Essais et Notices - Charles Péguy)

Essais et Notices - Charles Péguy)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 475-486).
ESSAIS ET NOTICES

CHARLES PEGUY


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie...


Charles Péguy aimait à citer ce vers, devenu maintenant le linceul où nous ensevelissons sa mémoire. Il est mort pour la patrie, avec piété, avec une exaltation pieuse. Il n’a pas seulement accepté la mort, il est allé au-devant d’elle. Par son âge, il appartenait à l’armée territoriale, moins exposée que l’autre au danger. Il demanda d’être placé dans les troupes de réserve, afin de marcher du même pas que les camarades plus jeunes et d’aller avec eux tout de suite où on se bat. C’était son idée, arrêtée depuis longtemps, d’être en belle place sur la ligne du feu. Aux dernières pages de Victor-Marie, comte Hugo, publié il y a quatre ans, il avait écrit : « Nous parlons toujours de la guerre, qui est la grande mesure du courage... Nous avons failli la faire. Plusieurs fois. Dans ces alertes, nous faisions la même contenance. Nous levions la même tête. Dans cette alerte notamment, dans cette alarme de 1905, nous partions du même pied. Déjà nous n’étions plus l’un et l’autre des jeunes hommes dans des vieux régimens, nous étions des vieux hommes dans des jeunes régimens. Pourtant, avec notre air de ne pas y toucher, vous savez que c’était le cri unanime du camp de Cercottes : « Si une fois les réservistes marchaient, ça serait pour de bon. » Ç’a été pour de bon. C’est pour de bon, hélas ! Combien sont-ils déjà, rien que dans notre monde des lettres, qui ont fait superbement leur devoir et qui ont, — avec une si belle simplicité ! — accompli le grand sacrifice pour la patrie ? Nous les admirons, nous les pleurons. C’est Charles Muller, l’auteur avec Paul Reboux de ces pénétrans et malicieux A la manière de... C’est Emile Nolly, qui contait avec tant de verve, dans un style si coloré, ses souvenirs de campagne au Maroc. C’est Pierre Gilbert, qui avait brillamment débuté dans la critique. Et ce journaliste de race, Guy de Cassagnac, dont je revois la haute taille, la mâle élégance, dont la triomphante jeunesse partait vers le plus bel avenir. Et d’autres dont chaque jour s’allonge la funèbre liste... Nous nous agenouillons sur la tombe de nos morts. Tous, ils portent témoignage pour le pays ; et chacun témoigne pour la classe sociale à laquelle il appartenait. Le mois dernier, en saluant le colonel Patrice Mahon, je dessinais le type du soldat de métier, de l’officier de carrière. Voici maintenant Charles Péguy, le type du « civil » qui, aux armées, devenu le lieutenant Péguy, en prend tout de suite pour son grade : je veux dire qu’il se lance en avant pour entraîner ses hommes et s’offre le premier aux balles de l’ennemi.

C’est une des caractéristiques de l’armée d’aujourd’hui que ceux qui y arrivent des professions les plus paisibles s’y comportent aussitôt comme ceux de l’ « active » et tout de suite en revêtent l’âme héroïque. Celui-ci était littérateur, imprimeur, libraire. Rude travailleur, mais de notre travail sédentaire et intellectuel, il passait toutes ses journées au fond d’une boutique ou penché sur la table à écrire ; le soir, c’était le coin du feu, et les longues veillées sous la lampe studieuse. Il était marié, il était père de famille : autour de lui trois enfans grandissaient, dans un de ces intérieurs que nous connaissons tous, les plus nobles, les plus enviables, qui réunissent les plus sûres conditions de bonheur : pauvreté, labeur, confiance réciproque. Au premier appel de la patrie, il a tout quitté, non sans émotion, non sans un bouleversement de tout son être, mais sans une hésitation, sans un retour en arrière, n’ayant plus désormais qu’une pensée : la défense du sol sacré. A cette minute du départ, à l’instant de quitter tous ceux qu’il aimait, il est impossible que l’idée ne se soit pas présentée à lui que peut-être il les quittait pour toujours : il était trop intelligent, trop renseigné sur cette hécatombe qu’est la monstrueuse guerre moderne. Mais il avait foi dans la Providence : il lui remettait le soin de veiller sur ces existences qui lui étaient plus chères que la sienne.

Ce qui rend son exemple tout particulièrement intéressant et significatif, c’est que, pour arriver aux idées qu’il a couronnées, glorifiées par sa mort, il était parti de loin, il lui avait fallu faire du chemin, beaucoup de chemin. Or il a exercé autour de lui une grande influence. Un des jeunes écrivains dont la noblesse morale m’est le mieux connue, me disait : « Vous ne pouvez vous douter de ce que cet homme a été pour ceux de ma génération. Vraiment nous avons eu en lui notre professeur d’héroïsme. » C’est là ce que je voudrais montrer. Après cela, sera-t-il besoin d’insister sur les bizarreries de forme et les manies de style où se complaisait Péguy, sur les étrangetés, en. partie voulues, de son œuvre ? Tout le monde les connaît : je ne les ignore, ni ne les dissimule. Mais ce n’était que le dehors : à l’heure où nous sommes, c’est au dedans qu’il faut regarder. En littérature comme ailleurs, la mort est la grande maîtresse, l’incomparable ouvrière de vérité. Elle rétablit la tranquillité des lignes. Elle révèle le sens profond. Elle dégage l’idée. Elle met l’âme en liberté.

Charles Péguy était né parmi les humbles : cette humilité de ses origines est un trait essentiel de sa biographie. Ses parens, ses grands-parens, sont des vignerons de l’Orléanais. Il a su sentir et comprendre, avec cette intensité de sentiment, avec cette insistance de compréhension qui sont sa marque, la noblesse de cette vie paysanne, la grandeur et la sainteté de la tradition française inscrite sur notre sol, conservée par les familles qui vivent tout près de lui. Il parle de ses « aïeux » comme ferait un aristocrate. Ces aïeux ce sont les vignerons de Vennecy et de Saint-Jean-de-Braye, de Chécy, de Bon et de Mardré, qui sur les buissons de la forêt d’Orléans et sur les sables de la Loire conquirent tant d’arpens de bonne vigne ; ce sont les femmes au battoir qui lavaient la lessive à la rivière ; c’est la grand’mère, qui gardait les vaches, qui ne savait ni lire ni écrire, à qui son petit-fils s’honore de tout devoir, tout ce qu’il est. Et il a raison : c’est bien une « aristocratie, » celle de la race continuée sur un même endroit du sol, celle de la pureté du sang transmis des parens aux enfans sans aucun mélange d’une sève étrangère. A la campagne, parmi des travaux qui suivent le rythme de l’éternelle nature et non les caprices de nos modes passagères, ni les choses, ni les gens ne changent guère : on y compte par siècles comme, parmi nous, on compte par années. Sur ce coin de terre où il a vu peiner tous les siens, Péguy a connu directement l’ancienne France, il a vu de ses yeux toujours vivant autour de lui le passé de la France. Cela jusqu’au jour où la révolution économique et morale de ces dernières années vint tout bouleverser, exerçant ses ravages jusqu’au fond des campagnes. « Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon,) qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où, quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple, qui parlait, qui sortait... Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle. » Espérons qu’ici Péguy exagère, et, comme ces vieux sermonnaires qu’il rappelle parfois, se hâte un peu trop d’annoncer que tout est perdu. Il ne le croyait pas. Il a écrit des pages d’une foi robuste et d’une poétique éloquence sur cette admirable race française et sur le pacte qu’elle a conclu avec l’espérance. Il avait prévu ce que nous avons sous les yeux et qu’un seul mot exprime : le miracle français.

Ces mœurs de la vieille France, dont Péguy parle avec tant d’émotion et de respect, ce qui les constitue avant tout, c’est la vie de famille, par le travail, pour les enfans. Dans Le porche du mystère de la deuxième vertu, — comme ces Primitifs qui, au milieu d’un tableau de sainteté, introduisent un épisode emprunté aux occupations journalières, — Péguy s’interrompt pour nous montrer un paysan au travail. C’est un bûcheron, l’hiver, dans la forêt. La bise souffle et lui transperce les os. Il est transi, il claque des dents. Tout d’un coup il pense à sa femme qui est restée à la maison, à sa femme qui est si bonne ménagère, dont il est l’homme devant Dieu : il pense à ses enfans qui sont bien tranquilles à la maison, qui jouent et qui s’amusent au coin du feu. Cette vision de la maison calme et chaude, apparue soudain dans le froid qui le glace et dans l’âpreté de son labeur, lui rend le courage et la joie. Qu’est-ce que cela nous fait d’avoir froid, pourvu que les chers êtres restés à la maison aient chaud ? Ce travail, toujours le même, qui coûte beaucoup et rend peu, le paysan le fait avec lenteur et conscience, une lenteur auguste, une conscience qui est une forme de la piété. « J’ai vu, toute mon enfance, rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur et de la même main que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. » Et pourquoi non ? Au regard de Dieu, toutes les occupations se valent, quand elles se déroulent dans le cadre d’une vie pieuse : ce sont des façons de prier. Ici il faut citer une page qui est ce que Péguy a écrit de plus touchant, une des pages les plus imprégnées de christianisme qu’il y ait dans la littérature contemporaine. C’est dans le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Hauviette y représente la foi sereine, la confiance ingénue en Dieu, l’abandon naïf et absolu de la créature aux volontés du Créateur. Si elle était occupée à filer de la laine ou à jouer aux boquillons, et qu’on vînt lui dire que l’heure du jugement dernier est arrivée, elle déclare qu’elle ne s’interromprait pas de filer sa laine ou de jouer sa partie. « Parce que le jeu des créatures est agréable à Dieu. L’amusement des petites filles, l’innocence des petites filles est agréable à Dieu. L’innocence des enfans est la plus grande gloire de Dieu. Tout ce que l’on fait dans la journée est agréable à Dieu, pourvu naturellement que ça soit comme il faut. Tout est à Dieu, tout regarde Dieu, tout se fait sous le regard de Dieu, toute la journée est à Dieu. Toute la prière est à Dieu, tout le travail est à Dieu, tout le jeu aussi est à Dieu, quand c’est l’heure de jouer. Je suis une petite Française, je n’ai pas peur de Dieu, parce qu’il est notre père. Mon père ne me fait pas peur. La prière du matin et la prière du soir, l’Angélus du matin et l’Angélus du soir, les trois repas par jour et le goûter de quatre heures, et l’appétit aux repas, et le Benedicite avant les repas, le travail entre les repas et le jeu quand il faut et l’amusement quand on peut prier en se levant parce que la journée commence, prier en se couchant parce que la journée finit et que la nuit commence, demander avant, remercier après, et toujours de la bonne humeur, c’est pour tout ça ensemble et pour tout ça l’un après l’autre que nous avons été mis sur terre, c’est tout ça ensemble, tout ça l’un après l’autre, qui fait la journée du bon Dieu. Si tout à l’heure on me disait : Tu sais, Hauviette, c’est pour dans une demi-heure, je continuerais à filer, si je filais, et à jouer, si je jouais. Et, en arrivant, je dirais au bon Dieu : Notre père qui êtes aux cieux, je suis la petite Hauviette, de la paroisse de Domrémy, en Lorraine, pour vous servir... » Nous reconnaissons ici tous les procédés, toutes les affectations de style chères à Péguy et qui souvent ailleurs sont si irritantes, mais, cette fois, la réussite est complète. On songe à une toile de Millet, ou, plus loin et plus haut, à quelque verset de poésie franciscaine.

Paysan, Péguy l’était et il voulait l’être. Il l’était resté, en plein Paris, de toutes ses forces et de tout son effort. Il y mettait sa coquetterie, comme d’autres à être bien Parisiens. Il l’était par l’extérieur, par le costume, par les manières. J’ai sous les yeux son portrait par Jean-Pierre Laurens. Une tête carrée : sur le front haut et large, barré d’un pli, retombe une frange de cheveux taillés au petit bonheur ; une barbe en broussaille ; sur les épaules une cape d’un modèle inconnu aux tailleurs de nos boulevards ; les deux mains sur les genoux, dans la position du travailleur au repos. Une gravité naturelle et surveillée. Une rudesse d’accueil, un ton bourru. Il vivait loin du monde et, sans doute par ressouvenir de ses « aïeux » artisans, il avait tenu à prendre un métier manuel. On sait qu’il imprimait lui-même ses Cahiers de la Quinzaine où ont paru le Jean Christophe de M. Romain Rolland, Dingley, — les Hobereaux des frères Tharaud, et les Souvenirs, d’une si émouvante simplicité de M. Maxime Vuillaume, et toute l’œuvre de Péguy lui-même. Il apportait à ce travail d’ouvrier une ferveur quasiment mystique. Lui aussi il avait la superstition, disons mieux, le culte de l’ » ouvrage bien faite. » Jamais de fautes d’impression dans les Cahiers ; un papier de chandelle, mais pur chiffon, dont il disait avec fierté et malice à la fois : « Dans vingt ans, on ne lira plus que nous : il n’y a que nous qui durerons. » Quelque chose de solide, d’indéchirable, de rude et de sain, comme du pain bis.

Du paysan il avait encore certains défauts, une « manière peuple » qu’on retrouve dans ses livres, une lourdeur, un manque de discrétion et de réserve : il s’étale avec complaisance, entretient le public de ses affaires, ne se doute pas que le « mo! » soit haïssable. Il a contre ceux qui se mettent au travers de sa route des colères toutes plébéiennes. Toute une partie de son œuvre est de pamphlet. Son biographe, M. René Johannet, dit très justement à ce propos : « Les gens du peuple possèdent au suprême degré le génie spécial de l’injure, de l’apostrophe, de l’imprécation. Leur fécondité verbale s’épanouit alors en trouvailles si truculentes que le rire éclate de lui-même. Le paysan Péguy ne fait pas exception à la règle. Quand il éreinte quelqu’un, il l’éreinte sans ménagement, il le fouaille, il le culbute, il le tarabuste sans pitié. Il lui confère des postures ridicules. Il le pare de qualités saugrenues. Il lui prête de grotesques attributs. Il devient féroce. Il tape. Jamais bas. Ironique jamais. Comique toujours. Il tape à coups redoublés. On croit que c’est fini. Ça recommence. Et ça dure des centaines de pages [1]. » Il avait enfin du paysan la roublardise. Il y avait de l’habileté dans sa gaucherie, de l’arrangement dans son originalité. Sa phrase, débarrassée de ses interminables répétitions, de ce ressassement qui fait songer au rabâchement de certaines gens du peuple redisant vingt fois les mêmes choses avec les mêmes mots, ne serait peut-être que la phrase de n’importe quel bon écrivain. Je dis : bon écrivain. Je me souviens qu’à l’Académie, lorsqu’il fut question de décerner à Péguy un de nos grands prix, quelqu’un critiqua son style. Jules Lemaître prit alors la parole. Il insista sur ce point que le vocabulaire de Péguy était excellent, que sa syntaxe était correcte, qu’il n’y avait chez lui jamais de vague, jamais d’obscurité, jamais de termes impropres. Et Jules Lemaître s’y connaissait.

Sur ce fond de nature paysanne une formation classique : à la plante poussée en terre française la culture gréco-latine. Péguy a parlé avec une reconnaissance attendrie de ces maîtres qu’il eut au collège, humanistes à l’ancienne mode, qui savaient si bien ce qu’ils enseignaient ; et ce qu’ils enseignaient, c’étaient les langues anciennes, mais c’était aussi la probité intellectuelle qui entraîne infailliblement la probité morale. Péguy avait profité de leur enseignement, de toutes manières. Il a été un des hommes de notre temps qui ont le mieux su le grec et le latin. Et il ne les avait pas oubliés. A quarante ans, il relisait Homère et Virgile dans le texte. Il assure n’avoir écrit un de ses Cahiers, les Supplians parallèles, que pour se donner le plaisir de copier du grec, de sa main, et de corriger une épreuve en grec. Il faut lire cette étude pour se rendre compte à quel point » passant de la lettre à l’esprit, Péguy avait pénétré au plus intime de la littérature grecque. Il s’y livre à l’analyse la plus intelligente et la plus fine de l’idée de supplication dans les civilisations antiques. Et prenant pour exemple Œdipe Roi, il en donne une interprétation qui, le vengeant des gloses de Francisque Sarcey, lui restitue son caractère religieux. Autant qu’avec les classiques grecs et latins, Péguy était familier avec nos classiques français. Il a écrit sur Corneille et sur Racine des pages de la critique la plus ingénieuse. Il a montré parfaitement l’optimisme incurable de Corneille, et que les traîtres eux-mêmes, dans ce théâtre, sont les plus honnêtes gens du monde. De même, il a fait ressortir la cruauté foncière de l’art de Racine, et que les plus tendres, les plus doux, les plus innocens de ses personnages en sont aussi les plus cruels. Pour ce qui est de Victor Hugo, il en a parlé souvent, il lui a consacré presque en entier deux de ses meilleurs « Cahiers », Notre Patrie et Victor-Marie, comte Hugo. Ce qu’il a bien vu, montré supérieurement et qui en effet est essentiel chez Victor Hugo, c’est que nul autre poète en aucun temps ne fut plus complètement étranger à la pensée et à la sensibilité chrétiennes. Inversement, il fut païen comme les plus grands des anciens. Il avait beau avoir été pair de France sous Louis-Philippe, il voyait toute la nature avec la même jeunesse de regard et fraîcheur d’impression qu’un aède contemporain des premiers âges. Ce sont là d’excellens morceaux de critique professorale. Car quoiqu’il n’ait jamais fait la classe, et qu’il ait eu, si je ne me trompe, des malheurs au concours pour l’agrégation, Péguy était professeur dans l’âme. Les vignerons de l’Orléanais s’obstinaient à tenir pour un professeur ce professeur qui ne professait pas : ils ne se trompaient guère. Il a enseigné toute sa vie, par la plume, par le livre, par la conversation, par son action personnelle. Il a fait école. Il a eu une école. On dirait assez bien, résumant ce qu’il y avait en lui à la fois de l’apôtre et du magister de village, qu’il a été tout à la fois chef d’école et maître d’école... Or, c’était une école d’idéal.

N’oublions pas une influence qui fut décisive sur les idées de Péguy : celle de la philosophie de M. Bergson. Il avait suivi, au lycée, les cours de ce maître : il alla l’entendre au Collège de France. Il a écrit quelque part que M. Bergson a déterminé le plus grand mouvement philosophique qui se soit produit chez nous depuis Descartes. Son dernier livre a été une méditation sur la philosophie bergsonienne, philosophie de la qualité, de la nuance, des choses qui ne se mesurent pas entre elles, en réaction contre la géométrie et le faux esprit de science. Et notons encore, ce qui est à peine moins important, l’ignorance absolue où Péguy s’est toujours tenu à l’égard des langues et des littératures étrangères. Je ne parle même pas du tolstoïsme, du wagnérisme et autres récens cosmopolitismes et snobismes intellectuels. Mais je ne crois pas qu’il ait jamais lu Shakspeare : il ne cite pas une seule fois Hamlet. Sa culture est uniquement gréco-latine et française, comme au XVIIe siècle. Jamais un voyage. Péguy n’était pas sorti de France. En France, il avait poussé jusqu’à Reims et Domrémy. Toute sa vie s’est déroulée entre l’Orléanais natal, la vallée de Chevreuse où il habitait, et la rue de la Sorbonne. Il a voulu être et il a été le pur produit du sol, celui qui conserve ses racines et continue la race, né en terre française, élevé dans l’ordre français, pour perpétuer la tradition française.

C’est par une Jeanne d’Arc qu’il avait débuté dans les lettres. Cette Jeanne d’Arc de 1897 n’est intéressante que par la complète absence de cette couleur locale, dont l’inintelligence romantique a infesté notre littérature et dont nous avons tant de peine à nous débarrasser, et parce qu’elle contient certaines indications que plus tard Péguy, mûri par la réflexion, reprit pour en tirer ses œuvres maîtresses. L’année suivante, parut Marcel, esquisse de la « Cité harmonieuse » où régnera le bonheur parfait suivant le mode socialiste. Dans cette Cité de l’harmonie tous les citoyens travaillent sans fatigue, car on ne s’y livre pas aux travaux malsains, et sans excès, surtout sans excès. Pas de rivalités, pas de querelles. Les maîtres sont de bons maîtres, les apprentis sont de bons apprentis, les ouvriers sont de bons ouvriers. Naturellement, tous les produits appartiennent à la Cité qui les partage non pas selon la justice, ou l’égalité, ou la charité, mais selon l’harmonie ; et cela a toutes sortes d’avantages, dont le premier est d’éluder les précisions où le sociologue s’embarrasse. Les arts et les sciences fleurissent dans cette Cité idéale ; et les artistes n’y ont nul préjugé contre les savans, ni les savans contre les artistes, ce qui prouve à quel point la cité à venir diffère de toutes les cités présentes ou passées. D’ailleurs, les artistes ne travaillent ni par émulation et goût de la gloire, ni par passion du beau. L’idée de génie et celle même de talent sont des idées que reprouve le socialisme intégral. Si la Cité harmonieuse se réalise quelque jour, on s’y ennuiera ferme... Sur ces entrefaites éclata l’Affaire. Péguy s’y jeta à corps perdu. Du socialisme il ne fît qu’un bond dans l’anti militarisme. Il prit parti violemment contre l’état-major français, contre l’armée française, contre les chefs et contre les soldats, contre tout ce qui portait l’uniforme français. Combien de temps cela dura-t-il ? Quels chemins le ramenèrent dans la grande route nationale ? Ne réveillons pas le souvenir de ces luttes fratricides. Au surplus, Péguy n’avait cessé de garder au fond de lui le culte de la patrie : il suffit, pour s’en convaincre, de relire les dernières pages toutes frémissantes de Notre Patrie. La France venait d’apprendre, un matin de 1905, qu’elle était sous le coup d’une invasion allemande. Ce fut la commotion soudaine, le brusque rappel à la réalité. Depuis ce jour-là, on peut dire que Péguy n’a plus cessé de vivre sous l’obsession du péril allemand. Il n’a plus songé qu’à unir et à tendre toutes les énergies nationales en vue de la lutte inévitable.

Ce qui restera de lui, c’est un livre : le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Dans cette seconde Jeanne d’Arc, ne cherchez plus un drame historique, avec la série complète des épisodes allant des champs de Vaucouleurs au bûcher de Rouen. Ce n’est ici que la vocation de Jeanne, moins encore : ce qui l’a précédée, le premier appel d’en haut qui la trouve hostile et rebelle. Tout se passe en une conversation entre Jeanne et Madame Gervaise, la religieuse, qu’elle a fait chercher à son couvent pour lui confier ses doutes, que dis-je ? ses révoltes. Révoltée, oui, elle l’est, par l’idée de la damnation éternelle. Pourquoi Dieu, s’il est bon, a-t-il permis l’existence du mal ? Pourquoi consent-il qu’il y ait tant de souffrance dans le monde, et de souffrance perdue ? Gervaise répond par l’exemple du Christ qui lui-même, lui le Sauveur, n’a pu sauver ceux que l’enfer avait pris. C’est là ce qui explique ce cri suprême, ce cri surhumain de Jésus expirant, qui a retenti à travers tous les siècles de la chrétienté : car il savait, et ce qu’il savait, c’est que son propre sacrifice, l’immolation de sa chair était impuissante à sauver les damnés. Autre objection : le reniement de saint Pierre. Jeanne proteste que jamais elle n’aurait renié Jésus. Des chevaliers, des paysans français ne l’auraient pas abandonné ; mais ses disciples, mais les apôtres l’ont abandonné ! A quoi Madame Gervaise répond, avec un incontestable bon sens : « Ils étaient les premiers chrétiens. C’était pas facile d’être les premiers chrétiens. » Que Jeanne se tienne en garde contre l’Orgueil ! L’Orgueil est l’arme de Satan, il est Satan lui-même... Tout le livre est une méditation grave, pieuse, souvent profonde, sur la Communion des saints, sur l’Église. Péguy a mis en œuvre cette idée, grandement chrétienne, que la vocation est une chose involontaire, fatale, à laquelle on résiste, une grâce. Sa Jeanne d’Arc est une sainte malgré elle.

Au centre du livre se trouve un morceau capital, une « Vie de Jésus, » étonnante à la date où elle fut écrite, vie populaire qu’on croirait plutôt détachée d’un Mystère du moyen âge, et qui fait songer à un retable du XVe siècle. C’est la vie de Jésus telle que peut la concevoir, en tout pays et en tout temps, un cerveau populaire ou paysan, telle que se la représentait la mère de Villon et, sans doute aussi, la grand’mère de Péguy. Ces braves gens imaginent Jésus comme un des leurs et qu’ils auraient voulu connaître. C’était un compagnon charpentier ; il travaillait chez son père, dans la bonne odeur du bois fraîchement coupé dont on enlève l’écorce comme la pelure d’un beau fruit. Il avait été bon fils, bon camarade, aimé de tous, jusqu’au jour où il commença sa mission. Mais depuis ce jour-là il eut tout le monde contre lui, tout le monde et le gouvernement, ce qui est toujours une mauvaise affaire. « Qu’est-ce qu’il avait donc fait à tout le monde ? Je vais vous le dire : il avait sauvé le monde. » Sa mère, il lui avait donné autrefois tant de contentement ! Mais depuis qu’il avait quitté la maison, rien que du souci. Elle disait à Joseph que ça finirait mal, qu’il se faisait trop d’ennemis, qu’il avait humilié les docteurs, et qu’il aurait dû se méfier : les docteurs sont gens qui ont de la mémoire : c’est même pour cela qu’ils sont docteurs. Maintenant, c’était le Calvaire, celui de son fils et le sien. « Elle pleurait, elle pleurait, elle en était devenue laide. Elle, la plus grande ; Beauté du monde. La Rose mystique. La Tour d’ivoire. Turris eburnea. La Reine de beauté. En trois jours elle était devenue affreuse à voir. Les gens disaient qu’elle avait vieilli de dix ans. Ils ne s’y connaissaient pas. Elle avait vieilli de plus de dix ans. Elle savait, elle sentait bien qu’elle avait vieilli de plus de dix ans. Elle avait vieilli de sa vie. Les imbéciles ! De toute sa vie... Elle était devenue Reine. Elle était devenue la Reine des Sept Douleurs. » Le grand orateur catholique que nous venons de perdre, le comte de Mun, avouait que toute cette partie du Mystère de la Charité lui avait mis les larmes aux yeux.

A cette Vie de Jésus il faudrait Joindre tels passages du Porche de la deuxième Vertu. Péguy y parle des saints, non certes avec irrévérence, mais avec cette familiarité à laquelle on reconnaît le vrai croyant, le croyant qui frappe l’image du patron négligent dont l’intervention ne lui a pas obtenu la faveur souhaitée. Dans la même méditation sur la deuxième vertu théologale, qui est l’espérance, je note des pages très curieuses sur la simplicité de cœur avec laquelle il faut aborder les vérités éternelles. « Ce sont les imbéciles qui font le malin. » Par certains côtés Péguy rappelle ces prédicateurs d’autrefois dont les foules comprenaient si bien le langage, parce qu’ils parlaient naturellement le langage des foules. Il en a le mauvais goût, parfois la platitude, mais aussi l’ardeur, la pénétration intime, l’intelligence par le dedans, la tendresse. La naïveté a été fort à la mode parmi beaucoup de littérateurs de notre temps ; seulement, chez presque tous elle était un artifice, un raffinement de plus, le dernier mot du raffinement. Chez Péguy elle était sincère : c’est toute la différence.

Et ce qu’il y a eu de meilleur en Péguy, ç’a été son influence, son action, la tâche à laquelle il a consacré tout l’effort des dix dernières années de sa vie. Il a réconcilié la jeunesse intellectuelle avec l’idée de patrie. Il a pendant ces dix ans lutté, bataillé pour la défense de la culture française. Il était de ceux qui ont vu avec une âpre tristesse la cause des humanités abandonnée par ceux-là mêmes qui avaient pour devoir et pour mission de les défendre. Les études grecques et latines, suspectes d’être aristocratiques ou peut-être simplement bourgeoises, ont été sacrifiées à la plus basse démagogie. Et de cet ostracisme la première victime, ç’a été le français, la langue et la littérature françaises. La responsabilité en remonte, pour une bonne part, aux maîtres de notre haut enseignement : ils se sont engoués de science ou de ce qu’ils ont pris pour la science. Et pour cela, pour une illusion, pour une erreur, ils jettent allègrement par-dessus bord toute cette acquisition magnifique que nous devons a la Renaissance et qui, depuis le XVIe siècle, n’a cessé de s’accroître, de s’enrichir, de s’illustrer. Par le simple moyen d’une réforme des programmes, ils suppriment tout l’effort des humanistes de la Renaissance. « Sous nos yeux, par nos soins, disparait la mémoire de la plus belle humanité. » Cette culture héritée des anciens, c’est ce que nous appelons d’un mot : la civilisation. Et c’est le patrimoine que la France a pour mission de représenter dans le monde moderne et de défendre. Les Grecs ont sauvé la civilisation aux Thermopyles ; les Romains l’ont sauvée, dans les guerres puniques ; Péguy avait prévu que prochainement encore les Français auraient à faire reculer la barbarie. Avec une remarquable lucidité d’esprit, il avait à l’avance désigné le champ de bataille. Il écrivait en 1905 : « Plus que jamais la France est l’asile et le champion de toute la liberté du monde, et toute la liberté du monde se jouera aux rives de Meuse, aux défilés d’Argonne, ainsi qu’aux temps héroïques, à moins que ce ne soit aux rives de Sambre... et veuillent les événemens que ce soit Valmy ou Jemmapes ; ou à quelque coin de la forêt de Soignes, et veuillent les événemens, si ce doit être Waterloo, que ce soit au moins un Waterloo retourné ! » Lignes prophétiques qu’il est singulièrement émouvant de relire aujourd’hui ! Elles donnent à la mort de Péguy toute sa signification. Ce défenseur de notre culture, de notre passé, de notre religion, a compris qu’un jour la France devrait défendre, les armes à la main, tout ce riche trésor, parce qu’il faut toujours en venir à la décision des armes. C’est pourquoi depuis dix ans il sonnait le ralliement. Il relevait, il raffermissait les courages qu’avait tenté de dissoudre un coupable humanitarisme. Il rapprenait à ces jeunes Français tout à la fois, la beauté de notre tradition littéraire et la grandeur de notre tradition militaire. Comme il les entraînait dans la vie quotidienne, il les a entraînés à la bataille. Il les a menés au feu. Il est tombé au champ d’honneur. Mais la mort qui l’a frappé n’a pas interrompu son œuvre : elle la complète, elle l’achève, elle la multiplie à l’infini ; car le sang d’un brave n’est pas une rosée stérile, et sur cette terre de France où le paysan Péguy est tombé pour la foi, pour les vertus familiales, pour l’idéal artistique et littéraire de chez nous, un jour refleuriront plus saines et plus vigoureuses les plantes qu’il a arrosées de son sang.


RENE DOUMIC.

  1. Péguy et ses cahiers, par René Johannet (Bibliothèque des Lettres françaises).