paraissait les lui réserver. Les premiers observateurs, confiants dans l’efficacité des codes brahmaniques, ont pu croire en effet qu’ils allaient découvrir en Inde les formules précises des rapports qui unissent les formes corporelles aux facultés mentales et aux situations sociales. À regarder les choses de plus près, il a fallu en rabattre. La précision des premières formules obtenues était illusoire.

D’une part les mensurations anthropométriques, appliquées à des sujets de castes différentes, ne nous ont pas permis de conclure que la hiérarchie des castes correspondait exactement à une hiérarchie des races. D’autre part, la transformation de la société hindoue par la civilisation anglaise ne nous a pas permis de conclure que la spécialisation héréditaire avait déposé, chez les fils des différentes castes, des facultés essentiellement différentes.

En un mot, entre les différences physiques, les différences sociales et les différences mentales, les corrélations nettes continuent de nous manquer. Après comme avant l’observation du monde hindou, les thèses maîtresses de la philosophie des races, transformée en anthroposociologie, restent indémontrables, — et invraisemblables.


  1. V. Rai Bahadur Lala Baij Nath, Hinduism : ancient and modern, Meerut, 1899, chap. I. Dutt. Ancient Civilisation of India, I, p. 70,104. III, p. 81,153,360. Cf. Schröder, Indiens Literatur und Cultur, p. 411.
  2. M. de la Mazelière. Essai sur l’évolution indienne. 2 vol. Paris, Plon, 1908, passim.
  3. S. Lévi, Le Népal, introd., p. 3.
  4. C’est ce que s’est efforcé de mettre en relief M. de la Mazelière dans le livre cité plus haut.
  5. La Religion dans une province de l’Inde (dans les Mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, Chap. i).
  6. V. Barth, Religions of India, p. 238-251. Monier Williams, Hinduism, p. 136 sqq. Jogendranàth Bhattacharya, op. cit., p. 896. Lyall, op. cit., p. 55.
  7. Barth, op, cit., p. 143, remarque que les Jaïnistes, encore qu’ils n’admettent pas en principe l’existence d’une caste sacerdotale, recrutent de préférence leur clergé dans certaines familles, et parfois même, paraît-il, chez les Brahmanes. « Pour le reste, ajoute-t-il, ils observent les règles de la caste aussi bien entre eux que dans leurs rapports avec les dissidents. »
  8. Jogendranàth Bhattacharya, p. 440 sqq. V. ce qu’il dit, p. 456, de l’exclusivisme des Ballhabites.
  9. Lyall, op. cit., p. 225, 369 sqq. Risley, Tribes and Castes, p. ixxii.
  10. La Bible de l’Humanité, p. 75, en note.
  11. Nouveaux essais de critique et d’histoire, p. 344.
  12. Mythologie comparée (trad. fr.), p. 396.
  13. Barth, The religions of India, p. 134 sqq.
  14. V. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, p. 183 sqq.
  15. V. Oldenberg. Le Bouddha, sa vie, sa doctrine, sa communauté (Trad. Foucher, Paris, F. Alcan, 1908), p. 154.
  16. Oldenberg, loc, cit., p. 152, en note.
  17. Oldenberg, loc. cit., p. 180-200.
  18. p. 154. Fick remarquera de même que, dans les ordres bouddhiques, il est rarement fait mention du bas peuple (Die sociale Gliederung im Nordöstlichen Indien zu Buddha’s zeit), p. 51.
  19. Les castes dans l’Inde, p. 240.
  20. Burnouf, Introduction, p. 290 sqq.
  21. Oldenberg, loc. cit., p. 339.
  22. V. Burnouf, loc, cit., p. 74, 328.
  23. Un des reproches que M. Oldenberg (Aus Indien und Iran) adresse à l'Essai de Taine sur le Bouddhisme, c’est que le pessimisme bouddhique y est poussé au noir.
  24. Cf. Oldenberg, le Bouddha, p. 267. Barth, The religions of India, p.114. Lehmann, dans le Manuel d’histoire des religions de Chantepie de la Saussaye, trad. fr., p. 387.
  25. Cf. Kern, Manual of indian Buddhism, Strasbourg, Trübner, 1896. p.12.
  26. Philos. analytique de l’Histoire, II, p. 143 sqq.
  27. Nouveaux Essais, p. 331.
  28. Oldenberg, Le Bouddha, P. 234.
  29. Kern, Manual, p. 49. Cf. Barth. Relig. of India, p. 113.
  30. Année philosophique, 1868.
  31. Cf.R. Fick, Sociale Gliederin, p. 216.
  32. C’est le Census of India. Pour chaque province, il y a un volume de statistiques et un volume de rapports. Les résultats généraux, pour l’ensemble de l’Inde, sont consignés dans deux volumes spéciaux (rédigés, pour 1901, par MM. Risley et Gait) ; Qu’il nous soit permis de remercier ici M. Risley qui, lorsqu’il sut que nous nous occupions de la caste en Inde, nous fit envoyer gracieusement toute la collection de 1901.
  33. V. Piriou, l’Inde contemporaine et le mouvement national. Paris, F. Alcan, 1905, chap. IV et XII. Métin, l’Inde d’aujourd’hui. Paris, 1903, chap. vii.
  34. V. plus haut, p. 37, sqq.
  35. V. les critiques adressées par M. Risley et par M. Russell à la théorie de M. Nesfield (Census of India, 1901, I, p. 550, XIII, p. 151)i Cf. Hopkins, India old and new, p. 180 sqq.
  36. M. Enthoven, Census 1901, vol. IX, p. 210.
  37. Risley, India (Census 1901, I) p. 521. — Cf. Central Provinces (vol. XIII, rapport de M. Russell), p. 185.
  38. Rapport de M. Gait, Census, VI, p. 361.
  39. M. Risley, après avoir énuméré les échecs des réformateurs égalitaires, conclut : « La race domine la religion ; la secte est plus faible que la caste » (India, p. 523).
  40. Central Provinces, XIII, p. 156.
  41. India, I, p. 524.
  42. India, I, p. 519, 531. Cf. Central India, XIX, p.202. Penjab, XVII, p. 319. Rajputana, XXV, p. 124. Baroda, XVIII}, p. 502.
  43. V. par exemple : Luard, Central India, XIX, p. 193. Russell, Central Provinces, XIII, p. 193. Gait, Bengal, VI, p. 351.
  44. Census, vol. XXV (Rajputana), p. 130.
  45. India, I, p. 539.
  46. V. par exemple le rapport de M. Gait (Bengal, VI, p. 366 sqq.).
  47. Central Provinces, XIII, p. 164.
  48. V. les conclusions de M. Risley, India, I, p. 555-556.
  49. Bombay, IV, p. 183.
  50. India, I, p. 425. Cf. XIX, Central India, p. 193 sqq.
  51. India, I, p. 425 sqq.
  52. Ibid., p. 429.
  53. Rajputana, XXV, p. 129.
  54. India, I, p. 430.
  55. V. dans la Revue de Paris, du 1er février 1904, les réflexions de M. F. Challaye sur l'Européanisation du Japon, et nos articles de la Revue Bleue (Orientalisme et Sociologie. – Les conséquences sociologiques de la victoire japonaise, 26 janvier et 13 avril 1907.)
  56. Topinard. L’Anthropologie du Bengale, dans l’Anthropologie, mai-juin 1892, n° 3, p. 282.
  57. India, I, p. 163.
  58. V. Pramatha Nath Bose, Ouvr. cit., vol. III.