Essais philosophiques sur l’entendement humain/03


TROISIEME ESSAI.

Sur la liaison des idées.


Il est évident qu’il y a des principes qui lient nos pensées, car elles sont introduites dans l’esprit les unes par les autres : c’est avec un certain degré de méthode & de régularité qu’elles se présentent à la mémoire ou à l’imagination. Cela se remarque aisément dans les réflexions soutenues, & dans les discours sérieux. Une pensée étrangère vient-elle troubler la marche, ou rompre la chaîne de nos idées, nous nous en appercevons aussitôt, & nous la mettons à l’écart. Que dis-je ? Dans nos rêveries les plus vagues & les plus extravagantes, dans nos songes même, l’imagination ne court pas tout-à-fait à l’aventure : en y réfléchissant, on découvre toujours de la liaison entre les idées qui se succedent. Si l’on écrivoit la conversation la plus libre & la plus décousue en apparence, il arriveroit de deux choses l’une ; ou l’on verroit à l’œil les liens qui ont amené ses transitions ; ou en cas que cela ne fût point, la personne qui auroit rompu le fil de discours, pourroit au moins nous dire qu’il s’est fait dans son ame une révolution secrette qui l’a détournée peu à peu de sujet de la conversation. Enfin, en comparant ensemble les langues de plusieurs peuples, entre lesquels on ne peut soupçonner ni liaison ni commerce, on trouve pourtant une correspondance étroite dans les mots qui représentent les idées les plus composées ; marque certaine que les idées simples dont ils expriment la collection, sont unies par un principe universel, qui exerce son influence sur tout le genre humain.

Cependant, quoique d’un côté cette liaison des idées soit trop sensible pour pouvoir échapper aux observations, & que de l’autre elle mérite toute l’attention des curieux ; je ne connois aucun philosophe qui ait entrepris d’en indiquer les différens principes, & de les réduire en classe : pour moi je ne trouve que trois de ces principes, celui de ressemblance, celui de contiguité de tems ou de lieu, & celui de causalité.

Peut-on douter que ces principes ne servent à réunir les idées ? De la vue d’un portrait n’est-il pas naturel de passer à l’idée de l’original[1] ? On parle d’un appartement ; aussi-tôt il s’élève des questions touchant les pièces contigues[2]. En pensant à une blessure reçue, peut-on s’abstenir de penser à la douleur qui en est la suite[3] ? Cependant, que mon énumération soit complette, & qu’il n’y ait point d’autres principes de liaison que ceux que je viens de proposer, c’est ce dont je ne saurois, ni convaincre mon lecteur, ni me convaincre moi-même. Tout ce que nous pourrions faire à cet égard, ce seroit d’examiner soigneusement & dans plusieurs cas, les principes qui lient nos pensées, & d’en pousser la généralisation jusqu’où elle peut aller. Plus le nombre de cas que nous aurons examiné sera grand, plus nous aurons porté d’exactitude dans notre examen ; & plus aussi nous pourrons nous en fier à rénumération déduite de tout, plus nous aurons raison de la croire entière & complette. Mais, au lieu d’entrer dans un détail de cette nature, qui nous meneroit à trop de vaines subtilités, considérons plutôt quelques-uns des principaux effets que la liaison des idées produit sur les passions & sur l’imagination de l’homme. Ces spéculations nous promettent plus d’agrément que les précédentes, & peut-être seront-elles plus instructives.

L’homme est un être raisonnable, mais en même-tems un être agité sans cesse par le desir de se rendre heureux : & comme il se flatte toujours de trouver le bonheur, soit en contentant quelque passion, soit en se livrant à quelque attachement ; il ne lui arrive gueres d agir, de parler ou de penser sans dessein. Il se propose toujours un but ; & bien que souvent il choisisse des moyens peu propres à l’y conduire, il ne le perd point de vue. Jamais il ne prendra la peine de tourner ses réflexions sur un sujet, si ce n’est parce qu’il espere d’en recueillir quelque avantage.

De-là vient que tout ouvrage de génie doit être dressé sur un plan & avoir un objet. La force de l’enthousiasme peut bien emporter le poëte lyrique loin de son sujet principal ; il est même permis, dans une épître ou dans un essai, de s’écarter avec une négligence apparente de son but ; mais il faut pourtant que le tout fasse paroître quelque intention : & si cette intention n’est pas marquée dans tout le cours de votre ouvrage, au moins faut-il qu’on sache pourquoi vous aviez pris la plume. Une production destituée de but ressembleroit plutôt aux délires d’un habitant des petites maisons, qu’aux efforts d’un homme qui se possede.

Cette regle n’ayant point d’exception, elle demande, lorsqu’on l’applique au genre narratif, que les événemens dont on fait le récit tiennent les uns aux autres par un nœud commun, & l’imagination n’en saisit point les rapports, à moins qu’ils ne forment une espece d’unité, qui la met en état de les réduire à un même plan, & sous un même point de vue. Cette unité doit être le grand objet & le dernier but de tous ceux qui se mêlent d’écrire.

Parmi cette diversité de faits qui peuvent entrer dans un poëme ou dans une histoire, c’est au poëte ou à l’historien à choisir, des divers principes de liaison, celui qui s’accorde le mieux à son dessin. Ovide, ayant bâti ses métamorphoses sur le principe de la ressemblance, toute transformation fabuleuse 3 opérée par le pouvoir surnaturel des dieux, s’est trouvée propre à remplir son cannevas. Avec cette seule circonstance un événement peut figurer dans le plan sur lequel ce poëte a travaillé.

Un annaliste ou un historien, qui entreprendroit d« transmettre à la postérité ce qui s’est passé en europe pendant la durée d’un siecle, s’assujettiroit au principe de contiguité. Son dessein embrasseroit tous les événemens arrivés dans cette portion déterminée d’espace et de tems, quelque différens, quelque détachés les uns des autres que ces événemens fussent à d’autres égards, parce que, malgré toutes leurs différences, il leur resteroit encore une espece d’unité.

Mais la liaison la plus usitée dans les récits, c’est celle qui naît des causes & des effets. Avec son secours, l’historien nous trace la suite des actions dans leur ordre naturel, il remonte aux ressorts secrets & aux principes cachés, & en déduit les conséquences les plus éloignées. Ayant pris pour sujet une partie de cette grande chaîne d’événemens qui compose l’histoire de genre humain, sa principale étude doit être de toucher à chaque chaînon ; mais souvent une ignorance invincible s’oppose à tous ses efforts : souvent aussi les conjectures viennent remplir le vuide de ses connoissances, mais il sent bien que son ouvrage est d’autant plus parfait qu’il présente la chaîne plus complette au lecteur. La science des causes est la plus satisfaisante pour l’esprit : elle est fondée sur le rapport le plus solide & le plus étroit de tous ; elle est encore la plus féconde en leçons utiles, puisque c’est elle seule qui nous rend les maîtres des événemens, nous donne une espece d’empire sur les tems à venir.

Ici nous pouvons nous faire quelque idée de cette unité d’action, dont les critiques ont tant parlé d’après Aristote, mais le plus souvent en vain, parce que leur goût n’etoit point dirigé par la justesse philosophique. Non-seulement le genre épique tragique, mais tous les genres sans exception exigent de l’unité : un auteur, qui souhaite d’élever un monument durable, ne doit jamais permettre à ses pensées de courir au hasard. Selon moi, l’historien qui écriroit la vie d’Achille ne seroit pas moins obligé de lier les événemens par leurs dépendances & leurs rapports, que le poëte qui choisiroit la colère de ce héros pour le sujet de ses chants[4]. Ce n’est pas seulement dans le cours d’une portion limitée de la vie que les actions de l’homme tiennent les unes aux autres ; cette liaison s’étend à toute sa durée, depuis le berceau jusqu’au sépulchre ; & l’on ne sauroit détacher le moindre anneau de cette chaîne sans altérer toute la série des événemens qui en dépendent. Ainsi, l'unité d’action, qui a lieu dans l’histoire des états, ou dans celle des particuliers, ne différe point en genre, mais en degré, de celle qu’on observe dans la poésie épique. Dans celle-ci le lien est plus serré, & se fait sentir davantage, la narration embrasse moins de tems, les acteurs se hâtent d’arriver à quelque période remarquable, propre à satisfaire la curiosité de lecteur. Cela est fondé sur le ton particulier où l’imagination & les passions, tant de lecteur que de poëte, sont montées dans le genre épique : la première y prend plus de vie, & les secondes plus de feu que dans l’histoire, tant générale que particulière, ou dans les autres narrations qui se bornent au réel & à l’exacte vérité. Considérons les effets de ces deux circonstances dans la poésie, & principalement dans la poésie épique, où ils sont plus frappans que par-tout ailleurs : & voyons pourquoi ils exigent, dans la fable, une unité plus précise & plus scrupuleuse.

Premièrement, la poésie, étant une espece de peinture, nous rapproche davantage des objets que toute autre sorte de récit ; elle met ces objets dans un plus grand jour, elle dessine plus distinctement ces circonstances légères, qui, quelque superflues qu’elles paroissent à l’histoire, servent pourtant beaucoup à animer le tableau & à charmer l’imagination. S’il n’étoit pas fort nécessaire qu’Homere, à chaque fois que son héros boucle les souliers & attache ses jarretières, nous en avertît, je ne sais, d’un autre côté, si l’auteur de la Henriade n’auroit pas dû entrer dans de plus grands détails, il passe sur des événemens avec une rapidité qui nous laisse à peine le loisir de prendre connoissance de l’action & de la scene. Si, donc le poëte vouloit embrasser dans son sujet un grand espace de tems, ou une longue suite d’événemens ; s’il vouloit déduire la mort d’Hector de ses causes les plus éloignées, reprendre les choses depuis le rapt d’Hélene, ou depuis le jugement de Pâris, il ne pourroit remplir ce vaste cannevas de peintures & d’images qui eussent leurs justes proportions, sans faire un poëme d’une longueur démesurée. L’imagination du lecteur enflammée par une suite de descriptions poétiques, & ses passions tenues en haleine par cette sympathie continuelle qui attache aux auteurs, n’iroient jamais jusques au bout ; elles languiroient long-tems avant la fin de la narration : la violence réitérée des mêmes émotions produiroit infailliblement la lassitude & le degoût.

Une seconde raison sert à confirmer que le poëte épique ne doit jamais prendre ses causes de trop loin ; elle est tirée d’une propriété des passions très-remarquable par la singularité. Dans une composition bien ordonnée, toutes les affections excitées par les divers événemens, décrits ou représentés, se prêtent une force mutuelle. Pendant que tous les héros sont engagés dans une scene commune, & que chaque action tient au tout par une liaison étroite, l’intérêt se soutient, & les passions passent d’objet en objet par des des transitions aisées. Cette connexion des événemens, en même tems qu’elle applanit le partage d’une pensée à l’autre, fait aussi que les passions se transmettent plus facilement, elle les resserre dans le même canal, & les fait couler dans la même direction. C’est ainsi que l’intérêt que nous prenons à Ève, nous prépare à en prendre un pareil à Adam. La sympathie ne perd rien dans ce partage, & l’esprit saisit immédiatement les nouveaux objets, qui ont des rapports bien marqués avec ceux qui le remplissoient déjà. Au lieu que si le poëte, faisant, une digression totale de son sujet, s’avise d’introduire un nouvel acteur, qui n’ait aucun rapport avec les personnages qui ont figuré auparavant, l’imagination s’appercevant qu’on lui présente un objet postiche, se trouvera arrêtée, & n’entrera que froidement dans la nouvelle scene qu’on lui ouvre. Bientôt elle ne jetera plus que par intervalle des étincelles mourantes, & supposé qu’elle tâche de se remettre dans le sujet du poëme, ce sera à recommencer : partant comme sur une terre étrangère, il faudra qu’elle aille à la découverte du pays, pour réveiller l’intérêt endormi, & s’exciter de nouveau à prendre part aux acteurs principaux. Le même inconvénient a lieu, quoique dans un moindre degré, lorsque le poëte écarte trop les événemens les uns des autres, lorsqu’il lie ensemble des actions qui, pour n’être pas tout-à-fait séparées, n’ont pas néanmoins autant de connexion qu’il en faut pour faciliter le partage aux passions. C’est ce qui a fait imaginer l’artifice des narrations obliques, employées avec tant de dextérité dans l’Odissée, & dans l’Enéide: on y place d’abord le héros tout près de dénouement : & puis on nous découvre, comme en perspective, les causes & les événemens plus éloignés. De cette façon, la curiosité du lecteur ne souffre jamais d’interruption : les événemens se suivent avec rapidité, & dans un ordre serré : l’intérêt ne perd rien de sa force ; & le rapport prochain des objets le fait aller en croissant depuis le commencement du récit jusqu’à sa fin.

La même regle s’observe dans la poésie dramatique. Dans une piece de théâtre réguliere, on ne souffre point de rôle qui n’ait point, ou qui n’ait que peu de liaison avec les principaux personnages de la fable : il n’est jamais permis de détourner l’intérêt par des scenes détachées, & qui fassent un corps à part ; cela arrête les passions au milieu de leur course, en coupant cette communication par laquelle les scenes se prêtent une force mutuelle, de façon que la pitié & la terreur, qui naissent du tragique, se transmettent d’une scene à l’autre, jusqu’à ce qu’il en résulte cette vivacité de mouvemens que le théâtre seul est capable de produire. La chaleur de l’intérêt que je prends au spectacle, sera bientôt éteinte, si je suis frappé subitement d’une action toute nouvelle, & de personnages nouveaux, qui n’ont point d’affinité avec les précédens : si les liens de mes idées rompus me font sentir des lacunes & des vuides au plus fort de la passion : si au lieu de transporter ma sympathie de scene en scene, je suis obligé, à chaque moment, de faire effort sur moi-même, pour m’intéresser à de nouvelles scenes & à de nouvelles intrigues. Mais, quoique l’unité d’action soit une loi commune à la poésie tant épique que dramatique ; il se présente pourtant ici une différence qui mérite quelque attention. Dans l’un & dans l’autre de ces genres, l’action doit être une & simple, afin que la sympathie se conserve en entier, & que l’intérêt ne soit point partagé. Cependant le genre épique, & les récits en vers, fournissent un fondement de plus à cette regle, pris de ce qu’avant d’entrer en matière, l’auteur est obligé de se former un plan, de ramener son sujet à un point de vue général, de le réunir dans un chef unique, dont il ne doit jamais s’écarter. Cette raison n’a point lieu dans les fictions théâtrales, où l’auteur est entièrement absorbé par son sujet, & où le spectateur se suppose présent aux actions qu’on lui expose sur la scene ; ce qui fait qu’on peut y introduire des dialogues particuliers, pourvu que sans choquer la vraisemblance ils entrent dans l’espace limité auquel le théâtre est assujetti. De là vient que l’unité de l’action n’est jamais observée à la rigueur dans nos comédies Angloises, pas même dans celles de Congreve. Pourvu qu’il y ait entre ses personnages quelque relation réelle ou autre, qu’ils soient unis par le sang, ou membre d’une même famille, le poëte se croit autorisé à leur ménager des scenes à part, où ils puissent montrer leur humeur, & déployer leur caractere, quand même ces scenes ne serviroient gueres à l’action principale. Les doubles intrigues de Terence sont des libertés de ce genre, quoique prises avec plus de sobriété. Cette conduite n’est pas tout-à-fait dans les regles ; mais elle n’est pas absolument contraire non plus à la nature de comique, où les mouvemens & les passions ne montent jamais jusqu’au sublime de la tragédie : outre que la fiction & le jeu de théâtre peuvent pallier ces licences jusqu’à un certain point. Dans le récit poétique au contaire, l’auteur est resstraint à un sujet unique par sa première proportion qui contient le plan de son ouvrage : & il ne sauroit faire des écarts de cette nature, sans qu’ils paroissent tout d’abord absurdes & monstrueux aussi, ni Bocace même, ni la Fontaine, ni aucun des auteurs qui ont écrit dans le genre plaisant, ne se les sont-ils permis.

Revenons à la comparaison de l’histoire avec la poésie épique, concluons des raisonnemens que nous avons faits, que toute production dans ces deux genres demande de l’unité ; mais que l’histoire en demande plus que toute autre. La liaison qu’elle met entre les divers événemens pour les réunir en un seul corps, dépend du rapport des causes & des effets. La poésie épique a cela de commun avec l’histoire, mais la liaison y doit être plus étroite plus sensible, parce que ses narrations tendent à faire naître des images plus vives & des passions plus véhémentes. La guerre du Peloponnese, le siége d’Athenes, & la mort d’Alcibiade, sont des sujets propres, le premier pour l’histoire, le second pour le poëme épique, le troisieme pour la tragédie.

Si nous considérons, que la seule différence qu’il y a entre l’histoire & la poésie épique consiste dans le degré de liaison qui joint les événemens, il fera très-difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver des mots propres à déterminer les limites qui les séparent. C’est ici une affaire de goût plutôt que de raisonnement, & il nous arrivera souvent de découvrir cette unité où, à la première vue, & en ne considérant les choses qu’en gros, nous nous fussions le moins attendus de la trouver.

Il est manifeste qu’Homere n’est pas exactement fidele à son plan, & que dans le cours de son récit il passe les bornes du sujet de sa première proposition. Cette colere d’Achille qui occasionna la mort d’Hector, n’est pas la même que celle qui attira sur la Grece le déluge de maux dont il est parlé au commencement de l’Iliade. Cependant l’étroite liaison qui subsiste entre ces deux mouvemens, le passage prompt & animé de l’un & l’autre, le contraste[5] qui regne entre les différens effets de la concorde & de la discorde des princes, la curiosité naturelle que nous devons sentir de voir Achille en action, après l’avoir vu si long-tems en repos ; toutes ces raisons, dis-je, nous entraînent, & donnent au sujet une unité dont l’esprit se contente.

On peut reprocher à Milton d’avoir tiré ses causes de trop loin. La rébellion des Anges produit la chûte de l’homme par une trop longue suite d’événemens, & ne la produit que très-accidentellement ; pour ne pas dire que la création de monde, dont le poète nous fait un long épisode, n’est pas plus la cause de cette catastrophe que de la bataille de Pharsale, ou de tout autre événement qui soit jamais arrivé. Mais, si nous considérons, d’un autre côté, que tous ces événemens, & la rébellion des anges, & la création de monde, & la chûte de l’homme, ont cette ressemblance commune d’être des effets miraculeux, qui sortent du cours ordinaire de la nature : si nous réfléchissons sur la contiguite des tems où on les place : si nous les envisageons comme les seuls faits originaux que la révélation nous découvre, qui détachés de tout autre fait, frappent à la fois, & se rappellent mutuellement, si, dis-je, nous faisons attention à toutes ces circonstances, nous trouverons que ces parties de l’action ont une unité suffisante pour pouvoir être comprises. dans la même fable, ou dans le même récit. Ajoutons-y une ressemblance particulière de la rébellion des anges avec la chûte de l’homme ; ces deux événemens nous prêchent, pour ainsi dire, une même doctrine morale, savoir l’obéssance que nous devons à notre créateur. On pourrait comparer cela à ce qu’on appelle chanter par contrepartie en musique.

En rassemblant ces traits détachés, je n’ai eu d’autre dessein que de réveiller la curiosité des philosophes, de leur faire soupçonner au moins, si je ne puis les persuader pleinement, que ce sujet est un des plus riches, & que plusieurs actes de notre ame dépendent de l’association d’idées que je viens d’expliquer. Ce que l’on y trouvera peut-être de plus remarquable, c’est cette sympathie qui regne entre les passions & l’imagination, & qui fait que l’affection qu’on a prise pour un objet, se transporte aisément aux objets corrélatifs, au lieu qu’elle ne se communique que difficilement, ou ne se communique point de tout à ceux qui ne tiennent à aucune liaison. De-là vient qu’en associant dans son ouvrage des personnes & des actions étrangères les unes aux autres, un écrivain peu judicieux n’atteint jamais l’art de faire naître l’intérêt, le seul par lequel on puisse toucher le cœur, & porter les passions à leur plus haut période. Une exposition complette de cette vérité & de ses conférences demanderoit des raisonnemens trop profonds & trop prolixes pour ces Essais. Qu’il nous suffise pour le présent d’avoir établi les principes qui produisent la liaison de nos idées, d’en avoir fixé le nombre, & de les avoir réduits aux rapports de ressemblance de contiguité, & de causalité.


  1. Ressemblance.
  2. Contiguité.
  3. Cause & effet.
  4. Ceci est contraire à Aristote qui dit : Μῦθος δ’ εστίν εἶς, οὐχ, ὥσπερ τινὲς ὄιονται, ἐὰν περὶ θ’ ἐνὸς ἦ. πολλὰ γὰρ ϰαὶ ἂπρια τῶ γένει συμβαινει, ἐξ ὧν ἐνίων ὀνδέν ἐστιν ἓν. Ὅυτω δὲ ϰαὶ πράξεις ἐνὸς πολλαί ἐστιν, ἐξ ὡν μία ὀνδεμία γίνεται πρᾶξα. &ς. ϰερ. ϰ.. Note de l’Auteur.
  5. Le contraste, ou la contrariété, fait une espece de connexion idéale, que je seroit tenté de ranger dans la classe des ressemblances. Deux objets contraires se détruisent réciproquement, c’est-à-dire, que l’un est la cause de l’anéantistement de l’autre ; or, l’idée d’un objet anéanti renferme l’idée de son existence précédente. Note de l’Aut.