Essais et Notices - Coup d'œil sur les constitutions actuelles des États-Unis et de la France

Essais et Notices - Coup d'œil sur les constitutions actuelles des États-Unis et de la France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 714-720).
ESSAIS ET NOTICES

COUP D’ŒIL SUR LES CONSTITUTIONS ACTUELLES DES ÉTATS-UNIS ET DE LA FRANCE
A PROPOS D’UN OUVRAGE RÉCENT[1]

Dans sa préface au premier volume de la Bibliothèque internationale du Droit public, publiée sous la direction de MM. Max Boucard et Gaston Jèze (le Gouvernement parlementaire en Angleterre, par A. Todd), M. Casimir-Perier a signalé avec juste raison l’importance politique de cette entreprise. Si l’on veut rechercher la meilleure forme de gouvernement, non pas seulement en théorie mais en pratique, il est bon de s’éclairer des expériences déjà faites dans les diverses nations qui offrent un champ convenable aux études de législation comparée. Au point de vue parlementaire, l’Angleterre devait tenir le premier rang : car c’est chez elle que cette forme de gouvernement a pris naissance et qu’elle s’est développée, transformée, depuis la grande Charte, ou du moins depuis la Déclaration des Droits. C’est de ses exemples que se sont inspirés les États qui ont aujourd’hui adopté ce régime, avec les différences résultant de leurs origines, de leur histoire, de leur position et de leurs mœurs. Après l’Angleterre, on devait attendre les États-Unis d’Amérique, issus de l’Angleterre et affranchis de sa domination avec le concours de la France ; et les éditeurs de cette collection avaient une raison toute spéciale pour l’offrir, en second lieu, au public français ; c’est que les États-Unis ont avec la France une affinité de plus.

Tandis, en effet, que l’Angleterre, à travers ses révolutions, est restée monarchique, la France, à l’exemple des États-Unis, est devenue république. Elle a, comme les États-Unis, son président élu pour un temps limité, elle a deux Chambres, une Chambre des représentans et un Sénat ; mais là s’arrêtent les ressemblances, et les différences sont profondes. Elles ne tiennent pas seulement à la diversité des races, elles tiennent au mode déformation des deux nationalités. En France, c’est la royauté qui a fait l’unité de la nation : royauté procédant de la loi des francs sous Clovis, et de l’empire romain comme de la royauté franque sous Charlemagne ; effacée pendant un temps par la féodalité, mais prévalant à la fin, grâce à la suprématie qu’elle tenait de son titre et ramenant, sans défaillance, toutes les parties de la Gaule à l’unité nationale, œuvre capitale, maintenue et fortifiée par la Révolution. En Amérique, ce sont des colonies, formées indépendamment les unes des autres, qui, s’affranchissant du joug de la métropole et associées dans la lutte, se sont, après la victoire, constituées en nation.

C’est de là que part le livre de M. W. Wilson.


L’objet de ces essais, dit-il, n’est pas de présenter d’une manière complète la critique du gouvernement des États-Unis ; il est simplement de mettre en relief les traits les plus caractéristiques de la pratique du système fédéral. Prenant le Congrès comme le pouvoir central et prédominant du système, l’objet de ces essais est d’illustrer tout ce qui touche au Congrès.


Il faut pourtant que le lecteur se rappelle ce que l’auteur suppose trop bien connu, je veux dire quelles sont les différentes pièces de la machine dont il se propose d’apprécier le jeu dans son livre :

Pouvoir législatif attribué à un Congrès qui se compose d’un Sénat et d’une Chambre des représentans : la Chambre des représentans nommée pour deux ans, en nombre déterminé pour chaque État ; le Sénat comptant deux sénateurs par chaque État et renouvelable par tiers tous les deux ans ;

Pouvoir exécutif confié à un Président, nommé pour quatre ans en même temps qu’un Vice-Président, son remplaçant de droit en cas de destitution, de démission ou de mort.

On aimerait à suivre, d’étape en étape, les évolutions qu’a subies en réalité la constitution américaine depuis qu’elle a été signée le 17 septembre 1787. M. Wilson, je l’ai dit, ne le fait pas : il s’attache surtout à la juger telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Disons qu’il n’en pense pas tout le bien possible ; et je ne sais si le lecteur français trouvera dans ce tableau des traits applicables à la réforme de notre constitution : une Chambre des représentans, divisée en grands comités qui sont comme autant de petites législatures menées par leurs leaders (p. 113) ; une Chambre où la discussion est étranglée par un règlement draconien (p. 122) ; où les bills n’ont chance de passer que par des suspensions du règlement obtenues presque subrepticement à la dernière heure (p. 123) ! Et qui est-ce qui crée ces comités presque souverains ? Est-ce le vote de la Chambre tout entière ? Est-ce au moins le sort ? Non : c’est le speaker ou président de la Chambre, homme de parti ; et il les compose absolument comme il le veut (p. 158) ! Nos réformateurs qui songent aux comités de la Convention ne prendront assurément pas modèle sur ces comités d’Amérique ; ils ne prendront pas non plus modèle sur le Sénat des États-Unis pour réformer notre Sénat, qu’ils attaquent, dans les projets de révision, comme empiétant sur les droits de la Chambre. Qu’ils lisent cette page du livre de M. Wilson :


La conduite du Sénat, quand il s’agit de bills financiers, rend inutiles les efforts laborieux de la Chambre.

Le Sénat possède, par précédent, le droit d’amendement le plus complet pour ces lois aussi bien que pour toutes les autres.

La constitution ne dit pas dans quelle Chambre les projets de loi pour l’affectation des crédits devront être proposés d’abord. Elle dit simplement que tous les projets de loi pour la fixation des recettes doivent venir de la Chambre des représentans, et que, dans l’examen de ces projets, le Sénat peut proposer ou accepter des amendemens comme pour les autres lois (art. I, sect. VII) ; mais « par une pratique aussi ancienne que le gouvernement lui-même, la prérogative constitutionnelle de la Chambre a été considérée comme s’appliquant à tous les general appropriation bills, » et on a accordé au Sénat les droits d’amendement les plus étendus.


Dans quel esprit se feront ces amendemens ?


La Chambre haute peut y ajouter ce qu’elle veut ; elle peut s’écarter complètement des stipulations de la Chambre, et y ajouter les dispositions législatives d’un caractère tout à fait nouveau, qui changent non seulement le montant, mais l’objet des dépenses, et qui font avec les matériaux que leur a envoyés la Chambre populaire des choses d’un caractère tout différent. Les appropriation bills, tels qu’ils sortent de la Chambre des représentans, pourvoient à des dépenses très inférieures aux crédits demandés dans les estimâtes ; quand ils reviennent du Sénat, ils proposent des crédits de plusieurs millions de plus, car cette assemblée moins sensible a porté les dépenses presque, sinon complètement, au niveau du chiffre des estimâtes.


Comment s’en tire-t-on ?

Après avoir subi l’épreuve d’un examen rigoureux au Sénat, les appropriation bills reviennent à la Chambre avec de nouveaux chiffres. Mais, quand ils reviennent, il est trop tard pour que la Chambre les remette au creuset du comité de la Chambre entière. Le comité des appropriations de la Chambre n’a guère présenté ses bills avant le milieu de la session, on peut en être certain ; une fois arrivés au Sénat, ils ont été soumis au comité correspondant ; le rapport de cette commission a été discuté avec la lenteur qui caractérise la façon de procéder de la Chambre haute ; de sorte que les derniers jours de la session ne sont pas éloignés quand les bills sont renvoyés à la Chambre avec toutes les modifications que leur a fait subir le Sénat. La Chambre n’est guère disposée à accepter les changemens importans introduits par le Sénat ; mais on n’a plus le temps d’engager une querelle avec la Chambre haute, à moins de prendre le parti de prolonger la session jusqu’au milieu des chaleurs de l’été, ou de rejeter le bill en acceptant tous les ennuis d’une session extraordinaire. Si c’est la courte session, qui se termine, d’après la constitution, le 4 mars, on n’a que l’alternative encore plus désagréable de laisser régler les appropriations par la nouvelle Chambre.


Il y a donc là aussi des conflits.


Voilà pourquoi il est d’usage de régler ces conflits au moyen d’une conférence entre les deux Chambres. La Chambre rejette les amendemens du Sénat sans les lire ; le Sénat refuse énergiquement de céder ; il s’ensuit une conférence dirigée par une commission de trois membres de chaque Chambre ; on arrive à un compromis en amalgamant des propositions contraires, de façon à ne donner la victoire à aucun des deux partis... (p. 171-174).


Quant au pouvoir exécutif, nous offre-t-il plus d’exemples à suivre, soit dans l’élection du Président, soit dans l’exercice de ses droits ?

Pour l’élection du Président, rappelons encore ce que M. Wilson n’avait pas à apprendre à ses concitoyens, mais ce qu’un lecteur français doit savoir.

Chaque État nomme un nombre d’électeurs égal à la totalité des sénateurs et des députés qu’il a le droit d’envoyer au Congrès. Ce corps électoral nomme tout à la fois et le Président et le Vice-Président, qui n’est, comme on vient de le voir, que sa doublure, un en-cas, mais qui, du vivant du Président, a pourtant un rôle : il préside le Sénat. Le vote se fait distinctement pour chacun d’eux dans chaque État, et les deux listes contenant tous les noms, avec indication des suffrages obtenus, sont envoyées au siège du gouvernement. Si l’un des candidats obtient pour la présidence la majorité absolue, il est proclamé Président ; sinon, la Chambre des députés choisit immédiatement, au scrutin, parmi les trois qui ont obtenu le plus grand nombre de suffrages ; mais, dans ce choix du Président fait à la Chambre, les votes sont pris par État, la représentation de chaque État n’ayant qu’un seul vote. Les deux tiers des États représentés constituent le quorum nécessaire pour la validité du vote ; et, le quorum atteint, l’élection se fait à la majorité des États.

Les rouages, convenons-en, sont un peu compliqués ; mais on y voit cet avantage : c’est que le collège électoral est dissous une fois la besogne faite, et on estime que le Président se trouve ainsi dégagé de tous liens envers ses électeurs. Est-ce bien sûr ? car, en dernier lieu, l’élection peut dépendre du vote de la Chambre ; et le Président a-t-il aussi pleinement le pouvoir exécutif qu’on le prétend ? Que dire de l’intrusion du Sénat dans le pouvoir exécutif, de ses réunions en « sessions exécutives, » de la part qu’il prend non seulement à la conclusion des traités (cela en effet est bien aussi du domaine législatif), mais dans la nomination des ambassadeurs et même des fonctionnaires civils ?


Le Président, dit l’auteur, n’a point de voix dans les décisions du Sénat au sujet de ses transactions diplomatiques ou au sujet des matières pour lesquelles il le consulte ; et cependant, si l’on n’a point de voix dans la décision, il n’y a pas consultation. Quand il ferme ses portes et qu’il se rend à la « session exécutive, » le Sénat ferme ses portes au Président aussi bien qu’au reste du monde. Il ne peut répondre aux objections que fait le Sénat à ses déterminations que par le moyen encombrant et insuffisant d’un message, ou par les bons offices d’un sénateur qui veut bien lui offrir son concours, mais qui n’a point d’autorité. Bien souvent même le Président ne peut pas savoir qu’elles ont été les objections du Sénat. Il est obligé d’aborder cette assemblée comme un domestique qui confère avec son maître et qui est naturellement plein de respect pour ce maître (p. 252).


Pour les nominations, l’intervention du Sénat est sans doute plus contestée :


Ce sont les nominations, dit l’auteur, qui amènent le plus de désaccord entre le Président et son seigneur le Sénat (p. 254).


Et il ajoute :


Quand on examine les rapports du Sénat avec les fonctions civiles et les abus qui accompagnent ces rapports, on discute une phase du gouvernement par le Congrès qui promet d’être bientôt un simple souvenir historique (p. 256).

Il faut dire d’ailleurs que cette pratique ne résulte pas de la constitution : c’est une des évolutions abusives qu’elle a subies et sur laquelle on peut revenir.

Mais le Sénat, à qui l’auteur reproche d’être « le seigneur du Président, » n’a-t-il pas pour président le Vice-Président des États-Unis ? Que fait ce membre du pouvoir exécutif à la tête du plus haut organe du corps législatif ?


Il ne serait pas convenable, sans doute, dit l’auteur, de ne pas dire un mot du président du Sénat dans une étude sur le Sénat ; et cependant il y a très peu de chose à dire du Vice-Président des États-Unis. Sa position est extraordinairement insignifiante et très incertaine. En apparence et strictement parlant, il ne fait point partie de la législature, — il n’en est évidemment pas membre, — et cependant ce n’est pas non plus un fonctionnaire de l’exécutif... C’est simplement un fonctionnaire judiciaire chargé de régler les actes d’une assemblée dont les règlemens ont été faits sans son avis et ne sont point changés d’après son avis.


Et il conclut :


Ce qu’il y a de plus embarrassant dans l’examen de ses fonctions, c’est qu’en montrant qu’il y a peu de chose à dire sur son compte, on a évidemment dit tout ce qu’il y a à dire (p. 259, 260).


Dans cet examen critique des pouvoirs publics aux États-Unis comme ils sont aujourd’hui, ce que l’auteur a surtout devant les yeux, c’est la constitution de l’Angleterre, non pas dans sa totalité : la constitution de l’Angleterre, défalcation faite de la royauté et des lords ! Son idéal, c’est la Chambre des communes avec un ministère formé selon l’esprit qui y domine. La Chambre des communes, c’est le Congrès comme il le veut, et le ministère, un vrai comité de gouvernement ; les deux réunis réalisent pour lui le gouvernement congressionnel. Le Gouvernement congressionnel, c’est le titre de son ouvrage et l’objet de ses vœux. Mais ce Gouvernement congressionnel, c’est dans nos souvenirs le Gouvernement conventionnel : en Amérique, la Convention tempérée, il est vrai, par le fédéralisme ; chez nous, la Convention avec son Comité de salut public ; nous ne sommes pas tentés d’y revenir. Quant au présent, ni le pouvoir législatif en France, partagé, à titre égal, entre deux Chambres issues, quoique par deux modes différens, d’un même suffrage, ni le pouvoir exécutif, qui a toutes les prérogatives d’une monarchie constitutionnelle, n’ont rien à envier au système américain, — à une condition pourtant, c’est que les deux Chambres sachent se maintenir dans les limites respectives de leurs droits, et le Président de la République, user du sien. Quoi qu’il en soit des projets de décentralisation que l’on agite aujourd’hui, il est certain qu’on n’ira pas en France jusqu’à reconstituer nos anciennes provinces en donnant à chacune d’elles une législature qui lui soit propre ; et quant à l’élection du Président, il me paraît douteux qu’un système qui, en Amérique, met tout le pays en agitation pendant toute une année, un an sur quatre, soit jugé préférable au procédé qui, chez nous, peut réduire la crise à une seule journée tous les sept ans.

En somme, tout n’est pas à imiter dans le tableau que nous présente l’auteur, ni à recommander dans les tendances qu’il manifeste ; mais, indépendamment des renseignemens précieux qu’il nous fournit, il nous donne un bon exemple à suivre : c’est de faire, comme il le fait pour l’Amérique, l’examen impartial de notre propre état. Voyons d’où vient le mal dont nous souffrons, s’il résulte de notre constitution même ou de la façon dont on la pratique. Notre constitution, par les facilités qu’elle offre à la révision, comporte toutes les réformes ; l’examen que M. Wilson nous suggère nous montrera si c’est elle que nous devons réformer.


HENRI WALLON.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. Ces pages ont été écrites pour servir d’introduction à la traduction française du livre de M. Woodrow Wilson qui a pour titre : Le Gouvernement congressionnel, étude sur la politique américaine ; Paris. Giard et Brière, 16. rue Soufflot, 1 vol. in-12.