Essais sur Balzac/Avant-propos

AVANT-PROPOS


Un des phénomènes caractéristiques de l’évolution littéraire moderne est la fortune diverse et contradictoire de ces deux maîtres du roman : Balzac et Stendhal. Le premier, dès l’abord, força la réputation, s’imposa comme une puissance de la nature, s’installa dans les lettres en conquérant : c’est qu’à côté de certaines qualités qui ne pouvaient être appréciées que de nos jours, il dévoila dès l’origine un don de vie intense et d’intérêt poignant propre à saisir le succès immédiat, à lui assurer la prompte réputation. Stendhal, bien au contraire, était un composé de talents rares, un précurseur en toutes choses, et par sa forme d’esprit si bizarre, et par son style si curieusement voulu, et par l’attitude énigmatique de sa personnalité d’artiste ; il le comprit lui-même tellement bien qu’il ne s’illusionna pas un instant sur sa destinée littéraire, et marqua, nous savons avec quelle merveilleuse divination, l’époque précise de sa renommée. Aujourd’hui, c’est-à-dire depuis quelque dix ans, une gloire commune unit et associe leur nom : ils nous apparaissent tous deux contemporains, par l’exceptionnelle faveur dont ils jouissent parmi les artistes, autant que par l’influence indiscutable qu’ils exercent sur les productions imaginatives de notre âge. Stendhal a pris une place que l’on peut exalter comme M. Paul Bourget, ou déplorer, en termes un peu lourds, comme M. Édouard Rod, mais qu’il faut bien constater, quoi qu’on en pense. Quant à Balzac, son nom continue, après plus d’un demi-siècle, à bénéficier de la célébrité qu’il souhaitait si ardemment, et son génie marque d’une empreinte ineffaçable les efforts littéraires en apparence les plus opposés. Ce serait une très intéressante étude que de comparer les diverses catégories de « Balzaciens », et l’on y verrait, entre autres curieuses choses, unies par une commune admiration pour le maître du roman moderne, les doux classes d’écrivains les plus irréconciliables : les écrivains naturalistes et les écrivains d’idées.

Entre Balzac et Stendhal, il convient de noter une autre différence. Stendhal inspira toute une série de travaux ; depuis l’époque où M. Taine le découvrit et le mit si magistralement en lumière, on vit se produire une floraison de critiques et d’études ; aujourd’hui encore on continue à s’occuper de son œuvre et à commenter son talent : il faut reconnaître d’ailleurs que les récentes publications inédites livrées à la curiosité des lettrés, qui dévoilent de plus en plus l’arrière-fond de ce mystérieux esprit, constituaient des documents nouveaux, à maint égard précieux pour l’analyste. En ce qui concerne Balzac, il n’en fut pas ainsi : si l’on excepte la belle étude de M. Taine — mais la dimension même de ce travail limitait son effort — on citerait difficilement, croyons-nous, un ouvrage qui compte sur Balzac, ou plutôt sur le génie de Balzac ; car toute une partie du travail a été exécutée la partie accessoire et fragmentaire ; on a réuni les matériaux de l’œuvre ; tout ce qui a trait à l’élément anecdotique et biographique a été fait, tellement fait qu’il ne reste rien à y ajouter, et que, pour notre part, nous nous garderons soigneusement de la plus légère inclusion dans ce domaine.

Il est clair que Balzac, par la hauteur et l’immensité de son génie, se prête mal à des études du genre de celles qui furent tentées sur Stendhal. Si rare et si complexe que soit l’esprit de ce dernier, il est de dimension moins vaste et se laisse plus aisément aborder. Balzac nous apparaît comme une montagne dont l’ascension épouvante. L’occasion est ici propice d’expliquer ce que nous avons voulu. En effet, s’il s’était agi d’une analyse complète et détaillée de son œuvre, nous n’aurions en ni la force ni le goût de l’entreprendre ; une telle besogne nous aurait semblé inutile et vaine : c’eût été à la fois trop et trop peu. Ce que nous avons cherché, ce qui restait à tenter suivant nous, c’était, une fois admis et constaté le retentissement, la réaction puissante du génie de Balzac sur l’âme moderne, de préciser les exemples de cette influence et de ce retentissement. Il ne faut donc voir dans ces « Essais » que le résultat d’heures employées à savourer Balzac, dilettantisme qui, loin d’être stérile, suggère une foule d’aperçus embrassant à la fois telle partie de l’œuvre du maître romancier et telle face de la société : nous confondons les deux termes, puisque son triomphe est précisément d’avoir réalisé cette confusion dans ses ouvrages.

Ne sont-ce point, en effet, deux choses identiques et réciproquement convertibles que l’étude de certains problèmes palpitants de la vie, et l’examen, en ses portions capitales, de l’œuvre de Balzac ? Là réside son modernisme au regard des artistes, ce mot signifiant l’intensité de suggestion exercée sur nos âmes par tel ou tel écrivain. C’est ainsi, par exemple, que la sensibilité féminine ayant été examinée par lui sous la plupart de ses aspects, une étude des principaux types de femmes, surtout des femmes contristées et torturées par l’existence, se trouvera être en même temps une étude de la sensibilité féminine. Émettre cette idée, c’est indiquer le but et la limite même de notre effort : cet effort ne doit pas porter seulement sur les jugements, sur la critique à faire de tel ou tel ouvrage, sur les contradictions qu’il peut enfermer ; il dépasse de beaucoup et dans un sens tout différent tel ou tel type concret, pour s’attaquer au fond même de l’âme féminine, successivement envisagée par Balzac dans des milieux et des situations diverses, comme en présence d’autant de réactifs qui nous aident à pénétrer le secret de son essence !

Le point de vue auquel nous nous plaçons ici, qui a suggéré le chapitre des Femmes malheureuses, nous pourrions le reprendre et l’appliquer de manière identique aux différentes catégories sociales étudiées par Balzac. Notre raisonnement serait le même pour le chapitre que nous avons intitulé les Jeunes Gens, le même encore pour celui des Courtisanes, s’il ne convenait d’ajouter que nous abordons ici une question plus complexe : en même temps que nous y tentons une étude de psychologie pure, nous touchons à l’un des plus graves problèmes sociaux. Dans le chapitre des Artistes, nous y entrons bien plus encore, en examinant ces belles études sur la presse, dans lesquelles Balzac pressent les développements et les vices du journalisme moderne.

Si les explications précédemment fournies ont bien marqué l’esprit qui a présidé à ces « Essais », le plan en apparaîtra comme forcé : d’abord une étude sur l’œuvre maîtresse de Balzac, dans laquelle, écartant de parti pris tout ce qui a trait à la genèse, aux péripéties des romans, nous nous sommes uniquement appliqué à choisir, parmi ses créations, celles où nous trouvions avec le plus d’intensité le reflet des préoccupations de nos âmes modernes : tel est l’objet de ce premier volume, consacré à la Comédie humaine. Nous passerons ensuite à l’examen de ce qu’on pourrait appeler les parties adjacentes de son œuvre, en étudiant son ingénieux effort de style comme conteur, ses vues si profondes en matière de critique générale, ces idées si larges et trop peu connues, par lesquelles Balzac se révèle comme un précurseur : idées qui constituent une mine d’une inépuisable richesse où beaucoup allèrent puiser qui ne s’en vantèrent point. La conséquence immédiate et directe sera l’examen de sa langue, de sa philosophie, en un mot des causes maîtresses qui contribuèrent à faire de lui la plus haute figure littéraire de ce siècle.

Tel est le cercle de notre effort : nous placer en face d’une grande œuvre écrite, comme dans un musée l’artiste se place en face des tableaux d’un grand peintre ; en jouir profondément ; noter les vibrations exquises ou puissantes qui nous agitent ; laisser enfin ces vibrations produire en notre âme leurs conséquences nécessaires, c’est-à-dire l’évocation de quelques idées générales sur l’Art et sur la Vie.

1893