Essais sur le régime des castes/Partie II/Chapitre 1

Félix Alcan (p. 85-107).


CHAPITRE PREMIER

LA CASTE ET LA RÉVOLUTION BOUDDHIQUE


Nous avons défini les principaux caractères du régime des castes. Nous avons constaté qu’ils se retrouvent en Inde, plus fortement marqués que partout ailleurs. Nous avons indiqué enfin les origines du régime observé. Il resterait, avant d’en mesurer l’influence sur la civilisation hindoue, à le suivre pas à pas dans ses évolutions.

L’entreprise a été tentée. Un certain nombre de chercheurs remarquent qu’à telle époque, par exemple, les contacts entre groupes sont plus rigoureusement défendus, les professions plus jalousement réservées, la hiérarchie mieux respectée : ils essaient d’établir à quel moment le système s’ossifie[1]. D’autres nous en racontent le morcellement progressif ; ils nous montrent, sous diverses influences, des blocs primitifs se désagrégeant, et retournant en poussière[2]. De diverses façons, l’on essaie ainsi de fixer les phases de la vie des castes.

Délimitations sans doute prématurées, dans l’état actuel de l’histoire de l’Inde. Que la faute en revienne à la toute puissance de ses préoccupations religieuses ou à l’impuissance de ses organisations politiques, toujours est-il que l’Inde n’a pas d’historiens. « Les Chinois ont leurs annales comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L’Inde n’a rien »[3]. Elle nous livre sur son propre passé aussi peu que possible de documents précis et datés. Ce n’est qu’au prix des plus longs efforts, et par les méthodes les plus indirectes que les savants européens arrivent aujourd’hui à établir, au milieu de cette obscurité, quelques points de repère. Comment pourrions-nous, dans ces conditions, déterminer avec quelque certitude la courbe de l’évolution des castes ?

Mais heureusement, pour notre objet, ce n’est pas ce qui importe le plus. Que doit, à telle forme sociale, une civilisation ? C’est ce que nous voulons maintenant démêler. Pour légitimer cette recherche, il suffit d’établir que, dans cette civilisation, la forme sociale en question « domine » en effet. Or c’est ce qu’il n’est pas malaisé d’établir en Inde, pour le régime des castes. Si les phases de sa vie nous échappent, les preuves de sa vitalité abondent. Sur tous les points où un jet de lumière perce les ténèbres du passé hindou, nous voyons à l’œuvre ces mêmes traditions qui presque partout ailleurs ont cessé de fonctionner : elles continuent ici à diviser les masses en groupes fermés, spécialisés et superposés. De quelque côté que nous tournions les yeux, tout nous rappelle la maîtrise de la même institution, qui supplée en quelque sorte à toutes les autres. Elle n’accorde la naturalisation qu’aux puissances qui doivent la servir. Et comme elle ne permet de s’implanter qu’aux coutumes capables de se plier à sa convenance, elle ne laisse s’épanouir que les idées aptes à entretenir, en la justifiant, sa domination.

Ce n’est pas qu’il faille s’attendre à trouver, dans l’histoire de la civilisation hindoue, l’espèce de monotonie qu’annonçaient les premiers chercheurs. Au temps où Sumner Maine attirait l’attention des sociologues sur les phénomènes qu’il avait pu observer de visu, et signalait entre telles parties du présent de l’Inde, et telles phases de notre passé, d’instructives analogies, il était de mode d’opposer, à la mobilité progressive de l’Occident, l’immobilité hiératique de l’Orient.

Mais au fur et à mesure que s’enlèvent les voiles qui recouvraient leur histoire, les sociétés orientales ne se montrent-elles pas, elles aussi, mobiles et capables de métamorphoses ? Dans l’Inde, en particulier, si rares et si vacillantes encore que soient les lueurs projetées sur la route que la civilisation y a suivie, les plus récents historiens croient discerner une évolution dont les grandes périodes rappellent les périodes de la nôtre[4]. Ils y reconnaissent une Antiquité et un Moyen Âge, une renaissance et un âge classique. Ils y signalent l’apparition de formes sociales analogues à celles qui se sont succédé en Occident. Le Radjpoute dans son château-fort, avec les vassaux qui le défendent de leurs épées et les serfs dont la charrue l’entretient, n’est-il pas le frère lointain de nos barons ? Akbar recevant les hommes de sa noblesse de cour et correspondant avec ses gouverneurs de province ne nous apparaît-il pas comme un autre Louis XIV ? Ainsi l’Inde a connu les petites seigneuries féodales comme les grandes monarchies administratives.

Mais que ces formes n’aient guère fait que se poser sur la surface de l’Inde, qu’elles n’aient pas jeté de racines profondes dans l’âme même du peuple, qu’elles n’aient point changé la part de soleil et d’ombre assignée à chacun, ni modifié finalement le statut social de la majorité, c’est ce que les mêmes historiens reconnaissent. Si minutieusement organisée que pût être l’administration centrale d’un Akbar, il ne devait réussir pas plus qu’Açoka à unifier la société hindoue. Celle-ci s’est révélée incapable de résister aux grands manieurs d’hommes, elle les a supportés tous ; mais on peut dire qu’elle n’en a reconnu aucun. La seule autorité intimement respectée et toujours présente, pour en régler tout le détail, à la vie hindoue, est précisément celle qui tient les Hindous éloignés les uns des autres, et interdit qu’ils se fondent en un peuple : c’est l’autorité de la caste. Comme elle les a empêchés de s’unir contre la force des empires, elle empêche aussi qu’ils soient unis par la force des empires. Comme ils n’ont point constitué de cités dignes de ce nom, ils ne se sont point distribués en provinces vivantes.

Là où règne une telle puissance de morcellement et de dislocation, la forme féodale elle-même peut-elle s’installer ? Elle est, comme on l’a dit bien des fois, « à base territoriale ». Elle suppose que tous les habitants d’un même lieu, si différentes que soient leurs origines, se groupent autour d’un même suzerain. La caste ne devait-elle pas enrayer jusqu’à ces groupements locaux. Et l’autorité supérieure du Brahmane, fondée sur de tout autres raisons que sur la possession de la terre, ne devait-elle pas décentrer tout le système, et limiter les conséquences normales de l’autorité du baron râdjpoute ? C’est pourquoi sans doute, pas plus que le régime monarchique, le régime féodal n’a transformé la société hindoue en ses profondeurs. Le régime des castes laisse, au-dessus de lui, passer tous les régimes : lui seul ne passe point. Et comme la jungle, il a vite fait de reconquérir, par sa végétation tenace, les rares parcelles défrichées ; on dirait que la terre hindoue lui appartient de toute éternité et pour jamais.

Mais peut-être, où le mouvement politique échoue, le mouvement religieux réussit-il ? Tous les observateurs l’ont conclu : la caste est en fond une institution religieuse. Elle repose sur des scrupules de pureté devenus quasi instinctifs, tant de longues traditions les ont consacrés. Que ces traditions viennent à être discutées, qu’on voie se transformer non plus seulement le système des contraintes superficielles imposées du dehors aux masses, mais le système des croyances intimes qui sont comme la charpente de leur âme, le régime des castes n’en sera-t-il pas ébranlé à son tour ?

Or, en matière religieuse non plus, il ne faut être dupe de l’apparente immobilité de l’Inde. Sir A. Lyall, en dressant l’inventaire théologique d’une province de nos jours, a pu y saisir sur le fait, en pleine activité, la plupart des espèces de croyances connues, du fétichisme au culte des héros[5]. Il se fabrique à chaque instant, sous nos yeux, des divinités nouvelles, et nous avons tout lieu de croire qu’il s’en est fabriqué ainsi de tous les temps. En ce sens, derrière la façade traditionnelle du brahmanisme, les innovations n’ont cessé de pulluler. Le panthéon hindou est comme le palais du roi qui sert de caravansérail dans la parabole persane : c’est toujours le même dôme et ce ne sont jamais les mêmes habitants.

Mais cette mobilité même des croyances était inapte à modifier profondément les assises du système social. On en découvrira aisément la raison si l’on se rappelle à quoi s’attache par-dessus tout, dans l’hindouisme, le sentiment religieux des fidèles, et sur quel point leurs maîtres-nés, les Brahmanes, les tiennent hypnotisés. Comme une religion sans église, on peut dire que le brahmanisme est une religion sans dogme. C’est sa souplesse même, sa plasticité, son caractère inorganique qui font sa force, non seulement conservatrice, mais conquérante. Prêtre de naissance, le « surhomme » de caste brahmanique s’inquiète peu, en somme, des préférences théologiques de ses ouailles. L’important à ses yeux c’est que l’on continue de le prendre comme intermédiaire attitré entre l’humanité et les puissances célestes (quelle que soit d’ailleurs la forme dont l’imagination les revête) ; c’est qu’on respecte pratiquement sa supériorité de race et tout le système qui assure cette supériorité : c’est-à-dire précisément le système des castes. Par l’obéissance aux règles de la caste, plus que par la fidélité à quelque dogme précis, se définit l’hindouisme. C’est pourquoi, au milieu même du flux des croyances, les scrupules traditionnels demeurent et conservent leur maîtrise. Les innovations religieuses n’atteignent pas les coutumes consacrées. Les sectes peuvent pulluler sans étioler la caste.

Toutefois, parmi tant de sectes, ne s’en trouvera-t-il pas pour donner le signal de la désobéissance à ces coutumes tyranniques, pour lever l’étendard contre le privilège de Brahmane, pour proclamer enfin, au milieu même de la civilisation qui lui semble la plus foncièrement hostile, l’idée égalitaire ? Et en effet l’hindouisme a vu naître des protestataires, des réformateurs intransigeants. Brahmanes déchus comme Bâsâva, Musulmans inspirés comme Kabir, prophètes de basse caste comme Râm-Dâss le tanneur ou Dadu le cardeur de coton, ils ont essayé, chacun à leur façon, d’émanciper ces esclaves volontaires, de réunir ces frères ennemis[6]. Celui-ci veut abolir entre les hommes toute distinction, même de costume. Cet autre traduit des livres sacrés en dialecte vulgaire et enseigne la vanité des observances extérieures. Presque tous rejettent en principe l’autorité du Brahmane et contestent qu’il soit entre les hommes et les dieux l’intermédiaire obligé.

Mais d’abord dans la plupart des cas, le prestige séculaire des sacrificateurs-nés survit aux contestations théoriques. Il n’est pas rare qu’on retrouve au bout de quelques générations, dans les sectes les plus antibrahmaniques à l’origine, le Brahmane monopolisant les offices. N’a-t-il pas su se faufiler et se faire employer jusque chez les Jaïnistes[7] ? Et puis, lors même qu’elle se passe effectivement du Brahmane, la secte n’apporte pas grand changement à l’ordre traditionnel. Les membres célibataires, les ascètes, les inspirés, vivent en quelque sorte en marge aussi bien qu’aux frais de la société. Les membres laïques persistent à se croire obligés, non seulement de n’exercer que le métier de leurs pères, mais de ne prendre femme que dans le cercle où leurs pères ont pris femme ; la loi d’endogamie n’est pas violée.

Ailleurs la division des sectes reproduit tout simplement dans leurs grandes lignes les divisions sociales : ainsi dans la secte des Vallabhacaryas, qui n’exclut personne en théorie, se rencontrent surtout les riches commerçants ; au contraire chez les Sanyasis, a fortiori chez les Kharta-Bajas ou les Paltu-Dasis, le bas peuple est roi[8]. D’autres fois, ce sont bien des gens de toutes castes qui se mêlent dans la secte égalitaire ; mais entre le groupe ainsi constitué et les autres groupes, les communications sont coupées, et bientôt les mélanges ne sont plus possibles ; en voulant assembler des révoltés contre le régime des castes, la secte n’a abouti qu’à ce résultat, de former une caste de plus[9]. Ainsi, tantôt le soc des réformateurs retombe dans les sillons déjà creusés ; tantôt il creuse des sillons nouveaux, mais qui restent parallèles aux premiers ; il ne réussit pas à recouper ceux-ci, à tracer, par-dessus, des sillons transversaux qui bouleverseraient les distinctions traditionnelles.

De même donc que les dominations politiques les plus diverses n’ont pu l’abattre, les innovations religieuses qui lui semblaient les plus contraires n’ont réussi à déraciner le régime des castes. Nous avons pris conscience de la diversité relative des idées comme de la mobilité relative des institutions hindoues. Mais cette diversité et cette mobilité restent des phénomènes superficiels ; elles n’atteignent en rien l’unité profonde maintenue par ce régime. La preuve est acquise de la souveraineté sans exemple qu’il fait peser sur l’Inde. Tout ce qui peut le servir y prospère. Tout ce qui pourrait lui nuire s’y flétrit.

À vrai dire, contre cette affirmation générale, il semble qu’un grand fait historique reste dressé ; c’est l’existence même du Bouddhisme. Il importe, pour légitimer notre thèse, de discuter spécialement ce fait et d’en définir la signification.

Nous venons d’affirmer que, dans l’atmosphère morale diffusée par le régime des castes, les idées hostiles à ce régime, en particulier les idées égalitaires, sont incapables de vivre. Et cependant sous cette même atmosphère, n’a-t-on pas vu s’épanouir, et pour tout venant, le « Lotus de la bonne loi » ? N’est-ce pas, remarquait Burnouf, une sorte d’axiome d’histoire orientale, que la mission du Bouddha a été de soulever la pierre sépulcrale qui pesait sur la conscience hindoue ? Dans le mouvement qu’il a suscité, Michelet célèbre[10] une « abolition des castes qui a émancipé quatre cents millions d’hommes et fondé la plus grande église de la terre ». Comme Luther contre la papauté, le fils des Çâkyas a lutté pied à pied contre le brahmanisme. Comme Jésus il a opposé et substitué au pharisaïsme des rites, le culte intime de la pitié ; comme lui il a « préféré, disait Taine[11], les petits et les pauvres ». Max Müller ne nous montre-t-il pas, comme dans le Christ aux cent florins, voleurs et brigands, mendiants et estropiés, esclaves et prostituées, banqueroutiers, et balayeurs des rues se pressant autour du Bouddha ? Il ajoute[12] : « Le mauvais esprit de la caste semble s’être évanoui. » Il y a donc eu une Révolution bouddhique, sœur aînée des Réformes et Révolutions des occidentales. Et le sentiment que faisait vibrer son souffle sur la terre des castes, cinq ou six siècles avant l’ère chrétienne, c’était bien déjà le sentiment égalitaire.

Que penser de cette objection ?

La tournerons-nous en faisant observer que si le bouddhisme a en effet élevé, en Inde, la protestation égalitaire, il a finalement payé de sa vie, pourrait-on dire, cette audace paradoxale ? Il a voulu lutter, conclut-on quelquefois, contre le mauvais esprit de la caste : mais, en fait, ce mauvais esprit l’a terrassé. Au nombre des preuves que le régime a fournies de sa vitalité, il faudrait donc inscrire la fuite de la religion bouddhiste, qu’il aurait réussi à expulser de son royaume. Et l’on sait, en effet, que si la religion bouddhiste a conquis et conquiert encore dans tout l’Extrême-Orient des millions de fidèles, elle en a perdu le plus grand nombre, au contraire, dans son pays d’origine. Elle a vigoureusement essaimé, mais la première ruche est quasi abandonnée. Un mystère continue d’envelopper d’ailleurs cette disparition du bouddhisme hindou. Il semble bien que pour en rendre compte on doive renoncer à la première explication qui s’était présentée à l’esprit : on ne trouve pas trace d’une persécution systématique par laquelle les bouddhistes auraient été chassés. Moins peut-être parce que l’âme hindoue, comme on l’a dit parfois, ne connaît pas l’intolérance dogmatique, que parce qu’il a toujours manqué, à la société hindoue, ce degré d’unité politique sans lequel une grande persécution s’organise difficilement[13]. Cela laisse le champ libre aux hypothèses ; cela permet en particulier de supposer sans invraisemblance que si, devant un retour offensif de la tyrannie brahmanique, le bouddhisme a dû céder progressivement, c’est qu’il y avait en effet, entre son esprit et les tendances intimes de la civilisation hindoue, entre les théories égalitaires de l’un et les instincts anti-égalitaires de l’autre, une incompatibilité congénitale.

Mais il faut avouer qu’il est malaisé d’obtenir de cette thèse une preuve positive. On ne voit point de fait qui permette d’assurer que si nombre d’Hindous ont abandonné le bouddhisme, c’est que des scrupules de caste les empêchaient d’y demeurer. Et puis le bouddhisme n’a-t-il pas prospéré trop longtemps en diverses régions de l’Inde, n’a-t-il pas laissé, dans celles mêmes d’où il a complètement disparu aujourd’hui, trop de monuments, trop de preuves durables de sa fécondité pour qu’on puisse supposer entre son génie et le génie hindou on ne sait quel antagonisme vital ?

Force est donc de chercher dans une tout autre direction le mot de l’énigme proposée. Et peut-être le trouverait-on plus facilement si l’on portait l’attention non plus sur ce qui oppose les tendances générales de l’Inde et la tendance particulière du bouddhisme, mais sur ce qui les rapproche et les fait converger. On présente le bouddhisme comme anti-hindou parce qu’il fut égalitaire ? Peut-être serait-il possible de montrer qu’il n’a pas été égalitaire à proprement parler, précisément parce qu’il est resté hindou. Peut-être faudrait-il résister méthodiquement aux suggestions de l’analogie, et maintenir qu’entre les révolutions sociales qui ont renouvelé l’Occident et la « révolution bouddhique » il n’y a en fait aucune espèce de parenté.

Il semble au premier abord difficile de contester, sans paradoxe, que l’égalitarisme imprègne le bouddhisme. L’histoire de l’« Illuminé », les pratiques de sa Communauté, les doctrines de sa Loi, tout semble confirmer l’impression des premiers commentateurs européens.

On se souvient que lorsque le Bouddha a mis à nu les racines de la douleur universelle et trouvé, dans l’anéantissement du désir par la connaissance, la voie de la délivrance finale, Mâra le tentateur se présente une dernière fois devant lui. Grâce à la puissance du Malin, le Bouddha pourra entrer aussitôt dans la paix du Nirvâna, à une seule condition : qu’il abandonne le monde à sa vie misérable et perpétuellement renaissante. Mais la pitié qui veille au cœur du Bouddha est plus forte que sa soif de l’éternel repos. Il refuse d’abandonner les hommes avant de les avoir munis de son viatique, de ce viatique qui délivre du tourment de la vie. Il redescend vers la terre pour prêcher sa loi, « loi de grâce pour tous » et que tous sans exception, quelle que soit leur condition ici-bas, pourront mettre à profit – prosélytisme égalitaire aussi éloigné qu’on peut le demander de l’exclusivisme hautain du Brahmane.

Lorsque la communauté bouddhique s’organise, elle n’oublie pas la leçon de ce prosélytisme. À la vierge tchandâla qui revenait de la fontaine et l’avertissait charitablement de sa caste impure, Ânanda, le serviteur de Çâkyamouni, avait répondu : « Je ne te demande, ma sœur, ni ta caste, ni ta famille : je te demande de l’eau si tu peux m’en donner ! » Et Çâkyamouni avait reçu parmi ses fidèles la Tchandâla étonnée[14]. On fera donc profession, dans les couvents bouddhistes, de ne fermer la porte à personne pour cause d’indignité sociale, on ne tiendra compte pour la hiérarchie qui s’y établit que de l’ancienneté, du mérite personnel, ou de l’âge, ou de la science acquise. Et ainsi au sein du couvent on peut dire que les castes se perdent et se fondent. « De même, ô disciples, que les grandes rivières, toutes tant qu’elles sont, la Gangâ, la Yamounâ, l’Aciavatî, la Sarabhohî, la Maû, lorsqu’elles atteignent le grand Océan, perdent leur ancien nom et leur ancienne race, et ne portent plus qu’un seul nom, celui du grand Océan, ainsi, ô disciples, les membres de ces quatre castes, Nobles et Brahmanes, Vaiçyas et Cûdras, lorsque, conformément à la règle et à la doctrine qu’a prêchée le Parfait, ils disent adieu à leur maison pour mener une vie errante, perdent leur ancien nom et leur ancienne race et ne portent plus qu’un seul nom, celui d’ascètes sectateurs du fils des Çâkyas »[15].

Les théories ne manquaient pas d’ailleurs, illustrées ou non par les légendes, pour justifier cette pratique et rétorquer directement les prétentions brahmaniques. Triganku, roi tchândâla, fait valoir contre elles la même sorte d’arguments qu’on retrouve en Europe dans les hymnes égalitaires des paysans soulevés.

« Il n’y a pas, entre un Brahmane et un homme qui soit d’une autre caste, la différence qui existe entre la pierre, l’or, les ténèbres et la lumière. Le Brahmane n’est sorti ni de l’éther ni du vent, et n’a pas fendu la terre pour paraître au jour, comme le feu qui s’échappe du bois de l’Âranî. Le Brahmane est né de la matrice d’une femme tout comme le Tchândâla. Pourquoi donc l’un serait-il noble et l’autre vil ? »

Mais ce n’est pas seulement le privilège du Brahmane qui est directement contesté. D’une manière plus générale on s’efforce d’atténuer les différences que la tradition brahmanique marquait entre les castes hautes et basses. Aux explications mythiques qui faisaient sortir chaque classe d’un membre de la divinité, on substitue des explications historiques et tout humaines de la division des fonctions[16].

« Nous voulons instituer un être qui, à notre place, réprimande celui qui mérite la réprimande. En récompense nous voulons lui donner une partie de notre riz. » Ainsi parlèrent les hommes lorsque les premiers vols leur firent comprendre la nécessité d’une force publique. Et ce fut l’origine de la royauté. Par des conventions analogues on expliquait l’origine du sacerdoce. C’était faire preuve sans doute d’un esprit déjà positif et critique, propre à ébranler les traditions sacrées qui sont les piliers du régime.

Qu’on y regarde toutefois de plus près : on constatera que l’esprit de la réforme bouddhiste est loin de posséder l’intransigeance combative que nous sommes portés à lui prêter lorsque nous le voyons à travers l’esprit de nos propres révolutions. On ne s’étonnera plus qu’en fait il ait laissé intactes les parties essentielles de l’édifice des castes.

Est-il vrai, d’abord, que le bouddhisme « alla au peuple » et mit sa fierté à parler aux humbles ? Le ton général de sa prédication suffirait à nous en avertir : il est malaisé de croire qu’elle s’adressait de préférence aux « pauvres d’esprit ». Le Bouddha parle, sans doute, la langue populaire de l’Hindoustan oriental, mais ses sermons gardent l’empreinte scolastique[17]. Lorsqu’il explique, avec force distinctions, comment de l’ignorance proviennent les formations, des formations la connaissance, de la connaissance le nom et la corporéité, du nom et de la corporéité les six domaines, le contact, la sensation, la soif, l’attachement, l’existence, la naissance, et par suite toute la douleur du monde, il faut pour le suivre un esprit assez tendu, et rompu à la dialectique traditionnelle. Au surplus il en fait lui-même la remarque : « Pour l’humanité qui s’agite dans le tourbillon du monde, qui a son séjour dans le tourbillon du monde et qui y trouve son plaisir, ce sera une chose difficile à embrasser par la pensée que la loi de causalité, l’enchaînement des causes et des effets. » – « C’est à l’homme intelligent, dira-t-on encore que s’adresse la doctrine, non au sot. »

En fait ce sont bien des gens cultivés, les fils des nobles familles (Kulaputtâ) dont parle le sermon de Bénarès, que nous voyons se grouper autour du Parfait. M. Oldenberg[18] relève parmi eux des nobles comme Rahoula, de jeunes Brahmanes comme Sariputta, des fils de chefs de la bourgeoisie comme Yasa ; mais en dépit de la légende d’Ânanda, pas un Tchandâla n’est mentionné. Même parmi les fidèles laïques, princes et nobles, personnages riches et haut placés, l’emportent sur les gens de peu. Si l’on ajoute que lorsqu’elle parle des naissances antérieures du Bouddha, la tradition se garde bien de le faire apparaître au milieu d’une caste inférieure, mais toujours dans les rangs des Kshatriyas, on ne peut se défendre de l’impression que le bouddhisme fut d’abord, sans doute, une secte de nobles, une de ces écoles de Kshatriyas comme il s’en était trouvé dès la haute antiquité hindoue pour opposer leur théologie – l’Épopée et les Upanishads en font foi – à la théologie brahmanique.

Et certes, plus que toute autre secte, le bouddhisme devait être redoutable à l’autorité des Brahmanes : il tendait à la rendre inutile par cela même qu’il restreignait la part de la théologie proprement dite en même temps que celle des rites, et, sans chercher à résoudre les derniers mystères – le blessé que le médecin vient panser en demande-t-il si long ? – offrait aux blessés de la vie le moyen de se sauver tout seuls. Il est donc évident que la communauté bouddhique travaillait à soustraire leur clientèle aux prêtres de l’hindouisme : l’opposition d’intérêts est indéniable. Mais en quoi cette lutte de deux clergés, comme dit M. Senart[19], devait-elle avoir pour résultat de ruiner tout le système des castes ? La remarque appliquée aux petites sectes réformatrices reste vraie du bouddhisme. Ceux qu’il assemble en communauté, il les soustrait en quelque sorte à la vie sociale. Par le vœu de mendicité et le vœu de chasteté qu’il leur impose, il les détourne, en même temps que de l’œuvre de la reproduction, des tâches de la production. Les règles de la spécialisation héréditaire aussi bien que celles du mariage endogamique ne portent donc plus sur eux ; mais elles continuent de peser sur les fidèles du dehors, sur les laïques dont les fils viendront grossir les rangs de la communauté, ou dont le travail l’entretient. Ceux-là continuent de gagner leur vie ou de choisir leur femme en se gardant d’outrepasser les limites consacrées : tout convertis qu’ils sont à la foi bouddhiste ils restent encadrés dans l’organisation brahmanique.

Par où l’on voit à quel point les bouddhistes sont loin d’avoir reconstruit, sur plans nouveaux, l’édifice de la société hindoue : s’ils travaillaient à en déplacer le toit, ils ne songeaient nullement à en changer les assises.

Combien ils se préoccupaient d’ailleurs de ne point troubler l’ordre reçu, et de ne point se mettre à dos les puissances de ce monde, on s’en rendra compte si l’on se souvient des restrictions auxquelles était soumise l’admission dans leurs couvents. Le lyrisme égare leurs admirateurs lorsqu’ils nous montrent tous les sans-asile, les voleurs, les esclaves se serrant sous la robe jaune des moines bouddhistes. En réalité leur couvent reste fermé par principe non seulement aux infirmes, aux incurables, non seulement aux criminels, mais aux débiteurs en fuite, aux esclaves, aux mineurs, à tous ceux que quelqu’un pourrait réclamer et dont la présence risquerait d’allumer, sur quelque point que ce fût, un conflit entre la communauté et le siècle[20].

Se retirer du siècle, ne plus participer en aucune manière à l’illusion des vivants qui se laissent entraîner par la Roue de la vie, voilà en effet l’idéal secret de l’église bouddhiste ; et l’on comprend sans peine combien cet idéal est mal fait pour seconder une véritable réforme sociale[21]. Il ne lève pas l’étendard de la révolte : bien plutôt donne-t-il le signal de la fuite. Que parlions-nous de reconstruire l’édifice où sont distribuées les classes ? Ne serait-ce pas encore entasser des nuées ? La grande affaire est de s’évader du cycle des renaissances, non de s’installer dans la vie présente. Et ainsi le pessimisme essentiel du bouddhisme vient stériliser les germes de réformes égalitaires apportés, semblait-il, par son prosélytisme.

Qu’est-ce à dire, sinon que cette espèce de neurasthénie politique, cette incapacité de réagir et de réformer tient précisément à la philosophie diffuse dans l’air hindou, et dont le bouddhisme s’était laissé imprégner ? On l’a souvent répété : la pensée hindoue ne se repose que dans l’absolu. Sous la méditation de ses philosophes, les divinités qu’elle a conçues se rapprochent, se transforment les unes en les autres, finalement se dissolvent dans l’Être unique, comme les nuées mouvantes après leurs métamorphoses indéfinies retournent à l’Océan. De ce point de vue tout ce qui change et passe, tout ce qui vit et meurt apparaît comme indigne qu’on s’y attache.

Le mouvement n’est qu’un autre nom du mal. L’âtman individuel doit se réfugier et se perdre au sein de l’âtman universel et immobile qui, seul, est à l’abri de la douleur du monde : « En dehors de lui, dit la philosophie Vedânta, il n’y a qu’affliction. » La philosophie Sânkhya veut de même que l’âme ait la force de s’immobiliser, de se retirer sur les bords du fleuve, de se tenir en dehors du devenir matériel étant : « Je ne suis pas cela. » La même antithèse entre l’Être et le Devenir fera le fond du pessimisme bouddhiste. Et, à vrai dire, la doctrine, manifestant au milieu même du courant d’idées traditionnel ce que l’on peut appeler sa tendance positiviste et pratique, ne s’attardera plus à considérer en soi, à nommer, à diviniser l’Être absolu : il lui suffit, pour prononcer le verdict de l’universel détachement, de constater la mobilité universelle.

Le Bouddha n’est pas seulement un homme qui pleure sur la vieillesse, la maladie et la mort : c’est encore et surtout un philosophe qui n’a que dédain pour ce qui n’est qu’éternellement éphémère[22]. Quand pénètrent dans le ciel les rayons lumineux produits par le sourire de Sakya, ces paroles, dit un Soutra, s’y font entendre : « Cela est passager, cela est misère, cela est vide, cela est privé de substance. » – « Ô religieux, lisons-nous ailleurs, tous les composés sont périssables. Ils ne sont pas durables. On ne peut s’y reposer avec confiance. Leur condition est le changement : tellement qu’il ne convient pas de concevoir rien de ce qui est un composé et qu’il ne convient pas de s’y plaire ! »

En un mot, de la spéculation hindoue le bouddhisme retient et renforce précisément tout ce qui peut détourner de la vie. Non sans doute qu’il faille représenter la loi bouddhique, ainsi qu’on l’a fait longtemps, comme une urne funèbre, un vase inépuisable de désespoir. Il y a une joie propre au bouddhisme qui illumine les visages des fidèles comme des prêtres, et dont le rayonnement a frappé tous les pèlerins européens. Les plus récents commentateurs de la Doctrine nous font observer qu’on en fausserait le caractère en la présentant comme une philosophie du néant[23]. Peut-être le Nirvâna où elle conduit serait-il, comme le pensait Max Müller, le plus haut achèvement de l’existence bien plutôt que sa suppression, la pleine lumière et non les pleines ténèbres[24]. En tout cas la perspective de cette paix finale pacifie dès ici-bas les sages en les sauvegardant de la furie ascétique, et communique, à ceux dont les sens sont en repos, « une parfaite joie que les dieux mêmes envient »[25]. Il n’en reste pas moins que cette joie supérieure, avant-goût de la libération, on ne la trouve qu’en se détournant du monde, en refusant d’y prêter la moindre attention, d’y appliquer un seul effort : en ce sens aucune doctrine n’a mieux justifié l’abstentionnisme social.

Dans ce renoncement à l’effort terrestre faut-il voir seulement une conséquence normale des principes autour desquels gravite la spéculation hindoue ? Le fondateur du personnalisme, Charles Renouvier, montre comment le pessimisme est le fruit éternel et toujours renaissant des philosophies de l’émanation : elles enlèvent à l’individualité, en même temps que tout motif d’agir par elle-même sur le monde, toute réalité véritable[26]. Mais il est permis de penser que si la spéculation en Inde a pris ce tour, si elle a préféré, par une sorte d’instinct qui ne s’est jamais démenti, les doctrines justificatrices du détachement et de l’inaction, la pression du milieu, non seulement naturel, mais social, y est pour quelque chose. N’a-t-on pas justement répété qu’en Inde la nature et la société conspirent pour accabler l’individu ? Représentez-vous en particulier dans quel cercle étroit d’obligations de toutes sortes la caste l’enferme et l’immobilise pour la vie, et vous comprendrez, disait Taine[27], « le désir de la délivrance finale qui, comme un cri passionné, continu, sort de ce puits de désolation ». En ce sens le régime des castes lui-même, parce qu’il a fait perdre à l’Inde le sens de l’espoir actif, serait l’auteur responsable de l’inertie dont le bouddhisme, tout égalitaires que soient ses formules, fait preuve devant les réformes sociales.

Au surplus, que l’idée même de ces réformes dût malaisément lui venir, qu’il ne dût pas en sentir le besoin, c’est ce qui s’expliquerait non plus seulement par son dégoût de la vie mais par sa croyance, qu’il partage avec toute l’Inde, aux pérégrinations de l’âme de vie en vie, à la transmigration. On pourrait soutenir en effet que ce que l’Hindou craint par-dessus tout, c’est moins de mourir que de ne pas mourir ; c’est d’être condamné à renaître sous des formes variées et qui seront comme les rétributions fatales de ses œuvres.

Manou n’édicte-t-il pas que celui qui a volé du grain renaîtra sous la forme d’un rat, celui qui a volé du linge renaîtra sous la forme d’une grenouille, celui qui a pris la femme d’un autre sous la forme d’un phtisique ? Ainsi le monde est plein d’âmes, récompensées ou punies. Sa hiérarchie est l’expression d’une justice intime. La forme où je loge aujourd’hui a été préparée par mes actes antérieurs. Ce que je suis est le fruit de ce que j’ai fait. « Mes œuvres sont mon bien, mon héritage, mes œuvres sont le sein qui me porte, la race à laquelle je suis apparenté. » Telle est la théorie du Karman, à laquelle le bouddhisme aussi devait faire une large place[28].

Et à vrai dire on a observé qu’entre cette théorie et la théorie de l’âtman adoptée par un certain nombre d’écoles bouddhistes, il se révèle, au premier abord, une sorte de contradiction[29]. Le bouddhisme ne présente-t-il pas le moi comme une simple unité de composition, toute superficielle, et transitoire, analogue à l’unité d’un chariot ? Sa doctrine n’est-elle pas, encore plus qu’un athéisme, un « apersonnalisme » ? Comment donc une individualité, qui au demeurant n’est rien, peut-elle subsister à travers les changements et passer de corps en corps « comme le singe saute de branche en branche », jusqu’à ce qu’elle arrive à la libération et perde le souvenir de toute existence « comme le serpent dépouille sa peau ridée » ? Mais ne peut-on, sans postuler la persistance d’une identité proprement personnelle, admettre une sorte de transmission, de vie en vie, des effets de l’action ? Voyez la flamme qui dévore une forêt et court d’arbre en arbre : suivant l’essence de celui qu’elle vient de brûler, elle devient haute ou basse, pure ou impure, splendide ou fuligineuse. Ne serait-ce pas l’image du karman qui passe d’âtman en âtman ? Au surplus, que ces deux notions soient difficiles à concilier et que cependant la croyance à la transmigration se retrouve au cœur du bouddhisme, cela prouve simplement, sans doute, avec quelle force l’opinion traditionnelle l’imposait aux penseurs. Et ici encore ce qu’il faut admirer le plus c’est comment les obsessions de cette opinion, directement ou indirectement, servent les intérêts du régime des castes.

Michelet s’est en effet lourdement trompé lorsque, célébrant avec effusion le respect des Hindous pour nos « frères inférieurs », il en augurait que la théorie de la transmigration, par cela seul qu’elle relie et mêle en quelque sorte le monde des animaux au monde des hommes, devait être hostile à l’esprit de distinction et d’opposition qui maintient les castes. « La caste-bête est supprimée, s’écrie-t-il en commentant le baiser de Râma au singe Hanoumat ; comment subsisterait-il encore quelque chose des castes humaines ? » Bien plus justement M. Pillon observe que d’une doctrine qui ne sait pas dégager le règne humain du règne animal, on peut craindre qu’elle estime mal le prix de la personne humaine et la valeur du mérite individuel. Ne sera-t-elle pas portée, par cela même qu’elle ignore les limites marquées par la nature et la raison, à admettre que la distinction entre le Brahmane et le Çûdra est aussi légitime, aussi naturelle que la distinction entre l’homme et la bête ? Rien de plus funeste que ces vagues rapprochements panthéistes à la notion du droit égal des êtres raisonnables.

Mais indépendamment de ces confusions dangereuses, c’est surtout par ses arguments positifs, c’est par son explication du mal présent que la théorie de la transmigration étaie le régime des castes ; si le pessimisme radical atrophiait au cœur des hommes « l’instinct de la révolte », ce fatalisme en extirpe jusqu’au sentiment que le présent peut être injuste. Les conséquences de cette espèce de stérilisation, nul ne les a mieux déduites que M. Pillon[30] : « En faussant la notion de l’immortalité, la loi de la transmigration fausse en même temps celle du mérite et du démérite, de la peine et de la récompense. Plus de distinction entre le fait et le droit, entre le réel et l’idéal, entre la fatalité physique et l’ordre moral. Le mal physique est considéré non seulement comme la conséquence nécessaire, mais comme l’expression certaine, le signe infaillible du mal moral, si bien que les deux idées, ne pouvant se séparer, finissent par n’en plus faire qu’une seule. À la suite de cette proposition : Tout démérite entraîne nécessairement une douleur, s’est glissée celle-ci : Toute douleur entraîne nécessairement un démérite, un péché, et nécessairement une peine, une expiation. Dès lors toute réalité est avouée par la conscience, tout fait devient l’expression de la justice et veut être respecté à ce titre, tout malheur, toute souffrance, sans qu’on sache comment ni pourquoi, est méritée par celui qui l’endure. Le brahmanisme est conduit à cette monstruosité de réputer légitime une expiation qui n’est pas accompagnée de la connaissance, de la mémoire du démérite expié ! Voilà la conscience devenue la complice de toutes les fatalités naturelles et sociales ; elle n’accusera plus rien, ne protestera contre rien, ne se révoltera contre rien. La loi de la transmigration consacre, immobilise, éternise l’inégalité des conditions, la division de la société en castes[31] ».

Quoi d’étonnant dès lors que la réforme bouddhiste, s’accommodant de la transmigration, se soit adaptée aussi au régime que cette philosophie légitime ? M. Barth fait observer qu’en fait, non seulement le bouddhisme ne détruisit pas la caste dans les pays où il fut dominant, mais probablement il l’importa dans les pays où elle n’existait pas encore et où elle a duré à ses côtés – dans le Dekhan, à Ceylan, aux îles de la Sonde. Nous comprenons maintenant les raisons profondes de cette solidarité persistante. En dépit de son opposition au privilège brahmanique, le bouddhisme n’a pas eu la force, il n’a même pas eu l’intention de renouveler les formes sociales de l’Inde, parce qu’il n’a pas cessé de s’alimenter au fonds d’idées dont elle vit. Il n’a pas fait jaillir à vrai dire une source de notions toutes nouvelles : il a bu lui aussi au fleuve puissant et trouble de l’émanatisme traditionnel, à cette espèce de Léthé de l’Orient qui verse, aux vivants qui en boivent, le dédain des injustices de la vie.


Il est donc vrai que les « dominantes » de la civilisation hindoue restent toujours en harmonie avec les exigences du régime des castes. La première impression que nous avait laissée la résistance opposée par ce régime, non seulement à la diversité des institutions politiques mais à la multiplicité des innovations religieuses, n’a pu que se confirmer au fur et à mesure que nous avons mieux connu, et analysé de plus près la nature de « l’exception bouddhique. »



  1. V. Rai Bahadur Lala Baij Nath, Hinduism : ancient and modern, Meerut, 1899, chap. I. Dutt. Ancient Civilisation of India, I, p. 70,104. III, p. 81,153,360. Cf. Schröder, Indiens Literatur und Cultur, p. 411.
  2. M. de la Mazelière. Essai sur l’évolution indienne. 2 vol. Paris, Plon, 1908, passim.
  3. S. Lévi, Le Népal, introd., p. 3.
  4. C’est ce que s’est efforcé de mettre en relief M. de la Mazelière dans le livre cité plus haut.
  5. La Religion dans une province de l’Inde (dans les Mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient, Chap. i).
  6. V. Barth, Religions of India, p. 238-251. Monier Williams, Hinduism, p. 136 sqq. Jogendranàth Bhattacharya, op. cit., p. 896. Lyall, op. cit., p. 55.
  7. Barth, op, cit., p. 143, remarque que les Jaïnistes, encore qu’ils n’admettent pas en principe l’existence d’une caste sacerdotale, recrutent de préférence leur clergé dans certaines familles, et parfois même, paraît-il, chez les Brahmanes. « Pour le reste, ajoute-t-il, ils observent les règles de la caste aussi bien entre eux que dans leurs rapports avec les dissidents. »
  8. Jogendranàth Bhattacharya, p. 440 sqq. V. ce qu’il dit, p. 456, de l’exclusivisme des Ballhabites.
  9. Lyall, op. cit., p. 225, 369 sqq. Risley, Tribes and Castes, p. ixxii.
  10. La Bible de l’Humanité, p. 75, en note.
  11. Nouveaux essais de critique et d’histoire, p. 344.
  12. Mythologie comparée (trad. fr.), p. 396.
  13. Barth, The religions of India, p. 134 sqq.
  14. V. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, p. 183 sqq.
  15. V. Oldenberg. Le Bouddha, sa vie, sa doctrine, sa communauté (Trad. Foucher, Paris, F. Alcan, 1908), p. 154.
  16. Oldenberg, loc, cit., p. 152, en note.
  17. Oldenberg, loc. cit., p. 180-200.
  18. p. 154. Fick remarquera de même que, dans les ordres bouddhiques, il est rarement fait mention du bas peuple (Die sociale Gliederung im Nordöstlichen Indien zu Buddha’s zeit), p. 51.
  19. Les castes dans l’Inde, p. 240.
  20. Burnouf, Introduction, p. 290 sqq.
  21. Oldenberg, loc. cit., p. 339.
  22. V. Burnouf, loc, cit., p. 74, 328.
  23. Un des reproches que M. Oldenberg (Aus Indien und Iran) adresse à l'Essai de Taine sur le Bouddhisme, c’est que le pessimisme bouddhique y est poussé au noir.
  24. Cf. Oldenberg, le Bouddha, p. 267. Barth, The religions of India, p.114. Lehmann, dans le Manuel d’histoire des religions de Chantepie de la Saussaye, trad. fr., p. 387.
  25. Cf. Kern, Manual of indian Buddhism, Strasbourg, Trübner, 1896. p.12.
  26. Philos. analytique de l’Histoire, II, p. 143 sqq.
  27. Nouveaux Essais, p. 331.
  28. Oldenberg, Le Bouddha, P. 234.
  29. Kern, Manual, p. 49. Cf. Barth. Relig. of India, p. 113.
  30. Année philosophique, 1868.
  31. Cf.R. Fick, Sociale Gliederin, p. 216.