Essais sur le régime des castes/Partie I/Chapitre 1


PREMIÈRE PARTIE

LES RACINES DU RÉGIME DES CASTES


CHAPITRE PREMIER

LA SPÉCIALISATION DES CASTES ET LA GHILDE


En cherchant où se rencontre en fait le régime des castes, nous avons essayé de ne perdre de vue aucun des caractères qui nous avaient paru nécessaires à sa définition – ni la spécialisation héréditaire, ni la hiérarchie, ni la répulsion mutuelle. Combien il importe, si l’on veut mettre au jour les racines de ce même régime, de n’oublier en effet aucun de ces trois caractères, et comment, à ne suivre que l’un d’entre eux, on aboutit fatalement à des conclusions trop étroites, c’est ce que nous prouvera un rapide examen des plus récentes théories sur les origines de la caste.


On s’est contenté longtemps, à ce sujet, d’explications faciles. Il semblait qu’on n’eût pas à chercher bien loin les racines de la caste : ne se trouvaient-elles pas dans l’âme des Brahmanes ? Leur ambition éclairait tout.

Le peuple hindou n’avait été fragmenté, spécialisé, hiérarchisé que pour permettre au brahmanisme de l’exploiter : les institutions séculaires de l’Inde passaient pour le plus bel exemple de ce que peut édifier le machiavélisme des prêtres. Aujourd’hui même cette façon de voir est loin d’être complètement abandonnée. Les profits que les Brahmanes tirent du système des castes sont si évidents ! On applique instinctivement la règle : is fecit cui prodest. On compare les Brahmanes aux Jésuites[1]. « Mauvais génies du peuple hindou[2] », ils l’ont divisé pour régner sur lui. Le brahmanisme est comme le soleil de l’Inde. C’est lui qui a donné naissance aux différents corps du système et c’est autour de lui qu’ils évoluent ; il est leur origine et leur fin.

Que nous ayons le droit aujourd’hui de nous défier a priori des explications de ce genre, M. Senart a raison de le faire observer[3]. Légitimement elles apparaissent comme démodées. Elles sont contraires, pourrait-on dire, à l’esprit nouveau de la science sociale. Il faut laisser au XVIIIe siècle l’erreur « artificialiste », qui ne voit dans la plupart des institutions sociales que le résultat de la préméditation des prêtres. L’étude impartiale des institutions a montré que celles qui sont fondées sur le seul charlatanisme sont rares et fragiles. Quand il s’agit surtout de règles aussi complexes et aussi durables que celles du régime des castes, une invention délibérée est invraisemblable. Faire dépendre l’organisation de la société hindoue de la seule volonté des Brahmanes, c’est exagérer la part des créations volontaires dans l’histoire des sociétés humaines.

C’est exagérer d’ailleurs, observe M. Dahlmann[4], la mainmise de la religion sur la civilisation hindoue. Il est très vrai que le souci religieux est partout présent en Inde, et non pas seulement dans les spéculations théoriques, mais dans les moindres manifestations de l’activité pratique. Au regard de l’âme hindoue, rien n’est plus important que le sacrifice : c’est par lui que chaque jour la vie du monde est renouvelée, l’ordre universel restauré. Il n’en est pas moins excessif de croire que toute l’énergie de l’Inde s’est concentrée, dès l’origine et pour toujours, dans la caste des sacrificateurs, et que le peuple, endormi par leur magie, a vécu dans une sorte de passivité léthargique, maniable à merci, privé de ce sens de la réalité qui fait les races fortes, incapable de penser par lui-même et d’agir virilement[5]. En fait, le peuple hindou a donné, en dehors du cercle brahmanique, cent preuves d’une activité intellectuelle et matérielle des plus fécondes. S’il est vrai que le droit primitif auquel il se soumet est tout religieux, l’Épopée révèle la formation d’un droit nouveau, moins ritualiste et, si l’on ose dire, plus laïque : c’est le dharma, opposé au rita[6]. Dans les codes sacrés déjà, ne voit-on pas les intérêts commerciaux se tailler une large place ? L’existence d’un corps de droit commercial volumineux est le signe d’un commerce actif, comme la largeur du lit est le signe de la puissance du fleuve[7] ; que l’on dénombre donc les règles des codes hindous qui concernent les finances, la police des marchés, les droits de douane, les prêts à intérêt, les héritages[8], et l’on aura la preuve que la vie économique n’a pas été en Inde aussi stérile que l’imaginent ceux qui croient que l’Inde n’a vécu que dans et par la religion.

C’est cette vie économique au contraire qu’il faut étudier si l’on veut découvrir quelles forces ont élaboré le squelette de l’organisme hindou. Rattachons, nous dit M. Dahlmann, le régime des castes à l’évolution industrielle, reconnaissons dans les ghildes professionnelles les mères des castes, et nous mesurerons l’impuissance de la théorie artificialiste ; nous pourrons démontrer que l’organisation du monde hindou n’est pas due à des transformations discontinues, et arbitraires[9] ; elle nous apparaîtra comme le fruit naturel d’un développement continu et spontané.

La haute Antiquité des différenciations professionnelles ne prouve-t-elle pas déjà l’influence qu’a exercée, sur toute la vie hindoue, la division du travail industriel ? Les Védas nomment des charpentiers, des charrons, des forgerons, des orfèvres, des potiers, des cordiers, des corroyeurs, etc. ; à mesure qu’on descend vers une Antiquité plus rapprochée, le nombre des métiers distingués va croissant[10]. D’après l’Épopée, c’est le principal devoir des rois que de surveiller la répartition des tâches (karmabheda)[11]. Les codes et les inscriptions mentionnent un nombre croissant de corporations constituées[12]. Lorsque l’industrie hindoue travaille, non plus seulement pour les princes, mais pour les étrangers, et se livre à l’exportation, on voit se former, principalement dans les villes, de véritables ghildes, avec leur président, leur conseil, leur droit propre. Elles veillent à la police des marchés, elles organisent des caravanes, elles donnent leur nom à des fondations, elles manifestent enfin une vitalité puissante. Il faut aller jusqu’au moyen-âge allemand pour retrouver une pareille floraison de ghildes. Le mouvement corporatif n’a jamais eu en Grèce, ni même à Rome, la même ampleur qu’en Inde. Si la ghilde n’est pas, comme le veut M. Doren[13], un phénomène purement germanique, on peut dire qu’elle est essentiellement un phénomène « indo-germanique[14] ». Les corporations hindoues répondent aux mêmes besoins que les corporations allemandes, et prennent plus d’empire encore sur la société. Ce sont elles qui imposent sa forme propre à l’organisation sociale de l’Inde ; c’est sous la pression de l’industrie que s’y sont multipliés les cloisonnements : la caste n’est que la ghilde pétrifiée[15].

La hiérarchie même des castes apporte d’ailleurs une éclatante confirmation à la thèse, en prouvant que tout le régime a reçu de l’industrie son orientation spéciale. Que l’on classe en effet, avec M. Nesfield[16], les différentes castes par ordre de dignité, et l’on constatera qu’elles s’élèvent plus ou moins haut dans l’échelle sociale suivant qu’elles se sont élevées plus ou moins haut dans l’échelle industrielle. Les plus basses sont celles qui conservent les modes d’activité seuls connus aux phases primitives de l’histoire humaine : les castes de pêcheurs et de chasseurs[17]. Les castes d’agriculteurs sont déjà plus nobles, et plus nobles encore les castes d’artisans. Celles qui pratiquent les métiers plus simples, connus avant l’âge de la métallurgie, comme les castes de vanniers, de potiers, de fabricants d’huile, occupent les rangs inférieurs ; celles qui usent des métaux travaillés ont plus de prestige[18], Il semble ainsi que la dignité d’une caste se mesure tant à l’utilité qu’à la difficulté du métier qu’elle exerce.

Les groupes qui ont monopolisé les modes d’activité les plus compliqués jouissent aussi de la plus grande considération. Moins un métier est « primitif », plus celui qui l’exerce est respecté. Chaque famille de castes correspond à l’un des stades du progrès par lequel l’humanité augmente sa puissance sur les choses, et une caste est d’autant plus estimée que les procédés qu’elle emploie ont été découverts plus tard. On peut donc soutenir que les degrés de la hiérarchie hindoue répondent, d’une manière générale, aux phases de l’évolution industrielle. « L’histoire naturelle de l’industrie humaine donne la clef de la gradation, comme celle de la formation des castes »[19] ; des phénomènes économiques expliquent leur superposition comme leur spécialisation.

L’observation de l’Inde apporterait donc une confirmation inattendue aux philosophies de l’histoire à tendance « matérialiste » : en présentant la caste comme une institution naturelle[20] et séculière[21] dérivée de la ghilde, on aurait du même coup démontré que, dans la civilisation qui semble le plus profondément imprégnée de religion, c’est encore l’industrie qui façonne à son gré la forme sociale dominante.


À cette thèse on songera à opposer d’abord un certain nombre de faits. Pour que l’assimilation des castes aux ghildes fût exacte, ne faudrait-il pas qu’à toute distinction professionnelle correspondît une distinction de caste, et qu’il n’y eût pas d’autres distinctions de caste que des distinctions professionnelles ?

Or, n’avons-nous pas vu que les membres d’une même caste exercent parfois des professions très différentes[22] ? D’autre part, s’il est vrai que l’adoption d’une profession nouvelle aboutit souvent à la formation d’une nouvelle caste[23], bien d’autres causes entraînent le même effet. Si beaucoup de castes portent le nom d’une profession, beaucoup aussi portent le nom d’une localité : preuve que, dès la plus haute Antiquité, on s’opposait par « pays » autant que par « métiers »[24]. Dans certains cas, d’ailleurs, nous voyons une caste se constituer sous nos yeux en dehors de toute influence industrielle. Les adorateurs d’un même saint, les partisans d’un même prophète s’unissent parfois en un cercle étroit et fermé, qui ne se laisse plus couper par aucun autre cercle[25] : une caste est alors née d’une secte et non d’une corporation.

Mais, d’abord, le fait que les membres d’une même caste exercent parfois des métiers différents ne suffit pas à ébranler la thèse. Nous avons vu que les changements de métiers – fréquents surtout, d’ailleurs, dans les castes que leur situation privilégiée met au-dessus de la loi commune – n’en laissent pas moins subsister la règle, que chaque caste doit avoir son métier : les exceptions n’effacent pas l’obligation. Si donc, encore aujourd’hui, il reste vrai d’une manière générale que la profession entraîne la caste, l’hypothèse d’une liaison originelle entre ces deux termes reste licite. La corporation peut avoir été la racine de la caste.

De même que des distinctions locales ou religieuses conduisent à des oppositions de castes, cela ne prouve pas définitivement que la distinction des professions n’ait pas engendré la forme-mère du régime. Quand une forme sociale a longtemps régné sur une civilisation, il arrive que les associations les plus diverses, quelles que soient leur origine et leur fin, se modèlent sur cette même forme et imitent sa constitution. C’est ainsi que les associations religieuses, en Grèce, imitent la constitution de la cité[26] ; de même les formes féodales se retrouvent dans l’organisation des communes. Peut-être un phénomène analogue s’est-il produit en Inde ? La contiguïté territoriale ou la communauté d’une croyance auraient-elles abouti, ici ou là, à la fondation d’une caste si la spécialisation imposée par l’industrie n’avait préalablement donné l’habitude de la caste à la société hindoue, et fondu le moule typique où tous ses groupements partiels devaient se couler ?

Mais la spécialisation exigée par l’industrie avait-elle la puissance de fondre ce moule ? Trouvons-nous, dans les nécessités de l’organisation économique, la raison suffisante des caractères particuliers du régime des castes ? Voilà ce qui doit décider entre les partisans et les adversaires de la thèse.

Pour obtenir la réponse décisive, suffit-il de rechercher quels phénomènes sociaux ont déterminé, en fait, ces ghildes auxquelles on compare les castes ?

C’est, semble-t-il, l’avis de M. Senart. Il confronte les deux formes sociales, et conclut que les liens par lesquels elles unissent les individus sont de qualité très différente[27]. « Qui pourrait confondre les deux institutions ? L’une, limitée aux seuls artisans, enfermée dans des cadres réguliers, circonscrite dans son action aux fonctions économiques dont les nécessités ou l’intérêt l’ont créée ; l’autre pénétrant tout l’état social, réglant les devoirs de tous, foisonnant, agissant partout et à tous les niveaux, gouvernant la vie privée jusque dans ses rouages les plus intimes ? »

Ainsi présenté, l’argument est sujet à caution. Il limite abusivement les attributions des ghildes et rétrécit leur cercle d’action. Les associations « unilatérales », circonscrites à telle ou telle fonction, sont en histoire des phénomènes tardifs et exceptionnels. Pour qu’un groupement partiel ne demande à ses membres qu’une part de leur activité, ne prétende régler qu’un côté de leur vie et les laisse libres en tout le reste, il faut que la société ait atteint un haut degré de complication, et les esprits un haut degré d’abstraction[28]. C’est une des tendances de notre civilisation que de multiplier ces associations unilatérales aux dépens des associations globales ; mais cette tendance est toute récente[29].

En fait, les corporations de notre moyen-âge sont loin d’être des groupements purement économiques. M. Ashley dit en parlant des premières ghildes de commerçants anglais[30] : « Cette confraternité ne ressemblait pas à une société moderne qui viserait quelque avantage matériel particulier, elle pénétrait, pour une grande partie, la vie de chaque jour. » Elle avait le plus souvent sa caisse pour l’assistance mutuelle, sa chapelle aux bas-côtés d’une église, ses fêtes, son culte, sa juridiction. Sa surveillance ne s’exerçait pas seulement sur les qualités des produits, mais sur les mœurs des compagnons. De même, d’après M. Gierke[31], la ghilde allemande est à la fois une société religieuse, qui fait dire des messes en l’honneur de son saint patron, – une société mondaine, qui donne des fêtes et des banquets, – une société de secours mutuels, qui vient en aide à ses membres malades, volés ou incendiés, – une société de protection juridique, qui poursuit ceux qui ont lésé ses adhérents, – une société morale enfin, avec ses censeurs chargés de faire respecter les devoirs de camaraderie ou les devoirs professionnels.

Le cercle d’action de la ghilde n’est donc pas aussi étroit que M. Senart paraît le croire. Elle n’est pas aussi envahissante que la caste, sans doute : ses prescriptions ne se ramifient pas aussi loin. Elles sont cependant assez touffues pour prouver qu’un groupement d’ordre économique est capable de commander aux mœurs mêmes, de lier les hommes, non pas seulement en vue d’une certaine fin déterminée, mais « pour la vie », et qu’en ce sens l’industrie peut engendrer un régime analogue au régime des castes.

Mais est-ce bien l’industrie qui est responsable de cette floraison de règles, qui rapproche la ghilde de la caste ? Ou la racine en est-elle ailleurs ? Si les ghildes soumettent jusqu’à la vie privée de leurs membres à une discipline commune, si elles les gardent embrassés dans un culte commun et parfois les réunissent à une même table, cela tient moins aux nécessités de l’industrie qu’aux traditions qui dominent toute organisation sociale au Moyen Âge. On n’avait pas alors l’idée qu’on pût constituer une association sans juridiction propre, sans assistance mutuelle, sans fêtes communes, sans « patron » unique[32]. Cette idée, ce n’est pas du progrès de l’industrie qu’elle a jailli. Elle s’explique plutôt par l’influence persistante des habitudes religieuses, et peut-être par le souvenir lointain des premières pratiques familiales. N’a-t-on pas pu soutenir que les ghildes du moyen-âge s’étaient modelées sur le type des vieilles corporations romaines[33] ? et celles-ci à leur tour sur le type de la gens ? « Une grande famille, dit M. Waltzing[34], aucun mot n’indique mieux la nature des rapports qui unissaient les confrères », et c’est « à l’image de la famille » que la corporation professionnelle institue son culte, ses sacrifices, ses repas communs, ses sépultures. En ce sens, jusque dans les « fraternités » professionnelles se retrouvaient des traces de l’esprit de la gens[35].

Non qu’il faille admettre que la tradition antique s’est réveillée toute seule, après des siècles de sommeil, pour susciter les ghildes et les créer de toutes pièces[36] ; mais quand, par les progrès de la vie économique, le besoin des ghildes s’est fait sentir, c’est peut-être cette tradition qui a déterminé la forme de l’organe demandé. Les survivances de la religion familiale, non les exigences de l’industrie, seraient alors responsables des traits qui font ressembler la ghilde à la caste.


Si déjà il est impossible de rendre compte, par les seuls phénomènes économiques, de l’empire de la ghilde sur ses membres, a fortiori le sera-ce pour la caste, dont les attributions restent, nous l’avons vu, singulièrement plus étendues. Cette impossibilité éclatera si l’on essaie d’expliquer un à un, par les conséquences de l’évolution industrielle, les trois caractères dont la synthèse nous a paru donner sa physionomie propre au régime des castes – la spécialisation héréditaire, la hiérarchie stricte, la répulsion mutuelle.

La spécialisation héréditaire semble le plus aisément explicable. L’intérêt de l’industrie demande visiblement non seulement que le travail soit divisé de corporation à corporation, mais que les procédés de travail soient conservés de génération en génération. Quand le métier est relativement simple et réclame certaines aptitudes générales plutôt qu’une instruction particulière, cette nécessité se fait moins vivement sentir. C’est ainsi, remarque M. Nesfield[37], que dans les métiers commerçants les règles de la spécialisation héréditaire sont ordinairement plus lâches. Mais quand il s’agit de l’industrie – et surtout d’une industrie comme l’industrie hindoue : industrie toute manuelle, et qui fait d’autant plus de place à l’habileté qu’elle en fait moins à la mécanique – rien n’est plus précieux qu’une éducation technique. Or le père seul, en Inde, peut la donner. Dans l’absence de manuels, qui resteraient d’ailleurs singulièrement insuffisants, ses conseils seuls peuvent apprendre les secrets du métier, la façon, le tour de main. Comte[38] l’a justement observé : dans toute civilisation où la tradition orale est le seul mode de conservation des idées et des pratiques, il est inévitable et indispensable que le père transmette son métier à son fils. En fait, partout où subsiste le règne de l’industrie véritablement « manufacturière » et non « machinofacturière », partout, suivant M. Nesfield[39], au Pérou comme en Égypte, en Abyssinie comme en Grèce, on retrouverait les traces d’une organisation analogue.

Toutefois, est-il vrai que les seules nécessités de la division du travail et de la transmission des procédés expliquent la forme que cette organisation a prise en Inde ? Montrer qu’il est nécessaire, pour la continuité de la vie économique, que l’artisan fasse lui-même l’éducation de son successeur, n’est pas montrer qu’il est nécessaire que le fils succède au père. Si l’on croyait encore que les habitudes développées par l’exercice d’un métier, enregistrées dans l’organisme, se transmettent aux descendants en aptitudes innées, on pourrait soutenir que la spécialisation héréditaire sert les intérêts bien compris de l’industrie et façonne les hommes tout exprès pour la diversité des tâches. Mais rien n’est plus sujet à caution que cette croyance. Elle reçoit chaque jour des démentis nouveaux[40]. Si donc il est utile que l’artisan ait ses apprentis, il n’est pas indispensable que les apprentis de l’artisan soient de son rang.

Et sans doute il est naturel qu’il instruise dans son art les enfants qu’il a sous la main, et qu’il peut surveiller à tout instant. Et c’est pourquoi il arrive si souvent, en effet, qu’une même profession reste de père en fils dans une famille. Mais pourquoi ce qui est ailleurs tendance fréquente est-il en Inde obligation ? Voilà ce qu’il reste à expliquer. Quand bien même il serait prouvé que la spécialisation héréditaire est utile au progrès de l’industrie, pourrait-on dire que la conscience de cette utilité présente cette spécialisation comme un devoir à l’âme hindoue ? Ne serait-ce pas prêter à celle-ci des visées trop compliquées ? Les règles sociales s’expliquent rarement par de pareils calculs[41]. Peut-être, si nous voulions trouver la source profonde de celles qui gouvernent en Inde la répartition des tâches, serions-nous ramenés à des croyances d’ordre religieux. On sait que chez beaucoup de peuples certains objets sont « tabous », pour certaines familles : elles ne peuvent y toucher sans crime. C’est ainsi que telle ou telle tâche peut se trouver interdite aux unes, et prescrite aux autres. Peut-être la survivance et l’extension analogique d’une pareille croyance rendent-elles compte de la répartition des professions en Inde. Une idée religieuse aurait ainsi présidé à l’organisation de son industrie.

Du moins, si nous cherchons les raisons déterminantes de la hiérarchie des groupes ainsi spécialisés, l’influence des idées religieuses apparaît-elle clairement. M. Nesfield a essayé de déduire d’une loi sociologique universelle l’ordre de dignité des professions, et par suite des castes hindoues. Plus récente est la phase du progrès industriel dans laquelle une profession a pu s’instituer, plus ses procédés sont délicats et plus ses produits sont importants, plus elle est, en un mot, difficile et utile – plus aussi elle est relevée. Et certes, des considérations de ce genre ont dû peser d’un certain poids sur l’estime relative où l’opinion hindoue tient les différents métiers : les plus bas suivant elle sont en effet, souvent, les plus primitifs, les plus simples, les moins productifs. Mais combien pèsent plus lourd des considérations toutes différentes !

Et d’abord, la situation du Brahmane, qui est au sommet de l’édifice, est-ce « l’histoire naturelle de l’industrie humaine » qui peut nous l’expliquer ? Certes, nous ne dirons pas que le métier de Brahmane doit passer aux yeux des Hindous pour un métier improductif. Le Brahmane, au contraire, fait en vérité la pluie et le beau temps, produit la stérilité ou l’abondance[42]. Nul procédé n’est plus utile que ceux qu’il emploie : les prières ou le sacrifice. Mais en quoi la découverte de ces procédés correspond-elle à une phase avancée du progrès industriel ? En quoi sont-ils liés à cet avènement de la métallurgie qui marque, suivant M. Nesfield, un tournant de la civilisation ? Le prestige des Brahmanes ne se laisse pas mesurer par ces critères « matérialistes ». Et s’il est vrai, comme l’observe M. Nesfield lui-même, que la noblesse d’une caste dépend principalement de ses rapports avec les Brahmanes, on comprend quelles perturbations doit apporter, dans le système opposé, l’astre du brahmanisme.

Combien d’ailleurs, parmi les faits cités, prouvent que, pour déterminer le rang d’une caste, des considérations tout à fait étrangères à l’industrie entrent en ligne de compte ! Les Tagas et les Bhuindars sont plus respectés, nous dit-on, que les autres castes agricoles[43]. Est-ce parce qu’ils emploient pour la culture des procédés plus raffinés ? C’est plutôt, sans doute, parce qu’ils obéissent avec rigueur à la loi qui interdit le remariage des veuves. Inversement, les exemples sont nombreux de castes qui déchoient, mangent des aliments prohibés[44]. On nous fait bien remarquer que les castes qui usent des métaux travaillés occupent un rang assez haut ; mais on ajoute que si les Lohars, forgerons, sont inférieurs aux Sonars, qui travaillent l’or et l’argent, c’est que le fer est un métal noir, couleur néfaste aux Hindous : l’or et l’argent passent au contraire pour composés par la combinaison des deux éléments les plus purs, l’eau et le feu[45]. De même, si les castes de pêcheurs sont supérieures aux castes de chasseurs, c’est à cause du caractère sacré de l’eau[46]. Fait plus frappant encore : les barbiers, qui font souvent office de chirurgiens, usent bien d’instruments de métal ; ils sont pourtant méprisés, à cause du sang et des cheveux que leur profession les oblige à toucher. De même sont fatalement dégradés tous ceux que leur métier expose à manier la peau des animaux morts[47]. L’estime que les Hindous accordent à telle ou telle caste dépend donc principalement de leurs idées sur ce qui est sacré, permis ou défendu, auguste ou horrible.

Les préséances sociales sont déterminées moins par l’utilité ou la difficulté des métiers exercés, que par leur pureté ou leur impureté relatives. L’ouvrage de M. Nesfield, si précieux qu’il soit, ne nous découvre donc pas les lois universelles qui président à la gradation des professions : il nous fait plutôt comprendre qu’il n’y a pas, pour cette gradation, de critère unique. Chaque civilisation a sa façon préférée de classer les métiers ; et c’est sans doute la façon dont elle les classe qui exprime le mieux ses tendances intimes. Dans la civilisation hindoue, ce sont surtout des vues religieuses, plutôt que des tendances économiques, qui fixent son rang à chaque groupe.


L’insuffisance de l’explication économique nous serait d’ailleurs rendue plus sensible encore si nous envisagions le troisième aspect du régime des castes tel que nous l’avons défini. Cette répulsion qui isole les groupes et les empêche de s’allier par des mariages, de manger ensemble, et parfois de se toucher se déduit-elle des nécessités de l’industrie ? Quand même celles-ci expliqueraient pourquoi le père doit transmettre son métier à son fils, elles n’expliqueraient nullement pourquoi le mari ne doit pas prendre femme en dehors de sa caste. Qu’importe, pour la tradition professionnelle, la femme dont il aura un fils ? L’origine étrangère de la mère n’empêchera pas celui-ci d’être son fils et de continuer la profession. Désespérant d’expliquer par son système les règles endogamiques, M. Nesfield semble en arriver à les considérer comme une invention des Brahmanes[48]. N’est-ce pas réintégrer, par un détour, cela même que la théorie de la caste-ghilde avait voulu éliminer ? N’est-ce pas faire trop grande la part de l’artifice et de la préméditation ?

Il ne suffit donc pas de rapprocher la caste de la ghilde pour se rendre compte des caractères constitutifs du régime des castes. Si ce rapprochement explique pourquoi les fonctions se divisent, il n’explique pas pourquoi elles se transmettent héréditairement. Il ne met pas en lumière tous les principes qui règlent la superposition des groupes. Il laisse enfin complètement dans l’ombre les raisons qui commandent leur opposition.



  1. Schröder, Indien’s Literatur und Cultur, p. 152, 410.
  2. Oldenberg. Le Bouddha, sa vie, sa doctrine, sa communauté (trad, Foucher), Paris, F. Alcan, 2e édit., 1903. Sherring, Natural History of Caste, cité par Senart, les Castes dans l’Inde, p. 178.
  3. Les Castes dans l’Inde, p. 177 sqq.
  4. Das Altindische Volkstum und seine Bedeutung für die Gesellschaftskunde. Cologne, Bachem, 1889, p. 134.
  5. La plupart de ces expressions sont employées par Oldenberg. La Religion du Véda, Introd. Cf. le Bouddha, loc. cit.
  6. C’est ce que M. Dahlmann a essayé de démontrer dans un autre livre : Das Mahâbârata als Epos und Rechtsbuch. Ein Problem aus Altindiens Cultur und Literaturgeschichte. Berlin, Dames, 1895.
  7. Ihering, Vorgeschichte der Indo-Europäer, Leipzig, Duncker, 1894, p. 225.
  8. Dahlmann, Das Altind. Volkstum, p. 45, sqq., " 125 sqq. Cf. Jolly, Recht und Sitte, p. 26-44.
  9. Das Alt. Volkstum, p. 69 sqq.
  10. Dahlmann, p. 188, sqq. Cf. Zimmer, Altindisches Leben, Die Cultur der vedischen Arier nach dem Samhita dargestellt. Berlin, Weidmann, 1879, P. 240-250.
  11. Dahlmann, Ibid., p. 112
  12. Ibid., p. 119, sqq.
  13. Untersuchungen zur Geschichte der Kaufmannsgilden des Mittelalters, p. 5.
  14. Dahlmann, p. 113-116.
  15. Ibid., p. 24.
  16. Brief view of the Caste System of the N. W. Provinces and Oudh, p. 182.
  17. Op. cit., p. 8-9.
  18. Ibid., p. 14, 19, 20, 27.
  19. Ibid., p. 80.
  20. Dahlmann, p. 46, 72.
  21. Nesfield, p. 95.
  22. Voy. plus haut, p. 18.
  23. C’est ainsi que les Peshirajis, qui ont pris la profession de carriers, se détachent de leurs parents les Ahirs qui restent pasteurs : les Rajs, maçons, se distinguent des Sangtarash, tailleurs de pierre. Les Bagdis se sont divisés en Dulias, porteurs de palanquins, Machuas, pêcheurs, et Matials, puisatiers. Cf. Nesfield, op. cit., p. 91. Risley, Tribes and Castes of Bengal, I, p. lxxii.
  24. Les Dogras sont ainsi nommés d’une vallée du Cachmir, les Sarujuparias, de la rivière Saruju, les Brahmanes Sarswats du Penjab, de la rivière Sarswati, etc. Cf. Jogendranàth Bhattacharya, op. cit., p. 50,55. Risley (op. cit., I, p. 47)> cite le cas des Baidyas, divisés en quatre sous-castes, qui correspondent aux diverses parties du Bengale où résidaient leurs ancêtres.
  25. Cf. Lyall, Études sur les mœurs religieuses et sociales de l’Extrême-Orient (trad. fr.), ch. vii.
  26. Foucart, Des Associations religieuses chez les Grecs, p. 50 sqq.
  27. Les Castes dans l’Inde, p. 196.
  28. C’est ce que nous avons essayé de démontrer plus longuement au chapitre III de notre étude sur les Idées égalitaires.
  29. Cf. Gierke, Das Deutsche Genossenchaftsrecht. Prins, l’Organisation de la liberté, Bruxelles, 1895, passim. Lalande, la Dissolution opposée à L’Évolution, Paris, F. Alcan, 1899, ch. v.
  30. Histoire des Doctrines économiques de l’Angleterre (trad. fr.), I, p. 101.
  31. Op. cit., p. 225-230. Cf. Schönberg, Handbuch der politischen Œkonomie, II, p. 484.
  32. Ashley, op, cit., I, p. 93.
  33. Cf. Gasquet, Institutions politiques de l’ancienne France, II, p. 240-243.
  34. Les Corporations professionnelles chez les Romains, I, p. 329.
  35. Waltzing, op. cit., p. 76, 166, 284. Cf. Hearn, The Aryan Household, p. 308-311. Brentano, On Gilds and Trade Unions, p. 16.
  36. Ashley, op, cit., I. p. 104, dénonce avec raison l’exagération de cette thèse.
  37. Op. cit., p. 34.
  38. Cours de philosophie positive, VI, ch. viii, cité par Nesfield, op. cit., p. 95.
  39. Op. cit., p. 96 sqq.
  40. V. notre Démocratie devant la science, livre I.
  41. C’est ainsi qu’on s’accorde généralement aujourd’hui à repousser, comme prêtant aux peuples primitifs une trop grande capacité de réflexion utilitaire, la théorie qui explique l’origine de l’exogamie par la conscience que les hommes auraient prise des mauvais résultats des mariages consanguins. Cf. Année sociologique, I p. 33.
  42. Oldenberg (le Bouddha, trad. fr., p. 10), rappelle ce qui est dit, dans le Çatapatha Bràhmana, de la terre qui est outre la rivière Sadanira : « Maintenant c’est une tout à fait bonne terre, car les Brahmanes l’ont rendue habitable à force de sacrifices. »
  43. Nesfield, p. 15.
  44. Par exemple les Tatwas du Bengale. Cf. Jogendranàth Bhattacharya, op. cit., p. 252.
  45. Nesfield, p. 29.
  46. Ibid., p. 9.
  47. J. Bhattacharya, op. cit., p. 306. Cf. Crooke. Tribes and Castes of the N. W. Prov., IV, p. 45.
  48. op. cit., p. 100 sqq.