Essais orientaux/Le Dieu suprême dans la mythologie aryenne

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II

LE DIEU SUPRÊME

DANS LA
MYTHOLOGIE ARYENNE[1]


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CHAPITRE Ier.

LE DIEU SUPRÊME


Les dieux Aryens ne sont pas organisés en République : ils ont un Roi. Il y a, au-dessus des dieux, un dieu suprême.

Quatre des mythologies aryennes ont conservé une notion nette et précise de cette conception : ce sont celles de la Grèce, de l’Italie, de l’Inde ancienne et de la Perse ancienne. Ce dieu suprême s’appelle Zeus en Grèce, Jupiter en Italie, Varuna dans l’Inde ancienne, Ahura Mazda dans la Perse ancienne.


ZEUS ET JUPITER


Environ trois siècles avant notre ère, un poète grec s’adressait ainsi à Zeus :

« O le plus glorieux des immortels, aux noms multiples, à jamais tout puissant, Zeus, toi qui conduis la nature, gouvernant toutes choses suivant une loi, salut !… À toi tout cet univers, roulant autour de la terre, obéit, où que tu le conduises, et par toi se laisse gouverner… Si grand de nature, roi suprême à travers toutes choses, nulle œuvre ne se fait sans toi, ni sur la terre, ni dans la région céleste de l’éther, ni sur la mer, que celles qu’en leur folie accomplissent les pervers[2]. »

C’est là le Zeus des philosophes, des Stoïciens, de Cléanthe : mais il est déjà tout entier dans celui des vieux poètes. Puissant, omniscient et juste est le Zeus d’Eschyle comme celui de Cléanthe : c’est le roi des rois, le bienheureux des bienheureux, la puissance souveraine entre toutes[3], seul libre entre les dieux[4], qui des plus puissants est le maître, qui aux ordres de nul n’est asservi, au-dessus de qui nul ne siège à qui d’en bas il doive respect[5], et en qui l’effet suit la parole ; c’est le dieu aux pensées profondes, de qui le cœur a des voies sombres et voilées, impénétrables au regard, et jamais n’avorte le projet qui s’est formé dans son cerveau ; c’est enfin le père de la justice, de Diké, la vierge terrible « qui souffle sur le crime la colère et la mort[6] ; » c’est lui qui « de l’enfer fait monter contre le mortel audacieux et pervers la vengeance aux tardifs châtiments[7]. » Avant Eschyle, Terpandre proclame en Zeus le principe de toute chose, le dieu qui conduit toute chose[8] ; Archiloque chante en Zeus père, le dieu qui gouverne le ciel, qui surveille les actions coupables et injustes des hommes, qui tire châtiment et vengeance des monstres, et aussi le dieu qui a fait le ciel et la terre[9]. Le vieillard d’Ascra sait que Zeus est le père des dieux et des hommes, que son regard voit et comprend tout être et saisit tout ce qu’il lui plaît[10].

Enfin, d’aussi loin que le Panthéon grec paraît à la lumière de l’histoire, dès Homère, Zeus domine de toute sa hauteur le peuple de dieux qui l’entoure : lui-même proclame, et les dieux après lui, qu’entre tous les immortels il est en puissance et en force le plus grand sans conteste[11] ; les dieux devant ses ordres se courbent en silence ; qui d’entre eux lui désobéirait, il le lancerait dans le Tartare ténébreux, bien au loin, au plus profond des abîmes souterrains : seul contre tous, il les dompterait ; qu’ils laissent tomber du haut du ciel une chaîne d’or, qu’ils s’y suspendent, tous dieux et toutes déesses, ils seront impuissants, si fort qu’ils peinent à l’entraîner du ciel sur la terre, lui Zeus, souverain ; et s’il lui plaît, à lui, il les entraînera avec la terre même, avec la mer même, et il attachera ensuite la chaîne à la crête de l’Olympe, il y suspendra l’univers, tant il est au-dessus des hommes, au dessus des dieux[12]. Il n’est pas seulement le plus puissant, il est aussi le plus sage, il est le μητιέτης ; il est toute sagesse et il est aussi toute justice ; de lui ont reçu leurs lois les juges des fils des Achéens ; très bon, très grand, il converse en sages entretiens avec la Loi, Thémis, assise à ses côtés ; les prières sont ses filles qu’il venge de l’injure du violent[13]. Ainsi, puissance, sagesse, justice sont de tous temps en Zeus, dans celui d’Homère, comme dans celui de Cléanthe, dans celui des poètes comme des philosophes, dans le plus lointain du paganisme comme aux approches de la religion du Christ. Un dieu providentiel domine le Panthéon des Hellènes.

Ce que Zeus est en Grèce, Jupiter l’est en Italie : le dieu qui est au-dessus des dieux. L’identité des deux divinités est si frappante que les anciens mêmes, devançant la mythologie comparée, la reconnurent tout d’abord. C’est le Dieu grand entre tous et bon entre tous, Jupiter Optimus Maximus.


VARUNA


La plus ancienne des religions de l’Inde, celle que nous font connaître les Védas, a elle aussi un Zeus, il se nomme Varuna[14].

« Certes, admirables de grandeur sont les œuvres qui viennent de lui, lui qui a séparé et fixé les deux mondes[15] sur toute leur étendue, lui quia mis en branle le haut, le sublime firmament, qui a étendu là haut le ciel, ici la terre[16].

« Ce ciel et cette terre qui au loin s’étendent, ruisselants de lait, si beaux de forme, c’est par la loi de Varuna qu’ils se tiennent fixes l’un en face de l’autre, êtres immortels à la riche semence[17].

« Il a étayé le ciel, cet Asura[18] qui connaît toutes choses, il a donné sa mesure à la largeur de la terre ; il trône sur tous les mondes, roi universel ; toutes ces lois du monde sont lois de Varuna[19].

« Dans l’abîme sans base le roi Varuna a dressé la cime de l’arbre céleste[20]. C’est le roi Varuna qui a frayé au soleil le large chemin qu’il doit suivre ; aux êtres sans pieds il a fait des pieds pour qu’ils courent.

« Ces étoiles placées au front de la nuit qu’elles éclairent, où sont elles allées pendant le jour ? Infaillibles sont les lois de Varuna : la lune s’allume et va dans la nuit[21].

« Varuna a frayé des routes au soleil : il a jeté en avant les torrents fluctueux des rivières. Il a creusé de larges lits et rapides, où se déroulent en ordre les flots déchaînés des journées[22].

« Il a mis la force dans le cheval, le lait dans la vache, l’intelligence dans les cœurs, Agni[23] dans les eaux, le soleil au ciel, Soma[24] dans la pierre[25].

« Le vent est ton souffle, ô Varuna, qui bruit dans l’atmosphère comme d’un bœuf en pâture. Entre cette terre et le ciel sublime, toutes choses, ô Varuna, sont ta création[26].


Il y a un ordre dans la nature : il y a une loi, une habitude, une règle, un Rita. Cette loi, ce Rita, c’est Varuna qui l’a établi. Il est le dieu du Rita « le dieu de l’ordre, » il est « le gardien du Rita, le conducteur du Rita[27], » il est le Dieu aux lois efficaces, aux lois stables[28] ; en lui reposent, comme dans le roc, les lois inébranlables[29].

Organisateur du monde, il en est le maître. Il est le premier des Asuras, « des Seigneurs ; » il est l’Asura par excellence, « le Seigneur. » Il est le roi du monde entier, le roi de tout être, le roi universel, le roi indépendant ; nul parmi les dieux n’enfreint ses lois : « c’est toi, Varuna, qui es le roi de tous ceux là qui sont dieux, ô Seigneur, et de ceux qui sont hommes[30] ».

Ayant l’omni-puissance, il a aussi l’omni-science ; il est « le Seigneur qui connaît toutes choses », l’Asura viçva-vedas. C’est le sage à la sagesse suprême en qui toutes les sciences ont leur centre : quand le poète veut exalter la science d’un dieu, il la compare à celle de Varuna[31]. « Il sait la place des oiseaux qui volent dans l’atmosphère, il sait les vaisseaux sur l’Océan. Il sait les douze mois et ce qu’il font naître, il sait toute créature qui naît. Il sait la voie du vent sublime dans les hauteurs, il sait qui s’assied au sacrifice. Le dieu aux lois stables, Varuna, a pris place dans son palais pour être roi universel, dieu à la belle intelligence. De là, suivant de la pensée toutes ces merveilles, il regarde à l’entour ce qui s’est fait et ce qui se fera[32]. »

Témoin universel, il est le juge universel, juge infaillible, à qui rien n’échappe : point ne le trompe qui veut le tromper. Il voit d’en haut le mal qui se commet ici-bas et le frappe : il a des liens septuples dont il enlace celui qui ment, par trois fois, par le haut, par le milieu, par la bas du corps. L’homme tombé sous l’étreinte du malheur implore sa pitié, se devine criminel et sent dans cette main qui frappe une main qui châtie :

« Je t’interroge, ô Varuna, désirant connaître ma faute : je viens à toi, t’interroger, toi qui connais.

« Tous d’accord les sages m’ont dit : C’est Varuna qui contre toi est irrité.

« Quel si grand crime ai-je commis, ô Varuna, que tu veux tuer ton ami, ton chantre ? Dis-le moi, ô Seigneur, ô infaillible, pour qu’aussitôt je porte à tes pieds mon hommage.

« Dégage-moi du lien de mon crime ; ne tranche pas le fil de la prière que je tresse. Ne nous livre pas aux morts qui, à ton impulsion, ô Asura, frappent qui commet le crime : oh ! ne nous envoie pas dans les régions qui sont au loin de la lumière.

« Fais-moi payer la dette de mes fautes : mais que je ne souffre pas, ô roi, pour le crime d’autrui ; il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore brillé ! Fais-nous les vivre, ô Varuna[33] ! »

Tel est le dieu suprême de la religion védique, dieu organisateur, tout puissant, omniscient, moral. Voici un hymne védique qui résume avec une force singulière les attributs essentiels du dieu :

« Celui qui dans les hauteurs gouverne le monde voit toutes choses comme si elles étaient sous sa main ;… ce que deux hommes, assis l’un près de l’autre, complotent, le roi Varuna l’entend, lui troisième.

« Cette terre appartient au roi Varuna, et ce ciel, ces deux mondes sublimes, aux bornes lointaines ; les deux mers[34] sont le ventre de Varuna, et jusque dans cette petite mare d’eau il repose.

« Qui sauterait par-dessus le ciel et au-delà, il n’échapperait pas au roi Varuna : il a ses espions, les espions du ciel qui parcourent le monde, il a ses mille yeux qui regardent la terre.

« Il voit tout, le roi Varuna, tout ce qui est entre les deux mondes et au-delà ; il compte les clignements d’œil de toutes les créatures : le monde est dans ses mains comme les dés aux mains du joueur.

« Tes liens septuples, ô Varuna, tes liens de colère qui par trois fois s’enchaînent, qu’ils enchaînent l’homme aux paroles du mensonge, qu’ils laissent libre l’homme aux paroles de vérité[35] !


AHURA MAZDA[36]


La Perse ancienne, à Zeus, à Jupiter, à Varuna oppose son Ormazd ou Ahura Mazda[37]. « C’est par moi, dit-il à son prophète Zoroastre, que subsiste, sans colonnes où reposer, le firmament aux limites lointaines, taillé dans le rubis étincelant ; par moi la terre…, par moi le soleil, la lune, les étoiles se promènent dans l’atmosphère avec leurs corps rayonnants : c’est moi qui ai organisé les grains de telle sorte que semés en terre ils poussent et se multiplient ; c’est moi qui ai créé toutes espèces de plantes ; qui dans ces plantes et dans tous les autres êtres ai mis un feu de vie qui ne les consume pas ; c’est moi qui dans le sein maternel produis le nouveau né, qui membre à membre forme la peau, les ongles, le sang, les pieds, les oreilles ; c’est moi qui ai donné à l’eau des pieds pour courir, moi qui ai fait les nuages qui portent les eaux du monde…, etc.[38]. » Ce développement, tiré d’un livre récent des Guèbres, le Bundehesh, tient tout entier dans les premiers mots de leur livre le plus ancien, l’Avesta : « Je proclame et j’adore le créateur Ahura Mazda. » Aussi loin que peut le suivre l’histoire, il est déjà ce qu’il est aujourd’hui ; près des ruines de l’antique Ecbatane, le voyageur peut lire sur le granit rouge de l’Elvend ces mots qui y furent gravés, près de cinq siècles avant la naissance du Christ, par la main de Darius, roi des rois :

 
« C’est un dieu puissant qu’Auramazda !
« C’est lui qui a fait cette terre, ici !
« C’est lui qui a fait le ciel, là-bas !
« C’est lui qui a fait le mortel ! »


« Ce dieu qui a fait le monde, le gouverne. Il est le souverain de l’univers, l’Ahura « le Seigneur. » — « C’est un dieu puissant, s’écrie Xerxès, c’est le plus grand des dieux[39]. » C’est à sa faveur que Darius, traçant sur le rocher de Behistoun le récit de ses dix-neuf victoires, rapporte son élévation et ses triomphes ; c’est à sa protection suprême qu’il confie la Perse :

« Cette contrée de Perse qu’Auramazda m’a donnée, cette belle contrée, belle en chevaux, belle en hommes, par la grâce d’Auramazda et de moi, le roi Dârayavus, de nul ennemi n’a rien à craindre.

« Qu’Auramazda me porte secours avec les dieux nationaux, qu’Auramazda protège ce pays des armées ennemies, de la stérilité et du mal ! Que l’étranger n’envahisse point ce pays, ni l’armée ennemie, ni la stérilité, ni le mal ! Voilà la grâce que j’implore d’Auramazda et des dieux nationaux[40]. »

Ce monde qu’il a organisé est une œuvre d’intelligence ; c’est par sa sagesse qu’il a commencé et qu’il finira. Il est l’intelligence qui connaît toutes choses et c’est à lui que le sage s’adresse pour pénétrer les mystères du monde :

« Révèle-moi la vérité, ô Ahura ! Comment a commencé la bonne création ?

« Quel est le père qui, au début des temps, a engendré l’Ordre ?

« Qui a frayé leur route au soleil et à l’étoile ? Qui fait que la lune croît et décroît ? De toi, ô Ahura, je veux apprendre ces choses et d’autres encore.

« Qui a fixé la terre sans support, l’affermissant contre la chute ? Qui, les eaux et les arbres ? Qui a donné leur course rapide aux vents et aux nuées ?

« Quel artiste habile a fait la lumière et les ténèbres ? Quel artiste habile a fait le sommeil et la veille ? Par qui vont l’aurore, le midi et la nuit ?

« Qui a rendu le fils cher à son père pour qu’il l’élève ?

« Voilà les choses que je veux te demander, ô Mazda, ô bienfaisant esprit, ô créateur de toutes choses ![41] »

Par cette omniscience, il embrasse tous les actes des hommes. Il surveille toutes choses, voit au loin ; sans sommeil, sans ivresse, il est l’infaillible ; « il n’y a pas à le tromper, l’Ahura qui connaît toutes choses. » Il voit l’homme et le juge, et le frappe s’il n’a pas suivi sa loi. Car c’est de lui qu’est descendue la loi de l’homme comme la loi du monde, et de lui vient, entre toutes les sciences, la science suprême, celle du devoir, celle des choses qu’il faut penser, dire et faire et celle des choses qu’il ne faut penser, dire, ni faire. À qui a bien prié, bien pensé, parlé et agi, il ouvre son éclatant paradis ; à qui a mal prié, pensé, parlé et agi, son horrifique enfer.


CHAPITRE II

LE DIEU SUPRÊME, DIEU DU CIEL


Ainsi les Aryens de Grèce, d’Italie, d’Inde et de Perse s’accordaient à mettre au plus haut de leur Panthéon un dieu suprême qui gouverne le monde et qui en a fondé l’ordre, dieu souverain, omniscient, moral. Cette conception identique a-t-elle été conquise des quatre côtés par quatre créations indépendantes, ou bien est-elle un héritage commun de la religion indo-européenne, et les ancêtres aryens des Grecs, des Italiens, des Indiens et des Persans connaissaient-ils déjà un dieu suprême, organisateur, souverain, omniscient, moral ?

Bien que la seconde hypothèse soit plus simple et plus vraisemblable que la première, on ne peut cependant l’accepter de prime abord comme certaine : car une conception abstraite et logique de ce caractère peut très bien se développer à la fois chez plusieurs peuples d’une façon identique et indépendante. À quiconque le regarde, le monde en tout temps et en tout lieu peut révéler un artiste suprême : Socrate n’est point l’élève du Psalmiste et les deux lui racontent, comme au chantre hébreu, la gloire du Seigneur.

Mais si la conception abstraite se trouve étroitement liée à une conception naturaliste et matérielle et que celle-ci soit identique des quatre côtés, sachant, d’autre part, que ces quatre religions ont un passé commun, l’hypothèse que cette conception abstraite est un héritage de ce passé, non une création du présent, pourra s’élever jusqu’à la certitude.

Or, ces Dieux qui organisent le monde, le gouvernent et le surveillent, ce Zeus, ce Jupiter, ce Varuna, cet Ahura Mazda, ne sont pas la personnification d’une simple conception abstraite. Ils sortent d’un naturalisme antérieur, dont ils sont encore mal dégagés : ils ont commencé par être des Dieux du ciel.

Zeus et Jupiter n’ont jamais cessé de l’être et d’en avoir conscience. Quand le monde a été partagé entre les dieux, « Zeus a reçu en partage le vaste ciel dans l’éther et les nuées[42]. » C’est comme dieu du ciel que tantôt il brille lumineux et tranquillement pur, trônant dans les splendeurs éthérées, que tantôt il s’assombrit, amasseur de nuées (νεφεληγερέτης) répandant les pluies célestes (ὄμϐριος, ὑέτιος) » lançant sur la terre le tourbillon des vents farouches, tendant l’ouragan du haut de l’éther, brandissant le tonnerre, l’éclair, la foudre (ϰεραύνιος, ἀστραπαῖος, βροντῶν)[43]. C’est pour cela que la foudre est son arme et son attribut, « la foudre au pied infatigable qu’il pousse dans les hauteurs »[44] ; c’est pour cela qu’il roule sur un char retentissant, brandissant de sa main le trident de feu ou bien le lançant sur les ailes de l’aigle ou de Pégase, coursiers aériens de l’éclair ; c’est pour cela qu’il est l’époux de Δημητηρ « la Terre mère », qu’il féconde de ses torrents de pluies[45] ; c’est pour cela qu’il laisse sortir, de son front, selon les uns, de son ventre, selon les autres, de la nuée, selon la légende crétoise, Athéné, la déesse resplendissante, au regard pénétrant, qui jaillit en agitant des armes d’or, avec un cri qui fait retentir le ciel et la terre ; incarnation de la lumière qui éclate du front du ciel, du ventre du ciel, du sein de la nuée, en remplissant l’espace de sa splendeur et du fracas de sa naissance orageuse[46]. Enfin le nom même de Zeus, génitif Dios, anciennement Divos, est, conformément aux lois de la phonétique grecque, le représentant littéral du sanscrit Dyaus « ciel », génitif Divas, et l’hymen de Ζεὺς πατήρ et de Δημήτηρ est la contre-partie exacte de l’hymen védique de Dyaus pitar et de Prithivî mâtar, « du Ciel-Père » et de la « Terre-Mère ». Le mot Ζεὺς est un ancien synonyme de Ούρανός, sorti de l’usage commun de la langue et devenu nom propre : encore, dans un certain nombre d’expressions garde-t-il un souvenir de sa valeur première. Ainsi quand la Terre prie Zeus de pleuvoir sur elle, quand l’Athénien en prière s’écrie : « Pleus, pleus, ô cher Zeus, sur le champ des Athéniens et sur les plaines[47]. » « Zeus a plu toute la nuit, » dit Homère, ὖε Ζεύς κάννυχος. Dans toutes ces expressions Zeus peut se traduire littéralement comme nom commun, Ciel.


Jupiter, identique à Zeus dans ses fonctions, lui est identique dans ses attributs matériels.

Le mot Jupiter, ou mieux Jup-piter, est pour Jus-piter, composé de pater et du nom propre Jus, contraction latine du sanscrit Dyaus, du grec Ζεὺς : Juppiter est donc l’équivalent exact du grec Ζεὺς πατήρ, et le mot a même conservé plus vivante que Zeus la conscience de sa signification première : sub Jove signifie « sous le ciel » : le chasseur attend le sanglier Marse, sans souci du froid ni de la neige, sub Jove frigido « sous le Jupiter, sous le ciel froid. » Dyaus est encore en latin, comme il l’est en sanscrit, le nom du ciel brillant : « contemple, dit le vieil Ennius, au-dessus de ta tête ce lumineux espace que tous invoquent sous le nom de Jupiter.

Adspice hoc sublime candens quem invocant omnes Jovem[48]. »

Varuna, comme ses frères d’Europe, a été et est encore un dieu matériel et un dieu matériel du même ordre, un dieu du Ciel. C’est pour cela que le soleil est son regard, que le soleil, bel oiseau qui vole dans le firmament, est son messager aux ailes d’or[49] ; que les rivières célestes coulent dans le creux de sa bouche comme dans le creux d’un roseau[50] ; que, visible en tout lieu, tour à tour lumineux et ténébreux, tour à tour il s’enveloppe de la nuit et émet les aurores, tour à tour « revêt les vêtements blancs et les vêtements noirs. » Comme Zeus, et pour la même cause, c’est un amasseur de nuées : il retourne l’outre du nuage et la lâche sur les deux mondes, il en inonde la terre et le ciel, il revêt les montagnes du vêtement des eaux[51], et ses yeux rouges sillonnent sans trêve la demeure humide de leurs clignotements d’éclair[52]. Comme Zeus père d’Athéné, il est le père d’Atharvan, « l’Igné », de Bhrigu « le Fulgurant », autant de noms d’Agni, de l’éclair ; Agni lui-même naît « de son ventre, dans les eaux », comme une autre Athéné. Enfin, comme Zeus, comme Jupiter, il porte dans son nom même l’expression de ce qu’il est, et le sanscrit Varuna est le représentant phonétique exact du grec Ούρανός « ciel. »


Enfin le dieu souverain de la Perse, malgré le profond caractère d’abstraction qu’il a conquis et qu’il reflète dans son nom, Ahura Mazda « le Seigneur omniscient », se laisse lui-même reconnaître pour un Dieu du ciel. Les formules anciennes des litanies savent encore qu’il est lumineux et corporel : elles invoquent le créateur Ahura Mazda, brillant, éclatant, très grand, très beau, très beau de corps, blanc, lumineux, au loin visible ; elles invoquent le corps entier d’Ahura Mazda, « le corps d’Ahura qui est le plus beau des corps » ; elles savent qu’il a le soleil pour ciel, et le ciel est le vêtement brodé d’étoiles qu’il revêt. Enfin le plus abstrait des dieux Aryens a conservé un trait qui l’enfonce plus profondément que tous les autres dans la matière d’où ils sont tous sortis : il est appelé « le plus solide des dieux », parce qu’il a « pour vêtement la pierre très solide des cieux. » Comme Varuna, comme Zeus, il est père du dieu de l’éclair, Atar. Enfin les témoignages historiques les plus anciens confirment les inductions de la mythologie : à l’époque où les Achéménides proclamaient la souveraineté d’Auramazda, Hérodote écrivait : « Les Perses offrent des sacrifices à Zeus[53] en montant sur la cime la plus élevée des montagnes, appelant Zeus le cercle entier du ciel. »

Ainsi les dieux suprêmes des quatre grandes religions de Grèce, d’Italie, d’Inde et de Perse sont en même temps ou ont commencé par être des dieux du ciel. Près de ces quatre dieux, doit sans doute prendre également place celui des anciens Slaves, avant le Christianisme, Svarogu. Comme Zeus, comme Jupiter, comme Varuna, comme Ahura Mazda, il est le maître de l’Univers ; les dieux sont issus de lui et ont reçu de lui leurs fonctions. Comme eux, il est dieu du ciel, — c’est probablement le sens même de son nom (sanscrit Svarga), — comme eux, il est maître de la foudre, et, comme eux, il a eu pour fils le Feu, Ogon (Agni), appelé « Svarojitchi, le fils de Svarogii[54] ».


CHAPITRE III

ORIGINES


Comment le dieu du ciel est-il devenu le dieu organisateur, le dieu suprême, le dieu moral ? Comment la conception abstraite s’est-elle entée sur la conception naturaliste ? Quel rapport entre l’attribut matériel et la fonction ? De ce problème les Védas donnent la solution.

Si loin que le regard aille, il touche au ciel : tout ce qui est, est dans cette voûte immense ; tout ce qui naît et meurt, naît et meurt dans ses bornes. Or, tout ce qui se passe en lui se passe suivant une loi qui jamais ne se dément : jamais l’Aurore n’a manqué au rendez-vous du matin, oublié la place où elle doit reparaître, l’instant où elle doit ranimer le monde. Nuit et Lumière savent leur heure, et, toujours, au moment voulu, la Noire a laissé place à la Blanche ; par un lien éternel enchaînées, dans le chemin infini qui s’ouvre, elles vont, instruites par un dieu, les deux immortelles, rongeant l’une l’autre leurs couleurs : elles ne se heurtent pas, ne s’arrêtent pas, les deux sœurs fécondes, diverses de forme, semblables d’âme. Ainsi vont les jours avec leurs soleils, les nuits avec leurs étoiles, saisons après saisons ; toujours le ciel, d’une marche régulière, a amené tour à tour le jour et la nuit, toujours la lune s’est allumée à l’heure, toujours les étoiles ont su où aller durant le jour, toujours les rivières ont coulé dans l’unique Océan sans le remplir. Cet ordre universel, c’est le mouvement du ciel ou c’est l’action du Dieu du ciel, suivant que la pensée s’arrête au corps ou à l’âme, au ciel-chose ou au ciel-dieu. Aussi, pour le Rig Veda, dire « tout est dans Varuna », c’est-à-dire « dans le ciel » ou dire « tout est par Varuna », « c’est-à-dire par le Dieu-ciel » sont choses identiques, et dans ses formules, si claires dans leur incertitude, le théisme coudoie sans cesse le panthéisme inconscient dont il n’est qu’une expression. « Les trois cieux reposent en Varuna et les trois terres » dit un poète, et, aussitôt après, rendant la personnalité à son dieu : « C’est l’habile roi Varuna qui a fait briller au ciel ce disque d’or. » — « Le vent qui bruit dans l’atmosphère est son souffle et tout ce qui est d’un monde à l’autre est sa création. » — « Cette terre ici-bas est du roi Varuna et ce ciel là-bas, ces deux mondes aux bornes lointaines : les deux mers sont le ventre de Varuna et jusque dans cette petite mare d’eau il repose. »

Ce théisme panthéistique, qui distingue mal le Dieu du ciel de l’univers qu’il régit ou qu’il renferme, pénètre Jupiter aussi bien que Varuna. Les poètes latins offrent l’équivalent des formules vacillantes du Védisme. « Les mortels, — dit Lucrèce expliquant l’origine de l’idée de Dieu, — les mortels voyaient rouler dans un ordre fixe les mouvements réglés du ciel et les saisons diverses de l’année, et ne pouvaient découvrir par quelles causes cela se faisait. Ils n’avaient donc d’autre refuge que de tout livrer aux mains des dieux et de faire tout marcher au gré de leur volonté. Et c’est dans le ciel qu’ils placèrent le siège et le domaine des dieux parce que c’est dans le ciel qu’on voit rouler la nuit et la lune, la lune, le jour, et la nuit et les astres tristes de la nuit, et les flambeaux nocturnes errant dans le ciel, et les flammes volantes, les nuées, le soleil, les pluies, la neige, « les vents, les foudres, la grêle et les frémissements rapides et les grands murmures menaçants[55]. » Cette vue du ciel, siège universel des mouvements de la nature, pouvait aussi bien mener au panthéisme qu’au théisme. Le vers du poète :

 
Juppiter est quodcunque vides, quocunque moveris
« Jupiter est tout ce que tu vois, partout où tu te meus. »


n’exprime point seulement le Jupiter des métaphysiciens du Portique ; il exprime aussi une des faces du Jupiter de la mythologie primitive. Ce n’est point par une déviation de sa valeur première que Zeus se confond avec Pan : il l’était de naissance, et si l’épopée et le drame ne nous montrent en lui que le dieu personnel, c’est que l’un et l’autre, par leur nature même, ne pouvaient, ne devaient voir de lui que cet aspect et n’avaient rien à tirer du Zeus impersonnel, quoique aussi ancien. Quand Aristote appelle Ouranos « ciel » le cercle entier du monde visible, il n’est pas infidèle aux traditions premières de la religion, et pas plus ne l’est le théologien orphique chantant le Zeus universel :

 
Zeus a été le premier, Zeus est le dernier, Zeus le maître de la foudre ;
Zeus est la tête, Zeus est le centre, c’est de Zeus que toutes choses sont faites :
Zeus est le mâle, Zeus est la femelle immortelle,
Zeus est la base et de la terre et du ciel étoilé ;
Zeus est le souffle des vents, Zeus est le jet de la flamme indomptable,
Zeus est la racine de la mer, Zeus est le soleil et la lune…
Tout cet univers s’étend dans le grand corps de Zeus…[56]


De même la Perse, quoiqu’elle ait en général conservé fidèlement la personnalité de son dieu suprême, le laisse, surtout dans les sectes, se confondre avec l’infini matériel qui en fut la première révélation. Après avoir invoqué dans le ciel « le corps d’Ahura Mazda, le plus beau des corps », elle mit au-dessus d’Ahura lui-même et avant lui l’espace lumineux où il se manifeste, ce que les théologiens appelèrent « la Lumière infinie » et, par une abstraction nouvelle et plus haute, elle mit au début du monde l’Espace[57]. Entre ce principe tout métaphysique et le principe naturaliste de la religion primitive, il n’y a que la distance de deux abstractions : l’Espace n’est que la forme nue de l’Infini lumineux, et l’Infini lumineux s’est détaché du ciel infini et lumineux, identique à Ahura.

Selon donc que la pensée voyait dans le ciel le lieu des choses ou la cause des choses, le dieu du ciel devenait la matière du monde ou le démiurge du monde. Dès la période de l’unité aryenne, il était déjà sans doute tour à tour l’un et l’autre ; mais il est probable que la conception théiste était plus nettement dessinée que l’autre, car elle l’est également dans les mythologies dérivées : elle avait d’ailleurs des racines plus profondes et plus intimes au cœur de la nature humaine qui, dans tout mouvement, tout phénomène, voit une cause vivante, une personne.

Ce dieu du ciel, ayant organisé le monde, était toute sagesse. C’est un habile artisan qui a réglé le mouvement du monde. Sa sagesse est infinie, car tous ces mystères que l’homme sonde en vain, il en a la clef, il en est l’auteur. Mais ce n’est point seulement comme auteur du monde qu’il est omniscient : il sait tout, non-seulement parce qu’il a tout fait, mais aussi parce qu’il voit tout, étant lumière. Dans la psychologie naturaliste des Aryens, voir et savoir, lumière et science, œil et pensée, sont termes synonymes. Chez les Indiens, Varuna est omniscient parce qu’en lui est la lumière infinie, parce qu’il a le soleil pour œil, parce que, du haut de son palais aux rouges colonnes d’airain, ses blancs regards dominent les mondes, parce que sous le manteau d’or qui l’abrite, dieu aux mille regards, des milliers d’espions, rayons du soleil pendant le jour, étoiles pendant la nuit, fouillent pour lui, actifs et infatigables, tout ce qui est d’un monde à l’autre, de leurs yeux qui jamais ne dorment, jamais ne clignent. Et de même, si Zeus est celui qui voit toutes choses, le πανόπτης, c’est qu’il a pour œil le soleil, ce témoin universel, l’infaillible espion et des dieux et des hommes (θεῶν σκοπὸν ἠδὲ καὶ ἀνδρῶν)[58].

La lumière sait la vérité, est toute vérité : la vérité est la grande vertu que le dieu du ciel réclame et le mensonge le grand crime qu’il punit. Dans Homère, le héros, prêtant serment, porte ses yeux sur le large ciel et prend à témoin Zeus et le soleil[59] ; en Perse, le dieu du ciel « ressemble de corps à la lumière et d’âme à la vérité. » La morale aryenne descend du ciel dans un rayon de lumière[60].


CHAPITRE IV.

CONCLUSION


Ainsi la religion indo-européenne connaissait un dieu suprême, et ce dieu était le dieu-ciel. Il a organisé le monde et le régit, parce qu’étant le ciel, tout est en lui, se passe en lui, suivant sa loi ; il est omniscient et moral, parce qu’étant lumineux, il voit tout, choses et cœurs.

Ce dieu était désigné par les différents noms du ciel, Dyaus, Varana, Svar, qui, suivant le besoin de la pensée, désignaient soit la chose, soit la personne, le ciel ou le dieu. Plus tard, chaque langue fit un choix et fixa à l’un de ces mots le nom propre du dieu qui perdit ou obscurcit son ancienne valeur de nom commun : ainsi en grec dyaus devint le nom du ciel-dieu (Ζεὺς), et Varana (Ούρανός) fut le nom du ciel-chose ; en sanscrit le ciel matériel fut dyaus ou svar, le ciel-dieu fut Varana (plus tard altéré en Varuna) ; le slave fixa au mot Svar, par l’intermédiaire d’un dérivé Svarogu, l’idée du dieu céleste ; le latin s’arrêta au même choix que le grec, avec son Jus-piter, et laissa tomber les autres noms du ciel ; la Perse enfin désigna le dieu par une de ses épithètes abstraites, le Seigneur, Ahura, et effaça les traces extérieures de l’ancien naturalisme de son dieu.

Ce dieu qui régnait au moment où la religion de l’unité aryenne se brisa, les diverses religions qui naquirent d’elle l’emportèrent avec elles dans les diverses régions où les porta le hasard des migrations aryennes. Des cinq religions qu’il domine, trois lui restèrent fidèles jusqu’au bout et ne l’abandonnèrent qu’au moment où elles périssaient elles-mêmes : ce sont celles des Grecs, des Latins et des Slaves chez qui Zeus, Juppiter et Svarogu ont perpétué, tant qu’a subsisté la religion nationale, les titres et les attributs du dieu suprême des Aryens. Ils succombèrent devant le Christ : le Ciel-Père disparut devant « le Père qui est au ciel ».

L’Inde, au contraire, oublia très vite ce dieu dont elle fait pourtant, mieux que toute autre, comprendre l’origine et la formation : et ce n’est pas un dieu étranger qui le détrôna, un dieu venu du dehors, mais un dieu indigène, un dieu de sa famille, Indra, le héros de l’orage.

En effet le dieu suprême des Aryens n’était pas le dieu un[61] : l’Asura, le Seigneur, n’était pas le Seigneur à la façon d’Adonaï. Il y avait à côté de lui, en lui, nombre de dieux, ayant leur action propre et souvent leur origine indépendante. Les vents, la pluie, le tonnerre ; le feu sous ses trois formes : — soleil au ciel, éclair dans la nuée, feu terrestre sur l’autel ; la prière sous ses deux formes : — prière humaine montant de l’autel au ciel, prière céleste retentissant dans le fracas de l’orage, dans la bouche d’un prêtre divin et descendant des hauteurs dans les torrents de libation versés de la coupe du ciel ; toutes les forces de la nature, concrète ou abstraite, frappant à la fois l’œil et l’imagination de l’homme, s’élevaient du même coup à la divinité, Si le dieu du ciel, plus grand dans le temps et dans l’espace, toujours présent et partout présent, s’élevait sans effort au rang suprême, porté par son double infini, d’autres, d’une action moins continue, mais plus dramatique, se révélant par des coups de théâtre subits, maintenaient leur antique indépendance, et le développement religieux pouvait amener leur usurpation sur le roi du ciel. Déjà en pleine période védique, Indra, le dieu bruyant de l’orage, monte au plus haut du Panthéon et éclipse son majestueux rival de sa splendeur retentissante.

Il est le héros favori des Rishis védiques ; ils ne se lassent point de conter comment il a foudroyé le serpent du nuage qui enveloppait dans ses replis la lumière et les eaux, comment il a brisé la caverne de Çambara, délivré les Aurores et les Vaches prisonnières qui vont répandre sur la terre à torrents leurs larges flots de lumière et de lait. C’est lui qui fait reparaître le soleil, reparaître le monde annihilé dans la nuit, c’est lui qui le recrée, qui le crée[62]. Dans toute une série d’hymnes il monte aux côtés de Varuna et partage avec lui l’empire : enfin il monte au-dessus de lui et devient le roi universel :

« Celui qui, une fois né, aussitôt, dieu de pensée, a dépassé les dieux par la force de son intelligence, au frémissement duquel ont tremblé les deux mondes, à la puissance de sa virilité, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qui a fixé la terre chancelante, arrêté les montagnes branlantes, celui qui a donné ses dimensions à la large atmosphère, celui qui a étayé le ciel, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qui, ayant tué le Serpent, a lâché les sept rivières, celui qui a fait sortir les vaches de la cachette de la caverne, celui qui au choc des deux pierres a engendré Agni, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui par qui ont été faites toutes ces grandes choses ; celui qui a abattu, forcé à se cacher la race démoniaque ; qui, comme un joueur heureux, gagnant au jeu, enlève ses biens à l’impie, — ô hommes, c’est Indra !

« Quand on dit de lui : où est-il ? de l’impie qui répond : « il n’est pas » il enlève les biens comme le fait le dé vainqueur ; croyez en lui, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qui anime et le riche et le maigre, et le prêtre son chantre qui l’implore, le dieu aux belles œuvres, dieu protecteur à qui joint les pierres pour presser le Soma, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qui a dans sa main les troupeaux de chevaux et de vaches, qui les villes, qui les chars guerriers, celui qui a créé le soleil et l’aurore, celui qui conduit les eaux, — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qu’invoquent les deux armées qui se choquent, ennemis des deux parts, triomphant, succombant, que sur le même char où ils se rencontrent dans l’assaut ils invoquent l’un contre l’autre, — ô hommes, c’est Indra.

« Celui qui a découvert Çambara dans les montagnes où il s’était caché quarante années, celui qui a tué le serpent dans tout le déploiement de sa force, qui l’a fait tomber mort sur Dânu[63], — ô hommes, c’est Indra !

« Celui qui, puissant taureau, armé de sept rayons, a lâché, fait courir les sept rivières, qui foudre en main a foulé aux pieds le Rohina escaladant le ciel, — ô hommes, c’est Indra !

« La terre et le ciel devant lui s’inclinent, à son frémissement les montagnes tremblent ; le buveur de Soma, voyez-le, la foudre au bras, la foudre en main, — ô hommes, c’est Indra[64]. »

Mais l’usurpateur ne jouit pas longtemps de son triomphe : en pleine victoire, il est déjà mordu au cœur, frappé de mort par une nouvelle et mystique puissance qui croît à ses côtés, celle de la prière, du sacrifice, du culte, celle du Brahman, dont le règne commence à poindre à la fin de la période védique et aujourd’hui dure encore[65].


Ce qu’Indra a fait dans l’Inde dans une période historique, Perkun et Odin l’ont fait dans une période préhistorique, l’un chez les Lituaniens, l’autre chez les Germains. Perkun et Odin sont l’Indra de ces deux peuples et ont détrôné chez eux le dieu du ciel. Perkun était le dieu du tonnerre chez les Lituaniens païens et l’on reconnaît en lui un frère du Parjanya indien, une des formes du dieu d’orage dans la mythologie védique. Ce roi du Panthéon lituanien est un roi de fraîche date : ce qui le prouve, c’est que les Slaves, si étroitement apparentés aux Lituaniens de croyance comme de langue, et qui connaissent aussi le dieu Perkun, ont encore pour dieu suprême le dieu suprême de la vieille religion aryenne, le dieu du ciel, Svarogu.

Même révolution en Germanie, mais dans un passé plus reculé. Le dieu du ciel s’est éclipsé sans laisser de trace : il est remplacé par le dieu de l’atmosphère orageuse, Odin ou Wuotan, le Vâta de l’Inde, le dieu guerrier que l’on entend dans les fracas de la tempête conduire ses bandes échevelées de combattants ou mener à une curée céleste les meutes hurlantes de la chasse sauvage.

Ainsi Grecs, Romains, Slaves laissaient vaincre leur dieu par un dieu étranger ; Germains, Lituaniens, Indous l’abandonnaient d’eux-mêmes pour une création inférieure. Chez un seul peuple il trouva des adorateurs fidèles jusqu’au bout, peu nombreux, mais qui n’ont point laissé entamer leur foi ni par le temps, ni par les hommes. Je veux parler des quelques milliers de Guèbres ou Parsis, qui, dans le grand naufrage politique et religieux de la Perse, fuyant devant le glaive victorieux du prophète, dérobèrent à l’Islam le trésor des vieilles croyances et qui, aujourd’hui encore, en l’an du Christ 1880, dans les temples du feu de Bombay, offrent leurs sacrifices au dieu même que, dans des temps qui échappent à l’histoire, chantaient les ancêtres inconnus de la race Aryenne.


1879.
  1. Cette étude a paru d'abord en traduction anglaise dans la Contemporary Review, numéro d’octobre 1879 ; l'original a paru dans la Revue des Religions, 1880, p. 305.
  2. Hymne à Zeus de Cléanthe.
  3. Suppliantes, 522.
  4. Prométhée, 50.
  5. Suppliantes, 592.
  6. Choéphores, 379.
  7. Choéphores, 950.
  8. Ζεῦ πάντων ἀρχά, πάντων ἀγήτωρ. Ap. Clem. Alex. Strom., VI.
  9. Frag., XVII, ap. Gaisford.
  10. Travaux et jours, 265.
  11. Iliade, XV, 167.
  12. Iliade, VIII, 13.
  13. Hymne, XXII.
  14. Pour plus de détails, cf. notre ouvrage sur Ormazd et Ahriman, §§ 43-53.
  15. Le ciel et la terre.
  16. Rig Veda, VII, 86, 1.
  17. RV., VI, 70, 1.
  18. Asura, le Seigneur.
  19. RV., 8, 42, 1.
  20. La nuée, souvent comparée à un arbre qui se ramifie dans le ciel.
  21. R V., I, 24, 7, 8, 10.
  22. R V., VII, 87, 1.
  23. Le feu (Ignis), qui naît dans les eaux du ciel sous la forme de l’éclair.
  24. Plante sacrée dont la sève est offerte aux dieux : on la presse entre deux pierres pour en extraire le liquide sacré.
  25. R V., V, 85, 2.
  26. RV., VII, 87, 2.
  27. Ritasya gopâ, nêtar.
  28. Satyadharman, dhritavrata.
  29. R V., II, 28, 8.
  30. R V., II, 27, 10 ; Atharva, V, 1, 10. 1.
  31. Agni avec son regard connaît toutes choses comme Varuna, R V. X, 11, 1.
  32. RV., I, 25, 7.
  33. Rig Veda, VII, 86, 3 ; 2, 28, 5.
  34. La mer terrestre et celle des nuées.
  35. Atharva Veda, IV, 16.
  36. Cf. Ormazd et Ahriman, § 18 sq.
  37. Ormazd est le nom moderne, contracté du nom ancien Ahura Mazda, etc.
  38. Bundehesh, XXX.
  39. Spiegel, Inscriptions cunéiformes, p. 60 ; cf. p. 44.
  40. Behistûn, I, 55, 94, etc.
  41. Yasna, 43, 2 seq.
  42. Iliade, XV, 192.
  43. Ibid. XIII, 795, 137 ; XII, 253 ; XVI, 361.
  44. Pindare, Olymp. IV. i.
  45. Voir l’Essai suivant, § 28, notes.
  46. Preller, Mythologie grecque, 3e éd. I, 154, note 5.
  47. ὗσον ὗσον ὦ φίλε Ζεῦ κατὰ τῆς ἀρούρας τῆς Ἀθηναίων καὶ τῶν πεδίων (Marc-Aurèle, 5, 6).
  48. De Natura deorum, II, 25. Ovide Fastes 2. 299.
  49. Rig Veda, X, 123, 6. Le soleil est également l’oiseau de Zeus :
    Danaos

    καὶ Ζηνὸς ὄρνιν τόνδε νῦν κικλῄσκετε.

    Le Chœur :

    καλοῦμεν αὐγὰς ἡλίου σωτηρίους
    (Suppliantes, 212).

  50. RV. VII, 87, 6 ; X, 123. 7.
  51. RV. V, 85, 3, 4.
  52. RV. II, 28, 8. Cf. les nictantia fulgura flammæ de Lucrèce, VI, 181. — Le Varuna brahmanique y gagne d’avoir les yeux rouges.
  53. C’est-à-dire « leur dieu suprême ».
  54. G. Klek. Einleitung in die slavische Literatur-geschichte. W. Ralston, The Songs of the Russian People, 2e éd. p. 85.
  55. Prœterea, cœli rationes ordine certo
    Et varia annorum cernebant tempora vorti,
    Nec poterant quibus id fieret cognoscere causis.
    Ergo perfugium sibi habebant omnia Diveis
    Tradere, et ollorum nutu facere omnia flecti.
    In cœloque Deum sedes et templa locarunt,
    Per cœlum volvi quia nox et luna videtur,
    Luna, dies, et nox, et noctis signa severa,
    Noctivagæque faces coeli, flammæque volantes,
    Nubila, sol, imbres, nix, ventei, fulmina, grando,
    Et rapidei fremitus, et murmura magna minarum.

    ______________LIVRE V, 1187.

  56. πάντα γὰρ Ζηνὸς μεγάλῳ τάδε σώματι κεῖται…
  57. Dans d’autres systèmes, partant de l’éternité du Dieu et non plus de son immensité, elle aboutit au Temps sans bornes comme premier principe.
  58. Cf. Iliade, III, 278 ; Odyssée, XI, 108 ; Pindare, fragm. 84 ; Ovide, Metam., IV, 172, etc.
  59. Iliade, XIII, 196, 261.
  60. Ormazd et Ahriman, § 67.
  61. J’accentuerai très volontiers cette réserve en reproduisant les observations si justes de M. Barth, à propos de cette étude même, Revue des Religions, I, 118 : « Cette hiérarchie, ce monothéisme relatif n’était pas aussi net dans la conscience des hommes… Dans la pratique surtout, comme on le voit par les chanta du Veda, il paraît avoir été fort voilé. Ces vieux adorateurs n’avaient pas le regard constamment fixé sur leurs Olympiens. À côté de cette religion céleste, il y en avait notamment une autre, toute d’actes et de rites, une sorte de religion de l’opus operatum, qui n’avait pas toutes ses racines dans la première, qui probablement ne lui a jamais été subordonnée. »
  62. Voir l’Essai suivant, §§ 2-5.
  63. Sa mère.
  64. RV. II. 12
  65. Voir l’Essai suivant, § 38.