Essais et Notices - Charles d’Orléans

Essais et Notices - Charles d’Orléans
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 704-708).
ESSAIS ET NOTICES

CHARLES D’ORLEANS

On l’a sévèrement jugé : les historiens de la littérature, Gaston Paris, Ferdinand Brunetière, ont paru surpris qu’ayant vécu à une époque ensanglantée par les guerres civiles et étrangères il n’eût été qu’un poète galant, habile à chanter les dames ou le retour du printemps :


Le temps a laissie son manteau
De vent, de froidure et de pluye.


Charles d’Orléans a mérité pourtant les sympathies de quelques biographes et notamment du plus récent, M. Pierre Champion, qui, à le fréquenter beaucoup, s’est pris à l’aimer, et en a tracé un portrait fort réussi : « J’ai essayé de le voir en quelque sorte vivant, — écrit-il, — ce qui est presque toujours la meilleure façon de comprendre. Ainsi, après que j’eus fureté dans ses « vieux cahiers, » m’est apparu le « doux » seigneur en son âge mûr, chenu comme un vieux chat, frileux dans ses robes fourrées de velours noir ; familier et très bon, maniaque un peu ; grave, comme il arrive à qui a été déçu dans ses entreprises ; plein de sagesse et de franche gaîté au milieu des compagnons de son choix ; noble dans ses façons, encore qu’il fût dénué de tout héroïsme[1]. »


Au sortir de l’enfance, ce Valois devint l’un des chefs de la féodalité française. Le quatrième fils de Louis d’Orléans et de Valentine Visconti avait treize ans lorsque son père fut assassiné, le 23 novembre 1407, par les sicaires de Jean sans Peur. La belle et douce Valentine ne survécut guère à son mari qu’elle adorait. Elle prit pour devise : « Rien ne m’est plus ; plus ne m’est rien, » employa sa fortune à chercher des vengeurs, et mourut à Blois, le 4 décembre 1408, « de courroux et de deuil, » dit Juvénal des Ursins.

Héritier de la vengeance, Charles groupe une partie de la noblesse sous la bannière de son beau-père, le comte d’Armagnac, et, après la défaite des Cabochiens, poursuit Jean sans Peur jusqu’à Arras. Le 23 février 1414, il obtient de l’Université de Paris la condamnation des propositions par lesquelles Jean Petit, six ans auparavant, avait justifié le meurtre du Duc d’Orléans. Les obsèques de Louis d’Orléans furent célébrées à Notre-Dame en présence du roi Charles VI et d’une multitude de clergé, de chevalerie et de peuple. Pour le salut de son âme, proclama Jean Gerson, chancelier de l’Université de Paris, le Duc de Bourgogne devait être humilié et reconnaître son péché (5 janvier 1415).

Quelques mois après, Charles combattit vaillamment à Azincourt. Les archers anglais le ramassèrent un soir gisant blessé dans la plaine parmi un monceau de cadavres. Embarqué à Calais avec six autres princes, dont son frère Jean d’Angoulême, il resta vingt-cinq ans prisonnier en Angleterre, vit de loin le siège, puis la délivrance de sa ville d’Orléans par Jeanne d’Arc. S’il ne connut ni les chaînes, ni la paille des cachots, à Londres, à Windsor et dans d’autres forteresses, cependant le noble captif fut rigoureusement traité jusqu’au jour où il fit sa soumission au roi Henry VI d’Angleterre.

Mais surtout l’exilé souffrit de l’absence de sa dame qu’il pleura dans les ballades du « Poème de la Prison. »


Pource que véoir ne vous puis,
Mon cœur se complaint jour et nuis
Belle nompareille de France,
Et m’a chargie de vous escrire
Qu’il n’a pas tout ce qu’il désire
En la prison de Desplaisance.


Quelle était cette Beauté tant regrettée ? Si l’on en croit M. Champion, le prisonnier s’adressait alors à sa deuxième femme Bonne d’Armagnac. « Ce n’est pas là une conjecture morale. La plus ancienne des rédactions du « Poème de la Prison » donne cette interprétation. On y lit dans la rubrique du manuscrit : Sensuit le livre que fit Mons’ d’Orléans, lui estant prisonnier en Angleterre, auquel il y a dedans contenu plusieurs ballades et rondeaux envoiez a madame sa femme. » Madame d’Orléans vivait retirée en Armagnac auprès de sa mère Bonne de Berry. Elle mourut entre 1430 et 1435, sans postérité. Certes, l’infortune du prince, éloigné de son pays et de ses amours,, nous touche, mais l’on s’étonne avec Gaston Paris qu’il n’ait pas adressé à Jeanne d’Arc martyre « le salut de la Poésie. »

La duchesse Isabelle de Bourgogne, femme de Philippe le Bon, réussit à le délivrer. Il l’en remercia galamment : « Madame, — lui dit-il, — vu ce que vous avez fait pour ma délivrance, je me rends votre prisonnier. » Rentré en France au mois de novembre 1440, il jura de prendre en mariage Marie de Clèves, nièce du Duc de Bourgogne. Le mariage fut célébré le 27 novembre à Saint-Omer. « Lourd de corps, » Charles avait tout près de quarante-six ans, sa jeune femme quatorze ans. De cette union naîtra en 1462 Louis XII.

L’espace nous manque pour suivre le prince dans ses tentatives de restauration féodale qui n’empêchèrent pas Charles VII de rester presque complètement maître du royaume. Si notre poète n’eut guère conscience de l’intérêt national, du moins, fidèle à la parole donnée au roi Henry VI, travailla-t-il efficacement à la paix anglaise.


En 1450, ayant renoncé aux voyages et aux affaires du pays, il se fixa à Blois. Ses revenus étant peu considérables, il vécut simplement dans le vieux château, entouré de personnes lettrées et de poètes quémandeurs, estimé de tous pour ses souffrances passées, ses aumônes et la noblesse de son caractère. Il mourut à Amboise, le 5 janvier 1465.

La Cour de Blois est au XVe siècle l’école des petits vers. Nonchalant, le Duc écrit moins volontiers des ballades difficiles à composer, vu la suite uniforme des rimes, le retour rigoureux du refrain. « Un joli refrain, — remarque M. Champion, — fait tout le charme facile des petits couplets du rondeau. C’était jadis une courte chanson, destinée à accompagner la ronde, c’est-à-dire la danse populaire, et qui continua d’être chantée dans les œuvres dramatiques du XIVe siècle. Avec Eustache Deschamps et Christine de Pisan, ces pièces passèrent dans le domaine de la poésie, prirent des formes multiples et assez compliquées... Charles d’Orléans les dota de la musique qui leur manquait en réalité ; il leur fit ce présent d’une oreille Juste et sensible, l’harmonie du vers. » Comme les ballades, ces rondeaux sont tout semés d’allégories, tirées du Roman de la Rose. L’auteur personnifie ses sentimens, met en scène Amour et Raison, Danger, Bel Accueil, Mélancolie, Vieillesse, Ennui et Souci.

Dans le Livre de Pensée, l’ancien galant qui approche de la soixantaine renonce à l’amour, et ne goûte d’autre distraction que de « jouer à sa pensée. » Désabusé, il s’écrie :


Le monde est ennuyé de moy,
Et moy, pareillement de lui.


Il dit les trahisons d’Espérance et de Fortune, raille les amoureux avec une malice légère qui est fort agréable :


Jeunes amoureux nouveaulx,
En la nouvelle saison,
Par les rues, sans raison,
Chevauchent faisant les saulx.
Et font saillir des carreaulx
Le feu, comme de charbon.
Jeunes amoureux nouveaulx,
En la nouvelle saison.
Je ne sçay se leurs travaulx
Ilz employent bien ou non ;
Mais piqués de l’esperon
Sont autant que leurs chevaulx
Jeunes amoureux nouveaulx.


« Jamais, écrit Gaston Paris, dans la Poésie du Moyen Age, on n’a dit des riens avec plus de grâce et de finesse, jamais les sentimens doux, tendres sans vraie passion, mélancoliques sans vraie tristesse, n’ont trouvé un interprète plus délicat. » Les hôtes de Blois, les courtisans et les serviteurs du prince imitèrent ces rondeaux qui jouirent, en leur temps, d’un succès considérable. Le roi René d’Anjou, Jean de Lorraine, son fils, Olivier de la Marche, Meschinot, Fradet, Robertet, Guyot et Philippe Pot, Vaillant, Gilles des Ormes célébrèrent l’amour galant dans les mêmes termes précieux, firent assaut de bel esprit avec le seigneur de Blois dont c’était là le plus sûr moyen de gagner la faveur.

Mais cette poésie, inspirée des vieux troubadours provençaux reste forcément artificielle, monotone, étroite d’idées. Les mêmes thèmes sont développés dans plusieurs pièces : les souffrances des amoureux de l’observance, — lisez des amans, — les chevauchées dans la forêt de Longue Attente. Charles écrit :


En la forest de Longue Attente,
Par vent de Fortune dolente,
Tant y vois abatu de bois
Que, sur ma foye, je n’y congnois
À présent ne voye, ne sente (sentier).


Philippe Pot compose ce rondeau :


En la forest de longue attente
Ou mainte personne est dolente,
Espoir me promist de donner
Se bien vouloye cheminer
Ce qui tous amoureux contente.
J’ay tout mis cueur, corps et entente
À traverser chemin et sente
Pour cuider ce grant bien trouver
En la forest…
Mais d’une chose je me vente
Que j’ay eu tous les jours de rente
Pour ma queste parachever
Peine et ennuy sans conquester
Riens sinon deuil qui me tourmente
En la forest…


Je ne crois pas que les vers de Charles d’Orléans reflètent sa vie. S’il a partagé les angoisses et les joies communes à tous les hommes, ses œuvres n’offrent pas un caractère de vérité intime. Les ballades du « Poème de la Prison, » pas plus que les rondeaux du « Livre de Pensée, » ne traduisent des sentimens éprouvés par le poète, « de son printemps à son hiver. » Ce sont des exercices de pensée ou de langage, très gracieux et subtils, précieux et artificiels, nés de la vieille rhétorique du moyen âge. Cette poésie n’apporte donc pas un élément nouveau dans notre littérature. Si l’on veut entendre des accens vraiment lyriques, précurseurs de la poésie moderne, il faut délaisser ces aimables divertissemens et relire l’œuvre de François Villon.

Aussi bien est-ce là le nouveau souci du jeune historien que nous félicitons pour son zèle à éclairer, par de beaux ouvrages d’érudition, cette sombre nuit du XVe siècle.


RAYMOND DE VOGÜE.

  1. Vie de Charles d’Orléans (1394-1465), par Pierre Champion, 1 vol. in-8, orné de planches ; librairie Honoré Champion ; ouvrage couronné par l’Académie française, 2e prix Gobert.