Essais et Notices — Un Roman de mœurs espagnol

de l’antique appareil des cours, et, s’il y avait une moralité à tirer de cette soirée d’inauguration solennelle, de ce gala donné par ordre, je proposerais celle-là, qui me semble résumer l’esprit bien définitivement démocratique de la société où nous vivons.

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ESSAIS ET NOTICES.
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UN ROMAN DE MŒURS ESPAGNOL.
Pepita Jimenez, par don Juan Valera, Madrid 1874.


Une œuvre originale, un véritable roman de mœurs, la chose est rare au-delà des monts et vaut la peine d’être notée. Ce n’est pas que les auteurs ni les productions littéraires fassent jamais défaut dans ce pays classique de la fécondité, où les vers ne coûtent pas plus que la prose, et où Lope de Vega écrivait une tragédie en une matinée. On lit beaucoup à Madrid, dans toutes les classes de la société ; mais la critique n’a rien à voir dans ces récits interminables où se pressent les personnages, semés d’imbroglios plus invraisemblables qu’un conte de fée, et dont le style trop souvent ne se sauve de l’emphase que pour tomber à plat dans la vulgarité. Cela se publie par livraisons ornées de gravures et vendues au prix de quelques réaux. Tel est proprement aujourd’hui le fonds de la littérature indigène. Ajoutez-y des traductions hâtives et banales de romans étrangers, français pour la plupart, mais non pas toujours les meilleurs ni les mieux choisis, et vous aurez une idée à peu près exacte de ce qui occupe la curiosité de la population madrilène. Et pourtant au milieu de ce fatras on trouverait parfois des œuvres de valeur et qui dénotent chez les auteurs le souci de la forme et le sentiment de l’art. Les romans de Fernan Caballero, pseudonyme sous lequel se cache Mme Bohl de Arron, ont été successivement traduits dans toutes les langues de l’Europe. Sans atteindre à la même popularité, d’autres noms mériteraient d’être mieux connus chez nous : ainsi Pedro de Alarcon, qui tout récemment encore publiait le Tricorne (el Sombrero de tres picos), un petit livre charmant, alerte et déluré, écrit à la façon de nos vieux fabliaux, avec une légère pointe de gaîté malicieuse et de fine ironie.

Du premier coup et par une œuvre semblable, M. Juan Valera vient de prendre place parmi les meilleurs romanciers de son pays. À dire vrai, sa réputation était déjà faite, et bien que le roman fût un genre tout nouveau pour lui, l’auteur de Pepita Jimenez n’était rien moins qu’un débutant. Par sa position, sa famille, M. Valera appartient à la plus haute société de Madrid. Son père avait le grade de contre-amiral dans la marine espagnole ; son frère aîné a hérité de leur mère le titre de marquis de Paniega ; leur sœur, devenue Française, est veuve du maréchal Pélissier, duc de Malakof. Lui-même entra de bonne heure dans la diplomatie. Il fut ainsi successivement attaché d’ambassade à Naples et à Lisbonne, puis secrétaire au Brésil, en Allemagne, en Russie avec le duc d’Osuna. Depuis 1859, où il fut élu député pour la première fois, M. Valera a siégé aux cortès à plusieurs reprises. Nommé ministre d’Espagne à Francfort, il occupa ce poste jusqu’à ce que les premiers succès de la Prusse et la dissolution de la diète germanique, qui suivit de près Sadowa, lui eussent fait inopinément des loisirs. Mettant à profit sa connaissance approfondie de la langue allemande, il fit connaître à ses compatriotes l’intéressant ouvrage de Frederick Schack : Poésie et art des Arabes en Espagne et en Sicile. Cette traduction faite avec talent serait peut-être son principal titre littéraire. Il avait donné déjà un volume de Poésies et deux livres de critique : l’académie de Madrid lui ouvrit ses portes.

En dehors de ses livres, il a fourni des articles à un certain nombre de journaux et de recueils : c’est ainsi que pendant cinq ans il collabora au journal el Contemporaneo, le plus brillant organe de l’opposition contre le ministère O’Donnell. Il a fait aussi quelques conférences à l’Athénée ; on appelle de ce nom un cercle semi-politique et semi-littéraire où les membres font des lecciones auxquelles le public est admis ; c’est à l’Athénée que la plupart des orateurs de l’Espagne contemporaine ont fait leurs premières armes. Aujourd’hui M. Valera continue sa vie active, partagée entre les travaux de l’écrivain et les soucis de l’homme politique ; depuis la révolution de 1868, dont il avait accepté le programme, il a été deux fois directeur de l’instruction publique, enfin conseiller d’état. Dans ces conditions, un nouveau livre de lui, un roman surtout, ne pouvait passer inaperçu : tout Madrid connaissait l’auteur et voulut connaître l’ouvrage. D’ailleurs Pepita Jimenez n’obtint pas seulement un succès de curiosité : l’intrigue était piquante, le style aisé et coulant ; on ferma les yeux sur les défauts de composition, très réels pourtant, et on applaudit.

La scène se passe dans un petit village de l’Andalousie ; le lieu du reste importe peu ; à peine çà et là quelque brève description qui nous rappelle la fertilité de ce sol béni, chanté par les poètes : un coin de bois, une olivaie, un ruisseau transparent bordé de lauriers-roses, un frais vallon sillonné de canaux, jardin et verger tout ensemble. L’auteur s’est attaché surtout à la peinture des caractères.. Dans ce récit sans prétention, où parlent et s’agitent six ou sept personnages, chacun d’eux, même le plus modeste, a sa physionomie à lui, bien tranchée, qui se précise et se complète à travers les péripéties et jusqu’à la fin du drame. Un jeune séminariste, Luis de Vargas, sur le point d’être ordonné prêtre et de partir au loin comme missionnaire, est venu prendre chez son père quelques jours de repos ; de cette maison où s’écoula son enfance, il écrit à son oncle le doyen, directeur du séminaire, et lui raconte naïvement l’emploi de son temps à la campagne. Ce système de roman par lettres, un peu usé peut-être, a cela de bon néanmoins, qu’il permet d’entrer plus avant dans le caractère du personnage, de faire par là même l’analyse de ses sentimens et de ses pensées, d’en noter les nuances, d’en marquer le progrès ; telle idée, telle réflexion, venant de l’auteur, semblera trop subtile ou maniérée, qui, dans la bouche du héros lui-même, est toute naturelle.

Ici la forme épistolaire convient à merveille, d’autant que l’analyse est plus délicate, et le caractère de Luis de Vargas plus complexe et changeant. Élevé pieusement à l’ombre du séminaire, loin des bruits de ce monde et des réalités terrestres, il ne sait guère de la vie que ce que lui en ont appris les métaphores hyperboliques de la Bible et les commentaires des théologiens, et cependant que de présomption, que de confiance en soi-même ! Comme il prend en pitié la tourbe des pécheurs ! Avec quelle humilité feinte il remercie Dieu de l’avoir élevé si haut et de l’avoir choisi entre tous pour être un exemple au monde ! L’habit sacré dont il est revêtu et le respect dont on l’entoure malgré ses vingt ans ajoutent encore à cette ivresse : il parle de sa vocation, il a déjà le ton sententieux et le jargon du sermonnaire ; mais qu’une femme à l’improviste se trouve sur sa route, que le péché se présente à lui sous ses formes les plus naturelles, aimable et séduisant, adieu la théologie, les pieux exemples et les argumentations des docteurs ! notre jeune saint faiblit, ses sens se troublent, sa tête s’égare, et il tombe éperdument amoureux comme le dernier des profanes et le plus simple des jouvenceaux.

L’occasion du péché, la femme en question, c’est Pepita Jimenez. Jeune fille sans fortune, elle a dû épouser son oncle, vieillard octogénaire, fin comme un renard et ménager comme une fourmi, mais bonhomme au fond, qui en mourant lui a légué tout son bien. À vingt et un ans, elle s’est trouvée libre, et les prétendans d’accourir ; mais Pepita ne se presse point de choisir. Elle n’a plus à faire un mariage de raison, et, quant à aimer personne, son cœur n’en éprouve pas encore le besoin ; elle préfère bien rester sa maîtresse et faire de son indifférence une vertu. Du reste elle ne dédaigne pas les hommages, l’odeur de l’encens ne lui déplaît pas, — car elle est coquette, cette Pepita, avec son affabilité légèrement hautaine et dédaigneuse, son goût pour les fleurs les plus simples, mais les plus parfumées, son gracieux costume andalou, qui tient tout à la fois de la villageoise et de la señora, et qui lui sied si bien ; elle le sait, n’en doutez pas. Il n’est pas jusqu’à sa piété trop vive et trop extérieure qui ne révèle quelque préoccupation sécrète et comme des désirs inavoués. Pénélope d’un nouveau genre, elle est là, n’attendant pas un mari, mais l’espérant peut-être, sauf à le vouloir à son goût. Quoi qu’il en soit, beaux ou laids, braves chasseurs ou hardis cavaliers, les pinceurs de guitare où les danseurs de boléro, tous les soupirans à tour de rôle ont été évincés ; don Pedro de Vargas lui-même, le père du jeune Luis, l’homme important de l’endroit, le cacique, comme on dit là-bas, n’a guère été plus heureux. Sa conquête pourtant avait de quoi flatter un orgueil féminin. Don Pedro, paraît-il, n’a pas souvent rencontré de cruelles, et, s’il, adore les femmes, ce n’est pas jusqu’à leur offrir sa main. Pepita seule eût pu convertir le pécheur et fixer ce cœur inconstant ; mais, tout en voulant rester son amie, elle hésite à se prononcer, et sans cesse recule le oui fatal. Ah ! s’il s’agissait du jeune Luis ! Fort à propos il vient de sortir de son séminaire. Quel singulier garçon, et charmant malgré tout sous des dehors craintifs, avec sa mine effarouchée, ses passions vierges, sa soif de sacrifice et de dévoûment ! Décidément Pepita n’épousera pas don Pedro. Arracher une âme au diable, c’est bien quelque chose ; l’enlever à Dieu lui-même, remplacer un amour divin, voilà qui est mieux ; le remords du sacrilège et la conscience de l’impiété qui s’y mêlent rendront l’intrigue plus piquante encore. Les femmes dévotes ont parfois de ces raffinemens singuliers. Une d’elles n’a-t-elle pas dit dans sa corruption naïve que ce qui double la saveur de la faute, c’est la peur qu’on éprouve à se sentir damné ?

Pepita donc serait bien aise de rendre Luis amoureux ; peut-être qu’elle ne s’en explique pas encore avec elle-même aussi clairement ; mais déjà ses yeux vont chercher les yeux du jeune homme, et c’est à lui qu’elle réserve son plus charmant accueil. Don Luis d’ailleurs n’est que trop facile à séduire : sa présomption même et son orgueil lui sont un désavantage de plus. Tout d’abord, il affecte l’indifférence la plus profonde ; s’il s’occupe de Pepita, prétend-il, c’est qu’il s’agit du bonheur de son père et de l’honneur de la famille ; mais l’intérêt plus direct qu’il prend à cette étude perce bientôt malgré lui. Il faut le voir devant la gentille veuve, tremblant, muet, interdit, la couvant des yeux, suivant ses gestes et buvant ses paroles. Rien de plus plaisant que sa mine en-dessous et ces façons sournoises qui sentent bien leur séminaire. On dirait messire chat qui s’est introduit dans l’office, et de loin, crainte du bâton, convoite le déjeuner du maître sur le feu. Il n’ose point encore s’avouer son amour, mais cet amour se trahit à tout instant ; il a des accès d’attendrissement subits, inexplicables, il pleure devant les fleurs et rêve devant les étoiles ; en même temps décroît sa ferveur religieuse, des distractions l’assaillent au milieu de ses prières, il s’en accuse humblement, et cependant il ne songe pas à prendre la fuite, le seul moyen de vaincre en certains genres de bataille, comme l’écrit le vieux doyen. Les jours, les mois, s’écoulent, et de plus en plus il recule le moment d’entrer dans les ordres. Il ne parle que de Pepita, ses lettres sont pleines de cette femme, comme sa pensée. Oubliant à qui il s’adresse, il passe en revue les charmes de celle qu’il aime, la fraîcheur de ses traits, l’éclat de son sourire ; il décrit tout au long ses yeux tranquilles et troublans à la fois, son front pur, ses cheveux blonds, ses mains blanches, — oh ! ses mains, ses mains surtout, de petites mains douces, fines, transparentes, avec des doigts effilés, des ongles roses et bien polis. C’est un flux de paroles, un débordement d’épithètes comme seule en peut fournir la langue d’un amoureux, et d’un amoureux espagnol. Non content de cela, pour mieux peindre sa dame, notre théologien fait appel à ses souvenirs classiques : il emprunte à la mythologie païenne les comparaisons les plus fleuries, au Cantique des cantiques les exclamations les plus passionnées ; puis, quand le vieux doyen, homme d’expérience, qui n’a pas besoin d’être sur les lieux pour voir où tendent tous ces sentimens mystiques et cette phraséologie brûlante, l’avertit du danger, lui s’indigne, s’irrite. Il ne comprend pas qu’on ose douter de sa fermeté : il admire en Pepita l’œuvre du divin artiste, œuvre achevée, sublime, et rend hommage au Créateur. Tout cela est fort amusant, fort bien observé : il y a des pages qu’on voudrait citer en entier ; par malheur, et c’est le propre des études de ce genre, le principal mérite consiste dans le détail, les caractères se développent si naturellement, l’analyse est si délicate et si minutieuse qu’on ne peut rien en détacher sous peine d’être infidèle en étant incomplet.

Mais que fait don Pedro pendant ce temps-là, tandis que Pepita et son fils le trompent de moitié ? Est-il dupe des deux amoureux ? Le jeune Luis par momens ne peut se défendre d’un peu de pitié pour tant d’aveuglement. Bast ! laissez faire, le bonhomme est malin, et s’il ferme les yeux, c’est qu’il a de bonnes raisons. Une vraie trouvaille que ce rôle du père, le type du grand propriétaire campagnard, avec sa rondeur cavalière fourrée de finesse andalouse, toujours gai, bon vivant, aimant les joyeux devis, les chevaux et les filles, qui paraît à peine dans le roman et qui pourtant mène tout ! Il a fait la cour à la Pepita sans succès, et il ne s’en est point désolé outre mesure. Ce qui l’affligerait davantage, ce serait de voir son fils unique, l’héritier de tous ses biens, prendre la robe de prêtre et s’en aller catéchiser des Chinois. Ne pourrait-on de façon ou d’autre dégourdir et défroquer ce grand garçon-la ? et quelle meilleure façon que l’amour ? Ce serait plaisir d’ailleurs de mettre un peu à l’épreuve la farouche vertu de cette prude Pepita. Nos deux jeunes gens semblent ne se pas déplaire ; à peine s’étaient-ils vus pour la première fois que déjà dans leurs regards et dans le son de leur voix se trahissait une émotion naturelle. Voilà le plan de don Pedro tout tracé : désormais avec un désintéressement trop rare pour n’être pas calculé, il va s’employer au succès de cette entreprise, où il n’a pas sa place. C’est lui qui sous main leur facilite les occasions de se voir et de se parler. En même temps il cherche à éveiller dans le cœur ardent du jeune homme des pensées et des désirs mondains : il veut lui apprendre à monter à cheval, à jouer aux cartes, à fumer ; il songe même à lui donner des leçons d’escrime, sous le fallacieux prétexte qu’un missionnaire ne doit négliger aucun moyen de persuasion ; au besoin, il lui apprendrait à manier le couteau, la navaja, ainsi qu’il sied à tout bon Andalou. Le pauvre Luis d’abord s’étonne, proteste, puis finit par se résigner. En vérité, c’est trop souffrir, si l’on se mêle à une partie de campagne, que d’aller ainsi à l’arrière-garde, bourgeoisement planté sur une mule docile, entre la grosse tante Casilda et le vieux curé, tandis que par devant les autres jeunes gens caracolent sur de beaux coursiers et que Pepita elle-même, dirigeant avec aisance une superbe bête, laisse tomber en passant sur le pauvre théologien un regard d’affectueuse pitié. D’ailleurs un prêtre a souvent besoin de savoir monter à cheval. Les cartes également lui fournissent, lorsqu’il va dans le monde, une contenance et une distraction : ici en particulier elles permettent au jeune Luis de prendre place chaque soir à côté de Pepita, de lui parler, de l’entendre, de s’enivrer de sa présence. Aussi n’aurait-il garde de trouver le temps long, et, pour peu que son père en manifeste le désir, bénévolement consentira-t-il à soigner avec lui les vins, à rentrer les huiles. — On prévoit ce qui arrive : l’intimité se fait de plus en plus grande entre Luis et Pepita, ils échangent d’abord des œillades brûlantes, des serremens de mains mystérieux ; puis un beau jour, se trouvant seul à seule, leurs lèvres se rapprochent, et tremblans, éperdus, épouvantés eux-mêmes de leur audace, ils s’avouent tout bas leur amour dans un premier baiser.

A cet endroit s’arrêtent les lettres du jeune homme, et vraiment nous le regrettons. Aussi bien les divers caractères nous sont connus, l’intrigue est toute tracée, le dénoûment se devine ; la partie qui suit, de beaucoup la plus longue et la plus détaillée, n’offre pas le même intérêt. C’est un récit épisodique attribué au doyen, l’oncle de don Luis, qui l’écrit après coup, par manière de distraction et pour servir à l’occasion d’enseignement aux générations futures. L’excuse est naïve ; un romancier de profession eût su trouver aisément quelque expédient pour relier entre elles les deux parties de son œuvre. Les dialogues ne sont pas toujours fort bien amenés, l’affectation d’exactitude devient puérile et presque fastidieuse. Comprend-on ce vieux prêtre se mêlant de raconter tout au long l’histoire d’un amour terrestre et qui, hélas ! ne doit point rester chaste et innocent jusqu’au bout ? Les notes mêmes de M. Valera, le soin singulier qu’il a pris de nous marquer dès le début comment fût trouvé le curieux manuscrit dans les papiers du doyen, tout cela ne sert qu’à mieux trahir son embarras et l’insuffisance du procédé.

Après la scène du baiser, don Luis, confus de sa trop facile défaite, s’est juré d’arracher de son âme l’image de la jeune veuve et de se consacrer définitivement au Seigneur ; il reste enfermé chez lui et presse tout pour son départ. Il a compté sans Antoñona, la nourrice de Pepita, aujourd’hui intendante. Œnone de village, cette Antoñona joue dans notre histoire le même rôle que la nourrice de Phèdre dans la tragédie, seulement ici elle s’exprime sans le secours de la poésie ; simple et grossière, dévouée comme un chien, elle a son franc-parler brutal et la familiarité bourrue des vieux domestiques. Elle aussi a deviné depuis longtemps l’amour de sa maîtresse, elle aussi souffre de la voir souffrir, car Pepita se désole, pleure, dépérit. Elle s’est dit qu’elle forcerait la main à ce grand benêt de séminariste ; elle ne s’arrêtera pas longtemps au choix des moyens. Le matin de la Saint-Jean, jour de fête pour tout le village, elle s’introduit par surprise dans la chambre de don Luis, elle s’installe en face de lui, et là, sans ménagement pour le caractère du futur serviteur de Dieu, en termes trop sincères pour être respectueux, elle lui reproche sa perfidie, son hypocrisie, sa cruauté ; puis, le voyant courber la tête sous cette grêle d’invectives, bon gré, mal gré, elle lui fait accepter un rendez-vous pour le soir avec Pepita ; c’est elle-même qui a eu l’idée de ce rendez-vous, dont elle attend les meilleurs résultats. Elle partie, Luis déjà regrette la parole donnée ; mais sa passion finit par l’emporter, et à l’heure dite il se dirige vers la demeure de Pepita.

« Tout le village était dans l’animation. Les jeunes filles venaient se laver les joues à la fontaine de la grande place, — celles qui avaient un fiancé, pour qu’il leur fût fidèle, les autres pour en avoir un. Les femmes et les enfans passaient, portant dans leurs bras de grosses charges de verveine et de romarin pour allumer les feux de joie. De tous côtés résonnaient les guitares ; sans souci du voisin, amoureusement enlacés et se parlant tout bas, d’heureux couples traversaient la foule. Dans les rues encombrées étaient dressées des tables en plein vent et de petites tentes où s’arrêtaient les passans : là s’étalaient le nougat, le miel cuit, les pois chiches grillés, plus loin les corbeilles de fruits, les jouets d’enfant ; tout à côté, les fabriques de beignets offraient à l’œil leur croustillante marchandise, et l’odeur de l’huile infestait l’air, tandis que des gitanas jeunes et vieilles répondaient d’un ton hardi aux galans propos des chalands ou disaient aux curieux la bonne aventure. » A la faveur de la fête, don Luis se glisse sans être aperçu jusqu’à la porte de Pepita. Antoñona l’y attendait, qui le prend par la main et, à l’insu des autres domestiques, le conduit auprès de la jeune veuve, puis discrètement se retire. Don Luis d’abord, comme s’il cherchait à se convaincre lui-même, allègue le devoir, parle de dévoûment et de sacrifice ; mais la jeune femme est rebelle à toute raison, modestement elle avoue sa faiblesse, elle n’est pas assez pénétrée de Dieu pour consentir au sacrifice ; elle aime et veut aimer, l’abandon la tuerait. A s’expliquer ainsi, on finit toujours par s’entendre. Vient un moment où le pauvre Luis oublie ses pieuses résolutions, et lorsque Pepita, — est-ce trouble réel ou simplement coquetterie ? l’un et l’autre peut-être, — se réfugie dans son alcôve, fou d’amour il vole après elle. La scène est vive, hardie, choquante même, et gagnerait à être plus délicatement traitée. Antoñona rentre tout à coup, et, sans lui épargner quelques grosses plaisanteries du cru, force notre amoureux à prendre congé ; il est deux heures du matin. Don Luis d’ailleurs a pour toujours renoncé à ses aspirations mystiques : indigne de la prêtrise, il se contentera d’être un honnête homme et d’épouser la femme qui s’est donnée à lui. Du même pas, il court au casino : il compte bien y trouver certain hobereau, un sot doublé d’un insolent, prétendant évincé de Pepita, qui, le matin même, a osé parler d’elle en termes outrageans : une querelle s’engage entre eux à propos de cartes, aussitôt suivie d’un duel, et, dès les premières passes, avec ce bonheur qui n’appartient qu’aux héros de roman, don Luis allonge une superbe estafilade sur la figure de son adversaire. Le plus pénible pourtant reste encore à faire ; il s’agit d’avouer au cacique qu’on s’est joué de lui, que son propre fils était son rival ; mais au premier mot don Pedro a tout compris et tout pardonné. L’excellent père en vérité ! N’aurait-il pas été pour quelque chose dans ce mystérieux rendez-vous, ménagé par Antoñona, où ont sombré tout ensemble la vocation de don Luis et la vertu de Pepita ? Cette ruse équivoque, qui sert ses plans en lui donnant un peu à rire, est tout à fait dans son caractère. Passons bien vite sur le double épilogue et les détails inutiles où s’attarde l’auteur. Bref, Luis, réparant ses torts de la façon la plus canonique, devient mari de Pepita, et un an après père d’un bon gros garçon. Tout est bien qui finit mieux.

Tel est ce livre, où les longueurs abondent, où le plan fait défaut, intéressant encore et curieux malgré tout. Il va paraître sous peu traduit en langue portugaise, et le succès n’en est pas douteux à Lisbonne comme à Madrid. Chez nous, une traduction pure et simple ne serait guère possible. Passe encore le choix du sujet, ce séminariste amoureux se débattant contre le diable et voulant garder sa vertu ; grâce aussi pour le vieux curé, brave et digne homme qui, sans y entendre malice, fait à don Luis l’éloge de Pepita, et à Pepita l’éloge de don Luis, jette de l’huile sur le feu, puis un beau jour se trouve tout surpris quand il ne lui reste plus qu’à sanctionner par la bénédiction nuptiale le fait accompli. Toujours est-il que nous nous trouvons mal à l’aise dans cette atmosphère dévotieuse où s’exhale comme une odeur fade de cire-vierge et un parfum de sacristie ; le salon de Pepita tient de l’oratoire avec sa petite chapelle ornée de fleurs, son enfant Jésus en bois peint et ses cierges toujours brûlans. Adorations, génuflexions, invocations réitérées à Dieu, aux saints, à toutes les Vierges de la Péninsule, — c’est un étalage continuel de piété matérielle, peu gênante après tout et bien espagnole. M. Valera s’en exprime du reste assez franchement. L’heure du rendez-vous va sonner, quand tout à coup Pepita s’est sentie prise du besoin de prier ; elle court s’agenouiller devant sa chapelle. « A un Jésus de Nazareth avec la croix sur les épaules et la couronne d’épines au front, à un ecce homo insulté, flagellé, tenant un roseau pour sceptre, les mains chargées de liens, à un Christ crucifié, sanglant et moribond, jamais Pepita n’eût osé demander ce qu’elle demande alors à l’enfant Jésus tout frais, tout rose et souriant. Pepita le prie de ne pas se réserver, don Luis, de le lui céder ; si riche et si puissant, qu’a-t-il besoin de ce serviteur ? Elle au contraire ne vit que pour son amour. » En fin de compte, la chose va tourner selon ses désirs, et voilà comment l’enfant Jésus lui-même se trouvera compromis dans le résultat peu édifiant que l’on sait.

Une autre difficulté pour qui veut à l’ordinaire traduire un livre espagnol, c’est d’en conserver le ton, la couleur… Ton et couleur, si l’on peut dire, en sont naturellement outrés. Le caractère de la langue, celui du peuple lui-même, se prêtent à l’emphase et à l’exagération. Le travers est commun d’ailleurs à tous les gens du midi, heureux encore lorsque l’exagération ne porte que sur les mots sans atteindre jusqu’à la pensée. Effet d’un mirage peut-être, une mystérieuse influence existe dans ces chauds pays de soleil qui pousse les meilleurs esprits à grossir, enfler, amplifier toute chose. La littérature, on le comprend, n’est pas la dernière à s’en ressentir. Je n’ai pas oublié avec quelle verve communicative un Espagnol, homme d’esprit et de goût, s’en plaignait naguère devant moi. « Dans ce pays, disait-il, nous sommes infectés du mal de la magniloquence, et le mal date de loin déjà. Lope de Vega, Calderon, nos plus grands génies, ont des pages insupportables de recherche, d’enflure et de mauvais goût, seulement il y a chez eux de quoi racheter amplement ce défaut ; chez les modernes au contraire, le défaut se trouve presque toujours sans rien qui le compense. Cela choque d’autant plus qu’entre hommes et dans le détail ordinaire de la vie, par un retour naturel, le ton de la conversation tombe souvent au-dessous même de la vulgarité. Tel député qui à la tribune s’est complaisamment rempli la bouche de phrases creuses et de grands mots longs d’une à une les traduit dans les couloirs à ses amis par un mot cru qui ferait pâlir votre catéchisme poissard. Pour les femmes, c’est différent, et l’on doit convenir que leur langage est exquis. Elles lisent peu : en Espagne, un bas-bleu est rare ; avec des mots que sait l’enfant de sept, ans et en petit nombre, elles arrivent à tout dire. N’est-ce pas ainsi que font vos meilleurs auteurs, Molière, La Fontaine et Voltaire ? Aussi, quand au sortir d’une société de ce genre on tombe inopinément sur un livre, article, discours, sermon, où l’obscurité le dispute à la recherche, le phébus au pathos et l’ithos au patois, il vous semble avaler quelque vin chimique après avoir dégusté le pur jus de la treille. » Sachons donc gré à M. Valera de nous avoir donné une œuvre plus saine qu’on n’était vraiment en droit de l’attendre. Son style est en général net, facile et coulant ; on y relèverait sans doute, à se montrer sévère, quelques erreurs de goût, certaines expressions emphatiques et forcées ; mais il s’agit d’amour, et l’hyperbole est permise aux amoureux. De tout cela, on ne saurait conclure à une œuvre de premier mérite : l’auteur lui-même n’y prétendrait pas ; ce qu’il en reste du moins, c’est le souvenir d’une lecture amusante et de quelques heures agréablement passées.


L. LOUIS-LANDE.



La Province de Smyrne, par M. Charles de Scherzer, traduit de l’allemand par M. F. Silas ; Vienne 1873.

En présence de la pénurie des renseignemens officiels sur la situation matérielle des provinces de l’empire ottoman, plus d’une fois des en quêtes ont été entreprises par les agens diplomatiques et les consuls accrédités en Turquie. Les rapports publiés en 1871 par le foreign office de Londres renferment des détails précieux notamment sur la condition peu enviable des classes ouvrières dans les pays du Levant, et jettent une vive lumière sur l’état social et politique des contrées soumises à la Porte. En 1872, à l’occasion de l’exposition universelle de Vienne, le gouvernement autrichien invitait à son tour, ses agens consulaires à lui transmettre des rapports circonstanciés sur la situation économique de la Turquie. On espérait que cette enquête, en faisant mieux connaître les besoins et les ressources des populations de cet important empire, contribuerait à développer les relations commerciales entre la Turquie et l’Autriche-Hongrie. Nous avons sous les yeux le rapport fourni par le consul-général d’Autriche à Smyrne, M. Charles de Scherzer ; c’est un fort volume accompagné de cartes et de tableaux géographiques, qui nous renseigne de la manière la plus précise non-seulement sur les ressources matérielles de l’Asie-Mineure, mais encore sur l’état intellectuel de ces pays. L’important ouvrage où M. de Scherzer avait résumé les résultats statistiques et commerciaux de l’expédition de la Novara, et qui a été apprécié ici-même[1], le désignait à l’avance pour une pareille tâche. Sans être proprement d’une lecture attrayante, son ouvrage est fort instructif par les détails très complets qu’il donne sur les produits de toute sorte, sur le commerce d’exportation et d’importation, l’agriculture, les voies de communication, l’administration politique et judiciaire, les finances, l’instruction publique, l’état sanitaire du vilayet. Il signale bien des maux, bien d ! es abus dont il réclame la réforme ; malheureusement ceux qui connaissent l’Orient savent que de pareilles réformes sont plus faciles à désirer qu’à obtenir.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1868, l’étude de M. de Laveleye sur cette expédition.