Essais moraux et politiques (Hume)/L’Impudence et la Modestie

TROISIÈME ESSAI.

L’Impudence & la Modestie

Il me semble que les plaintes faites contre la providence ont été souvent mal fondées, & que les bonnes ou mauvaises qualités des hommes contribuent plus qu’on ne pense communément à leur bonne ou à leur mauvaise fortune.

Il y a sans doute des exemples contraire à ce que j’avance, & en assez grand nombre ; mais ces exemples ne sauroient néanmoins être mis en parallele avec ceux que nous avons d’une distribution juste & équitable de la prospérité & de l’adversité, & cette distribution est même une suite naturelle du train ordinaire des choses humaines.

Une disposition à la bienveillance envers les autres hommes produit presque toujours un retour d’estime & d’amitié de leur part ; ce qui, outre la satisfaction qui nous en revient immédiatement, fait la circonstance la plus importante de notre vie, en tant qu’elle facilite l’exécution de tous nos desseins & de toutes nos entreprises. Les autres vertus sont à-peu-près dans le même cas : la prospérité est naturellement, quoique non nécessairement attachée au mérite & à la vertu : & l’adversité l’est de même au vice & à la folie.

Je dois cependant convenir que cette regle admet une exception par rapport à une qualité morale. La modestie cache nos talens, au-lieu que l’impudence les déploie & les fait paroître dans tout leur éclat : c’est par-là qu’elle fait parvenir tant d’hommes dans le monde, malgré le désavantage d’une basse naissance & d’un mérite obscur.

L’indolence & l’incapacité de la plupart des hommes les dispose toujours à recevoir tout fait qui veut leur en imposer pour tout ce qu’il veut paroître, & à regarder ses airs avantageux comme des preuves de mérite qu’il s’attribue. Une sorte d’assurance & de fermeté semble être la compagne naturelle de la vertu, & peu de gens savent la distinguer de l’impudence ; d’un autre côté la défiance. étant un effet naturel du vice & de la folie, elle a décrédité la modestie qui lui ressemble de si près à la premiere vue.

Quoique l’impudence soit en effet un vice, nous remarquons cependant qu’elle a la même influence sur la fortune que si c’étoit une vertu, & qu’elle coûte presque tout autant de peine à acquérir, ce qui la distingue de tous les autres vices qui nous deviennent familiers en fort peu de tems, & s’enracinent dans nos cœurs à mesure que nous nous y livrons. Combien de gens, qui convaincus que la modestie nuisoit à leur fortune, ont résolu d’être impudens, & de paroître dans le monde avec un visage effronté ? Mais c’est une remarque à faire, que ces gens-là ont rarement réussi dans leur entreprise, & qu’ils ont été obligés pour l’ordinaire de retomber malgré eux dans leur premiere modestie. Rien ne fait faire plus de chemin dans le monde qu’une bonne dose d’impudence naturelle : la fausse ne sert à rien, ni ne sauroit se soutenir. En toute autre entreprise. quelque faute qu’un homme commette, dès, qu’il s’en apperçoit, il est d’autant plus près de s’en corriger ; mais s’il prétend à l’impudence, & qu’il lui soit jamais échappé un trait de modestie, le souvenir de cette faute le couvrira de confusion, lui fera infailliblement perdre contenance ; après quoi il rougira encore & de l’avoir commise & de la honte d’en avoir rougi, jusqu’à ce qu’il soit enfin reconnu pour un fourbe & pour un plagiaire mal-adroit,

S’il y a quelque chose qui puisse augmenter la confiance d’un homme modeste, il faut que ce soit quelque avantage de fortune, auquel le hasard l’ait fait parvenir : les richesses font ordinairement qu’un homme en est plus favorablement accueilli dans le monde, elles donnent un nouveau lustre au mérite, & suppléent en grande partie à son défaut.

C’est une chose surprenante & digne de remarque, que les airs de supériorité que se tiennent des sots & des coquins dans l’opulence sur des gens de plus grand mérite dans la misere, & de voir ces derniers ne s’opposer presque point à ces usurpations, mais sembler même les autoriser par la modestie de leur conduite : leur bon-sens & leur expérience, les rendant défians dans leurs jugemens, leur fait examiner chaque chose avec la plus scrupuleuse exactitude : ainsi la délicatesse de leurs sentimens les intimide, leur fait craindre de commettre des fautes, & de perdre dans le commerce du monde cette intégrité de mœurs dont ils sont si jaloux. Accorder la sagesse avec la confiance est une chose aussi difficile, que de concilier le vice avec la modestie.

Voilà les réflexions qui se sont présentées à mon esprit sur le sujet de l’impudence & de la modestie. Je pense que mon lecteur ne sera pas fâché de les voir reparoître sous une autre forme dans l’allégorie suivante.

Au commencement du monde, Jupiter joignit ensemble la vertu, sagesse, & la confiance ; & le vice & la folie avec la défiance. Ainsi associées, il les plaça sur la terre. Mais quoiqu’il se flattât de les avoir assorties avec beaucoup de jugement, & qu’il eût dit que la confiance étoit la compagne naturelle de la vertu, & la défiance celle du vice, la désunion ne tarda pas à se mettre parmi elles. La sagesse qui étoit le guide de l’une des deux sociétés, croit accoutumée à ne s’engager dans aucun chemin avant d’avoir soigneusement examiné où il conduisoit, & sans avoir pesé la possibilité & la vraisemblance du danger : elle consumoit ordinairement quelque tems dans ces délibérations, délai qui déplaisoit fort à la confiance, dont l’avis étoit toujours de prendre sans examen le premier chemin qui se présentoit. La sagesse & la vertu étoient inséparables ; mais un jour la confiance, suivant son naturel impétueux, devança de beaucoup ses guides & ses compagnes, & ne se sentant aucun besoin de leur secours, elle ne sembarrassa plus du soin de les rejoindre, & les abandonna sans retour.

L’autre société eût le même sort que la premiere, & se désunit comme elle. Comme la folie ne voyoit que d’une vue très-courte & très-bornée, elle ne savoit quel chemin prendre, & le choix l’embarrassoit ; cet embarras étoit encore augmenté par la défiance qui retardoit toujours le voyage par ses doutes & par ses irrésolutions. Tous ces retardemens n’étoient point du goût du vice qui n’aime ni les difficultés, ni les délais, & qui n’est satisfait que lorsqu’il a pleine carrière, & qu’il peut suivre librement ses inclinations. Il savoit bien que, quoique la folie prêtât l’oreille à la défiance, elle seroit aisée à gouverner lorsqu’elle seroit seule ; c’est pourquoi ainsi qu’un cheval rétif jette loin son cavalier, il se débarrassa brusquement de ce contrôleur de tous ses plaisirs, & continua son voyage avec la folie, à laquelle il demeura toujours inviolablement attaché.

La confiance & la défiance, ainsi éloignées de leurs compagnes, errèrent pendant quelque tems, jusqu’à ce que le hasard les conduisît toutes deux au même village. La confiance prit d’abord le chemin du château qui appartenoit à la richesse, dame du lieu ; & sans attendre le portier, elle s’introduisit elle-même jusques dans le cabinet le plus reculé, où elle trouva le vice & la folie qui avoient été fort bien reçus avant elle ; elle se joignit à eux, & gagna en peu de tems les bonnes graces de son hôtesse. Sa familiarité avec le vice devint si grande, qu’elle fût enrôlée avec lui & la folie dans la même société ; ils devinrent dès lors les favoris de la richesse, & dès ce moment ne la quittèrent plus.

La défiance, en attendant n’osant approcher du château, accepta l’invitation d’un des vassaux nommé la pauvreté ; elle entra dans sa cabane où elle trouva la sagesse & la vertu, qui s’y étoient retirées après que la richesse leur eût refusé le gite. La vertu eut pitié d’elle, & la sagesse, lui trouvant des dispositions qui promettoient un heureux changement de conduite, elles l’admirent dans leur compagnie : & en effet leur commerce la corrigea en fort peu de tems, devenue plus douce & plus aimable, on l’appella modestie.

Comme la mauvaise compagnie a toujours plus d’influence que la bonne, la confiance, quoique d’ailleurs fort rebelle aux conseils & aux exemples, dégénéra si fort par ses liaisons avec le vice & la folie qu’elle reçut le nom d’impudence. Les hommes qui avoient vû les sociétés dans leur état primitif, & telles que Jupiter les avoit formées, ne sachant rien de ces désertions mutuelles furent entraînés par-là dans de fort étranges méprises, qui durent encore, car par-tout où ils voyent l’impudence, ils comptent sur la vertu & sur la sagesse, & où ils remarquent la modestie, ils donnent les noms de vice & de folie à ses associés.