Essais et Notices - Le Miniaturiste des Rois

Essais et Notices - Le Miniaturiste des Rois
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 699-708).
ESSAIS ET NOTICES

LE MINIATURISTE DES ROIS[1]

A Nancy, au milieu du XVIIIe siècle, tout le monde connaissait l’épicerie de Jacques Isabey : elle avait une Vierge en pierre à l’angle du marché, et un puits dont le patron vantait les vertus admirables. Mais ce patron était lui-même la grande rareté de sa boutique. Dans le petit Versailles du bon roi Stanislas, devant les palais de Héré et les grilles de Jean Lamour, beaucoup de bourgeois avaient pris la manie du monarque, et l’épicier ne rêvait que gloires libérales. Il avait la marotte d’être pure d’artistes. Aussi ne négligea-t-il rien pour élever selon ses vues les deux enfans qui lui restaient. Il fit de l’aîné un musicien. Quant au cadet, élève de bons peintres locaux, doublures de Vanloo et de Vernet, il s’escrimait à peindre des pastorales de paravent et des saints de bannières. Et le bonhomme lui criait : « Courage. Jean-Baptiste ! Qui sait ? Vous serez peut-être un jour peintre du Roi ! »

Telle devait être, en effet, pendant sa longue vie, la vocation de « Jean-Baptiste. » On dirait que la Providence, en le faisant vivre si vieux, — puisque, né sous Louis XV, en 1767, il ne mourut qu’en 1855, sous Napoléon III, — se soit plu à l’éterniser dans une espèce de fonction ; et que, dans cet espace de quatre-vingt-huit ans, elle n’ait multiplié les révolutions, les guerres, les catastrophes publiques et les conflits de races, que pour lui fournir l’occasion de peindre plus de souverains, d’empereurs et de rois., Si bien qu’on ne sait de quoi s’étonner davantage : ou de la surprenante souplesse et de l’agilité qu’il eut à revenir sur l’eau après la chute de chaque régime, — peintre de Joséphine après l’avoir été de Marie-Antoinette, puis de Marie-Louise après Joséphine, puis des Alliés, du Congrès de Vienne, de la Restauration et du gouvernement de Juillet, — ou de l’ironique destinée par laquelle cette histoire, avec toutes ses vicissitudes et ses prodigieux remous, ne semble faite que pour varier les visages qui viennent s’inscrire tour à tour sur le mince disque d’ivoire ou de carton d’un miniaturiste. C’est là une aventure unique, et qui vaudrait déjà la peine d’être contée ; mais il se trouve encore que de cette période agitée et de ce drame aux mille personnages nul ne nous a laissé une plus spirituelle et plus exacte image : et c’est ce qui achève de rendre si intéressantes la figure et les œuvres de Jean-Baptiste Isabey.

C’est cette originale figure que je voudrais retracer ici d’après le copieux et consciencieux travail que vient de lui consacrer une femme dont le nom est bien connu de notre haute société parisienne. Mme de Basily-Callimaki n’a pas craint d’étudier sérieusement un « petit maître ; » elle lui a élevé, sans défaillance et sans sourire, un monument de quatre cents pages. Et les dimensions en paraissent d’abord un peu fortes pour un peintre de petits formats, dont l’art même donne l’idée de quelque chose de plus léger ou de plus portatif. Mais si, avant de l’ouvrir, on jugeait le livre trop long, on le trouvera court après l’avoir fermé. Magnifiquement édité et illustré à profusion d’admirables gravures, il forme d’ailleurs le répertoire, doublement précieux, de tout ce que l’Europe a compté de célèbre, pendant plus de cinquante ans, par la naissance, le rang, la victoire, la beauté : on ne manquera pas, en feuilletant cet album des gloires de l’Empire, d’être amené à consulter le texte qui l’accompagne ; ou commencera par curiosité, et on finira par plaisir.

Isabey, en effet, est au plus haut degré un peintre « représentatif. » De ses émules ou de ses rivaux, Guérin ou Sicardi, Augustin ou Laurent, pour ne nommer ici que des miniaturistes, lequel supporterait le poids d’une telle étude ? Il y a plus : parmi les « grands peintres » du temps, et dans les genres « supérieurs, » combien, excepte un ou deux, David et le baron Gérard, et peut-être Prud’hon, pourraient être traités avec le même détail, sans nous faire périr d’ennui ? Et si nous partagions le préjugé commun à l’égard d’un aquarelliste, réservant notre admiration pour la peinture à l’huile, c’est David qui nous le dirait, et cela justement à propos d’Isabey : « A l’huile ou au vinaigre, c’est de la rudement bonne peinture ! » Mais la question n’est pas là ; et dans la singulière fortune de Jean-Baptiste Isabey les mérites esthétiques ne viennent qu’en seconde ligne ; ou plutôt, ils ne sont qu’un des moyens de succès au service d’un maître en l’art de parvenir, et un exemple de la faculté merveilleuse qu’il eut toujours de s’ « adapter. » Son vrai chef-d’œuvre, c’est sa vie, la vie du petit homme nerveux, actif, remuant, qui sut si bien tirer son épingle du jeu, et être si longtemps et sous tant de régimes le portraitiste en titre de toutes les élégances et le « peintre du Roi, » quelque fût ce Roi. Et c’est ce qui rend divertissante et attachante comme un roman, la longue histoire du fils de l’épicier de Nancy.

Lorsqu’il partit, à dix-sept ans, avec cinq louis en poche, pour la conquête de l’avenir, il ne balança pas ; il ne regarda pas, comme d’autres Nancéens, vers la lumière et la beauté, vers Florence, comme Callot, ou vers Rome, comme Claude Gellée : il accourut droit à Paris. Ses premiers pas y furent modestes. Pour protecteur, un maître d’hôtel, un « pays » qui le loge gratis dans une mansarde chez son maître. Pour vivre, des dessus de boites, à six francs, « sans l’ivoire. ». Mais on était aux jours du triomphe, de Figaro. L’antichambre menait à tout. Au bout d’un an, le jeune Lorrain débutait à la Cour.

On est toujours surpris de la bonhomie de l’ancien régime, de la facilité d’accès, de la perméabilité sociale de ce vieux monde. Le très joli garçon, imberbe, novice, naïf et hardi comme un page, est partout bienvenu, choyé de toutes les femmes. Il donne (souvenez-vous qu’il avait dix-huit ans) des leçons à l’aimable comtesse de Calignac. Un jour, elle le déguise en fille et le conduit au bal. Le petit peintre aux mains des caméristes de la comtesse, c’est une gouache de Beaudoin en une scène du Mariage… Et il n’eût pas mieux demandé que de continuer son rôle de Chérubin. Il n’avait pas du tout à se plaindre des « tyrans. » Mais le pays voulait sa révolution. C’était fini de rire et de vivre à l’eau de roses ! Le monde s’écroulait. Tout était à recommencer.

Isabey recommença.

Les temps étaient étranges pour un faiseur de bagatelles. Passe encore au début : le public est curieux de connaître ses nouveaux maîtres, et le peintre spécule sur cette curiosité. Il publie une galerie de la Législative. Mais voici les années sanglantes, les émeutes, le 10 août, Septembre, l’Abbaye, et bientôt le nullement des charrettes de la Terreur. Que voulez-vous qu’on fasse, au milieu de ces tragédies, des talens d’un miniaturiste ? Un autre serait dans l’embarras : Isabey se met en campagne et s’offre à domicile à toutes les âmes en peine. Fuyards, émigrans, suspects de toute sorte, menacés du deuil ou de l’absence, mères, époux, amans que la séparation déchire, qui lui réfuterait ses portraits de Consolation ? Car c’est ainsi qu’il les baptise. Combien devaient tomber de ces gracieuses têtes ! Mais la pitié pour les victimes ne l’empêche pas d’offrir les mêmes services aux bourreaux. Saint-Just, Collot, Barère, Couthon le cul-de-jatte, l’aristocratie de la guillotine, lui passent par les mains. Et c’est le moment qu’il choisît pour se marier et ouvrir, en pleine Terreur, la parenthèse d’une idylle.

Thermidor le trouve plus frais, plus fringant que jamais, dans une ivresse de vacances. Il est de toutes les fêtes, des soupers de Gohier et de ceux de Barras, l’émule de Garat, le rival de Trénis. Il se décrasse des sans-culottes avec les belles « sans chemises. » Ce fut là son instant d’éclat, son heure étincelante. Toujours il y eut en lui de l’incroyable, du muscadin, une façon qui trahissait l’ami de la Montasson et de la Tallien. Tel le montre le portrait de Gérard, en spencer et bottes à l’anglaise, charmant de dandysme et d’esprit, traînant par la main sa petite fille et escorté de sa levrette sur l’escalier du Louvre ; et c’est le temps où Boilly, cherchant le sujet à la mode, peint une réunion d’artistes, d’acteurs, de gens de lettres, tout un brouhaha d’hommes connus, tenant cercle chez celui d’entre eux qui est leur prince : l’Atelier d’Isabey.

Cependant, au milieu de ce carnaval et de ce monde sens dessus dessous, une femme avait compris que l’anarchie ne pouvait pas durer. Mme Campan, ex-femme de chambre de Marie-Antoinette, s’était mise, dans la société en dissolution, à reconstituer une cellule d’ordre. Elle avait le génie de l’éducation. Elle disait : « Je ferais danser des petits chiens. » Elle venait d’ouvrir à Saint-Germain-en-Laye le fameux pensionnat qui devait être, pendant trente ans, le conservatoire de belles manières, le séminaire des femmes distinguées de l’Empire. Elle y avait collectionné l’élite des professeurs. Isabey enseignait le dessin. Ce fut le point de départ de sa nouvelle fortune.

Une de ses élèves, à l’institut de Mme Campan, était Mme Hortense de Beauharnais, la fille de l’ancien général de Louis XVI. Très vite. Isabey se trouva lié avec la mère, qu’il avait rencontrée dans le monde de Barras. Il fréquentait l’hôtel de la rue Chantereine, où commençait à se montrer la maigre figure corse du général en chef de l’armée d’Italie. Souvent on le chargeait de ramener à Saint-Germain Hortense et son frère Eugène, et c’était toujours fête pour les enfans, car nul ne savait mieux les amuser que ce gamin. En un mot, il devint l’intime de la famille. Et lorsque l’hôtel Chantereine se trouva trop étroit pour Mme Bonaparte, femme du Premier Consul, c’est lui (du moins il s’en vante) qui la conduisit près de Rueil visiter la propriété de Mme Lecoulteux : l’achat de la Malmaison fut décidé séance tenante.

Dès lors, il est le commensal, le boute-en-train de la maison. De la cave aux écuries et du parc au salon, c’est lui qui surveille, presse, inspecte, dessine, conseille, corrige. C’est lui qui monte les charades, improvise les décors, costume les personnages. Pour coulisses, des paravens ; pour vestiaire, des châles, des fichus, tout ce qui tombe sous la main. Il saccage la garde-robe d’Hortense et de Joséphine, drape, chiffonne, épingle. Parfois le Premier Consul se déride, et on a le spectacle de le voir danser la monuco, ou de l’entendre, d’une voix creuse, déclamer une tirade tragique.

Mais il est impossible de suivre plus loin Isabey dans le dédale de son existence et de son activité. Je renonce à dire en quelques lignes ce qu’il fut pendant tout l’Empire comme inventeur de fêtes et entrepreneur de plaisirs, comme imprésario des bals des Tuileries, comme ingénieur tics divertissemens de Saint-Cloud et comme décorateur en chef de l’Opéra. Pas un feu d’artifice ne se tire, pas un ballet ne se monte, qu’il n’en ait imaginé le thème ou brossé les décors C’est un point sur lequel Mme de Basily-Callimaki a trouvé une foule de documens aussi curieux qu’imprévus. En même temps, il dirige l’atelier des peintres à la manufacture de Sèvres, dessine des modèles d’assiettes et de soucoupes, combine et peint la fameuse Table des Maréchaux et concourt, pour sa part d’artiste, au système du blocus continental en créant, pour les métiers de Lyon et de Jouy, des patrons de châles et de cachemires destinés à ruiner la concurrence anglaise. Et c’est lui encore qu’on charge de ces dessins d’actualité, espèce de chronique ou de journal en images, que répand la gravure et qui célèbrent les bienfaits du Consul ou de l’Empereur, ou associent le peuple à ses joies de famille : la Revue du Quintidi, après la paix d’Amiens, la Visite des ateliers Sevenne ou Oberkumpf, l’Inauguration de la digue de Cherbourg, la Première entrevue de l’Empereur et de Marie-Louise. C’est lui qui commémore, dans un atlas monumental, les cérémonies et les costumes du Sacre. Bref, depuis la fourniture des médaillons de tabatières, pour les cadeaux de l’Empereur, jusqu’aux dessins de l’étoile de la Légion d’honneur (si c’est bien lui qui est l’auteur de cette pièce magnifique des dimensions, d’un portrait de poche à celles d’un décor d’Opéra, il est le factotum universel, ingénieux, infatigable, l’homme qui suffit à tout, prêt à tout, qu’on ne prend jamais au dépourvu, et la cheville, ouvrière de la grande machine impériale en tout ce qui regarde les représentations et galas. On s’explique dès lors la vogue d’Isabey, vogue qui ne fit que s’accroître tant que dura l’Empire, et qui lui survécut.

C’est que la miniature était, à vrai dire, son moindre talent ; et ce n’est pas sans raison qu’il incitait dans ses armes une lyre surmonté du chapeau de Mercure : il avait, en effet, plus d’une corde à son arc. C’est cette ubiquité d’aptitudes et cette inépuisable fertilité d’esprit, son inaltérable bonne humeur et sa jaillissante fantaisie, c’est son entrain et c’est sa « vie, » qui font de lui l’homme indispensable, impossible à bouder longtemps, à qui on n’ôte ses charges que pour les lui rendre aussitôt, celui qu’il faut à Louis XVIII pour pendre la crémaillère chez Mme du Cayla, à Charles X le jour du Sacre, à la duchesse de Berry pour animer les fêtes et les soirées de Rosny. Il jouit d’une espèce d’immunité diplomatique. Il est celui qui a des attaches avec tout le monde, qui parle de Joséphine avec la reine Hortense, et qui peut avec Marie-Louise évoquer Marie-Antoinette. A Vienne, dès 1812, l’Impératrice l’a député pour peindre la famille impériale d’Autriche. Lorsqu’en 1815 il y retourne pour le Congrès, il est décidément l’artiste « européen. » Dès le lendemain de son arrivée, il aperçoit des terrassiers en train de niveler le sol devant sa porte, et de faire disparaître les bornes et les barrières, afin de faciliter la circulation. Il occupe une sorte de situation internationale. Deux Empereurs, des rois, des archiducs et des Altesses, des princes et des maréchaux, tous les ambassadeurs et, plénipotentiaires, défilent devant lui. Sa maison est un terrain neutre, les coulisses du Congrès. Et il n’opère « en ville » que pour Impératrices.

Cette clientèle cosmopolite, il la retrouve à Paris, et pendant les quinze ou vingt ans où, sans emploi officiel, il n’est plus que le premier des portraitistes mondains et le roi des miniaturistes. C’est l’époque où s’envolent de ses mains par centaines ces petites figures que se disputaient nos aïeules, et qui composent à nos yeux le plus clair de son bagage. Et il faut convenir qu’elles ont cessé de nous enchanter. Nous ne comprenons plus la renommée exceptionnelle de l’auteur, ni la réputation qu’il eut d’artiste inimitable. Naguère, lors de l’Exposition de la miniature à la Bibliothèque nationale, sa royauté fut près de nous paraître usurpée. Mais il y a toujours des raisons au succès et il semble, cette fois encore, que le succès a eu raison.

Il faut tenir compte, en effet, d’une foule de choses qui nous échappent, et sans lesquelles la carrière d’un portraitiste, Van Dyck ou Lawrence, La tour ou Gainsborough, la nature de son talent et le choix de ses modèles, deviennent inexplicables. L’humeur et le tempérament, l’éducation et les manières, brusques ou séduisantes, sont des élémens décisifs. Le portrait est, plus qu’aucun autre genre, un art de société. Or, les talens de société sont instinctifs chez Isabey. Nul ne sait mieux tourner un compliment, et d’une vérité faire une flatterie. Il avait dessiné Wellington de profil ; Wellington s’étonnait ; le peintre découpe dans du papier une barbe et une fraise et les pose sur le profil : Wellington sourit d’aise en reconnaissant Henri IV. Et je ne puis m’empêcher de rapporter ici ce joli morceau des Mémoires de la duchesse d’Abrantès : « Comme il jouait la comédie ! Comme il improvisait un proverbe ! Comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaîté et l’esprit, et faisaient oublier Dugazon !… Jamais je n’oublierai Isabey lorsqu’il sautait autour d’un salon, sur les bras des fauteuils, imitant un singe et épluchant une noix. » Oui, ces gaîtés de « rapin » (le type date à peu près chez nous de ce temps-là) ces succès d’enfant gâté, ont pour une part contribué à la vogue du portraitiste.

On voit maintenant, si je ne me trompe, ce que nous devons entendre par son « art. » Notre erreur est de ne pas prendre garde aux conditions du genre. On n’exige pas d’une miniature les qualités de la Joconde, au couvercle d’une tabatière on ne grave pas les choses sous l’aspect de l’éternité. L’artiste est tenu ici à mille réticences de bonne compagnie, et le degré de ses complaisances varie infiniment selon le rang de ses modèles, leur condition noble ou bourgeoise, leur âge, leurs goûts, leur sexe. C’est pour avoir connu et pratiqué ces règles subtiles, qu’Isabey fut pendant longtemps le peintre préféré des femmes. Il avait inventé pour elles un système d’écharpes, un luxe de gazes et de mousselines, des flots de draperies légères et vaporeuses, qui leur donnaient une apparence immatérielle et aérienne. La plus épaisse devenait sylphide. Pas de rides, d’embonpoint qui résiste à ce traitement. Et on avait beau jeu de critiquer cette façon de prêter à toutes une sorte de grâce nuageuse et impersonnelle. Jamais pourtant les principales intéressées n’ont paru se lasser de la « manière » de leur peintre. Toujours elles sont revenues à lui, comme à celui qui savait le mieux les comprendre et les représenter.

Ce petit maître, en effet, dans une époque où l’art comme les mœurs semble viril à l’excès, est un des plus charmans poètes de la femme. Et elles le savaient bien. Elles savaient que pour lui, comme pour les vrais poètes, les imperfections elles-mêmes étaient des grâces : il n’est pas jusqu’à la myopie de la princesse de Bagration ou aux pauvres paupières sans cils de la princesse d’Orléans, dont il ne sût tirer une séduction étrange. Toutes ses femmes sont ressemblantes, et toutes paraissent aimables. Rien n’est joli, tout est charmant. C’est qu’on sent qu’Isabey les a beaucoup aimées. Ses mensonges sont pardonnables comme ceux de l’amour. Les femmes aiment toujours qu’on croie à leur mystère ; Isabey y croyait ou il feignait d’y croire : innocente supercherie ! Savez-vous ce qu’il veut, avec ses tulles et ses crêpes ? Dans une peinture précise jusqu’à la sécheresse il fait rentrer les droits du « vague » et de l’indéfini. Ses enveloppemens, ses blancheurs de vestales sont des synonymes candides et spirituels du « clair-obscur. » A toutes ces plébéiennes, à ces Madame Sans-Gêne bombardées par le sort des batailles au maréchalat ou au trône, il compose une distinction et des grâces patriciennes. En les noyant parmi les roses, en les baignant de ses harmonies printanières, mauves, bleuâtres ou rougissantes, en les enveloppant de voiles et de parfums, en faisant d’elles des créatures éoliennes et éthérées, c’est tout un côté de l’Empire qu’il a exprimé mieux que personne, tout le côté de roman et, si l’on veut, de « romance, » auquel il a donné un « pendant » pittoresque. On ne peut nier qu’il ait abusé de la formule. Mais il y a tels de ces portraits, — celui de Marie-Louise dans un corsage cousu de roses, sous un diadème de roses, près d’un bosquet de roses, ou celui de la reine de Hollande en « Madone du Grand-duc, » dans une symphonie d’azur et d’hortensias, — qui, dans tous les arts connus mériteraient le nom de chefs-d’œuvre. Et même devant la plus médiocre et hâtive de ces peintures, si l’on pense à celui à qui elle fut donnée, et qui l’emporta sur son cœur à Austerlitz ou à Moscou, à Dresde ou à Torrès-Vedras, sur toutes les routes d’Europe, en rêvant à une femme, ces médaillons vieillots prennent une vie touchante, et on se dit : « C’est ainsi qu’elles furent aimées. »

On conte que le jeune artiste, à son arrivée à Paris, lors de ses premiers succès de miniaturiste, eut un moment de scrupule. Il hésitait à choisir un genre subalterne, au lieu de suivre la voie illustre du grand art. Mirabeau, dit-on, le rassura. Isabey était homme à se décider tout seul. De bonne heure, il a dû prendre son parti de ne pas « travailler pour la postérité. » La miniature, ce semble, était une spécialité lorraine : presque tous les maîtres en cet art, où il y en a tant de charmans, sont de Nancy ou d’alentour, de Lunéville ou de Saint-Dié, de Mézières ou de Strasbourg. Isabey est trop avisé pour sacrifier cet avantage. Il se borne à perfectionner un genre qui réussit à en éliminer la gouache qui alourdit, à y substituer l’aquarelle, à remplacer l’ivoire par le papier ou le chevreau, qui laissent au lavis plus de transparence et de liberté. Il travaille à peu de frais, sans prétentions et sans remords, et surtout sans se soucier de ce qu’en dira l’histoire. Il se résigne, sans douleur, à placer sa gloire en viager. Et le calcul réussit au-delà de toute espérance. D’abord, le peintre de portraits aurait-il eu la même fortune que le miniaturiste ? Eût-il été aussi « demandé ? » Et par-là, voici que le « petit maître » se trouve appartenir, à son tour, à l’histoire. C’est le sort de ces genres secondaires pour lesquels on affecte parfois un excès de sévérité : ce sont ceux qui, à distance, nous paraissent le mieux exprimer l’âme d’une époque. Ils entretiennent les rapports de l’art avec la vie. Ce que sont les « crayons » pour le XVIe siècle, et le « pastel » pour le XVIIIe, la miniature l’est pour l’Empire et la Restauration : et, d’en avoir été le maître incontesté, c’est ce qui assignera toujours à Isabey un rang dans le petit nombre des artistes originaux.

Dans la dernière partie de sa vie, il s’efforce d’agrandir ou de renouveler son art, et de donner à l’aquarelle, dans l’Escalier du Louvre, une dimension et une solidité dont elle ne semblait pas capable. Il s’essaie également à la lithographie. Il exécute enfin quelques portraits à l’huile, inédits jusqu’à ce jour, et dont nous devons la primeur à Mme de Basily-Callimaki. Je me permettrai d’ajouter, à ceux qu’elle cite en ce genre, celui du maréchal Davout, signalé à Nancy par Charles Lenormant.

C’était toujours le même petit homme spirituel et sec, toujours agile et vert, qui grimpait comme un chat à l’impériale des omnibus et préférait descendre les escaliers sur la rampe. Il s’était remarié en 1829, après six mois de veuvage, et eut sa dernière fille à soixante-dix ans. On le voyait l’été à Pontchartrain chez les d’Osmond, ou à Rocquencourt chez les Fould. On écoutait avec délices ce vieillard plein de souvenirs. Il allait toujours aux Tuileries. « Je n’y vois plus les mêmes visages, disait-il, mais ce sont toujours les mêmes noms. Le monde n’a pas changé. » Et, en 1848, le peintre de tant de rois se retrouvait républicain pour une pétition, qu’il signait : « Isabey, patriote de 1789. »

Après le Deux Décembre, il reprit le chemin des Tuileries. On l’appelait pour le consulter sur des points de protocole. L’Impératrice faisait arrêter sa voiture pour s’informer du petit vieux qui avait été le peintre de Joséphine, de Marie-Louise et de la reine Hortense. Mais il ne peignait plus. Le goût avait tourné. La mode l’abandonnait. Cela datait de 1830. Au public d’Indiana et de Valentine il fallait un autre art que celui dont se délectaient les admirateurs d’Ourika et de Valérie. Le romantisme balayait, avec une nuance de dédain, la poésie facile et superficielle, la sentimentalité fragile et les riens aimables qui avaient fait la gloire du miniaturiste. On voulait des passions violentes et du sérieux dans l’art. Enfin, le daguerréotype et la production mécanique de la ressemblance, achevaient de tuer un genre à l’agonie.

A présent que s’est apaisé ce mouvement tumultueux, que les choses s’éloignent et reprennent leur place dans le passé, le moment est venu de rendre à Isabey la part d’honneur modeste et juste qui lui revient. Sans doute, nous ne saurons jamais exactement ce qu’a été le décorateur et le metteur en scène des fêtes de l’Empire toute cette portion de son œuvre s’est éteinte avec les feux des girandoles et des lustres, dispersée avec les quadrilles qu’il avait assemblés, évanouie avec la dernière ritournelle des violons. Même dans le reste beaucoup de choses sont périssables et ne s’adressent qu’à un goût mondain et éphémère. Mais il demeure le souvenir d’un homme qui, pendant trente ans, a été l’artiste favori de toutes les aristocraties d’Europe de la divine Juliette à Mme de Staël, de Pauline Borghèse à la princesse Wolkonska, des « Merveilleuses » du Directoire aux « Lionnes » de la Restauration, tout ce qui eut un nom de génie ou de grâce voulut poser devant lui. Il fut le peintre de l’amour dans un âge héroïque et galant. Enfin, par d’autres ouvrages, par ses dessins et ses sépias, par ses sujets de « mœurs » ou d’actualité, sa Barque d’Isabey ou son Boulevard de Coblentz, sa Revue du Quintidi ou son Congrès de Vienne, il a maintenu les droits du genre anecdotique, de la réalité familière dans l’art. Il continue Moreau, Saint-Aubin, Debucourt, et tend la main à Gavarni et à Constantin Guys. Comme eux, il a été un des grands costumiers et « attifeurs » de la femme. Et, si son goût des chiffons, des écharpes, des gazes, lui vient de Greuze et de « Frago, » il est de ceux qui, sous l’Empire et la dictature de David, ont conservé, en l’adaptant, notre tradition du XVIIe siècle. Sans lui, un chaînon manquerait à l’école française. C’est un mérite que de plus grands pourraient lui envier.


LOUIS GILLET.

  1. J.-B. Isabey. Sa vie, son temps, suivi du catalogue de l’œuvre gravé par lui et d’après lui, par Mme de Basily-Callimaki. Paris, Frazier-Soye, praveur et imprimeur. gr. in-4o, 1909.