Essais philosophiques sur l’entendement humain/05


CINQUIEME ESSAI.

Solution sceptique des doutes précédens.


Premiere Partie.


L’amour de la philosophie est sujet au même inconvénient que le zele pour la religion. Il devroit réformer les mœurs, & extirper les vices ; mais par l’abus qu’on en fait, il ne sert le plus souvent que d’aliment à nos passions : il nous entraîne d’une maniere plus déterminée, du côté vers lequel nous ne penchons déjà que trop par la force de la nature & de tempérament. À force d’aspirer à la fermeté magnanime du Sage, & de nous renfermer dans les jouissances intérieures de l’esprit, il arrivera, à coup sûr, à notre philosophie, ce qui est arrivé à celle d’Epictete & des autres Stoïciens : elle se réduira à un pur rafinement d’amour-propre ; & la subtilité de nos raisonnemens ira jusqu’à nous dépouiller de toute vertu, à nous priver de tous les agrément de la vie sociale. Nous développons, avec soin, les vanités de la vie humaine, & nous nous épuisons en méditation sur le néant des biens passagers, des richesses & des honneurs. Peut-être qu’en tout cela nous ne faisons que suivre notre indolence naturelle ; peut-être que haïssant le fracas de monde & le détail des affaires, nous ne cherchons que des prétextes plausibles, pour pouvoir nous livrer, sans réserve, à notre goût pour l’oisiveté. Il y a cependant une philosophie qui ne paraît gueres sujette à cet inconvénient, parce qu’elle ne tient à aucune passion déréglée de l’esprit, & ne se laisse séduire par aucun de ses penchans naturels ; c’est la philosophie académique, ou sceptique. Les philosophes de l’académie ne nous parlent que de doutes, de suspension de jugement, de danger qu’on court en hâtant ses décidons, des bornes étroites où il faut renfermer les recherches intellectuelles : ils nous exhortent sans cesse à renoncer aux spéculations qui sortent de la sphere de la vie commune, & qui n’ont point d’usage dans la pratique. Cette philosophie est donc ce qu’il y a de plus contraire à la molle oisiveté de l’esprit, à sa téméraire arrogance, à la sublime frivolité de ses prétentions, & à sa crédulité superstitieuse. Elle mortifie toutes les passions, laissent subsister le seul amour de la vérité, qui n’est jamais, ni ne peut être, porté trop loin. N’est-il donc pas surprenant qu’une philosophie, aussi innocente & aussi peu nuisible, soit l’objet éternel de tant de médisances & de tant de reproches mal-fondés ? Mais peut-être sont-ce ces caracteres même qui l’exposent à la haine & au ressentiment public. Ne flattant aucune passion désordonnée, elle ne se fait que peu de partisans, tandis que de cette foule de vices & de folies qu’elle combat, elle se fait autant d’ennemis, toujours prêts à la flétrir, & à la décrier comme libertine, profane & irréligieuse.

On ne doit point appréhender qu’une philosophie, toute occupée à restraindre nos recherches à la vie commune, puisse jamais miner les fondemens de la société, ni que les doutes qu’elle propose puissent entraîner la pratique dans la ruine de la spéculation. La nature maintient ses droits, & triomphe, tôt ou tard, de tous les raisonnemens abstraits. Quoique, par exemple, nous ayions conclu, dans l’essai précédent, qu’en raisonnant d’après l’expérience, l’ame fait un acte qui ne procede d’aucun argument ni d’aucune opération intellectuelle ; il n’y a pourtant pas le moindre danger que cette découverte affecte jamais les raisonnemens fondamentaux, sur lesquels reposent presque toutes nos connoissances. Si nos conclusions expérimentales ne sont pas fondées sur des argumens en forme, il faut qu’elles le soient sur quelqu’autre principe, qui ait autant de poids & d’autorité que l’argumentation, dont l’influence dure autant que la nature de l’homme. Mais quel est ce principe ? C’est ce qui mérite d’être recherché.

Supposons qu’un homme, à qui la nature auroit accordé, dans un degré peu commun, les facultés de raisonner & de réfléchir, tombât subitement dans ce monde, cet homme observeroit d’abord une succession continuelle d’objets, il verroit les événemens se suivre ; mais il ne verroit rien de plus. Il n’y auroit point de raisonnement qui pût lui suggérer, du premier coup, les idées de cause & d’effet : d’un côté, les forces particulières, par lesquelles la nature agit, ne se montreroient jamais à ses sens ; & de l’autre, de ce que deux événemens se suivent dans un seul cas, il ne pourroit raisonnablement conclure que l’un est cause & l’autre effet, leur union pouvant n’être qu’arbitraire & casuelle, & rien n’engageant à inférer l’existence du second, de l’apparition du premier. En un mot, cet homme ne pourroit former ni raisonnemens, ni conjectures sur aucune chose de fait, sans avoir acquis plus d’expérience : il ne pourroit s’assurer que de ce qui seroit immédiatement présent à ses sens ou à sa mémoire.

Supposons ensuite qu’il eût acquis plus d’expérience, & qu’il eût vécu assez long-tems pour observer que les objets, ou les événemens, similaires se retrouvent constamment ensemble. À quoi cette expérience le meneroit-elle ? À conclure de l’apparition d’un objet l’existence de l’autre. Mais tout son savoir n’iroit pas encore jusqu’à l’idée de pouvoir secret, par lequel les objets produisent, les uns sur les autres, des effets réciproques ; & la conclusion même que nous venons de lui attribuer, ne seroit pas le fruit d’une conduite raisonnée. Il s’y trouveroit néanmoins déterminé ; & quand il seroit convaincu que son entendement n’y a point de part, ses pensées iroient toujours le même train ; c’est que sans doute quelqu’autre principe l’entraîneroit à cette conclusion.

Ce principe se nomme, coutume ou habitude. Toutes les fois que la réitération fréquente d’un acte particulier a fait naître une disposition à reproduire le même acte, sans que ni le raisonnement, ni aucune opération intellectuelle, s’en mêlent ; nous disons que cette disposition est l’effet de la coutume. En nous servant de ce terme, nous ne prétendons pas assigner une cause primitive ; nous ne faisons qu’indiquer par-là un principe de la nature humaine généralement reconnu & manifeste par ses effets. Il se peut que nos recherches ne nous conduisent pas plus loin ; il se peut qu’il soit impossible de trouver la cause de cette cause ; en ce cas, il faudra s’en contenter comme de dernier principe assignable aux conclusions que nous fondons sur l’expérience. Nous avons lieu d’être satisfaits d’avoir pu aller jusques-là ; & nous aurions tort de murmurer contre nos facultés, de ce qu’elles sont trop bornées pour nous permettre d’aller plus loin. Quoi qu’il en soit, il est toujours sûr que nous avançons ici une proposition, sinon vraie, au moins très-intelligible, en disant qu’après avoir observé la liaison constante de deux choses, de la chaleur, par exemple, avec la flamme, ou de la solidité avec la pesanteur, nous ne sommes déterminés que par habitude, à conclure de l’existence de l’une de ces choses l’existence de l’autre. Cette hypothese paroît même la seule propre à expliquer pourquoi nous concluons de mille cas ce que nous ne saurions conclure d’un cas unique, quoique le même à tous égards. La raison ne varie pas ainsi : les mêmes conclusions qu’elle tire de la contemplation d’un cercle, elle les tireroit encore, après avoir contemplé tous les cercles qui sont dans l’univers ; au lieu que personne, après avoir vu un seul corps se mouvoir, ayant été choqué par un autre, n’oseroit affirmer que tous les corps sans exception seroient mis en mouvement par un choc semblable. Donc aucune induction expérimentale ne procede du raisonnement ; elles naissent toutes de la coutume[1]. La coutume est le guide principal de la vie humaine, c’est elle seule qui rend nos expériences utiles, en nous montrant, dans la ressemblance des différentes séries d’événemens, un avenir semblable au passé. Sans son influence, ce que nous connoîtrions dans les choses de fait, ne s’étendroit pas au delà de la mémoire & des sens ; nous ne saurions jamais comment ajuster les moyens aux fins, ni comment employer nos facultés naturelles à produire quoi que ce fût : toute notre activité, & la partie la plus intéressante de nos spéculations, se réduiroient à rien ; ce seroit leur période fatal.

Mais il est à propos de remarquer ici que bien que les conclusions tirées de l’expérience nous transportent au-delà des sens & de la mémoire, & nous certifient des faits qui sont arrivés dans les lieux & les tems les plus reculés ; elles partent pourtant toujours de quelque fait immédiatement présent à l’esprit. Un homme qui trouveroit dans une contrée déserte les ruines d’un superbe bâtiment, concluroit aussi-tôt que cette contrée a été anciennement la demeure d’un peuple civilisé ; mais s’il n’y rencontroit rien de pareil, il lui seroit impossible de tirer cette conclusion. L’histoire nous apprend ce qui s’est passé dans les âges précédens ; mais, pour en être instruit, il faut lire les volumes qui la renferment, & remonter de témoins en témoins jusqu’aux témoins oculaires de ces événemens reculés. En un mot, nos raisonnemens ne sont qu’hypothétiques, autant de fois qu’ils ne s’appuyent pas sur quelque fait qui frappe les sens, ou dont la mémoire garde le dépôt. Les chaînons auront beau être liés entr’eux, la chaîne entière ne tiendra à rien, & ne pourra nous assurer d’aucune existence réelle. Vous rapportez un fait, je demande quelle raison vous avez de le croire : cette raison ne peut être qu’un autre fait lié au précédent : or, comme cela ne peut pas aller jusqu’à l’infini, il faut nécessairement qu’à la fin vous vous arrêtiez à un fait actuellement présent à vos sens, ou retracé dans votre souvenir : sinon vous devez avouer que vous croyez sans fondement.

Que conclure donc de tout ceci ? Une chose fort simple, quoique bien éloignée des théories communes. La foi que nous ajoutons aux faits, ou à la réalité des objets existans, dépend entièrement de deux choses ; de la perception d’un objet par les sens ou la mémoire, & de sa liaison habituelle avec d’autres objets. Pour nous exprimer en d’autres termes, quand on a vérifié, par plusieurs exemples, que deux choses de différentes especes, comme la flamme & la chaleur, la neige & le froid, sont constamment jointes ensemble, notre ame contracte la coutume d’attendre du chaud ou du froid, toutes les fois que le sens de la vue est frappé de nouveau par le feu ou par la neige, & de croire que ces qualités se manifesteront à l’approche de ces objets. Cette croyance est un résultat nécessaire des circonstances, où l’ame se trouve placée ; les sentimens d’amour & de haine ne résultent pas plus immanquablement des bienfaits & des injures. Ce sont-là des especes d’instincts naturels, qu’aucune suite de pensées, aucun acte de l’entendement, ne sauroient ni produire ni réprimer.

Notre philosophie pourroit mettre ici des bornes à ses spéculations. Dans la plupart des questions, il est impossible d’avancer un seul pas plus loin, & dans toutes il faut en revenir là, après s’être épuisé par les recherches les plus approfondies. Cependant si ces recherches nous engagent à un examen plus exact: de la nature de notre croyance, & de cette liaison habituelle qui en est la source, on nous pardonnera sans doute notre curiosité, peut-être même la louera-t-on. Que sait-on après tout, si par ce moyen nous ne parviendrons pas à découvrir des explications & des analogies propres à contenter ceux qui cultivent les sciences abstraites ? Il y a des esprits à qui plaisent les spéculations bien poussées, quand même elles seroient accompagnées de quelques doutes & de quelque incertitude. Ce n’est qu’aux lecteurs qui se trouvent dans cette disposition, que j’adresse la seconde partie de cet essai. Les autres pourront la passer, sans en être-moins en état de comprendre les essais suivans.


Seconde Partie.


Rien n’est plus libre que l’imagination de l’homme. Il est vrai qu’elle ne sauroit s’écarter de ce fonds d’idées que les sens extérieurs & internes accumulent à son usage ; mais elle dispose de ce fonds, à son gré & sans restriction. Elle mêle, compose, sépare, & divise ; elle varie ses fictions & ses rêveries, comme bon lui semble. Elle peut donc rassembler un corps d’événemens revêtu de toutes les apparences de la réalité, le renfermer dans un tems & dans un lieu définis, & le peindre avec tous les traits qui caractérisent les faits historiques les mieux avérés. Or je demande ; en quoi consiste ici la différence entre l’acte de feindre, & l’acte de croire ? Ce n’est pas simplement dans une idée particuliere qui manque aux fictions, tandis qu’elle se trouve jointe aux récits qui operent la conviction ; car en ce cas, rien n’empêcheroit l’ame, dont la volonté exerce un pouvoir souverain, de réunir cette idée aux fruits de son imagination : & par conséquent elle seroit en état de croire tout ce qu’il lui plaîroit ; ce qui est démenti par l’expérience journalière. Il ne tient qu’à nous de joindre en idée une tête humaine au tronc d’un cheval ; mais il ne tient pas à nous de croire qu’un pareil animal ait jamais existé dans la nature.

Ce qui distingue la fiction de ce qui est croyable, doit donc être quelque sentiment inséparable de l’une & incommunicable à l’autre ; d’où il suit que ce sentiment ne dépend point de la volonté, & ne se produit point par notre commandement. Excité par la nature, comme le sont tous les autres, il résulte de la situation particulière où l’esprit se trouve dans de certaines conjonctures. Un objet ne s’est pas plutôt emparé des sens ou de la mémoire, que l’habitude exerce son empire sur l’imagination, & la force à concevoir un autre objet que l’usage a lié au précédent : cette représentation est suivie de sentiment qui la rend si différente des illusions de la fantaisie ; & c’est précisément en quoi consiste la nature de la crédibilité. Comme nous ne croyons aucun fait avec tant de fermeté que nous ne puissions concevoir le contraire, il n’y auroit point de différence entre ce à quoi nous ajoutons foi, & ce que nous rejetions, s’il n’y avoit quelque sentiment qui distinguât l’un de l’autre. En voyant, sur une table unie, une bille se mouvoir vers une autre, je puis aisément concevoir qu’elle s’arrête après l’attouchement ; mais, quoique cette conception n’implique pas ; elle ne me fait pourtant pas sentir ce que je sens en me représentant le choc & le mouvement communiqué par la première bille à la seconde.

Ce seroit entreprendre, sinon l’impossible, au moins une chose bien difficile, que de vouloir donner une définition ou une description de ce sentiment ; il seroit tout aussi aisé de définir la sensation de froid, ou la passion de la colere, à des hommes qui ne les auroient jamais éprouvées. Le vrai & propre nom de ce sentiment, c’est celui de croyance. Personne ne peut hésiter sur le sens de ce terme ; parce que tout le monde éprouve, à chaque moment, ce qu’il représente. Essayons cependant de décrire ce sentiment, dans l’espérance de parvenir, par ce moyen, à des analogies qui pourront, nous en procurer une explication plus parfaite. Je dis donc que la croyance n’est autre, chose que la conception d’un objet, plus, vive, plus animée, plus ferme, plus stable, que nous ne pourrions l’obtenir par l’imagination seule. Ces expressions pourroient ne paroître gueres philosophiques ; mais je m’en sers, dans la vue de désigner cet acte de l’ame qui fait que les réalités, ou ce que nous prenons pour tel, nous affectent de plus près que les fictions, qui leur donne, pour ainsi dire, plus de poids sur notre ame, & leur communique plus d’influence sur l’imagination & sur les passions. Si nous tombons d’accord de la chose, il est inutile de disputer des termes. L’imagination commande à toutes ses idées, elle les associe, les mêle, & les bigarre de toutes les manieres possibles : elle peut donc feindre des objets revêtus de toutes les circonstances du tems & du lieu, pour les exposer ensuite à notre vue sous leurs couleurs naturelles, & tels précisémeot qu’ils pourroient avoir existé. Cependant, comme il est impossible que la croyance soit jamais produite par cette faculté d’imaginer abandonnée à elle-même ; il est évident qu’elle ne consiste, ni dans la nature spéciale des idées, ni dans leur ordre, mais uniquement dans la maniere dont on les conçoit, & dans le sentiment dont elles nous affectent. Je conviens volontiers de mon insuffisance à bien expliquer ce sentiment, ou cette maniere de concevoir : on peut employer des mots qui disent quelque chose d’approchant ; mais, nous l’avons déjà remarqué, le mot propre c’est Croyance, mot que tout le monde comprend, à cause du rapport qu’il a aux affaires de la vie commune. Et en philosophie, nous ne pouvons pas aller au-delà de cette assertion ; c’est que la croyance est une chose sentie par l’ame, qui discerne les idées dépendantes de jugement, des fictions imaginaires : qui donne aux premières une influence plus efficace, les fait paroître plus importantes, les fortifie dans l’esprit, & les érige en principes ordonnateurs de nos actions. J’entends, par exemple, le son de voix d’une personne de ma connoissance, venant de la chambre prochaine : cette impression étant faite sur mes sens, aussi-tôt cette personne se trace à ma pensée avec tous les objets qui l’environnent, je men fais un tableau comme de choses existantes, auxquelles je donne les mêmes qualités & les mêmes rapports que je leur ai connus autrefois. Or ce tableau a plus de prise sur mon ame que n’en auroit, celui d’un palais chanté : les idées qui le forment se font sentir d’une toute autre façon, leur influence, en tout sens, est plus énergique, elles sont plus capables de me causer du plaisir ou de la douleur, de la joie ou de la tristesse.

Récapitulons à présent le sommaire de cette doctrine & convenons 1°. que le sentiment de la croyance n’est autre chose qu’une conception qui a plus d’intensité & de consistence que n’en ont les simples actes de l’imagination : 2°. que cette maniere de concevoir résulte de la coutume de joindre l’objet conçu avec quelque chose qui est actuellement présent aux sens ou à la mémoire. Après quoi il ne sera pas difficile de découvrir dans l’esprit des opérations analogues, & de réduire ces phénomènes à des principes plus généraux.

Nous avons déjà observé, qu’en vertu des liaisons établies par la nature, chaque idée introduit dans l’esprit son idée corrélative, & y tourne notre attention par un mouvement doux & imperceptible. Nous avons établi trois principes d’association, la ressemblance, la contiguité, & la causalité. Ce sont-là les seuls liens de nos pensées, les seuls qui produisent les réflexions réglées & les discours suivis ; & ils ne different que du plus au moins dans leur influence. Or ici s’éleve une question d’où dépendra la solution de notre difficulté. Dans toutes ces relations, les objets qui frappent les sens, ou qui se réveillent dans la mémoire, entraînent l’esprit à la conception de leurs correlatifs. Dans la croyance qui naît de rapport de causalité, cette conception devient plus forte & plus étroite. Les deux autres principes d’association ont-ils le même pouvoir sur les objets qu’ils affectent ? Si cela est, nous pourrons établir une loi générale, qui s’étendra à toutes les opérations de l’entendement.

Faisons des expériences sur ce sujet, & remarquons d’abord de qui nous arrive à la vue du portrait d’un ami absent. Il est évident que l’idée que nous avions de lui se ranime par la ressemblance, & que les passions que cette idée occasionne, comme la joie ou la tristesse, se renforcent & prennent une nouvelle vigueur. Deux choses concourent à produire cet effet ; Une impression présente, & un rapport. Si la peinture ne ressemble pas à notre ami, ou si elle n’est-pas destinée à le représenter, elle ne nous fera pas même penser à lui. Si le portrait est absent aussi-bien que la personne, l’ame peut encore passer de l’idée de l’un à l’idée de l’autre mais cette idée s’affoiblira dans le passage, au lieu de s’animer : nous prenons plaisir à contempler le portrait d’un ami présent, mais quand on ôte ce portrait, nous aimons mieux envisager la personne même que de la voir dans une image que l’absence ternit.

Les cérémonies de la religion catholique romaine romaine fournissent matière à des expériences de même genre. Ceux qui se livrent aux plus étranges superstitions, quand on leur reproche ces momeries, donnent ordinairement pour excuse qu’ils sentent le bon effet de ces mouvemens, de ces postures, de tous ces actes extérieurs, pour animer la dévotion, & pour entretenir la ferveur, qui languiroient bientôt, si on ne leur offroit que des objets éloignés, & des choses immatérielles. Nous nous retraçons, disent-ils, les objets de notre foi sous des figures & des images sensibles ; & par la présence immédiate de ces figures, nous nous en rapprochons bien davantage que nous ne pourrions faire par une vue idéale, & par des contemplations purement intellectuelles : les choses sensibles ont toujours plus d’influence sur l’imagination que toutes les autres, & communiquent promptement cette influence aux idées relatives qui leur ressemblent. Tout ce que je prétends inférer de ce culte & des raisonnemens qu’on fait en sa faveur, c’est que rien n’est plus commun que cet effet de la ressemblance, qui consiste à vivifier en quelque sorte les idées : or comme, dans chacun de ces cas, elle concourt avec une impression actuelle, nous sommes abondamment pourvus d’expériences qui prouvent la vérité

de notre principe. Cependant nous pouvons donner à ces expériences un nouveau poids, en considérant, après les effets de la ressemblance, ceux de la contiguité. Il est certain qu’il n’y a point d’idée à qui la distance ne fasse perdre de sa force ; au-lieu que la seule proximité d’un objet, quoique les sens ne le découvrent pas encore, a une influence sur l’ame qui imite les impressions immédiates. L’ame qui pense à un objet, se transporte aisément aux objets contigus ; mais il est réservé à la présence actuelle de l’y transporter avec une vivacité supérieure. Lorsque je suis à quatre ou cinq lieues de chez moi ; tout ce qui a de rapport à ma maison, me touche de plus près que lorsque j’en suis éloigné de deux cent lieues, quoiqu’encore à cette distance, si je viens à me rappeller quelque chose qui est dans le voisinage de la demeure de mes amis ou de ma famille, ce souvenir me retrace naturellement leur idée. Mais dans ce dernier cas, l’un & l’autre de ces objets ne sont que des idées ; & quelque aisée que soit la transition, n’étant point soutenue par une impression immédiate, elle n’est pas en état d’exciter, par elle-même, cette vivacité supérieure dont nous avons parlé[2].

Il n’y a point de doute que la causalité n’influe avec tout autant de force que les relations précédentes. Si les gens superstitieux recherchent avec empressement les reliques des saints & des hommes pieux, c’est dans les mêmes vues qui les attachent aux figures & aux images, c’est pour enflammer la dévotion, & pour se représenter, plus intimement & plus efficacement, ces vies exemplaires qu’ils désirent d’imiter. Or une des meilleures reliques qu’un dévot puisse se procurer, c’est quelque ouvrage qu’un saint a travaillé de ses propres mains. Si l’on met aussi de ce nombre ses habits & ses meubles, c’est qu’ayant été autrefois en sa disposition, ayant été touchés & maniés par lui, on peut les considérer sous la notion imparfaite d’effets dont il seroit la cause : enfin la chaîne des conséquences par laquelle ils se rapportent à lui, est plus courte qu’aucune de celles qui nous assurent qu’il a réellement existé.

Voici encore un phénomène qui paroît confirmer notre principe. Supposons qu’on nous présente le fils d’un ami mort ou absent depuis plusieurs années ; cet objet, réveillant à l’instant les idées qui y sont corrélatives nous retracera notre familiarité passée, & les liaisons étroites qui ont subsisté entre nous, sous des couleurs bien plus vives que nous n eussions pu nous le représenter sans ce secours.

Il est à remarquer que, dans tous ces phénomènes, on présuppose toujours l’existence de l’objet corrélatif comme étant crue ; sans quoi son idée ne tireroit aucun surcroît de force de la relation observée. Nous ne sentirions rien à la vue de portrait d’un ami, si nous croyions que cet ami n’a jamais été. Pour que la proximité de notre maison excite son idée, il faut croire préalablement qu’elle existe. Mais il y a une croyance qui s’étend au-delà des bornes qu’ont les sens & la mémoire. Je dis que cette croyance n’est encore autre chose que le partage rapide de la pensée accompagné d’une vive conception, & quelle vient des mêmes causes. En jettant un morceau de bois sec au feu, je conçois immédiatement que la flamme sera augmentée : ce n’est point ici une transition raisonnée de la cause à l’effet ; c’est une façon de concevoir qui tire son origine de la coutume & de l’expérience : cet objet, actuellement fournis aux sens, par où elle commence, rend l’idée de la flamme beaucoup plus vive, que ne seroit une de ces chimères vagues qui ne sont que flotter sur la superficie de l’imagination. Cette idée naît immédiatement, l’ame y passe dans un instant, & lui transporte toute la force de l’impression sensible dont elle est partie. L’idée de la douleur peut me venir accidentellement, après qu’on m’aura présenté un verre de vin ; mais cette idée sera bien autrement vive, lorsque je verrai la pointe d’une épée appliquée sur ma poitrine. Y en a-t-il une autre raison que l’habitude où nous sommes de passer du premier objet, qui est présent, à l’idée du second, que cette même habitude en a rendu inséparable ? C’est là en quoi consiste tout le procédé de l’ame par rapport aux réalités existantes & aux choses de fait ; & il est assez agréable d’avoir pu éclaircir ce sujet par quelques analogies. Concluons donc que les idées tirent toute leur force & toute leur solidité de ce passage qui commence par des objets présens. Ici se montre une sorte d’harmonie préétablie entre le cours de la nature, & la succession de nos idées : car, quoique les puissances & les forces qui varient la scene du monde, nous soient totalement inconnues, nous trouvons pourtant que nos pensées & nos conceptions leur ont jusqu’ici tenu fidelle compagnie. Cette correspondance est l’ouvrage de l’habitude, de ce principe si admirable, & si nécessaire pour conserver notre espece, aussi-bien que pour régler notre conduite dans toutes les occurrences de la vie. Si les objets présens avoient manque à exciter constamment les idées qui y sont jointes, notre science auroit été bornée, pour toujours, à la sphere étroite des sens & de la mémoire : nous n’aurions jamais été capables d’ajuster les moyens aux fins, & nos facultés naturelles auroient été insuffisantes à nous mettre en état de faire le bien & d’éviter le mal. Ceux qui se plaisent à la découverte & à la contemplation des causes finales, trouveront ici de grands sujets d’étonnement. J’ajouterai, pour confirmer ma théorie, que probablement cette opération de l’ame par laquelle nous inférons la ressemblance des effets de la ressemblance des causes, & réciproquement la ressemblance des causes de celle des effets, étoit trop essentielle à la conservation de l’espece humaine, pour être commise aux opérations trompeuses d’une raison, fort lente dans sa marche, dont les premières années de l’enfance ne donnent aucun indice, & qui, à s’en faire la plus haute idée, est, dans chaque âge & dans chaque période de la vie, extrêmement sujette à l’erreur & aux méprises. Il étoit plus convenable à la prudence ordinaire de la nature de pourvoir à la sûreté d’un acte si nécessaire, en l’attachant à l’instinct, ou à une tendance mécanique, qui, infaillible dans les opérations, se manifestât dès notre entrée dans le monde, se développât avec la faculté de penser, & ne dépendît en rien des pénibles travaux de l’entendement. De même qu’elle nous enseigne l’usage de nos membres, en nous dérobant la connoissance des muscles & des nerfs qui les mettent en action ; elle place en nous cet instinct qui entraîne nos pensées dans un ordre correspondant à celui qu’elle établit entre les objets extérieurs, en nous cachant les ressorts & les forces qui entretiennent ce cours régulier.


  1. Rien n’est plus ordinaire aux Écrivans, à ceux même qui traitent des sujets de morale, de politique, ou de physique, que de distinguer entre raison et expérience, & d’y supposer deux manieres différentes d’argumenter. La premiere, se prend pour le résultat pur & simple de nos facultés intellectuelles : on l’envisage comme établissant des principes particuliers de science et de philosophie sur la mesure des choses considérée à priori, & comme découvrant les effets dans les opérations des causes dont ils dérivent. La seconde, est supposée dépendre uniquement de l’observation et des sens : c’est par leur moyen que sachant ce qui a résulté d’un objet, nous sommes en ???? de déterminer ce qui en résultera. C’est ainsi par exemple, que la forme limitée du gouvernement civil d’une constitution assujettie aux loix peut être défendue de deux manieres. Par la raison : en réfléchissant sur la grande fragilité & sur l’extrême corruption de la nature humaine, nous jugeons qu’il est contraire à la sûreté publique de confier à un seul homme une autorité illimitée. Par l’expérience : l’histoire de tous les tems & de tous les pays nous expose les énormes abus que des hommes ambitieux ont d’un pouvoir aussi imprudemment confié.
    La même distinction se fait sentir dans les délibétarions qui concernent les affaires de la vie humaine. On se fie à un homme d’état, à un général, à un médecin, à un marchand, à proportion qu’on leur suppose de l’expérience & des lumières acquités par cette voie : on néglige & on méprise un novice quels que soient d’ailleurs ses talens naturels. On ne nie pas, à la vérité, que la raison ne puisse former des conjectures très-plausibles sur les conséquences qui résultent de certaines façons d’agir dans certaines circonstances ; mais on croit ces conjectures imparfaites, tant que l’expérience ne les éclaire pas de son flambeau : C’est elle qu’on regarde comme seule propre à rendre fiables & certaines les maximes puisées dans l’étude & la méditation.
    Cependant, malgré le crédit universel que cette distinctioa n’est acquise dans toutes les choses de la vie, tant active que spéculative, je dis, sans hésiter, qu’elle est erronée, ou au moins très superficielle.
    En examinant les argumens qui, dans les sciences mentionnées sont attribués au seul raisonnement, & à la seule réflexion, il se trouvera toujours qu’ils aboutissent à quelque principe général, qu’ils tiennent à quelque conclusion dont il n’y a d’autre raison à alléguer que l’observation ou l’expérience. On trouvera même qu’ils ne different qu’en un point de ces maximes dont personne ne s’avise de chercher l’origine autre-part, c’est que, pour être reçus, il faut une certaine suite de pensées & de réflexions sur ce qui a été observé, afin d’en démêler les diverses circonstances, & de régler les conclusions en conformité ; au lieu que dans le dernier cas l’événement expérimenté a toujours une ressemblance exacte & complete avec celui que nous déduisons d’une situation, particulière ; comme étant le résultat de cette situation. L’histoire d’un Tibère ou d’un Néron, nous fait craindre que nos Monarques n’imitassent leur tyrannie, s’ils pouvoient forcer la barrière que leur opposent les Loix & le Parlement; mais, chaque acte de fraude & de cruauté, que nous observons dans la vie privée, peut nous donner les mêmes allarmes, pour peu que nous y réfléchissions : ce sera toujours un exemple de plus de la corruption générale de notre nature ; exemple propre à nous montrer le danger qu’on court en se reposant sur les hommes avec une entiere confiance. Dans l’un & dans l’autre cas, l’expérience est la base qui soutient notre conclusion.
    Il n’y a point de jeune-homme si neuf qui ne se soit formé, d’après, ses propres observations des maximes bonnes & justes, concernant les affaires humaines, & la maniere, dont il faut se conduire dans monde. Mais, s’il vient à vouloir, les réduire en pratique, il faut convenir qu’il sera fort sujet à donner à gauche, jusqu’à ce que le tems & une expérience plus mûre aient étendu ces maximes, & lui aient enseigné à s’en servir à propos. Il n’y a point de situation, point d’incident qui ne renferme mille petites circonstanccs, minuties en apparence, qui peuvent échapper d’abord aux yeux les plus clairvoyants ; & dont cependant la justesse de nos conclusions & la prudence de notre conduite, qui en est une suite, dépendent entiérement. Pour ne pas dire que ces maximes & ces observations générales ne le présentent pas toujours à point nommé, & qu’un jeune commençant n’a pas, pour l’ordinaire, l’esprit assez tranquille & assez rassis, pour pouvoir en faire une application immédiate. La vérité est que sans expérience il n’y a point de raison. En parlant donc ici du caractere d’un homme destitué d’expérience, nous ne l’entendons que dans un sens comparatif, & nous avons en vue un homme qui n’a qu’une expérience foible & imparfaite. Note de l’Auteur.
  2. Naturá ne nobis, inquit, datum dicam, an errore quodam, us, cum la loca videamus, in quibut memoriá dignos viros acceperimus multùm esse versatos, magis moveamur, quam si quando eorum ipsorum aut facta audiamus, aut scriptum aliquod legamus ? Velut ego nunc moveor ; venit enim mihi Platonis in mentem, quem accepimus primum hic disputare solitum : cujus etiam illi hortuli propinqui non memoriam solum mihi afferunt, sed ipsum videntur in conspectu meo hîc ponere. Hic Speusippus hic Xenocrates, hîc ejus Auditor Polemo, cujus ipsa illa sessio fuit, quam videamus. Equidem etiam curiam nostram, Hostilium dico, non hanc novam, quæ mihi minor esse videtur, postquam est major, solebam intuens Scipionem, Catonem, Lælium, nostrum vero imprimis avum cogitare. Tanta vis admonitionis est in locis, ut non fine causá ex his mémorisæ deducta sit disciplina. Cicoro de Finibus, Lib. V. Note de l’Auteur.