Essais et Notices - Les Mémoires de Jules Simon

Essais et Notices - Les Mémoires de Jules Simon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 216-228).
ESSAIS ET NOTICES

LES MÉMOIRES DE JULES SIMON[1]

En mars 1890, Jules Simon, un instant arraché par Eugène Spuller, ministre des Affaires étrangères, à la retraite où, si noblement, il s’était confiné, alla représenter la France à la Conférence internationale de Berlin. L’empereur Guillaume II, jugeant nécessaire l’instauration en son empire d’une réglementation assez sévère du travail des adultes, avait saisi l’Europe de la question. Le renard, cette fois, avant de se couper la queue, entendait que les autres consentissent à l’amputation. Il fut déçu : en ce qui concerne le travail des adultes, la conférence échoua. À cet échec, Jules Simon, libéral impénitent, contribua plus qu’aucun des plénipotentiaires. Contre l’autoritarisme germanique, contre l’étatisme et le socialisme, il fit triompher la doctrine libérale. Ayant parlé avec une émotion sincère des misères de la classe ouvrière et avec une expérience avertie du travail des femmes et des enfans, il avait, d’autre part, exposé avec finesse les conséquences auxquelles conduirait la réglementation du travail des adultes. On avait admiré ce vieillard presque octogénaire : il avait tenu, suspendus à ses lèvres, les représentais de l’Europe entière, diplomates savans, ingénieurs, parlementaires, hommes d’État, que tant de talent ravissait : il avait dissous les coalitions très doucement, convaincant sans pédantisme, mais au nom du bon sens, et vainquant sans avoir eu un moment l’air de se battre ! Sa voix, restée charmeuse en dépit de l’âge, ne fit jamais meilleure œuvre : sa parole fluide avait paru d’or. L’Empereur, lui-même séduit, ne garda pas rancune à « Simon le Magicien, » — comme on l’avait un jour appelé au Vatican : — il lui fit don, raconte la chronique, d’un recueil des morceaux composés pour la flûte par son aïeul, le roi Frédéric II. Y avait-il là épigramme ou hommage ? En tout cas, le trait paraît piquant.

Flûtiste mélodieux, Jules Simon nous séduit d’autant que les politiciens continuent à faire résonner le tintamarre de leurs cuivres. En fils pieux, MM. Charles et Gustave Simon tirent des papiers de leur père de nouvelles pages où nous le retrouvons tout entier. Les Figures et Croquis complètent cette série de volumes : Premières Années, Le soir de ma journée, Mémoires des autres, où Jules Simon a raconté sa vie. On ne saurait les en séparer.

Il ne lui convenait pas d’écrire ses Mémoires à grand orchestre ; c’est en parlant des autres qu’il s’évêque lui-même : il était altruiste. Il se remémorait ses amis avec une joie émue, et ses ennemis avec une indulgence délicieuse. « J’écris ces notes, dit-il dans les Nouveaux Mémoires, pour me rappeler, et non pour me glorifier. Ce n’est ni un plaidoyer, ni une confession, ni une histoire. Je revois ma vie comme un rêve et j’y prends une sorte de plaisir mélancolique. » Oui, toute sa vie, depuis l’époque où le petit Breton courait les ruelles de Saint-Jean-Brevelay, le chapeau rond sur les longs cheveux, jusqu’à l’heure où, ancien président du Conseil et membre de deux Académies, il allait représenter à Berlin son pays, — hier ingrat.

J’ai tout lieu de penser que M. Jules Simon ne fut pas aussi modeste qu’il le voudrait faire entendre ; car, aie lire, on le croirait « homme de rien. » Le suppléant de Cousin à la Sorbonne, l’ancien Constituant de 1848, l’ancien député opposant du Corps législatif, l’ancien membre de la Défense nationale, l’ancien ministre de Thiers et de Mac Mahon, l’homme que, le même jour, le Sénat fit inamovible et l’Académie immortel, se croyait-il sincèrement « homme de rien ? » Ici son altruisme lui-même, en s’exagérant, faillit : comment alors jugerons-nous les autres ? Non, il ne s’estimait pas « homme de rien ; » mais, fort malicieux, — j’y reviendrai, — il mettait une bonhomie narquoise à se proclamer tel en face de tant de sots qui se croient et s’affirment grands hommes. Et puis, il était philosophe : ne l’eût-il point été professionnellement, qu’il lui suffisait d’avoir vu de près tomber les Empires et les Républiques, les illustres tribuns et les grands ministres, pour toucher du doigt la fragilité des réputations, des popularités, des immortalités « avérées. » Il en avait conclu qu’on ne vivait guère dans le souvenir des hommes. « On vous jette la dernière pelletée de terre, écrit-il dans le volume qui vient de paraître, et en voilà pour toujours ! » Il s’appliquait cette mélancolique théorie. « On oublie vite en France… Qui se rappellera mon nom dans trois ou quatre ans ? » M. Jules Simon se trompait. Il y a peu d’hommes qui aient conservé, même parmi ceux qui ne l’ont pas connu, une réputation plus vivante et plus belle. C’est la récompense d’une longue fidélité à l’idée libérale, méritoire certes lorsqu’on se rappelle à quelles épreuves elle a exposé l’ancien maître de la Sorbonne, du coup d’État de Décembre dont il voulut être victime, à l’ostracisme douloureux dont le parti républicain punit une noble résistance aux lois despotiques.


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Les Mémoires de Jules Simon, dispersés au hasard des causeries, procurent au lecteur une singulière satisfaction : tant d’honnêtes gens sont des sots et tant d’hommes d’esprit des pirates, qu’il y a une joie singulière à rencontrer une si charmante finesse au service d’une si magnifique probité. Pour l’observateur superficiel, M. Jules Simon semble d’une mentalité assez simple : il veut paraître un bon homme tout rond, jugeant avec un sourire indulgent des hommes et des faits. Pour qui étudie toutes les pages des six petits livres, il apparaît infiniment plus complexe : il est indulgent évidemment, mais cette indulgence est faite d’une pétillante malice ; il est bonhomme, soit, mais d’une bonhomie si fine que plus d’un portrait en apparence flatté nous arrache un sourire qui, pour le modèle, n’aurait rien de flatteur ; il est d’humeur souriante, sans doute, mais avec, au fond, une mélancolie souvent émouvante. Le bon sens qui paraît inspirer tous ses jugemens dissimule mal une sensibilité parfois aiguë.

C’est le cas d’appliquer à l’ancien professeur de Taine la méthode de cet élève que cependant il s’effrayait un peu d’avoir couvé, mais dont il admirait tant le talent (« dissident, dit-il, mais admirant »). La race agit sans conteste chez Jules Simon : le père était Lorrain, la mère Bretonne ; pas de races plus dissemblables. De son père, Jules Simon a évidemment reçu, avec le sang d’un bleu resté bleu sous la Restauration, le solide bon sens dont on se réclame, avant toutes qualités, sur le plateau Lorrain, un bon sens malicieux et narquois lorsqu’il se livre, impossible à déconcerter lorsqu’il s’oppose. De sa mère, qui, elle, était « chouanne, » il a hérité la sensibilité un peu rêveuse et charmante du pays d’Armor, la mélancolie douce et une foi dans l’au-delà, qui, même lorsqu’elle échappe aux dogmes, laisse dans l’âme du croyant d’hier cette nostalgie, visible chez un Renan, chez un Jules Simon.

De cette nostalgie il semble étreint lorsqu’il évêque les premières années ; ce n’est pas artifice du conteur : la veillée de Noël, les offices de l’église, le recteur breton l’abbé Moizan. « Nous l’adorions, écrit-il. Ce n’était pas à cause de sa charité : on n’est jamais étonné en Bretagne de voir un prêtre donner tout ce qu’il a ; mais on l’adorait parce qu’il était un des héros de la guerre des Chouans. » Le vieil t homme d’État au regard bleu semblait, au Sénat ou à l’Académie ; parfois rêver : à quoi ? Aux luttes parlementaires, aux querelles d’hier, au pouvoir avant-hier exercé ? Non : au sermon de l’abbé Moizan où, paradoxalement, l’ancien aumônier des Chouans, redevenu curé évangélique, disait : « Mes petits, aimez-vous les uns les autres. » Combien il est caractéristique que des sermons du curé Moizan, Jules Simon ait retenu celui-là. Dans le volume hier publié, il écrit : « L’impartialité m’a toujours été facile. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut. C’est un défaut, suivant Vaulabelle, qui me quitta à cause de cela : Il ne sait pas haïr, disait-il de moi. » Pour ce mot, le recteur breton eût beaucoup pardonné à l’élève de Cousin.

Il est né mélancolique : malgré sa volonté de rester souriant, tout à coup il lui échappe une imprécation. « Je suis né en 1814, j’ai vu 1852 et 1871. Je suis d’une génération trois fois maudite. » C’est la seule révolte d’une âme qu’ont froissée trop d’épreuves. Mais on sent cette âme à tout instant près de trahir ses secrètes douleurs : Jules Simon sourit les larmes aux yeux. S’il parle de la disgrâce dont ses amis frappèrent le vieux lutteur, lorsque, au Sénat, il se fut opposé, on sait avec quel courage, au vote de l’article 7 : « Ils me blâmaient de ne pas être un coquin ! » c’est la larme qui tremble au bout des cils du Breton ; et tout de suite, le sourire narquois du Lorrain : « Je n’avais pas le cœur trop gros, étant depuis longtemps habitué aux bêtes. »

Cette nature mélancolique l’attache aux mélancoliques. Dans les Figures et Croquis qui font l’occasion de cette étude, il y a trois portraits que j’ai relus. A Gounod d’abord, il consacre des pages tout à fait prenantes ; il a subi le charme de ce séducteur ; Gounod était toujours en émotion : un de ses vieux amis me racontait qu’il l’était allé voir l’avant-veille de sa mort : « Mon ami, lui avait dit le maître, je viens de me confesser : j’ai beaucoup péché, mais jamais contre l’art : car il n’y a pas une page que je n’aie signée de ma conviction et contresignée de mon émotion. » Cette parole eût plu à Jules Simon : il fait du maître un portrait très captivant, empreint d’une amitié charmante. « Il est mort jeune à soixante-quinze ans, dit-il. Ceux qui vivaient dans son intimité savent qu’il n’avait que vingt ans. Et ceux qui vivent dans l’intimité de son œuvre le savent aussi. » Mais c’est plus que de l’émotion, lorsque Jules Simon nous peint Chateaubriand et Lamennais. Ces deux âmes furent sombres : Jules Simon, qui en apparence est si dissemblable, sympathise, malgré lui, avec eux : qui le forçait d’en parler à côté d’hommes d’État ou de penseurs contemporains, sinon une sorte de respect fraternel ? Fraternel, oui : ces deux Bretons, taillés dans le granit, l’attirent. Il avait vu Chateaubriand on 1835. « Je me rappelle son aspect si complètement que, si j’étais peintre, je crois que je ferais un portrait ressemblant, seulement avec mes souvenirs. J’avais pour lui une telle admiration que sa figure, ses vêtemens, ses moindres gestes, restaient gravés dans ma mémoire et hantaient constamment mon imagination. » Il plaint l’infortune de René mourant dans l’indifférence du public. « Le jour disparaît de la même façon : on était en plein soleil, on est dans le crépuscule ; mais le passage de la lumière à l’ombre a été presque insensible ; on voit que le jour a disparu sans l’avoir vu disparaître. » Et voilà encore une de ces phrases où l’on surprend le fils d’Armor : c’est derrière les landes plantées de genêts qu’il voit sombrer l’astre dans la tristesse des pénombres. L’étude sur Lamennais est plus saisissante encore. Qui eût dit à ce grand déclassé, passé de l’Extrême Droite où il avait effrayé ses amis, à l’Extrême Gauche où il intimidait ses voisins, que, là-bas, au Centre de l’Assemblée constituante, un jeune modéré attachait sur lui un regard chargé tout à la fois de pitié et d’admiration.

Du Lamennais de 1848, Jules Simon garde une impression très vive ; il le vit à la Montagne : « Lamennais s’y trouvait serré de tous les côtés ; et, chose remarquable, il y était seul. On avait le sentiment, en le voyant au milieu de cette foule, qu’il était seul. » Je ne cite que quelques mots : il faut lire le passage tout entier. Là encore, le Breton à l’âme tragique se laisse conquérir par cette tragédie que connut le cœur de Féli de Lamennais. Ailleurs cette tristesse native se fait plus douce : lui qui, cependant, a connu les abandons, ne pose pas, ainsi que ses compatriotes, un Chateaubriand, un Lamennais, aux Titans foudroyés. Dans ce volume que, par une pensée bien mélancolique encore, il a intitulé le Soir de ma journée, il a écrit : « Ceux qui ont lu mes premiers livres liront aussi le dernier ; ils me feront un bout de conduite avant de quitter leur ami et de l’oublier suivant les sages lois de la nature. » Une fois de plus, la larme voile l’œil bleu du Breton, mais cependant un scepticisme, qui d’ailleurs ne veut pas être amer, fait sourire les lèvres un peu charnues du Lorrain.


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Le sourire, aussi bien, l’emporte. La preuve en est que nous avons nous-même lu, — à de très rares exceptions près, — ses dernières Figures avec la joie discrète que les premiers volumes de ses Mémoires avaient si souvent provoquée. Une sérénité malicieuse : voilà l’impression dominante que laissent ces petits volumes. Une finesse que rien ne déconcerte s’y joue avec aisance. Elle se peut exercer en tant de circonstances et à propos de tant d’hommes que, vraiment, un siècle d’histoire apparaît ici dans un sourire : songeons que ce chroniqueur peut promener son œil pétillant des derniers ministres de la Restau ration aux « séances de tabac » où le convie l’empereur Guillaume II en 1890. Il a été élevé au milieu des Chouans qui ont fait la guerre des landes et des soldats qui ont été de la Grande Armée : il a connu, dans cette province archaïque, bien des traits de l’ancien régime attardé, a reçu les leçons de tel maître qui, déjà, enseignait sous Louis XVI ; normalien, il a, un jour, rencontré chez Philippe Le Bas la veuve du Conventionnel et la sœur de Robespierre : plus tard il a visité le Musée de Versailles, tandis que Louis-Philippe s’appuyait sur son bras, et suppléé à la Sorbonne Victor Cousin, hier ministre du roi bourgeois, — je connais peu de portraits aussi fins que celui du roi Louis-Philippe par Jules Simon. — Représentant du peuple en 1848, il n’a évidemment jamais inféodé son esprit au point de ne plus savoir regarder et juger sainement — et ironiquement : il a reçu, nous le verrons, les politesses du prince Louis et a participé aux délibérations des démocrates. Mêlé par sa disgrâce au monde opposant sous le second Empire, il a, après avoir représenté sa Bretagne à l’Assemblée, couru les réunions publiques de Belleville, de Courbevoie, de Saint-Denis, et finalement représenté au Corps législatif le faubourg parisien. Morny et Rouher ont tenté de le conquérir : Jules Favre l’a séduit et Thiers agacé, — très manifestement. Membre du gouvernement en 1870, il a affronté le 31 octobre dont il nous fait le récit avec cette sérénité qui, partout, dore de tant de belle humeur des incidens fort sombres. Il a été ministre de Thiers et a pu, le connaissant mieux que devant, le mieux juger. Et il a connu encore le brave maréchal, tournant, comme un homme qu’on voudrait enchaîner, dans le cercle où l’opinion l’enfermait : président du Conseil renvoyé au 16 mai, il n’y a vu qu’une raison de recommander à ses amis la justice dans la victoire ; il a été des premières luttes où se coupa en deux le parti républicain victorieux. Après avoir vu, — non sans une sympathie amusée, — le jeune Gambetta tirer, dans la salle des Pas-Perdus du Corps législatif, des feux d’artifice éblouissans, il l’a rencontré dans les Chambres de la République et l’a affronté. Des landes bretonnes aux faubourgs de Paris, de l’École normale à l’Académie, des assemblées aux ministères, que d’hommes aperçus, que d’événemens vécus !

Il a beaucoup connu Cousin : c’est sa grande victime. J’emploie un mot fort : mais les victimes ne sont pas toujours celles qu’on jette au bûcher ; il en est qu’on retourne sur un gril. Victor Cousin s’estimerait de celles-là, si, aux Champs Elyséens, les volumes de son élève, lui étaient apportés. Personne n’a mieux inspiré la verve de Jules Simon : celui-ci sait garder à son maître une gratitude qui, cependant, ne veut pas se faire par trop naïve. Cousin exploita ce disciple comme les autres. Le normalien l’avait eu comme directeur tout à la fois et comme professeur spécial : philosophe, Simon avait dû subir l’enrégimentement, — on disait des professeurs de philosophie en 1836 « le régiment de Cousin, » — celui-ci, tout-puissant au ministère, n’eût pas souffert un acte d’indiscipline spirituelle. Jules Simon n’avait pas la nature d’un écolier, mais il n’a jamais eu d’autre part l’allure d’un rebelle. À cette apparence de courtoise déférence, Cousin dut être pris : et puis, — ce que pour rien au monde le mémorialiste n’avouerait, — le jeune professeur avait partout réussi lorsque le terrible Cousin, désirant un suppléant, l’appela à ce poste. « Il avait quitté l’apostolat, mais il a exercé le pontificat jusqu’à sa mort, » dit Simon. Celui-ci vivait plus souvent qu’il ne lui convenait sous la coupe de ce maître impérieux ; il dut en souffrir ; la délicieuse chronique où Cousin joue un rôle si amusant, est la seule vengeance d’un suppléant exploité. Il faut lire l’histoire de la traduction du Timée : l’élève a pour son compte traduit le Timée ; il va sonner chez Cousin, pour lui soumettre sa traduction. « Mon cher ami, lui dit tout de go le grand homme, vous vous occupez du Timée, vous l’avez traduit en partie, il manque à ma traduction de Platon et je vous prie de me le donner. » Simon de s’incliner : il achève la traduction, apportant chaque semaine au maître le morceau traduit, si bien que voilà l’œuvre finie, confiée à l’imprimeur. Un dimanche, Simon arrive chez Cousin qu’il trouve dans sa bibliothèque : « Comment vous portez-vous ? lui dis-je. — Assez mal. Je suis très fatigué. On ne saura jamais combien cette traduction du Timée m’a fatigué. » Puis, se rappelant tout à coup à qui il parlait. « Mais si fait, ajouta-t-il avec le plus grand sang-froid, vous le savez aussi bien que moi. » Et il parla d’autre chose. » Lorsque l’auteur du Timée écoutait parler Socrate, c’était évidemment avec d’autres sentimens : Jules Simon écrit sa chronique « en marge » de cet autre Timée. Pas un instant, il ne s’en laisse imposer par le Socrate de l’éclectisme. « Moi, monsieur, lui déclare Cousin irrité du libéralisme économique de l’élève, moi, monsieur, je suis protectionniste, parce que je suis patriote. » Et Simon d’ajouter : « Il était aussi actionnaire des mines de l’Aveyron. » D’ailleurs, il rend à Cousin mille fois justice sur un point : le trouvant parfois un peu trop comédien, il salue en lui un admirable pince-sans-rire : l’entrevue entre le directeur de l’École normale et le curé Ollivier ressemble à un conte d’Alphonse Daudet.

Je trouve le même genre d’esprit, — celui de l’auteur des Contes de mon moulin, — dans l’aventure de Garnier-Pagès. C’est une des pages délicieuses du dernier recueil : Garnier-Pagès est une des « Figures, » — et une bonne. Là, Jules Simon ne sourit pas seulement : il rit franchement. Cela débute cependant par la touchante histoire des frères Garnier-Pagès dont l’un s’appelait Garnier et l’autre Pagès, dont l’un fut toujours tenu pour le grand homme et l’autre pour le comparse, jusqu’à ce qu’il fût devenu ministre. L’intérieur des parens Garnier-Pagès est peint par un conteur : le portrait physique du ministre de 1848 a l’air d’une charge. « Il mettait sa cravate par-dessus sa barbe. Cette figure était toute petite… elle était placée comme un bouquet de fleurs un peu ternies, un peu défraîchies, dans un immense col de chemise qui paraissait en fer-blanc. » « Un jour, raconte Simon, que Lamartine parlait, entouré du gouvernement provisoire, Garnier-Pagès qui se croyait le plus éloquent, parlait en même temps que lui et s’efforçait de couvrir sa voix. Un gavroche lui cria : « Si tu ne te tais pas, je vais arroser ton bouquet. » Le mot était si drôle et la comparaison du bouquet si bien trouvée que personne ne put garder son sang-froid. » Simon eut peine à le garder encore lorsque Garnier-Pagès lui confia qu’il voulait se présenter à l’Académie : Simon l’en dissuada : « Thiers en est bien, » répliqua le bon Pagès. Notre chroniqueur s’égaie, et puis, soudain, sa bonne âme lui fait évidemment un reproche : il a trop persiflé le pauvre Garnier-Pagès et comme si le brave homme au faux-col était encore là, pouvant souffrir de ces railleries, il étend sur la petite plaie faite tous les baumes possibles.

Jules Simon agit toujours ainsi : il pique, puis verse le vulnéraire. Peu d’hommes échappent à son innocente raillerie, même parmi ceux qu’il aime et admire. Voici Lamartine en 1848, après le refus opposé au drapeau rouge. « Dès qu’il s’asseyait quelque part, on lui mettait une couronne de lauriers. Les dames pleuraient. Tous ceux qui le suivaient avec tant d’enthousiasme l’auraient jeté à l’eau, quinze jours auparavant, pour avoir écrit son Histoire des Girondins qui a servi de prélude à la Révolution. » Voici Louis Blanc : Jules Simon nous déclare que la foi politique du fameux leader socialiste impose le respect : il n’y manque évidemment pas, à son sens, en rappelant que, petit de corps jusqu’à être contrefait, le théoricien avait cru devoir, en 1848, se grandir en chaussant pour les cérémonies officielles des bottes à l’écuyère. « Il ne parvenait pas à se rendre ridicule, » ajoute Simon, et il résume un portrait piquant par ces mots : « C’était un brave homme, un esprit faux, un cœur chaleureux. »

L’excuse, aussi bien, — s’il est besoin d’excuse à ces courtoises railleries, — serait dans ce fait que le chroniqueur se raille lui-même en toute occurrence. Le voici qui, en 1848, harangue d’un balcon de Saint-Michel-en-Grève (Côtes-du-Nord) une mer de larges chapeaux plats : vers lui montent les acclamations enthousiastes, et le voici qui après son discours enflammé, est soudain enlevé, porté en triomphe, embrassé (« J’appris par expérience, dit-il, que nos compatriotes des campagnes ont la barbe plus dure que les citadins, ») et longtemps escorté dans sa retraite par les ovations. « Eh bien ! dit son barnum en s’essuyant le front, j’espère que vous êtes content ? » Je fis le modeste. « Oh ! dit-il, on ne reçoit pas une ovation comme celle-là sans sentir quelque chose. Allons, avouez. Ce sont des paysans, mais ce sont des hommes ! » Je finis par convenir de quelque chose. « Eh bien ! dit-il, nous étions là six mille, n’est-ce pas ? Excepté nous dix, et trois autres que je pourrais nommer, personne, entendez-vous bien, personne n’entendait un mot de français. Tous ces applaudissemens vous ont été donnés de confiance. ». — « C’est le plus grand succès oratoire de toute ma vie, » ajoute le chroniqueur. Comment garder rancune d’être raillé par qui se raille ainsi ?

De cet auto-persiflage, je ne citerai qu’un second trait. M. Jules Simon annonce solennellement qu’il va écrire des Mémoires militaires, — le capitaine Coignet l’empêchant de dormir. Et voici un chapitre sur la garde nationale auquel il faut renvoyer le lecteur. Un jour, le maréchal Lobau aperçoit le soldat Simon (qu’il savait professeur en Sorbonne) avec un fusil sans bretelle : « Rappelez-vous, monsieur le spiritualiste, qu’un fusil sans bretelle est un corps sans âme. » Le professeur Simon médite sur cette parole. « Je ne comprends pas encore, avoue-t-il, pourquoi la bretelle occupait un rang si élevé dans les préoccupations du maréchal. » La suite des réflexions est d’un pince-sans-rire qui connaît ses auteurs : « Horatius Flaccus… jeta un jour son bouclier pour s’enfuir plus lestement du champ de bataille :

Relicta non bene parmula.

« Il n’a pas rougi d’en convenir, etc. »

Et ici, ce n’est plus, comme tout à l’heure, quelque héros de Daudet qui s’évêque. Ce professeur qui médite avec tant de sérieux affecté et d’érudition avisée sur la parole du brave maréchal, apologiste de la bretelle, nous le connaissons tous : c’est le professeur Bergeret, aux beaux jours de l’Orme du Mail.

Ainsi, M. Jules Simon, parcourant sa vie si diverse, nous fait revivre tous les auteurs où le rire sait se faire discret. Disons le mot : M. Jules Simon pince sans rire. — mais personne plus que lui-même.

Le chroniqueur était par cela même un portraicturiste admirable sa touche est très légère. Qu’il parle de Gounod, d’Ambroise Thomas, de Pasteur, de Taine, ou qu’avec Thiers, Gambetta, Grévy, Mac Mahon, les Carnot, Jules Kerry, Ernest Picard, il nous transporte dans la politique d’hier, il est perspicace sans cruauté, impartial sans froideur et, en thèse générale, si oublieux des injures que c’est miracle. Tout d’abord, il ne croit pas le monde si noir. « Il faut, a-t-il écrit, découvrir le bien avec joie et chercher au mal des atténuations possibles. » Admirons cette maxime : tout de même, l’historien qui s’y conformerait risquerait un peu d’écrire un conte de fées et, n’ayant pas nécessairement pour relever ses plats la malice d’un Jules Simon, nous ferait un ragoût un peu fade. À ces portraits, on reconnaît que, comme le disait Vaulabelle, Jules Simon « ne savait pas haïr. »

Ses opinions, que son admirable attitude affirma fort solides, ne l’enchaînèrent jamais : il ne cache pas, lui, républicain sans faiblesse, son admiration pour le Comte de Paris dont, sous le second Empire, il se trouva en Angleterre, de la façon la plus inopinée, le compagnon de voyage. Le prince lui avait l’ail don d’un couteau de poche que les communards raflèrent lors d’une perquisition chez lui, « après ma condamnation à mort, » écrit-il d’un ton détaché. Si, fort peu orléaniste, il juge avec bienveillance le fils des rois, je ne le vois pas s’emporter contre le neveu de l’Empereur qui l’a, en le révoquant, d’autre part, réduit à la gêne. De lui aussi il parle d’un ton apaisé. Il raconte, dans ce style un peu narquois que j’ai dit, combien le prince Louis était poli en 1848 : « Vous êtes chauve, lui dit le prince, très gravement, au cours d’une séance de commission, ce qui vous dispose aux rhumes de cerveau. On m’a conseillé pour me guérir de la calvitie de me laver la tête tous les matins avec du thé un peu fort. Je m’en trouve bien. » L’éternel auto-railleur d’ajouter : « Je me lavai la tête avec du thé jusqu’au 2 décembre ; mais à partir de ce moment-là, l’indignation ne me permit pas de continuer. »

Il a été l’adversaire de Gambetta. Dans les Figures, il déclare : « Il ne m’en contera pas d’être juste et même bienveillant envers sa mémoire. » Cette parole m’avait un peu inquiété : on voit ici Jules Simon prendre une résolution trop énergique pour qu’elle ne trahisse pas une lutte, qui, en effet, apparaît très visible, contre un préjugé. « Il n’avait pas le génie militaire de Bonaparte, mais il en avait le caractère impérieux et entreprenant. » Ce rapprochement a, dans l’esprit de Jules Simon, qui n’a jamais goûté Napoléon Ier, un caractère nettement défavorable : il est intéressant, lorsqu’on songe que l’homme de Brumaire an VIII et l’homme du 4 septembre 1870 étaient de la même race. Tous ces Génois effrénés heurtaient chez Jules Simon l’homme modéré du Nord. Il jette, à vrai dire, sur la toile des touches excellentes : je préfère cependant à ce dernier tableau le croquis, si enlevé, du jeune Léon Gambetta dans le Soir de ma journée, croquis pris au Corps législatif et où s’agite presque la silhouette si curieuse du jeune tribun. Jules Simon que, par la suite, Gambetta a dérouté, résume son impression en termes qui pourraient arrêter. « Il y avait peut-être en lui les facultés d’un homme d’État : il n’a été qu’un tribun. » Il faudrait renvoyer ici le lecteur à M. Gabriel Hanotaux. N’a-t-on pas été homme d’Etat parce que d’habiles adversaires ont su briser dans le tribun l’homme d’État en train de se réaliser ?

A Gambetta. Jules Simon préfère certainement Ferry que, cependant, il aurait de plus fortes raisons de ne point aimer. Ce Vosgien allait mieux à son tempérament de demi-Lorrain : il salue en lui l’homme d’ordre qui, le 31 octobre 1870, sut montrer sang-froid et intrépidité. « On s’en souvint, écrit-il, dans le parti de l’ordre où l’on manque souvent de mémoire. On s’en souvint aussi dans le camp de l’émeute. » Là est l’impartialité : Jules Simon, adversaire de Ferry, ne l’a pas mesuré à l’article 7 : il le mesure à toute sa conduite, de ce jour où Ferry soutint de son robuste bras de bûcheron des Vosges le gouvernement de 1870 menacé, jusqu’à celui où l’athlète fut renversé par la coalition des rancunes. — mais sans avoir plié les jarrets. « C’était un homme, conclut son ancien adversaire : ses ennemis eux-mêmes devront l’avouer. »

Thiers dut. — en matière politique, — jeter parfois Simon dans ces horripilations que lui a si souvent procurées Cousin en matière philosophique. Il dénonce, toujours en se jouant, chez l’un et chez l’autre, un despotisme égal. Si bienveillant envers tant d’autres, le chroniqueur est ici presque injuste : non qu’il charge les traits ; mais il insiste volontiers sur les moins agréables.

Il a évidemment mal supporté l’autoritarisme du député de 1865, comme du président de 1871. « En matière de guerre, de finance et de politique, il ne souffrait pas de contradiction. » En quelle matière en souffrait-il donc ? Il l’accuse presque de trahison envers Louis-Philippe, quand il rapporte un propos de 1846. « Il me parla de la Révolution : Je lui suis fidèle, me dit-il. Elle ne m’a pas donné un trône, je n’ai pas le droit de la trahir. » La prétention de Thiers à incarner seul l’opposition à l’Empire avait froissé Simon ; mais pour. Iules Favre, il fut froissé à son tour, étant ministre du Président, de voir Thiers traiter trop souvent en « secrétaires » les membres de l’Exécutif. Certes il rend à ses services l’éclatant hommage qui convient. Mais, très paradoxalement, ce républicain a, pour le maréchal qui le renvoya au 16 mai, des yeux plus bienveillans que pour le Président qui, contre les monarchistes, avait fondé la République.

A tous il semble préférer Grévy : pourquoi cet homme qui ne souriait jamais plut-il à cet autre qui souriait toujours ? Il faut décidément lire M. Jules Simon après M. Hanotaux. Sans doute il accuse le prudent avocat d’avoir, le 4 septembre, « pris le parti le plus sûr pour lui et le moins généreux » en refusant un ministère. « Il refusa obstinément, ajoute-t-il, comme il refusait dans son cabinet les causes qui l’auraient inutilement fatigué ou compromis. » Mais il paraît bien que, comme président, cet homme grave le rassura : « clairvoyant et impassible, écrit-il, quand tout le monde perdait la tête autour de lui. » Il l’avait vu, avec cette admiration paradoxale que conçoivent les cœurs chauds pour les cœurs froids, présider l’Assemblée avec « l’air d’un médecin surveillant une assemblée d’aliénés. » Comme s’il eût prévu l’âpre chapitre que M. Gabriel Hanotaux a consacré au bourgeois sans cordialité de l’Elysée, Jules Simon le défend avec une vivacité qu’il n’apporte pas communément à ses dires. Tout au plus reproche-t-il à Grévy d’avoir trop aimé le billard ; c’est une petite rancune : président du Conseil, Jules Simon a, quelque jour, réuni chez lui le général Cialdini, ambassadeur d’Italie et Jules Grévy : celui-ci, après dîner, a emmené le héros du Risorgimento au billard-où, écrit le chroniqueur, « ils avaient commencé une partie digne d’une éternelle mémoire. » Il faut toujours laisser la parole à Jules Simon : « Mon fils vint me dire, au bout de quelque temps, que Grévy accomplissait de véritables merveilles et que l’ambassadeur se montrait d’une humeur massacrante. On peut être un héros et être, en même temps, mauvais joueur. J’avais tellement besoin à ce moment-là de la bonne humeur de Cialdini que je fis supplier Grévy de faire une faute, d’avoir un moment d’oubli. Mais il répondit noblement qu’il ferait tout pour m’obliger, excepté de compromettre sa réputation. »

Dans tous ces portraits, — j’ai voulu finir sur un trait plaisant, — nous retrouvons donc notre aimable chroniqueur des Mémoires. Qu’il blâme ou loue, c’est tout à la fois avec une modération courtoise et une malicieuse indulgence.

En vain les événemens semblent s’être conjurés pour l’aigrir contre les hommes et le destin : adversaires injustes, ennemis imprévus, obligés ingrats, amis lâches qui l’ont quitté parce qu’il ne voulait pas « être un coquin. » C’est l’homme juste d’Horace : il lui est même supérieur, philosophe serein dont rien ne déconcerte le sourire. Il déteste avant tout la colère : il la méprise. Il dit qu’il en souffrit cruellement, dans les quatre années qui ont suivi le 2 Décembre. « Quatre ans de colère, écrit-il, c’est bien plus dur que quatre ans de misère. » Il ne veut plus connaître ces temps où le cerveau se trouble et divague sous l’action d’un cœur irrité. Jamais, dans la retraite que l’ingratitude des hommes eût pu faire amère, Jules Simon n’est retombé dans cette néfaste colère. Traitant avec indulgence les hommes qui l’avaient écarté, il se complaisait aux amitiés fidèles. Les amis mouraient : il saluait leur mémoire sans grands gestes d’apologie, semant de souriantes anecdotes « avec le même plaisir mélancolique, que j’aurais eu, dit-il à propos de Pasteur, à porter des fleurs sur son cercueil. »

C’est bien cela : de sa main les fleurs tombent sur les cercueils. Elles en dissimulent la brutale rigidité : elles les parfument d’une senteur douce et fine. En un siècle brutal, jaloux, passionné, ce sage nous repose. Son bras ne se lève pour aucune excommunication ; on sent, sous la malice des phrases, la secrète souffrance d’une âme souvent blessée ; mais il la faut deviner. Il a pardonné. On ferme les Mémoires avec admiration, avec affection. « Ceux qui ne l’ont pas connu apprendront certainement à l’aimer, » disent simplement ses fils dans leur avant-propos. Ils disent vrai. A l’encontre de tant d’autres, les petits Mémoires de Jules Simon relèvent les hommes en notre estime : nous nous en sentons reconnaissais ; en prêchant l’indulgence, Jules Simon continue son rôle de bienfaiteur.


Louis MADELIN.

  1. Figures et Croquis, par Jules Simon, 1 vol. in-16 ; Flammarion.