Essais et Notices - La Princesse Dachkof
aussi profond que délicat, ennemi de la galanterie, exempt de toutes les bassesses qu’on peut légitimement reprocher à la société corrompue et sceptique qui l’entourait. C’est du moins ce qui semble pleinement ressortir de ses mémoires, tracés sans apprêt, avec une franchise que n’ont pu étouffer les leçons d’une malheureuse expérience. Sans tomber dans cette louange grossière qui vaut presque une injure, elle s’y montre toujours fidèle à Catherine en même temps qu’aux principes libéraux qu’elle croyait prêts à être adoptés par cette souveraine, lorsqu’elle plaça sur sa tête la couronne de Russie. Si le sentiment chrétien tient peu de place dans ces mémoires, il n’y est toutefois jamais blessé et la religion y est reconnue comme le meilleur soutien de toute misère humaine. Imprimés en Angleterre il y a dix-neuf ans, ces mémoires, riches de piquans détails, étaient devenus introuvables. La Bibliothèque russe et polonaise vient de les publier pour la première fois en français, en y joignant quelques lettres de l’impératrice Catherine qui peignent bien l’esprit enjoué de l’amie de Voltaire[1]. Il doit nous être permis, en signalant à l’attention ces confidences de la princesse Dachkof, de concourir à une réhabilitation qui ne nous paraît ni exagérée ni difficile ; en même temps ce sera indiquer peut-être tout ce qu’il faut espérer d’un pays qui dans ses jours les moins sereins n’a pas cessé de produire des esprits d’élite.
Catherine Vorontzof, fille du comte Roman[2] Vorontzof, naquit à Pétersbourg en 1744. Elle eut pour marraine l’impératrice Elisabeth et pour parrain le futur tsar Pierre III, qu’elle devait détrôner. À l’âge de deux ans, elle perdit sa mère, et le grand-chancelier Vorontzof, son oncle, lui fit partager l’éducation de sa fille unique, qui devint dans la suite comtesse Strogonof. « On nous enseignait, dit-elle, quatre langues différentes ; nous parlions couramment le français, un conseiller d’état nous apprit l’italien ; et M. Bechtief nous donnait des leçons de russe quand nous daignions les prendre. Nous fîmes de grands progrès dans la danse, et nous avions quelques notions de dessin. Qui aurait pu s’imaginer qu’avec de telles prétentions et un extérieur agréable, notre éducation fût incomplète ? Cependant qu’avait-on fait pour diriger les dispositions et éclairer l’intelligence de l’une ou de l’autre de nous ? Rien absolument. » Alors comme aujourd’hui les Russes se contentaient d’imiter l’Occident au lieu de se faire les artisans de leur régénération, et de puiser en eux-mêmes les élémens d’une civilisation qui leur fût propre.
Il y avait dans la nature de la jeune Catherine une fierté profonde, mêlée à un fonds peu commun de tendresse et de sensibilité qui la portait à désirer ardemment d’être aimée de tous ceux qui l’entouraient. Devenue jeune fille, ces sentimens acquirent tant de force, que, tout en aspirant à grandir dans l’amitié de ceux qu’aurait pu lui attacher son caractère enthousiaste, elle se figurait ne pouvoir être payée de retour ni par la sympathie ni par l’affection. Elle devint mécontente et se considéra comme un être isolé. Cette propension lui inspira de la répugnance pour le monde, et lui fit rechercher dans un âge précoce cette compagnie fidèle, familière et respectueuse qui se trouve toujours auprès de nous sans nous importuner, qui garde le silence sans se plaindre, qui nous entretient sans nous lasser, qui enfin nous avertit de nos fautes, nous fait remarquer toutes nos imperfections et nos faiblesses sans nous mécontenter et nous déplaire, je veux dire la compagnie des livres. Boileau, Montesquieu, Voltaire, mais non Jean-Jacques, furent les premiers auteurs qui lui révélèrent que le temps passé dans la solitude n’est pas celui qui pèse le plus, et la même sensibilité qui lui avait fait chercher le succès auprès des autres l’amena à se replier sur elle-même, à cultiver ces dons naturels qui peuvent nous placer toujours au-dessus des événemens, quand même ils ne parviennent pas à les diriger. Tranquille et satisfaite au milieu de ses livres, elle avait réussi, en sacrifiant toute parure, à en rassembler jusqu’à neuf cents, chiffre considérable pour l’époque et le pays, et elle ne se trouvait malheureuse qu’aux heures où elle était obligée de quitter sa bibliothèque. Ce goût pour les lettres fit d’abord sa fortune, puis sa consolation. La grande-duchesse Catherine s’intéressa à elle et l’honora de son estime. « En retour, dit la princesse, elle m’inspira un enthousiasme et un dévouement qui me jetèrent dans une sphère d’action à laquelle, dans ce temps, je ne songeais guère, et qui exercèrent sur le reste de ma vie une certaine influence. Je ne craindrai pas d’affirmer qu’à ce moment il n’y avait pas deux femmes dans l’empire, excepté la grande-duchesse et moi, occupées le moins du monde de lectures sérieuses. De là entre nous une attraction mutuelle, et quand ses manières charmantes étaient irrésistibles pour ceux à qui elle voulait plaire, quel ne devait pas être leur effet sur une jeune créature comme moi, à peine âgée de quinze ans et si disposée à en subir le pouvoir ? »
À seize ans, elle épousa un jeune officier aux gardes, le prince Dachkof. Ce mariage la rapprocha de la cour, et par conséquent de sa chère grande-duchesse. « L’impératrice habitait le palais de Peterhof, où une fois par semaine la grande-duchesse avait la permission de voir son fils, le grand-duc Paul. En revenant de faire cette visite, elle avait l’habitude de nous inviter à l’accompagner jusque chez elle pour y passer le reste de la soirée. Quand ces réunions ne pouvaient avoir lieu, elle m’écrivait pour m’en prévenir, et telle fut la source d’une correspondance intime et confidentielle continuée après son départ de la campagne, et qui fortifia encore un dévouement auquel il n’y avait pas d’autres limites que mon amour pour mon mari et mes enfans. »
Cet entraînement lui inspira, au risque de porter sa tête sur l’échafaud, l’idée du coup d’état qui éleva Catherine au trône. Dès qu’elle apprit, en décembre 1761, que la fille de Pierre Ier n’avait plus que quelques heures à vivre, quoique gravement indisposée elle-même dans ce moment, elle se rendit à minuit chez la grande-duchesse. « Celle-ci, raconte-t-elle, qui savait que j’étais souffrante et qui ne pensait guère que je voulusse m’exposer au froid d’une nuit si rigoureuse, put à peine en croire ses oreilles quand elle m’entendit annoncer. — Pour l’amour de Dieu ! s’écria-t-elle, si réellement elle est ici, qu’on la fasse entrer tout de suite. — Je la trouvai au lit ; mais avant qu’il m’eût été possible de prononcer un mot : — Ma très chère princesse, dit-elle, attendez que vous vous soyez réchauffée pour m’apprendre ce qui vous amène à une heure aussi extraordinaire. En vérité, vous ne vous souciez pas assez de votre santé, qui est si précieuse pour le prince Dachkof et pour moi. — Alors elle m’ordonna d’entrer dans le lit, et après avoir bien enveloppé mes pieds, elle me permit enfin de parler. » Et c’est dans ce lit, les pieds bien enveloppés, que la jeune conspiratrice, préalablement d’accord avec l’archevêque de Novgorod, ayant appris de la grande-duchesse qu’elle n’avait encore formé aucune espèce de plan, combina celui qui, juste six mois plus tard, parvenait, sans effusion de sang, à faire de son amie une impératrice de toutes les Russies. Il faut lire dans ses mémoires toutes les péripéties de ce drame, dont on peut conclure, comme elle l’a judicieusement observé, qu’il n’est pas moins fatal au pouvoir des rois de baisser dans l’opinion publique que d’exercer la plus capricieuse tyrannie ; « d’où vient, ajoute-t-elle, que j’ai toujours considéré une monarchie tempérée, où le souverain est subordonné aux lois et en quelque sorte comptable vis-à-vis du sentiment public, comme une des plus sages institutions humaines. »
Cette aspiration sincère, car elle se fait souvent jour, vers une monarchie sagement pondérée, grandit le rôle que s’était imposé la princesse Dachkof dans une révolution terminée malheureusement par un crime auquel elle a si peu participé que le dégoût qu’il lui inspira et qu’elle ne sut pas dissimuler fut l’origine de sa disgrâce : je veux parler de la fin tragique de Pierre III, « Je fus tellement pénétrée d’indignation, dit-elle, à la nouvelle de cette catastrophe, qui souillait notre glorieuse révolution, que, tout en repoussant l’idée que l’impératrice se fût le moins du monde associée au crime d’Alexis Orlof, je ne pus prendre sur moi de mettre le pied au palais avant le lendemain. J’y trouvai l’impératrice, l’air abattu et visiblement préoccupée. Voici quel fut son langage : « L’horreur que me cause cette mort est inexprimable, c’est un coup qui me renverse. — Madame, lui dis-je, c’est une mort trop soudaine pour votre gloire et pour la mienne. — Je n’avais plus d’autre pensée, et dans le cours de la soirée j’eus ce qu’on peut appeler l’imprudence de dire, dans l’antichambre et devant un grand nombre de personnes, que j’espérais bien qu’Alexis Orlof sentirait maintenant plus que jamais que nous n’étions pas faits pour respirer le même air, et que j’avais l’orgueil de croire que désormais il n’oserait pas s’approcher de moi, même comme simple connaissance. À partir de ce jour, tous les Orlof devinrent mes ennemis implacables. » Ils lui nuisirent en effet auprès de l’impératrice, et comme si elle avait eu du sang autrichien dans les veines, elle ne récompensa les immenses services que lui avait rendus la princesse Dachkof que par le cordon de Sainte-Catherine, ne vint pas à son aide lorsque, restée veuve à vingt ans, elle fut réduite à élever ses enfans avec 500 roubles de revenu, et ne l’autorisa qu’après des instances réitérées à voyager à l’étranger.
Le récit que la princesse nous a laissé de ses voyages n’est pas la moins curieuse partie de son journal. À Dantzig, elle éprouva un accès de patriotisme, comme beaucoup de Russes lorsqu’ils ont dépassé les frontières de leur pays, à la vue de deux tableaux qui ornaient une salle à manger d’auberge. Ces tableaux représentaient une défaite des soldats russes dont on voyait les cadavres amoncelés, ou qui étaient peints à genoux et demandant grâce aux Prussiens vainqueurs. Trop pauvre pour se donner le plaisir de les lacérer, elle courut acheter quelques couleurs à l’huile, obtint de se reposer dans cette salle, s’y barricada, et passa toute la nuit à regagner les batailles perdues en changeant le bleu et le blanc des vainqueurs contre les uniformes verts et rouges des soldats russes.
Dans un premier séjour à Paris, Mme Dachkof y vécut fort retirée, sous le pseudonyme de Mme Mikhailof, et ne vit que Diderot. Un de ses entretiens avec le philosophe roula sur la grande question actuellement à l’ordre du jour en Russie, et il peut être rapporté ici avec quelque à-propos. « Une fois, je m’en souviens, nous parlions de ce qu’il appelait l’esclavage des paysans russes. — Vous voudrez bien reconnaître, lui dis-je, que si je n’ai pas l’âme d’un esclave, je n’ai pas non plus celle d’un tyran : je puis donc sur ce point avoir quelque titre à votre confiance. Comme vous, j’ai pensé que la liberté pourrait être appliquée à nos paysans ; j’ai songé en conséquence à répandre le bonheur parmi eux, dans la mesure de mes moyens, en les rendant plus libres. L’expérience m’a bientôt démontré que l’unique effet de semblables mesures était de mettre les paysans à la merci de la couronne, ou plutôt à celle de tout petit commis qui entreprendrait de se livrer sous le masque officiel au pillage et à la malversation. La richesse et le bonheur de nos paysans, voilà les élémens mêmes de notre prospérité. On doit donc taxer de folie celui qui agirait de manière à tarir cette source de notre fortune. Les nobles sont les intermédiaires entre la couronne et les serfs ; il nous est par conséquent avantageux de défendre ceux-ci contre la rapacité des gouverneurs de province et des inspecteurs. Sur ce sujet d’ailleurs, je ne puis m’expliquer comme je le voudrais, bien qu’il ait été souvent l’objet de mes méditations. Dans ce moment, mon imagination se représentait un aveugle-né placé sur un rocher au milieu des plus effrayans précipices. Son infirmité naturelle lui fait seule ignorer les dangers de sa position ; il est gai, il mange, il boit, il dort, il écoute le gazouillement des oiseaux dont les chants sont d’accord avec l’épanouissement de son cœur innocent et satisfait. Tout à coup apparaît un oculiste qui, sans avoir réfléchi au danger de cette guérison, lui ouvre la paupière et lui rend la vue. Qu’arrive-t-il alors ? Un flot lumineux vient frapper son intelligence pour lui révéler seulement son malheur ; désormais il ne chante plus, il ne dort plus, il ne mange plus ; il est absorbé dans la contemplation des précipices et des torrens qui l’entourent, et qu’il lui est impossible de franchir. Il perd tout à coup son insouciance : je jette un dernier regard sur lui-même, et je le vois tomber victime du désespoir à la fleur de son âge. — Diderot s’élança de son siège comme par un mouvement mécanique, tant il avait été frappé à l’improviste par cette petite esquisse de mes sentimens. Il parcourut sa chambre à grandes enjambées ; puis soudain s’arrêtant et crachant avec une sorte de rage sur le parquet, sans se donner le temps de reprendre haleine : Quelle femme vous êtes ! s’écria-t-il. »
On ne saurait méconnaître qu’elle voyait juste, car ses désirs et ses craintes sont encore ceux de tous les penseurs russes, comme on peut s’en convaincre en lisant les Études sur l’Avenir de la Russie, publiées à Berlin sous le pseudonyme de Schedo-Ferroti.
La princesse Dachkof revint à Pétersbourg en 1782. Les succès qu’elle y obtint auprès des beaux esprits du temps ne furent pas étrangers à sa nomination comme directeur de l’académie des arts et des sciences, et l’année suivante comme président de la nouvelle académie russe. Moins elle avait brigué le singulier honneur de ces emplois, plus elle mit de modestie, d’application et de scrupule à les remplir. Elle ne voulut paraître à l’académie des sciences que sous les auspices du célèbre Euler. La publication des mémoires de cette académie était interrompue par le manque des caractères nécessaires ; son premier soin fut d’y pourvoir. En peu de temps, deux volumes, composés presque entièrement par Euler, furent publiés ; de nouvelles chaires furent érigées, et le chiffre des élèves fut considérablement augmenté. C’est surtout à la littérature russe qu’elle rendit un inappréciable service en la dotant, en moins de douze ans, d’un dictionnaire étymologique, auquel elle coopéra elle-même par la rédaction de trois lettres. Outre ces graves travaux, qui occupèrent dès lors tous ses loisirs, elle a laissé plusieurs traductions et diverses compositions, tant en vers qu’en prose. Cette situation académique rétablit ses rapports avec l’impératrice, mais ne lui rendit jamais entièrement ses bonnes grâces. Devenue craintive depuis les excès de la révolution française au point d’ôter de son cabinet le buste de Voltaire, Catherine en voulait à son ancienne confidente de ne pas confondre les abus de la liberté avec la liberté elle-même, et ne cherchait qu’un prétexte pour rompre de nouveau. Ses courtisans ne le lui firent pas longtemps attendre. La veuve de Kniajnin, poète tragique, demanda à l’académie l’autorisation d’imprimer, au profit de ses enfans, la dernière tragédie de son mari. Inspirée par le Brutus de Voltaire, cette pièce était intitulée Vadim de Novgorod. Kniajnin y faisait dire à son héros conspirant pour la liberté de son pays :
- … Un roi
- Joint les faiblesses d’un homme à la puissance d’un dieu.
Ce vers suffit pour faire brûler la tragédie par la main du bourreau et disgracier celle qui n’en avait point été choquée. La princesse Dachkof fut obligée de prendre un congé et de se retirer dans une propriété près de Moscou. Elle y passait ses journées entre le jardinage et la lecture, lorsque la nouvelle de la mort de l’impératrice vint l’y surprendre. Elle en ressentit une sincère douleur, aggravée par le pressentiment que des jours néfastes étaient arrivés. Bientôt en effet il n’y eut pas une famille qui ne déplorât parmi ses membres quelque victime confinée dans une forteresse ou exilée dans les déserts de la Sibérie. Le foyer domestique même n’était pas exempt de dénonciateurs. La princesse ne tarda point à savoir que l’empereur Paul l’avait destituée de tous ses emplois, et l’engageait à méditer dans la solitude de la campagne sur la journée du 27 juin 1762. À ce conseil, la princesse répliqua que le souvenir de cette journée ne lui avait jamais causé le moindre remords. Mécontent de cette réponse, Paul, qui n’en pouvait endurer aucune, lui enjoignit de fixer immédiatement sa résidence dans le nord du gouvernement de Novgorod, et d’attendre là son bon plaisir. L’intervention de l’impératrice Marie, de très douce mémoire, abrégea cet exil ; il lui fut permis de retourner dans sa terre du gouvernement de Kalouga, et peu de temps après, l’empereur, par un de ces brusques retours qui lui étaient si familiers, lui fit dire qu’elle était libre de visiter ses domaines, de changer de séjour, de venir même dans la capitale quand la cour en serait absente. Elle n’eut ni le temps ni le désir de profiter de ces adoucissemens avant la catastrophe du 12 mars 1801, qui mit un terme à la vie de l’empereur. Dès qu’Alexandre fut monté sur le trône, il l’invita à reparaître à la cour. « Mais j’étais, dit-elle, trop valétudinaire, trop désabusée, et je prévoyais que la bonté de l’empereur et les principes de justice et d’humanité qui lui avaient été inspirés ne le préserveraient pas de donner aveuglément sa confiance à ceux qui l’approchaient. » Elle craignit de nouvelles déceptions et préféra consacrer ses dernières années à l’amélioration du sort de ses paysans, au milieu desquels elle s’éteignit, le 4 janvier 1810, à l’âge de soixante-sept ans.
Quelque temps avant sa mort, elle écrivait à miss Wilmot, l’amie qui nous a conservé ses souvenirs : « J’ai fait tout le bien qui était en mon pouvoir ; je n’ai nui à personne ; l’unique vengeance que j’ai tirée de l’injustice, des intrigues et des calomnies dirigées contre moi à diverses époques a été l’oubli ou le mépris ; j’ai rempli mes devoirs dans toute l’étendue que j’ai pu leur donner ; avec un cœur honnête et des intentions pures, j’ai eu à supporter de poignans chagrins, sous lesquels ma trop grande sensibilité m’eût fait succomber, si je n’avais eu le témoignage consolant d’une bonne conscience ; je vois enfin sans crainte et sans inquiétude approcher le terme de ma vie. » Peu de femmes de la cour de Catherine II ont eu le droit de prononcer de telles paroles au lit de mort.
Pce AUGUSTIN GALITZIN.
Nos lecteurs connaissent déjà la plupart de ces belles études, où M. Amédée Thierry, à la fois disciple intelligent et émule heureux de son illustre frère, a raconté quelques-uns des principaux épisodes de la chute de l’empire d’Occident. Parmi les livres d’histoire publiés depuis quelque temps, il n’en est pas dont la lecture soit plus instructive, plus attachante, et je dirais volontiers plus amusante. Je risque à dessein cette dernière épithète, en dépit du caractère de sévérité gourmée et de majesté froide qu’on a trop longtemps aimé à prêter à l’histoire, car il n’est jamais permis d’être ennuyeux, même dans les sujets les plus graves, et celui-là n’est pas digne du nom d’historien qui ne sait pas parvenir à amuser son lecteur, étant donné la richesse des matériaux et des moyens qu’il possède. L’auteur des Récits Mérovingiens n’aurait pas récusé cette épithète, et je suis sûr que M. Amédée Thierry ne la récusera pas. À force de patience et d’étude, il s’est tiré avec un bonheur parfait des difficultés en apparence insurmontables que présentait le but qu’il s’était proposé. Il a reculé devant la pensée de tracer un tableau général de cette vaste et féconde catastrophe, il s’est contenté modestement d’en exposer quelques épisodes, et cependant (il nous le dit dans sa préface) il a voulu qu’en lisant ces épisodes le lecteur eut présent à l’esprit le tableau général et l’ensemble de la dissolution de l’empire. Pour cela, il fallait que les épisodes choisis n’eussent rien de trop anecdotique, de trop individuel, qu’ils n’eussent pas une existence trop distincte, et ne pussent jamais se séparer, dans l’esprit du lecteur, d’un vaste ensemble historique qu’on devait sentir sous chaque ligne, sous chaque détail. Il fallait en outre que ces épisodes pussent se rattacher et se relier étroitement les uns aux autres, de manière à permettre de suivre la marche croissante de la catastrophe générale. L’auteur a donc choisi quelques-uns des épisodes les plus caractéristiques de l’histoire romaine entre l’assassinat de Majorien par Ricinier et la défaite d’Odoacre par Théodoric. Chacun de ces récits, qui ne porte que sur un point de l’espace, fait comprendre cependant ce qui se passait au même moment sur toute l’étendue de l’univers romain. Le voyage de Sidoine Apollinaire à Rome nous explique l’état de la société lettrée et cultivée à la veille de la catastrophe. La peinture de l’état lamentable de la Norique pendant l’inondation barbare nous fait sentir les souffrances de toutes les autres provinces, et nous donne en abrégé l’histoire de la dissolution générale des grands corps romains. D’autres encore, tels que l’expédition contre Genséric, illuminent, comme la flamme d’un incendie, le vaste tableau des deux empires, et nous font assister simultanément à la double histoire de l’Orient et de l’Occident. Le livre est donc excellemment composé, et répond à merveille à la pensée de l’auteur ; chacun de ces récits existe par lui-même et peut se lire séparément ; tous, réunis par un lien chronologique, peuvent tenir lieu d’une histoire générale.
Ces réflexions se pressent dans l’esprit pendant cette lecture instructive, abondante en détails et en quelque sorte suggestive. Nul autre livre ne permet aussi bien au lecteur de s’expliquer comment se sont produites l’invasion barbare et la chute de l’empire. Il n’y a pas là de coups de théâtre, de grandes machines dramatiques, de catastrophes surnaturelles ; l’invasion se fait pour ainsi dire jour par jour, heure par heure, et la chute de l’empire apparaît comme la chose du monde la plus naturelle et la plus inévitable. On voit les infiltrations barbares miner lentement le sol romain ; nulle furie, nulle audace forcenée, nulle irrésistible agression chez ces barbares : ce qui étonne au contraire, c’est en quelque sorte leur inertie et leur passivité. On les repousse sur un point, ils s’éloignent, mais les lieux de leur passage portent la marque de leurs campemens et de leurs déprédations inévitables. À peine le désastre est-il réparé, qu’ils sont là de nouveau. Peu à peu on s’habitue à eux ; on emploie leurs forces pour la guerre, pour l’intrigue, pour la vengeance, pour la trahison politique ; peu à peu ils enserrent le monde romain, qui les a pris à son service, qui a bientôt besoin d’eux, et qui enfin ne peut plus s’en passer. Leurs chefs commandent les armées romaines, portent les titres de patrice, récompense des services rendus, et lorsque s’ouvrent les récits de M. Thierry, on voit le monde gouverné par trois barbares qui font et défont les empereurs : Ricimer en Italie, Aspar à Constantinople, Genséric en Afrique. La civilisation politique et matérielle est la proie des Barbares. Une suprême ressource reste à la civilisation morale, l’église et le secours de ces âmes divines qui seront le sel de la terre pendant les noirs siècles qui séparent la chute de l’empire de l’établissement féodal. Saint Séverin, le défenseur de la Norique, est le type de cette race d’hommes d’où vont sortir les Boniface, les Colomban, les Augustin et les Adalbert. Il faut lire dans M. Thierry l’histoire de ce saint personnage ; elle réconcilie avec la nature humaine et enseigne les ressources étonnantes que contient notre âme contre la barbarie et le mal.
EMILE MONTEGUT.
Lorsque les hommes des premiers âges abandonnaient les plateaux de la Haute-Asie pour se répandre par tous les chemins dans les diverses régions du monde, ils allaient décider à leur insu de l’avenir de leurs descendans par la situation des lieux qu’ils choisiraient pour s’y établir. Aux fils de ceux que le hasard des migrations jetait sur les bords de l’Océan, l’avenir promettait les grandes prospérités qu’apporte la mer. S’ils fixaient leurs vagabondages dans des régions compactes et mal découpées, la civilisation ne devait les éclairer que de reflets tardifs et pâles. D’autres, favorisés entre tous, furent emmenés par leur fortune dans des régions de vie et de clarté que leur position prédestinait à devenir le foyer des nations futures. C’est ainsi que, dans ses dernières convulsions, notre globe semble avoir marqué, par les formes qu’il imposait aux diverses régions, l’avenir de chacune d’elles, et cette géographie dessinée par la nature a préparé l’histoire. Voilà ce que l’expérience moderne nous a enseigné, et c’est une telle manière d’envisager la géographie qui lui donne l’attrait si puissant et si nouveau qu’elle nous fait ressentir. Nous savons aujourd’hui que ce vieux mot si longtemps synonyme de nomenclature aride, de statistique incertaine, d’énumération barbare a pris une signification plus élevée, qu’il peut se traduire par description intelligente de la terre, et qu’il nous livre enfin l’idée philosophique qu’il renfermait. C’est en effet l’étude du sol, considérée dans ses rapports avec le passé, qui souvent nous donne raison des phénomènes inexpliqués de l’histoire, et c’est elle encore envisagée dans ses relations avec les besoins croissans des hommes, avec leurs découvertes, avec les instrumens puissans dont leur activité disposé qui nous entr’ouvre des perspectives et nous permet d’essayer quelques conjectures raisonnables sur l’avenir.
Ce n’est qu’à la suite d’efforts lents et souvent interrompus que les études géographiques ont accompli ces progrès ; avant d’en arriver à dégager son essence philosophique, à laisser voir quelle influence elle exerce sur les sociétés, et comme elle se mêle aux intérêts humains, la géographie, pour retenir un public indifférent, avait essayé de se faire descriptive. Malte-Brun résume cette période, et la popularité qui s’attache encore à son nom fait voir que le succès a généreusement payé ses efforts. Quand ce savant fit succéder aux indigestes compilations de ses prédécesseurs un vaste ouvrage méthodique, bien disposé, dans lequel l’agrément du récit prêtait un charme inconnu aux enseignemens d’une érudition sérieuse, le public montra, par l’empressement avec lequel il accueillit cette nouveauté, que s’il n’avait pas paru plus tôt s’intéresser à l’histoire de la terre et aux descriptions de régions lointaines, c’était moins la faute de la géographie que des géographes mêmes. Cependant, malgré ses mérites, l’ouvrage de Malte-Brun ne devait pas tarder à vieillir ; la science à laquelle il consacrait ses labeurs est essentiellement changeante : ce sont des découvertes qui élargissent le champ des connaissances humaines, des conquêtes qui assurent à l’homme des domaines nouveaux dans des contrées longtemps incultes et sauvages ; des villes qui naissent ou qui tombent, des divisions politiques qui se modifient, des chemins qui s’ouvrent, et partout, sous la main de l’homme, qui la dompte, la nature laissant entrevoir des horizons qu’on ne soupçonnait pas. Depuis Malte-Brun, nous avons exploré les pôles, compté les peuples qui vivent sous l’équateur ; les États-Unis ont décuplé leur population, et l’Océanie s’est couverte de villes commerçantes.
Ce nouvel état de choses appelait un remaniement presque complet de l’œuvre de Malte-Brun ; c’est ce qu’a entrepris un des hommes qui ont le mieux mérité de la géographie contemporaine, et dont le nom se trouve heureusement associé aux plus récens progrès que cette science a faits parmi nous. En entreprenant de refondre et de renouveler l’œuvre du maître, M. Théophile Lavallée est resté fidèle à la méthode et aux principes qu’il avait précédemment émis et fait si heureusement valoir dans sa Géographie physique et militaire. Dans ce livre, il prenait pour base, avant l’homme, la nature, étudiant la terre en elle-même et d’après les grands traits inaltérables de sa surface avant de la considérer comme théâtre de l’activité humaine et suivant les divisions que les caprices ou le besoin des gouvernemens ont établies. » C’est que là en effet est le vrai point de départ, et que les configurations du sol ont exercé sur les destinées de l’homme une influence durable et manifeste. Ce principe, accueilli dès son apparition avec une extrême faveur, pouvait, s’il était introduit dans un grand ouvrage d’ensemble, sorte de synthèse géographique, rendre le service de déraciner de vieux préjugés, d’enlever à l’enseignement ses habitudes routinières, et de communiquer à un plus grand nombre d’hommes l’attrait que les esprits distingués ressentent de nos jours pour la géographie. C’est ce que M. Lavallée a essayé de faire en abritant son nom sous le patronage populaire du grand nom de Malte-Brun. De l’œuvre primitive, il reste dans les détails peu de chose ; mais l’ensemble, le plan général et l’intérêt sont les mêmes : c’est la géographie de Malte-Brun transportée, à cinquante ans de distance, sur un théâtre agrandi, auquel des découvertes et des inventions qu’il y a un demi-siècle on ne pouvait pas prévoir ont apporté des perspectives et des combinaisons pleines d’un intérêt nouveau. L’Europe entière a été refondue ; la France, qui comporte une grande étendue, un volume sur six ; l’Allemagne, l’ Italie, l’Espagne, ont été décrites d’après des relations et des documens précis et récens. Les faits marchent de notre temps avec une telle rapidité qu’un ouvrage publié aujourd’hui risque, lorsqu’il s’arrête aux lieux où se débat la politique et où s’agite l’activité contemporaine, de n’être plus entièrement exact demain : c’est ce qui est arrivé ici pour l’Italie et même pour la France ; mais l’auteur et les éditeurs ont manifeste l’intention de tenir, à l’aide de cartons et de supplémens, leur public au courant des modifications effectuées et de celles qui pourront survenir. De même, tandis que ce vaste et bel ouvrage complétait lentement ses recherches et sa rédaction, l’activité anglo-saxonne, débordant sans cesse, peuplait de colonies tout un monde, et pour le chiffre de leur population, la somme de leurs importations et de leurs produits, leur importance et leur nombre, les villes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ont accompli de bien grands progrès depuis les deux ou trois années qui se sont écoulées entre la rédaction de cette nouvelle géographie et la publication définitive.
Si nous signalons ces sortes de lacunes, ce n’est pas pour faire à l’auteur un reproche qui ne saurait lui être adressé avec justice ; c’est plutôt pour avoir encore une occasion de signaler l’importance et l’intérêt que la géographie a pris de nos jours. Quel spectacle en effet plus admirable et quel plus grand récit que celui des conquêtes incessantes de l’homme sur la naturel Qu’on prenne une mappemonde : l’histoire entière de l’humanité s’y trouve inscrite avec les vicissitudes du passé et les grandes perspectives de l’avenir ; c’est autour de cette mer enfermée de toutes, parts, semée d’îles, dont les baies et les golfes pénètrent au sein des terres, et sur laquelle s’allongent de l’orient à l’occident trois péninsules destinées à un si glorieux avenir, que naissent et se développent les premières civilisations de la moitié du monde. Cependant les temps ont marché ; les sociétés se sont transmis de l’une à l’autre le flambeau civilisateur ; de nouveau-venus, curieux, avides, intelligens, sont descendus des froides contrées de l’est et du nord ; il faut que le foyer s’élargisse : la Méditerranée ne suffit plus, avec son riche littoral, au déploiement de l’activité humaine. À l’Atlantique maintenant ; de même que la mer qui leur sert de bassin, les régions civilisées s’élargissent et s’accroissent ; heureuses alors les nations qui peuplent les rivages prédestinés par leur situation à la grandeur : l’Espagne, la France, l’Angleterre et ses grandes colonies de l’Amérique ! Mais la civilisation marche et s’étend toujours ; les deux bouts du monde se rejoignent ; voici que de nouvelles régions se peuplent, que l’extrême Orient, si longtemps silencieux, s’habitue à nous renvoyer l’écho de nos bruits, que les deux océans tendent à se rejoindre. Et qui sait, dans ce conflit des hommes, dans ce mélange de toutes choses, si ce n’est pas aux bassins du Pacifique qu’appartient la plus grande part de l’avenir ?
ALFRED JACOBS
V. DE MARS.
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