Essais moraux et politiques (Hume)/L’Obéissance passive


VINGT-DEUXIEME ESSAI.

L’Obéissance passive.


Dans l’essai précédent nous avons réfuté les spéculations de politique qui ont cours en Angleterre : nous avons examiné un systême religieux & un systême philosophique, & nous avons fait main-basse sur tous les deux. Il nous reste à présent à considérer les conséquences pratiques relatives au degré d’obéissance dûe au souverain, que les deux partis tirent chacun de son systême.

Comme le devoir, qui nous oblige à être justes, est uniquement fondé sur l’intérêt de la société, qui demande que pour l’amour de la paix nous nous abstenions du bien d’autrui, il est clair que la pratique de la justice doit être suspendue, toutes les fois qu’elle entraîneroit des suites funestes, & que dans des cas aussi extraordinaires & aussi pressans, elle doit céder à l’utilité publique. La maxime qui dit que justice se fasse quand le monde devroit périr[1], est une fausse maxime, qui en sacrifiant la fin aux moyens renverse l’ordre de nos devoirs. Où est le commandant de forteresse qui se fasse le moindre scrupule de brûler les fauxbourgs, lorsqu’ils facilitent les approches de l’ennemi ? Où est le général qui hésite un moment de piller un pays neutre, lorsque la nécessité l’exige, & lorsque son armée manque de subsistance ? Il en est de-même du devoir de l’obéissance envers le magistrat : le sens-commun nous dicte que ce devoir ne nous oblige qu’en vertu de sa tendance au bien public : ainsi toutes les fois que l’obéissance seroit suivie de la ruine de l’état, on doit faire taire ce devoir, & n’écouter que l’obligation primitive & fondamentale. Le salut du peuple est la loi suprême[2]. Sentence consacrée dans tous les tems & dans tous les esprits. Y a-t-il personne qui en lisant l’histoire des soulévemens suscités contre un Néron, ou contre un Philippe, soit assez infatué de son systême pour ne pas louer ceux qui ont formé ces entreprises, & pour ne leur pas souhaiter du succès ? Il n’y a pas jusqu’à nos plus zélés royalistes, qui dans de pareilles occasions ne soient forcés de renoncer à leur sublime théorie, de penser, de sentir, d’approuver comme les autres hommes ?

La résistance étant donc permise dans des occasions aussi extraordinaires, il ne reste entre les personnes qui raisonnent juste, qu’une seule question à discuter : quel est le degré de nécessité qui puisse justifier la résistance, ou même la rendre légitime & louable ? Ici j’avoue que je pencherai toujours du côté de ceux qui resserrent le plus qu’il est possible, les liens de la soumission, qui ne permettent de les briser que dans les cas les plus désespérés, & qui regardent l’infraction de ce devoir comme le dernier asile contre les débordemens de la tyrannie la plus affreuse, comme le dernier remede pour sauver l’état d’une ruine totale. Car outre les malheurs affectés aux guerres civiles, qui ne sauroient manquer de résulter des soulévemens, il est certain que lorsqu’un prince remarque dans ses sujets une disposition à la revolte, sa cruauté redouble : il prend alors des mesures violentes, & dont il ne se fût jamais avisé, s’il avoit cru commander à des peuples obéissans & soumis. C’est ainsi que la coutume d’assassiner les tyrans, si fort approuvée des anciens, au-lieu de les corriger, ne fait que les rendre plus féroces & plus sanguinaires ; & par cette raison est justement abolie par le droit des gens, & universellement condamnée comme une trahison, comme une action lâche, & comme un moyen très-peu propre à ramener ces perturbateurs de la société aux loix de la justice.

De plus, il faut considérer que l’obéissance étant un des devoirs les plus essentiels dans la vie commune, on ne sauroit assez l’inculquer & qu’il n’y a rien de plus inutile & de plus dangereux, que d’établir avec beaucoup de soin tous les cas où l’on peut s’en dispenser, & opposer de la résistance. Il est permis au philosophe, dans le cours d’un raisonnement, de convenir que les regles de la justice peuvent être négligées dans une urgente nécessité. Mais que penser d’un prédicateur ou d’un casuiste qui feroit sa principale étude de rechercher ces cas, de rafiner sur cette matiere, de lui prêter toute la force de l’argumentation, toutes les couleurs de l’éloquence ? N’employeroit-il pas mieux son tems en prêchant la doctrine générale, qu’en insistant sur ces exceptions particulieres, que l’on n’est peut-être que trop porté à adopter, & à étendre au-delà de leurs justes bornes ?

Cependant il y a deux raisons qui semblent favoriser le parti qui, avec tant d’industrie, a répandu parmi nous les maximes de la résistance, maximes si pernicieuses, généralement parlant, & si contraires au bonheur de la société. La premiere est que les antagonistes de ce parti, poussent la doctrine de la soumission jusqu’à l’extravagance, & ne se contentant pas de ne point parler des cas extraordinaires qui font exception, (ce qui peut-être seroit excusable) mais niant en termes exprès qu’il existe de pareils cas, il est devenu nécessaire de venger, en les exposant, les droits de la vérité & de la liberté violés. La seconde raison, & peut-être la meilleure des deux, est déduite de la constitution & de la forme du gouvernement Britannique.

C’est une singularité propre à notre constitution de conférer à un chef ou à un premier magistrat une dignité & des prérogatives, bornées à-la-vérité par les loix, mais qui cependant le mettent en quelque façon au-dessus des loix, du moins quant à sa personne, qui ne peut jamais être punie, ni même rendue responsable des injustices qu’il a commises, ou du mal qu’il a fait. Il n’y a que ses ministres ou ses commissionnaires qui puissent être traduits devant le tribunal. Ceci a son bien : le prince sachant que sa personne est en sûreté, rien ne le gêne dans l’exécution des loix : d’un autre côté la sécurité publique n’en souffre pas, tant que l’on peut s’en prendre aux coupables subalternes : & en même tems on évite les guerres civiles qui seroient inévitables, si chaque fois que l’on est mécontent de la conduite du souverain, on pouvoit s’attaquer directement à sa personne. Cependant, quelque utile que soit cette espece de compliment, par où la constitution exprime son respect pour le monarque, ce seroit très-mal entrer dans son sens, que de croire que par-là elle ait signé sa propre destruction, en s’engageant à une soumission servile, & à fermer les yeux lorsque le roi, protégeant ses minières, persévereroit dans son injustice, & voudroit usurper tout le pouvoir de l’état. Il est vrai que ce cas n’est pas expressément excepté par les loix, parce qu’il seroit impossible d’y pourvoir en établissant un magistrat supérieur, muni d’une autorité suffisante pour punir les transgressions du prince. Mais comme un pareil droit seroit la plus grande des absurdités, s’il n’y avoit pas moyen de remédier à son abus, il reste ici le remede extraordinaire de la résistance, s’entend lorsque les choses en sont venues au point que la constitution ne puisse être sauvée par une autre voye. Et voilà pourquoi la résistance est d’un usage plus fréquent dans le gouvernement Britannique qu’en d’autres, qui sont moins composés de parties & de ressorts, ou qui en un mot sont plus simples. Un roi absolu n’est gueres tenté de commettre des actes tyranniques assez crians pour faire naître de justes sujets de rébellion : au-lieu qu’un prince limité, sans avoir de grands vices, pour peu qu’il joigne l’imprudence à l’ambition, peut aisément se mettre dans une situation aussi critique & aussi périlleuse. Il est clair que ce fut là le cas de Charles I ; & si, après la cessation des animosités, il est permis de dire la chose comme elle est, ce fut encore celui de Jacques II. Si ces deux princes n’étoient pas innocens, c’étoient au moins de bonnes gens quant à leur caractere privé ; mais ayant méconnu la nature de notre constitution, & ayant voulu s’approprier tout le pouvoir législatif, il devint nécessaire de s’opposer avec force à ces abus, & même de dépouiller le dernier de cette autorité dont il usoit si imprudemment, & avec tant d’indiscrétion.



  1. Fiat justitia & ruat cælum.
  2. Salus populi suprema lex est.