Essais orientaux/Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif


VII

COUP D’ŒIL

SUR L’HISTOIRE DU PEUPLE JUIF[1]
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I


Le moment est encore loin où l’on pourra tenter une histoire d’ensemble du peuple juif, suivi dans toute la durée de son développement, c’est-à-dire depuis ses origines jusqu’à nos jours, et dans toute l’étendue de ce développement, c’est-à-dire dans sa religion, sa philosophie, sa langue, sa littérature, et dans l’aventure de ses destinées matérielles.

Dans ce renouvellement de la science historique qui sera une des gloires sûres de notre siècle, l’histoire du peuple juif occupera de jour en jour une place plus large, à mesure que les découvertes partielles, en se coordonnant, laisseront mieux paraître dans ses grandes lignes le développement de l’humanité aryo-sémitique. Ce qui, en effet, au regard de l’historien, fait l’intérêt propre de la nation juive, c’est que, seule entre toutes, il la retrouve à toutes les heures de l’histoire, et qu’en suivant le cours de ses destinées, il se voit transporté tour à tour au milieu de presque toutes les grandes civilisations et de presque toutes les grandes idées religieuses qui ont marqué jusqu’ici dans le monde civilisé, dès l’aube de l’histoire. Il voit tour à tour défiler sur le chemin d’Israel les tribus nomades et polythéistes des Sémites primitifs, l’Égypte et son sacerdoce, la Syrie et ses dieux, Ninive et Babylone, Cyrus et les Mages, la Grèce et Alexandre, Alexandrie et ses écoles, Rome et ses légions, Jésus et l’Évangile. Puis, quand l’unité nationale se brise et que la dispersion jette les Juifs aux quatre vents du monde, l’historien qui les suit en Arabie, en Égypte, en Afrique et dans tous les pays de l’Europe occidentale, voit encore passer sous ses yeux Mahomet et l’Islam, l’Aristote des Scolastiques et leur philosophie, toute la science du moyen âge et tout son commerce, les Humanistes et la Renaissance, la Réforme et la Révolution. L’histoire du peuple juif comprend donc et suppose celle de tout le monde méditerranéen, de son premier jour au dernier, et il ne s’agit là que rarement et par accidents de l’histoire politique et matérielle, mais des idées, des religions, des faits sociaux, bref, des forces vives de l’humanité. L’histoire de tous les autres peuples, même de ceux qui ont exercé l’action la plus longue et la plus lointaine, ne s’étend qu’à une époque et à un lieu : chacun d’eux paraît et disparaît ; sa destinée n’a eu qu’un temps et il n’a assisté qu’à sa seule histoire ; le peuple juif a duré, et il a assisté à la destinée de toutes les grandes choses qui ont eu leur heure : c’est un témoin perpétuel et universel, et non pas un témoin inactif et muet, mais intimement mêlé comme acteur à presque tous ces drames par l’action et par la souffrance. À deux moments, il a renouvelé le monde : le monde européen par Jésus, le monde oriental par l’Islam, sans parler des actions plus lentes et plus cachées, mais non moins puissantes peut-être ni moins durables, qu’il a exercées au moyen âge sur la formation de la pensée moderne.

Cette grande histoire ne pouvait se tenter ni s’entrevoir avant ce siècle. Il fallait pour cela deux conditions qui ne commencent guère à se réaliser que de nos jours, l’une d’ordre moral, l’autre matériel. D’une part, comme cette histoire est avant tout religieuse, et, par suite, dans l’état présent des esprits, est un perpétuel appel à la plus irritable de toutes les passions, il fallait que la liberté de penser fût entrée, non seulement dans la loi, non seulement dans les mœurs, mais, chose plus difficile, dans l’intelligence même du savant ; il fallait que la recherche cessât d’être corrompue par l’esprit de secte ou de philosophisme, que l’histoire de la religion cessât d’être un champ de bataille. Certes, ceux qui s’occupent de ces études ne sont pas encore tous arrivés à ce degré d’impartialité sereine où le savant étudie les choses pour comprendre ce qu’elles ont été, et porte assez haut l’orgueil de la pensée pour ne pas se laisser dicter d’avance ses conclusions par les préoccupations passagères du politique, du croyant ou du métaphysicien. Mais quelques-uns se sont élevés jusque-là, et cela suffit pour que la science soit.

D’autre part, il fallait qu’une succession de découvertes inouïes et inattendues vînt combler les profondes lacunes de l’histoire juive et éclairer ses obscurités sans nombre. Des trois grandes périodes de cette histoire, — l’une allant des origines au retour de l’exil, la seconde du retour de l’exil à la dispersion, la dernière de la dispersion à la Révolution française, — chacune n’était représentée que par des documents incomplets ou inaccessibles. Pour la première, on n’avait qu’un livre, la Bible, œuvre des âges, faite de fragments, de feuillets détachés, où souvent une ligne, un mot est tout le débris d’un siècle. Pour la seconde, rien que ce chaos talmudique, que les Juifs seuls pouvaient sonder, mais où ils ne songeaient à chercher que des sujets d’édification ou de casuistique, et non des enseignements d’histoire. Pour la troisième enfin, l’immense amas des œuvres du moyen âge, en grande partie oubliées des Juifs mêmes et ensevelies dans la poussière des bibliothèques. La face des choses a changé, par un double mouvement, l’un du dedans, l’autre du dehors : du dedans, par l’emploi de la méthode historique appliquée par les savants juifs à l’étude directe des sources juives ; du dehors, par la découverte ou par l’emploi de sources non juives qui sont venues éclairer et compléter les premières.

C’est ainsi que toute une série de sciences nouvelles, nées d’hier, assyriologie, égyptologie, épigraphie phénicienne, viennent se mettre au service de l’interprétation biblique qui les paie de retour[2]. Babylone et Ninive sortent de terre avec leurs grandes pages d’histoire gravées par les Salmanazar, les Sennachérib, les Nabuchodnozor, et viennent déposer leur témoignage en face du Livre des Rois et des Prophètes[3]. L’Égypte soulève le voile de ses hiéroglyphes et une nouvelle colonne de feu vient éclairer l’exode des Hébreux[4]. Le sol punique nous envoie un commentaire du Lévitique, contresigné des Suffètes de Carthage[5]. Le Panthéon phénicien et syrien se relève sur des fragments de pierres gravées et nous rend toutes ces Astartés et tous ces Baals qui luttèrent contre l’Élohim[6] ; le sol épuisé de la Judée nous livre un hymne de triomphe de Moab, écrit aux jours d’Élisée, et que le prophète a pu lire de ses yeux[7] ; c’est le cri même des combattants bibliques qui remonte jusqu’à nous du fond de vingt-sept siècles, le bruit même des « Guerres de l’Éternel. »

Arrivé à la seconde période, quand l’on s’est mis à débrouiller le chaos de la littérature talmudique[8], Mischna, Gemara, avec leurs innombrables annexes, il s’est trouvé que cette immense compilation, faite sans ordre et sans l’ombre d’une pensée historique, offre à l’histoire une mine inépuisable, et permet de suivre le développement de l’esprit juif, et jusqu’à un certain point de l’esprit oriental, sur une étendue de plus de six siècles, précisément durant l’époque qui a vu naître le christianisme, c’est-à-dire à un des moments décisifs de la civilisation, à un des tournants de l’histoire. À la même époque, tous les travaux que la science, laïque ou théologique, catholique ou protestante, accumulait autour des origines du christianisme, ramenaient la question chrétienne à une question juive, et imposaient cette double conclusion qu’on ne peut comprendre la formation du christianisme sans connaître avant tout le judaïsme du premier siècle, ni connaître le judaïsme dans toute son étendue sans cette branche qui s’appelle le christianisme primitif[9]. Tout ce que la science a gagné dans l’histoire des origines du christianisme s’est trouvé autant de gagné pour celle du judaïsme, et ainsi à côté de la littérature talmudique est venue se ranger cette vaste littérature apocryphe, journellement enrichie de nouvelles découvertes, et dont le caractère est si flottant que souvent l’on se demande si l’on a affaire à l’œuvre d’un juif ou d’un chrétien[10].

Dans la troisième période, celle de la dispersion, la recherche se subdivise à l’infini avec la destinée du peuple juif. Dans chaque branche de cette histoire, le même fait se représente de l’agrandissement de la recherche par la rencontre inattendue de deux mondes. Ici tout était à créer. D’une part, il fallait retrouver et étudier toutes les œuvres si diverses écloses sur tous les points de l’horizon juif durant tout le moyen âge[11]. D’autre part, il fallait que l’étude particulière des divers peuples musulmans ou chrétiens, chez qui le hasard avait jeté les Juifs, fût faite ou commencée : d’un côté et de l’autre, l’œuvre commence à peine. Or, ici encore, les deux mondes se rejoignent de jour en jour, et à mesure que l’on en pénètre l’histoire intime, on reconnaît de plus en plus l’impossibilité de les séparer et de les comprendre l’un sans l’autre : ici encore, l’historien du peuple juif est forcé de se faire l’historien des Arabes ou de l’Europe, et l’historien des Arabes ou de l’Europe rencontre à presque tous les grands changements de la pensée une action juive, soit éclatante et visible, soit sourde et latente.

Ainsi l’histoire juive longe l’histoire universelle sur toute son étendue, et la pénètre par mille trames. Elle ouvre par là à la recherche un champ d’une variété infinie et d’une unité parfaite, et elle offre à la psychologie historique un intérêt que nulle autre histoire n’offre au même degré : car elle présente la série la plus longue d’expériences qui ait encore été enregistrée, exercées dans les milieux les plus différents, sur une seule et même force humaine, connue et constante. Disons rapidement quelques-uns des problèmes les plus importants que cette histoire soulève.


II


À l’origine, une tribu nomade, de race sémitique ; — après de longues migrations à travers les plaines de la Mésopotamie, de la Syrie et de l’Égypte, cette tribu établit sa demeure au milieu des peuples de Canaan, dans le voisinage des Phéniciens. L’histoire matérielle des Hébreux durant cette période est obscure ; leur histoire religieuse plus encore ; car le mouvement de leurs migrations peut se suivre dans les légendes qu’ils en ont gardées, tandis qu’il n’est point resté de trace distincte de l’itinéraire de leur pensée. La seule chose certaine et reconnue, c’est qu’ils sont primitivement idolâtres et polythéistes ; ils le sont comme tous les peuples de la race dont ils sortent, sans qu’il soit possible cependant de déterminer les traits propres de leur mythologie, et en quoi elle se rapproche et diffère, aux diverses époques de cette première période, de la mythologie de leurs frères sémites. Quels étaient leurs croyances et leur culte avant de passer en Égypte ? Qu’en ont-ils laissé en Égypte et qu’y ont-ils pris ? Qu’ont-ils enfin emprunté en Canaan aux dieux des peuples voisins avec lesquels ils se sont trouvés en rapports d’amitié ou de haine ? Toutes questions auxquelles la Bible ne répondra clairement, si jamais, que quand l’Égypte aura dit son dernier mot, quand l’histoire comparée des religions sémitiques sera définitivement constituée sur des données chronologiques, et que des générations d’épigraphistes auront fait parler tout ce peuple de témoins enfouis encore à l’heure présente à Carthage, à Ninive, à Hamath, à Saba, et sur toute l’étendue de la vieille terre sémitique.

Une fois établis en Palestine et constitués en nation, une révolution se fait lentement à l’intérieur de l’idolâtrie primitive, transformation religieuse parallèle à la transformation politique. Les Hébreux, à mesure qu’ils s’organisent en nation, s’assurent un dieu national, font contrat avec lui, l’opposent aux dieux nationaux des peuples voisins. Ce dieu national, cet Élohim, ne diffère pas encore essentiellement de ses voisins, ni par les attributs qu’on lui prête, ni par le culte qu’on lui rend : il n’est pas encore la négation des autres dieux, ce n’est pas encore le dieu du monde, c’est le dieu d’Israel. Quand a commencé cette révolution ? Est-ce dès l’instant où Israel a pris conscience de son existence personnelle, c’est-à-dire dès la sortie d’Égypte, ou bien quand il a constitué son existence nationale, c’est-à-dire avec la royauté ? Et le nom de Moïse, que les souvenirs historiques d’Israel attachent à la sortie d’Égypte et à la première organisation de la nation, doit-il se lier aussi au premier mouvement de la transformation religieuse, ou si ce n’est que plus tard que l’instinct profond de la légende, l’évolution religieuse une fois achevée, l’a rattaché en arrière à la première heure de cette évolution politique, qui avait donné le premier branle à la pensée d’Israel ? Quoi qu’il en soit, cette évolution religieuse fut lente et dura des siècles : toute l’histoire de la royauté n’est qu’une lutte continue, souvent sanglante, entre le dieu national et les dieux étrangers, qui ne sont longtemps[12] que les prête-noms du parti national et du parti étranger. Cette lutte, à laquelle se rattachent les grands noms de l’ancien prophétisme[13], se termine par la victoire du dieu hébreu, vers la chute de la royauté : le dieu national triomphe au moment où la nation qu’il devait faire périt. Mais au même instant et du même coup, aux approches de la catastrophe, ce dieu lui-même subit une altération profonde. Ce n’est plus un dieu national à la façon des autres, conçu et adoré comme pourrait l’être Camosch ou Milcom : si ce n’est qu’un dieu national, un Camosch d’Israel, un Milcom de Juda, Israel a été trahi, et le roi de Babel, en poussant ses chars de guerre contre Jérusalem, pourra s’écrier lui aussi, mais sans craindre de retour comme autrefois l’Assyrien : « Ne te laisse pas abuser aux promesses de ton Dieu ! Où sont les rois d’Arpad, de Hamath, de Separvaïm ? Quel est le peuple que son Dieu a jamais sauvé de mes mains ? » Le dieu d’Israel, grandi par la défaite de son peuple, en devient le dieu universel, le dieu unique, le dieu d’Isaïe et des prophètes, le dieu du Décalogue, Jehovah, celui qui est. C’est toujours bien le dieu d’Israel, puisqu’il s’est révélé à Israel seul, qu’Israel seul a su le deviner ; mais c’est le dieu sans second. Ce n’est plus le dieu jaloux du premier mosaïsme et des Élohistes, qui a faim de victimes et d’offrandes et punit les fautes des pères jusqu’à la quatrième génération : c’est le dieu de justice et d’amour, qui veut des cœurs purs et non des mains pleines, qui a horreur des sacrifices et de la grimace du culte[14] et qui ne veut plus qu’on dise : « Les pères ont mangé les raisins aigres et les fils en ont eu les dents agacées[15]. » Et puisque le peuple qui l’a cherché et qui l’a trouvé est opprimé et saignant, c’est sans doute qu’il lui est réservé dans le lointain une éclatante et magnifique réparation : c’est des mains de Juda que les peuples mêmes qui l’ont écrasé viendront donc un jour prendre la vérité, et la félicité et la justice règneront sur le monde entier au nom du Dieu d’Israel. C’est ainsi qu’aux environs de l’exil, à la voix d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel et du chœur des prophètes, commence la mission historique d’Israel : son grand dogme est trouvé et sa grande espérance : car le Dieu Un est fait et le Messianisme va naître.

Pendant l’exil et au retour, cet élément nouveau et universel se fond avec l’élément ancien et national, le Jéhovisme avec l’Élohisme, et la religion d’Israel prend sa forme définitive, le Judaïsme. De l’ancien élément national restent les rites, les cérémonies, les observances spéciales, legs bizarre de la vieille idolâtrie sémitique, qui a pris un sens nouveau avec la transformation religieuse, et qui, devenu d’abord le signe d’alliance de l’Hébreu avec son dieu, devient à la fin le signe de ralliement du Juif avec le Juif, le lien d’unité dans la ruine de la nationalité ; c’est l’élément qui l’isole et le fait durer. L’élément nouveau et universel, l’élément jéhoviste, lui donne les deux idées avec lesquelles il va renouveler le monde. Ainsi se forme une religion, la plus étroite et la plus large de toutes, toute d’isolement par le culte, toute d’expansion par l’idée, et agissant d’autant plus puissamment par l’une qu’elle se maintient plus énergiquement par l’autre, condition excellent pour durer et pour agir, et convertir le monde à ses principes sans se laisser entamer par les concessions opportunistes de la propagande.

De ce jour, le peuple juif a, seul entre tous les peuples qui l’entourent, pour le guider dans le monde, une philosophie de l’histoire : il y a pour lui, dans le drame de l’univers, un plan rationnel, qui se développe suivant une loi et qui se dénouera pour le bien de tous. Ainsi, à travers les dominations successives de Babylone, de la Perse, de la Grèce, de l’Égypte, de Rome, dont le flot passe et se presse sur Israel sans l’engloutir, une nationalité religieuse se constitue, qui survivra à la résurrection éphémère de la nationalité politique sous les Maccabées. Or, en ce temps-là, le monde ancien, las de ses dieux usés et de ses systèmes impuissants, en quête d’une morale plus haute que ses prêtres ne peuvent lui donner, et d’espérances plus larges que ses philosophes n’osent lui offrir, est ouvert à la première parole, d’où qu’elle vienne, de foi et d’espérance, qui pourra remplir le vide douloureux de sa conscience. Les dernières convulsions de la Judée, en travail de son Messie et des temps prédits par les prophètes, vont donner au monde le branle qu’il attend. Parmi les Messies d’un jour, qui passent et disparaissent sans lendemain sur la scène prophétique, il s’en trouva un qui laissa une impression si profonde sur quelques-uns des Juifs qui l’avaient connu de près, que ceux-là, au lieu de continuer à dire comme leurs frères : « Le Messie va venir, » se prirent à dire : « Le Messie est venu, » et quand il fut mort : « Le Messie est venu ; on l’a tué, il va revenir juger les morts et les vivants. » Cette croyance et cette attente eurent peu de prise sur la masse des Juifs, tout au rêve de la patrie terrestre, et qui savaient trop nettement ce qu’ils désiraient et ce qu’ils attendaient pour prendre ainsi le change de l’espérance : mais elles eurent une prise merveilleuse sur les masses étrangères, à qui elles apportaient une bonne nouvelle, que le mal allait finir, qu’un être merveilleux de justice et de douceur allait faire régner la paix et le bonheur, et qui s’entendaient, pour la première fois, prêcher cette morale de Hillel et des Haggadistes, à laquelle n’avaient jamais songé certes les prêtres de Jupiter et que n’étaient point venus leur porter dans leurs bouges les pédants des Écoles ni les orgueilleux du Portique. Avec le temps, à mesure que la réalité forçait les chrétiens de reculer dans les lointains de l’avenir le plus beau de leur espérance, la figure et le rôle de Jésus devaient se transformer et l’abîme se creuser entre lui et Israel. Tandis que les chrétiens-juifs interrogeant la Bible pour justifier leur foi, après avoir expliqué la Bible par Jésus, finissaient par expliquer Jésus par la Bible et le transfiguraient en un type idéal à coups d’interprétations symboliques ; d’autre part, les chrétiens-gentils adaptaient la foi nouvelle aux milieux où ils la propageaient, par des emprunts, de jour en jour plus larges, aux mythologies de Grèce et de Syrie et à la métaphysique de leur temps. De là sortit une religion mixte, compromis entre le passé et l’avenir, et qui conquit le monde, auquel elle fit beaucoup de bien et de mal, beaucoup de bien parce qu’elle relevait le niveau moral de l’humanité, beaucoup de mal parce qu’elle arrêtait sa croissance intellectuelle, en rajeunissant l’esprit mythique et en fixant pour des siècles l’idéal métaphysique de l’Europe aux rêves de la décadence Alexandrine et aux dernières combinaisons de l’hellénisme tombé en enfance. L’histoire du christianisme appartient à l’histoire juive jusqu’au moment où cet élément mythique et métaphysique triomphe, c’est-à-dire jusqu’au moment de la rupture définitive des deux Églises, jusqu’au jour, en un mot, où le Christianisme cesse d’être une hérésie juive pour devenir une branche nouvelle de la vieille mythologie aryo-sémitique.

L’histoire a donc ici double tâche : étudier le judaïsme dans le peuple juif et en dehors de lui. Chacune de ces tâches se complique à l’infini ; la seconde, difficile souvent à limiter, car la ligne qui sépare le fait exclusivement juif du fait exclusivement chrétien est flottante et variable, et ce sera à la science de la fixer sur chaque point de dogme et de culte ; la première, très nette et précise. Au premier plan, sur la scène, les vicissitudes sans nombre du drame politique, depuis l’exil jusqu’à la ruine de l’indépendance ; la renaissance sous Cyrus et les Achéménides, la première expansion au dehors sous Alexandre, l’établissement à Alexandrie, en Égypte et dans les îles ; les luttes contre les Séleucides, le réveil national sous les Maccabées, les premières alliances et les premières luttes avec Rome, les folies de la guerre civile, Hérode et les Hérodiens, Jérusalem jetant le défi à Rome, et brisant les forces de l’Empire, quatre ans durant, au pied de ses murs, la ruine de la cité sainte, le temple en flammes, et l’agonie dernière à Bittar. Par derrière le drame politique, le drame spirituel ; — les rencontres de l’esprit juif avec l’esprit étranger, de Chaldée, de Perse, de Grèce ; — ses emprunts aux religions des unes, ses incursions dans la philosophie de l’autre ; — la formation à l’intérieur du judaïsme d’une mythologie secondaire, étroitement subordonnée à un monothéisme strict qui domine tout, et dans laquelle se combinent en proportions variables les souvenirs de la vieille mythologie nationale, les emprunts anciens faits avant et pendant l’exil à celles de Syrie et de Babylone, et les emprunts récents faits après l’exil à Babylone et à la Perse ; — l’initiation du Judaïsme à la philosophie grecque et ses réactions sur elle, la naissance de l’hellénisme juif et la Bible conciliée avec Platon ; — la division des sectes et des écoles, la religion aristocratique des Sadducéens, démocratique et progressive des Pharisiens, ascétique et de renoncement des Esséniens ; — le développement traditionnel de la loi fixé, les docteurs reprenant dans les discussions de l’École l’œuvre de salut où ont échoué les pamphlets ardents des faiseurs d’Apocalypses et le poignard des intransigeants, et les descendants des messianistes et des zélotes édifiant enfin autour du Livre sacré, dernier sanctuaire à l’abri des torches romaines, cette triple enceinte inexpugnable, le Talmud. Au sixième siècle de notre ère est achevée cette immense encyclopédie, où sont consignées avec une impartialité absolue toutes les opinions exprimées, dans toutes les branches de la science et de la croyance, six siècles durant, dans les écoles de Palestine et de Babylonie, œuvre sans unité apparente, puisqu’elle reproduit le contraste infini des milliers d’esprits dont elle est la Somme, tour à tour et suivant la voix qui parle, d’une étroitesse étrange et d’une largeur sans égale, terne et éclatante, ouverte à la science et fermée, avec toutes les timidités de la pensée et toutes ses audaces ; mais le tout pénétré d’un souffle de foi et d’espoir qui met une unité dans ce chaos, la foi en un Dieu Un et l’espérance dans la justice à venir. L’observation superficielle n’a vu souvent dans ce livre que le radotage d’une casuistique raffinée, d’une superstition raisonnante et subtile : elle n’a pas aperçu le principe de vie qui était là, et qui a fait que la pensée juive a pu, grâce à lui, traverser, sans s’éteindre, la nuit intellectuelle du moyen âge : à savoir la conscience profonde que le culte n’est point tout le Judaïsme, qu’il n’en est que le signe externe et passager, symbole matériel et conventionnel auquel se reconnaissent ceux qui ont reçu en dépôt la vérité, mais absolument distinct de cette vérité même qui est éternelle et universelle, qui est toute à tous et qui brûle de devenir un jour la propriété commune de tous les hommes. La pensée qui se dégage de ce livre, consacré presque tout entier à assurer la préservation du culte, c’est que le culte est transitoire, et que les pratiques juives cesseront quand les vérités juives seront partout reconnues[16]. C’est cette pensée féconde, explicitement exprimée par les docteurs du moyen âge, qui va assurer à la caste proscrite le privilège de la pensée, à l’heure où toute lumière s’éteint, et où, d’un bout de l’Europe à l’autre, l’Église fait régner l’ordre chrétien dans les intelligences pacifiées. La dispersion peut venir : l’unité morale est faite et la vie assurée. Cette unité est si forte que l’œuvre qui la consacre d’une façon définitive et durable vient, non de Jérusalem, mais de l’étranger, des écoles de Babylonie[17]. C’est de là que le Talmud va se répandre chez tous les Juifs dispersés, et les prescriptions des Amoraïm de l’Euphrate vont devenir la loi de leurs frères, des bords du Nil aux bords de l’Aude. Quelques-uns veulent se soustraire à ce joug, les Caraïtes, qui remontent à la Bible comme loi unique : faute d’avoir vu que le Judaïsme n’est pas une religion figée et immuable, mais progressive et toute de changement, leur révolte contre le joug du Judaïsme talmudique n’aboutit qu’à un long suicide : en voulant supprimer six siècles de vie dans leur passé, ils se condamnent à rompre avec l’avenir, à ne plus compter dans le mouvement des esprits, et le Caraïsme, malgré le talent de ses premiers fondateurs, après la première expansion due à son libéralisme apparent, n’a plus que végété dans la stérilité et l’impuissance.

Nous entrons ici dans la troisième période, celle de la dispersion, période qui, d’ailleurs, ne commence pas à une date ni à une heure fixe, car elle a commencé bien avant la fin de l’unité nationale, et les histoires juives s’ouvrent en maint lieu avant la fin de l’histoire juive, elles s’ouvrent avant le christianisme même en Égypte, en Asie-Mineure, en Italie, à Rome, en Grèce, dans la Gaule méridionale, où les dissidents de la synagogue vont former le noyau des églises primitives. Dès une époque très reculée, des colonies sont descendues en Arabie, ont converti des tribus, fondé des états : leur propagande, née des échanges d’idées, du commerce quotidien plus que d’un plan suivi, gagne de proche en proche et agit même sur ceux qu’elle ne convertit pas ; les Arabes idolâtres acceptent de leurs mains les traditions bibliques et rabbiniques, et refont leurs légendes généalogiques sur les récits de la Genèse. Plus tard, vient s’ajouter la prédication des sectes judéo-chrétiennes, refoulées par l’orthodoxie naissante. Mahomet, à l’école des Juifs et des Judéo-chrétiens, fonde l’Islam, dont le dogme est le dogme juif, tombé dans une intelligence plus étroite, et dont la mythologie est essentiellement rabbinique et judéo-chrétienne.

Ainsi, à partir du septième siècle de notre ère, deux colonies du Judaïsme couvrent le domaine de la pensée humaine, colonies en lutte avec leur métropole, qui la maudissent, et qui la renient, non point seulement par le mépris dont elles la poursuivent, mais, chose plus grave et plus funeste pour elles, en déformant, chacune à sa façon, les principes qu’elles en ont reçus : l’Occident chrétien, en gardant de son passé l’esprit mythique, qu’il rend plus fatal qu’il ne fut au temps des dieux, parce qu’en le portant dans le dogme, il accule la science au silence ou au blasphème ; l’Orient arabe, en faisant de son Dieu la volonté suprême, au lieu d’en faire la raison suprême, ce qui l’amènera bientôt à sacrifier gratuitement la science et la pensée, sans l’excuse de dogme du Christianisme. Pendant un siècle ou deux, l’élément de raison qui est dans le Coran triomphe et amène l’éclosion d’une civilisation brillante qui fait que l’esprit humain dans le moyen âge ne subit pas une éclipse absolue. Les Juifs prennent part à ce mouvement à double titre, et par leur action personnelle, et en le faisant pénétrer parmi les Chrétiens. Éteint chez les Arabes, il amène en Europe la première Renaissance, celle de la fin de la Scolastique, qui préparera l’autre.

Littérature, philosophie, science se rajeunissent ou naissent. La littérature s’enrichit d’une veine nouvelle par la création de la poésie néo-hébraïque qui emprunte ses moules à la poésie arabe, et qui en Espagne arrive à l’originalité. Les derniers Gaons des écoles d’où est jadis sorti le Talmud fondent la théologie rationnelle, et chassent le surnaturel de la religion, qui n’est plus que l’expression abrégée des vérités démontrables et reconnaît la raison pour le critérium suprême, tandis que la Cabale ouvre au rêve ses grandes et belles avenues mystiques où errera souvent dans sa jeunesse la pensée de Spinoza. A la cour d’Almamoun, les Juifs, unis aux Nestoriens exilés, jettent dans le courant de la pensée arabe les débris de la philosophie grecque, qui de là reviendront en Europe. Enfin, sous la main de Juifs parlant arabe, la grammaire comparée naît dans le monde sémitique, huit siècles avant Bopp.

Seuls intermédiaires entre les Arabes et les Chrétiens, parce que seuls ils parlent la langue des uns et des autres, et parce que le commerce ou la persécution les porte ou les jette sans cesse de pays en pays, ils sont trois siècles durant les rouliers de la pensée entre l’Orient et l’Occident. Le moyen âge, emprisonné dans le dogme, ne pouvant avoir d’originalité que dans l’art et la politique, reçoit d’Orient sa science et sa philosophie, et c’est au Ghetto qu’il les cherche. Toute la philosophie arabe et une partie d’Aristote pénètrent dans la Scolastique par des traductions latines, faites par des Juifs, d’après des traductions hébraïques faites elles-mêmes sur l’original ou sur la traduction arabe.

La science, comme la philosophie, vient de là; Roger Bacon étudie sous les rabbins; la médecine est entre leurs mains; Richard d’Angleterre chasse les Juifs et, malade, appelle Maïmonide. Enfin toute une branche de la littérature sort du Ghetto : celle du conte et de la nouvelle : c’est de la main des traducteurs juifs que la France reçoit ces vieilles fables indiennes, nées au temps de Bouddha sur les bords du Gange, et qui vont avoir une si merveilleuse fortune aux bords de la Seine et de là dans toute l’Europe.

Par dessous ces actions visibles, une action sourde et invisible, inconsciente chez ceux qui l’exercent et ceux qui la subissent, et qui justifie après coup les haines de l’Église : c’est la polémique religieuse, qui ronge obscurément le Christianisme. La politique de l’Église à l’égard de Juifs eut toujours quelque chose d’incertain et de trouble qu’elle n’eut point devant les autres religions et devant les hérétiques. La haine du peuple contre les Juifs est l’œuvre de l’Église[18], et c’est pourtant elle seule qui le protège contre les fureurs qu’elle a déchaînées. C’est qu’elle a à la fois besoin du Juif et peur de lui : besoin de lui, parce que c’est sur son livre que le Christianisme est édifié; peur de lui, parce qu’étant le seul vraiment qui ait le secret du livre, il peut juger la foi de ses juges, et parfois, à un sourire, à un mot qui lui échappe, on voit qu’il la condamne et se fait fort, au fond de lui-même, d’en manifester les déceptions et l’erreur : c’est le démon qui a la clef du sanctuaire.

De là le grand rêve du prêtre : non de brûler le Juif, mais de le convertir ; on ne le brûle, sauf accident, qu’en désespoir de cause. Convertir des milliers de Sarrasins ou d’idolâtres n’est rien, ne prouve rien : mais convertir un Juif, faire reconnaître la légitimité de la foi nouvelle par l’héritier de la foi préparatoire, voilà le vrai triomphe, la vraie preuve, le témoignage suprême et irrécusable : tant qu’il reste un membre de l’ancienne Église qui nie, l’Église nouvelle se sent mal à l’aise et troublée dans sa quiétude d’héritière. De là toutes ces controverses solennelles provoquées par l’Église, toujours terminées en apparence par sa victoire, — abjuration, expulsion ou bûcher, — mais dont elle sort ébranlée sans le savoir, car la réponse, humble et accablante des accusés, trouve çà et là, parfois dans l’enceinte d’un couvent, une oreille qui la recueille, une âme inquiète où elle descend et travaille.

C’est pis encore avec des laïques ; saint Louis, effrayé, veut que le laïque ne discute avec le Juif qu’à coups d’épée[19]. Mais plus d’un, entré dans quelque maison sordide du Ghetto, où il va porter son gage ou chercher son horoscope, s’attardant sur le soir à causer des choses de mystère, sort de là troublé et bon pour le bûcher. Le Juif s’entend à dévoiler les points vulnérables de l’Église, et il a à son service, pour les découvrir, outre l’intelligence des livres saints, la sagacité redoutable de l’opprimé. Il est le docteur de l’incrédule ; tous les révoltés de l’esprit viennent à lui, dans l’ombre ou à ciel ouvert. Il est à l’œuvre dans l’immense atelier de blasphème du grand empereur Frédéric et des princes de Souabe ou d’Aragon : c’est lui qui forge tout cet arsenal meurtrier de raisonnement et d’ironie qu’il lèguera aux sceptiques de la Renaissance, aux libertins du grand siècle, et tel sarcasme de Voltaire n’est que le dernier et retentissant écho d’un mot murmuré, six siècles auparavant, dans l’ombre du Ghetto, et plus tôt encore, au temps de Celse et d’Origène, au berceau même de la religion du Christ[20].

Par deux fois, l’Église effrayée s’aperçoit du péril, et, pour couper court, ne voit qu’un moyen, brûler les livres juifs : une première fois, sous saint Louis, elle réussit et du même coup étouffe les écoles juives de France et arrête l’éclosion de l’exégèse biblique qui venait d’y naître, cinq siècles avant Richard Simon ; la seconde fois, c’est au seuil du seizième siècle : mais Reuchlin se lève, et l’Europe derrière lui ; le grand souffle de la Renaissance étouffe la torche Dominicaine et la Réforme éclate. L’Espagne seule a échappé au péril, par la proscription en masse, et elle entre superbement dans son agonie.

La Réforme a pour les Juifs deux conséquences. D’une part, sans être émancipés, ils retrouvent une paix dont ils étaient déshabitués depuis des siècles : la furie d’extermination se tourne sur d’autres victimes, le fleuve de sang coule dans un autre lit. D’autre part, la Renaissance et la Réforme mettent l’étude de l’hébreu et de la science juive à l’ordre du jour. Les rabbins enseignent l’hébreu à l’Europe et à leurs convertisseurs catholiques ou protestants ; la Bible de Luther sort des commentaires de Raschi. La Cabale sort de ses mystères et s’empare des ardents qu’elle enivre de ses fumées, mais émancipe pour toutes les audaces, « car les Juifs seuls ont connu le nom véritable de Dieu[21]. » Une renaissance de l’esprit prophétique élève l’âme de l’Europe à une hauteur qu’elle n’avait point connue jusqu’alors, l’Ancien Testament supplante le Nouveau chez les plus fermes et les plus purs ; il donne à la France Coligny, d’Aubigné, Duplessis-Mornay, et son admirable phalange de martyrs et de héros ; il donne à l’Angleterre les puritains et la République et y installe la tradition démocratique : Cromwell, reconnaissant, rouvre aux Juifs les portes de l’Angleterre.

Vient enfin le grand siècle de la pensée libre : le voltairianisme, né avec Celse et les auteurs des Contre-Évangiles juifs, réfugié au moyen âge dans l’enceinte du Ghetto, d’où il sort timidement parmi quelques moines ou quelques conteurs, triomphant par instant à quelque cour semi-païenne, marche de front avec la Réforme, serpente sous la religion officielle du grand règne et éclate enfin avec Voltaire et les philosophes. La Révolution française, exécutant les décrets des philosophes, donne aux Juifs droit de patrie pleine et entière en France, et à sa suite, dans tous les pays de civilisation, en Italie, en Angleterre, en Hollande, en Danemark, en Serbie, en Grèce, en Suisse, en Autriche.

La Révolution française ouvre au Judaïsme, dans tous les pays où elle pénètre, et en France, avant tout, une ère nouvelle, dans un double sens, matériel et moral.

D’une part, en brisant la barrière de séparation entre le Juif et le Chrétien, elle met un terme à l’histoire du peuple juif. A partir du 28 septembre 1791, il n’y a plus place à une histoire des Juifs en France ; il n’y a plus qu’une histoire du Judaïsme français, comme il y a une histoire du Calvinisme, ou du Luthérianisme français, rien d’autre et rien de plus. La rapidité merveilleuse avec laquelle le Juif est devenu un membre de la grande patrie française, non seulement de droit et de nom, mais de fait, tient d’ailleurs à des causes plus anciennes et peut-être plus profondes encore que l’enthousiasme soudain de la justice chez les uns et de la reconnaissance chez les autres. La France, pour le Juif, n’est pas une patrie improvisée dans la fièvre d’une heure généreuse, c’est une patrie retrouvée. Là, en effet, la barrière élevée entre Juifs et chrétiens fut artificielle, factice et tardive : la haine du peuple ne fut pas une vieille tradition populaire, et les premiers siècles de notre histoire nous montrent les hommes des deux confessions vivant ensemble sur un pied d’égalité et dans des sentiments de mutuelle tolérance et de mutuelle estime qui révoltent les évêques du temps et contre lesquels ils se sentent longtemps impuissants[22]. C’est le triomphe de la féodalité qui, en ne laissant debout d’autorité respectée que celle de l’Église, livre les Juifs à une haine raisonnée et intéressée, qui, du haut de la chaire, s’infiltre lentement dans les masses : ainsi naissent et fermentent, dans le peuple ignorant et souffrant du moyen âge, des sentiments obscurs de répulsion et de haine, qui se sentent sanctifiés par la religion, et sur lesquels les croisades viennent souffler la flamme : la grande épopée religieuse du moyen âge s’ouvre par le massacre en masse des Déicides. À la religion qui sanctifie la haine vient s’ajouter une autre cause qui la légitime : le Juif, chassé tour à tour de la vie politique, de toutes les charges, de toutes les professions libérales, de la propriété immobilière, de tout ce qui attache, en traits visibles, au sol et à l’âme de la patrie, est refoulé dans le commerce et l’usure par les canons de l’Église et par la politique financière des rois qui sauront ainsi où mettre la main quand le Trésor est vide : dès lors, le peuple ne voit plus dans le Juif que l’homme d’affaires de son seigneur et de son roi, le symbole vivant et exécré de sa misère, et c’est ainsi que les deux grands opprimés du moyen âge, le peuple et le Juif, sont mis face à face, l’un jeté en proie à l’autre. Et pourtant, aux heures les plus désespérées, dans ces Ghettos où le parquent la loi, le mépris et la haine, l’opprimé vit par la pensée de la vie de ses oppresseurs : il aspire à franchir le mur de sa prison, à venir respirer l’air de France : la langue maternelle de ce paria, ce n’est pas un patois hébreu, c’est le français de la France, et la plus ancienne élégie française, la plus belle peut-être qui ait été composée en notre langue, a été écrite dans un Ghetto, à la lueur d’un bûcher[23]. La Renaissance et la Réforme, en détournant ailleurs les haines, et en introduisant un esprit plus large, accélèrent la fusion morale ; le préjugé est affaibli déjà bien avant le XVIIIe siècle qui lui porte le dernier coup, et la Révolution, par la voix de Mirabeau et de l’abbé Grégoire, n’a plus d’autres convictions à vaincre que celles de l’abbé Maury. L’émancipation même a ses précédents avant 89 ; des Juifs de Bordeaux et du Comtat sont citoyens dès 1776 : mais la Révolution française, en posant le principe général de l’égalité religieuse, en faisant passer les mœurs dans la loi d’une façon irrévocable et avec une hauteur et un éclat qui ont fait de l’exemple donné par elle la loi du monde civilisé, devient la date suprême et fatidique dans les fastes de la destinée juive.


Cette date, qui met fin à l’histoire matérielle du peuple juif, ouvre une ère nouvelle et étrange dans l’histoire de sa pensée. Pour la première fois, cette pensée se trouve en accord, et non plus en lutte, avec la conscience de l’humanité. Le Judaïsme qui, dès sa première heure, a toujours été en guerre avec la religion dominante, que ce fût celle de Baal, de Jupiter ou du Christ, est enfin arrivé en présence d’un état de pensée qu’il n’a pas à combattre, parce qu’il y reconnaît ses instincts et ses traditions. La Révolution n’est, en effet, que le retentissement dans le monde politique d’un mouvement bien plus vaste et plus profond, qui transforme la pensée tout entière et qui aboutit, dans l’ordre spéculatif, à la conception scientifique du monde substituée à la conception mythique, et, dans l’ordre pratique, à la notion de justice et de progrès. Dans ce grand écroulement de la religion mythique dont le bruit emplit notre âge, le Judaïsme, tel que les siècles l’ont fait, est la religion qui a eu le moins à souffrir et le moins à craindre, parce que ses miracles et ses pratiques ne font pas partie intégrante et essentielle, et que par suite il ne croule pas avec eux. Il n’a pas mis le prodige à la base du dogme, ni installé le surnaturel en permanence dans le cours des choses. Ses miracles, dès le moyen âge, ne sont plus qu’un détail poétique, récit légendaire, pittoresque de décor ; et sa cosmogonie, emprunté à la hâte à Babylone par le dernier rédacteur de la Bible, et les histoires de la pomme et du serpent, sur lesquelles tant de générations chrétiennes ont pâli, n’ont jamais bien inquiété l’imagination de ses docteurs ni pesé d’un poids bien lourd sur la pensée de ses philosophes. Ses pratiques n’ont jamais été « un moyen de croire, » un expédient pour « abêtir » à la foi une pensée rebelle : ce n’est qu’une habitude chère, un signe de famille, de valeur passagère, et destiné à disparaître quand il n’y aura plus qu’une famille dans le monde converti à la vérité une. Supprimez tous ces miracles et toutes ces pratiques : derrière toutes ces suppressions et toutes ces ruines, subsistent les deux grands dogmes qui depuis les prophètes font le Judaïsme tout entier : Unité divine et Messianisme, c’est-à-dire unité de loi dans le monde et triomphe terrestre de la justice dans l’humanité. Ce sont les deux dogmes qui, à l’heure présente, éclairent l’humanité en marche, dans l’ordre de la science et dans l’ordre social, et qui s’appellent dans la langue moderne, l’un unité des forces, l’autre croyance au progrès.

C’est pour cela que le Judaïsme, seul de toutes les religions, n’a jamais été et ne peut jamais entrer en lutte ni avec la science ni avec le progrès social et qu’il a vu et voit sans crainte toutes leurs conquêtes. Ce ne sont pas des forces hostiles qu’il accepte ou subit par tolérance ou politique, pour sauver par un compromis les débris de sa force : ce sont de vieilles voix amies qu’il reconnaît et salue avec joie, car il les a, bien des siècle déjà, entendu retentir dans les axiomes de sa raison libre et dans le cri de son cœur souffrant. C’est pour cela que, dans tous les pays qui se sont lancés dans la voie nouvelle, les Juifs ont pris leur part, et non médiocre, plus vite que ne le font des affranchis de la veille, à toutes les grandes œuvres de la civilisation, dans le triple champ de la science, de l’art et de l’action.

Est-ce à dire que le Judaïsme ait à nourrir des rêves d’ambition, et doive songer à réaliser un jour cette « Église invisible de l’avenir » que quelques-uns appellent de leurs vœux ? Ce serait une illusion de sectaire ou d’illuminé. Ce qui est vrai seulement, c’est que l’esprit juif peut agir encore dans le monde pour la science suprême et le progrès sans fin, et que le rôle de la Bible n’est pas achevé. La Bible n’est pas responsable du demi-avortement du Christianisme, dû aux compromis de ses organisateurs, trop pressés de vaincre et de convertir le paganisme en se convertissant à lui : mais tout ce qui dans le Christianisme vient en droite ligne du Judaïsme vit et vivra, et c’est le Judaïsme qui par lui a jeté dans le vieux monde polythéiste, pour y fermenter jusqu’au bout des siècles, le sentiment de la grande unité et une inquiétude de charité et de justice. Le règne de la Bible, et des Évangiles en tant qu’ils s’inspirent d’elles, ne pourra que s’affermir à mesure que les religions positives qui s’y rattachent perdront de leur empire. Les grandes religions survivent à leurs autels et à leurs prêtres : l’hellénisme aboli a moins d’incrédules aujourd’hui qu’aux jours de Socrate et d’Anaxagore ; les dieux d’Homère se mouraient quand Phidias les taillait dans le Paros : c’est à présent qu’ils trônent vraiment dans l’immortalité, dans la pensée et le cœur de l’Europe. La croix a beau tomber en poussière : il est quelques paroles, prononcées à son ombre en Galilée, dont l’écho vibrera à toute éternité dans la conscience humaine. Et quand le peuple qui a fait la Bible s’évanouirait, race et culte, sans laisser de trace visible de son passage sur la terre, son empreinte serait au plus profond du cœur des générations qui n’en sauront rien, peut-être, mais qui vivront de ce qu’il a mis en elles. L’humanité, telle que la rêvent ceux qui voudraient qu’on les appelât des libres-penseurs, pourra renier des lèvres la Bible et son œuvre : elle ne pourra la renier de cœur sans arracher d’elle-même ce qu’elle a de meilleur en elle, la foi en l’unité et l’espérance en la justice, sans reculer dans la mythologie et le droit de la force de trente siècles en arrière.

  1. Publié en brochure à la Librairie nouvelle, Paris, 1881.
  2. L’hébreu a été longtemps, et est encore quelquefois, la clef des inscriptions phéniciennes et assyriennes.
  3. Rawlinson, Oppert, Halévy, Schrader, Lenormant, Smith, etc.
  4. Brugsch, Chabas, Lepsius, Mariette, Maspero, etc.
  5. Munk.
  6. Movers, Renan, de Voguë, Clermont-Ganneau, Berger, etc.
  7. Stèle de Mescha (au Louvre, salle judaïque).
  8. Rappaport, Geiger, Derenbourg, Frankel, Jost, Graetz, Fürst, Zunz, etc.
  9. Voir le Manuel de Schürer.
  10. Oracles Sibyllins, le 4e livre d’Esdras, Assomption de Moïse, Psautier de Salomon, livre d’Enoch, etc.
  11. Zunz, Neubauer, Steinschneider, Institut de France (Histoire des Rabbins français, dans l’Histoire littéraire, par M. Ernest Renan).
  12. Jusqu’au moment où Babylone entre en scène.
  13. Les prophètes dont il ne reste que le nom.
  14. Isaïe, I.
  15. Ezéchiel, XVIII ; Jérémie, XXXI.
  16. Avant même cette époque, le Juif peut, en temps de persécution ou en cas de danger, se considérer comme dégagé de toutes les prescriptions de la loi, sauf de trois, celles qui défendent l’idolâtrie, l’impureté et l’homicide (Maïmonide).
  17. Le Talmud de Jérusalem ne s’est pas répandu et compte pour peu dans le développement du moyen âge.
  18. Voir plus bas, page 273.
  19. « (Grande folie avait-il fait) d’assembler telle desputoison ; car avant que la desputoison fust menée à fin, avoit-il ceans grant foison de bons crestiens, qui s’en fussent parti tuit mescreant, parce que il n’eussent mie bien entendu les Juis. Aussi vous di-je, fist li roys, que nulz, se il n’est très bon clers, ne doit desputer à aus ; mais li hom lays, quant il ot mesdire de la loy crestienne, ne doit pas defendre la loy crestienne, ne mais de l’espée, de quoy il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y peut entrer » (Joinville, 53).
  20. Dans les Contre-Évangiles du premier siècle.
  21. Reuchlin
  22. Agobard.
  23. Elégies du Vatican sur l’auto-da-fé de Troyes.