Essais et Notices — Masques et Bouffons de la Comédie italienne

ESSAIS ET NOTICES

LES MASQUES ET BOUFFONS DE LA COMEDITE ITALIENNE[1].


Qui ne connaît ces tableaux et ces estampes du siècle dernier où la nature et les personnages sont représentés dans un état de convention qui fait d’abord sourire, qui fait ensuite rêver, groupes charmans que Watteau excellait à peindre ? C’est un idéal maniéré sans doute, mais enfin c’est un idéal dont l’harmonie est visible et le charme certain. Dans ce pays enchanteur peuplé de gentilshommes, de baladins et d’héroïnes galantes, Regnard a placé la scène de ses Folies amoureuses, Lesage son château de Lirias, tous les poètes de l’époque leur retraite désirée jusqu’au jour où Jean-Jacques est venu bâtir sur ces ruines d’opéra sa maison blanche à volets verts. L’Italie a presque seule inspiré ces poses et ces costumes. De belles dames poudrées et fardées traînent leurs manteaux de velours et leurs robes de satin sur les marches d’un escalier de marbre rose. Les unes, au bras de leurs amans, cherchent les allées ombreuses ; d’autres écoutent le récit fait en beau style de quelque aventure ou le sonnet déclamé par un cavalier vêtu d’un pourpoint couleur céladon. Partout c’est un babil capricieux et pétulant où se croisent les joyeuses médisances et les impertinentes déclarations. Égaré par Crispin, Pantalon cherche en le maudissant son libertin de fils Orazio : il est derrière cette charmille, qui joue de la flûte aux pieds de Silvia. La liberté la plus aimable règne dans cette heureuse région, où les arbres bizarrement taillés ne laissent pénétrer qu’un air tiède et une douce lumière. Sur le devant, Pulcinella gambade en ricanant, tandis que Pierrot, raide et les bras collés au corps, ouvre sa grande bouche étonnée ; Mezzetin, tout en raclant sa guitare, poursuit les yeux au ciel quelque songe intérieur. Arlequin présente avec un salut ironique sa batte de bois au vieux capitan Spezzafer, qui s’appuie tristement sur l’épaule de son petit-fils Scaramouche, devenu marquis… en Espagne. Puis, vers les derniers plans, tout un monde de masques, de femmes et de bouffons circule, se mêle et s’évanouit dans une brume rosée…

C’est ce monde chimérique que M. Maurice Sand vient aujourd’hui nous raconter avec la plume et le crayon. L’an dernier, à pareille époque, il ornait de dessins originaux et gracieux une poétique narration des Légendes rustiques du Berri. En faisant succéder aujourd’hui les types de la comédie italienne aux Lavandières de nuit et au Meneu de Loups, le jeune artiste agrandit simplement le cercle de ses études et demeure en réalité sur le même terrain. Critiques bouffonnes du présent, souvenirs touchans ou terribles du passé, ces formes diverses de ce que Mme Sand nomme la fabulosité traduisent également les espérances ou les craintes de l’imagination populaire. Un monde fantastique peuple à la fois cette littérature orale et cette littérature improvisée ; mais celle-ci, plus libre et moins émue, est l’expression hardie des sens, l’organe naturel d’une foule toujours prête à se passionner pour des masques grotesques qui débordent de verve, d’insolence et de raillerie. La Commedia dell’arte, tel est le nom sans équivalent dans notre langue de ce genre d’improvisation appliquée à l’art dramatique, est certainement l’expression la plus intéressante et la plus fidèle du génie de la race italienne. Pour réunir ses personnages, elle a mis à contribution, en leur empruntant leur patois et leurs habitudes particulières, tous les groupes de la péninsule. Enfin elle est parvenue à représenter sous la forme la plus vive et la plus saisissante, en même temps que les instincts les plus naïfs de la créature humaine, toutes les variétés du caractère national. On ne saurait donc refuser à ses masques et bouffons, malgré leur impuissance à s’élever jusqu’à la comédie véritable, l’honneur d’une histoire spéciale.

Cette histoire, que l’on a pu lire en partie dans la Revue[2], est complétée en beaucoup d’endroits par les recherches de M. Maurice Sand. On pourrait peut-être désirer que les curieux détails dont ce livre abonde fussent unis par une méthode plus rigoureuse et fécondés par quelques considérations générales. Toutefois, si M. Maurice Sand laisse au lecteur le soin de tirer lui-même ses conclusions, il ne néglige aucun des petits faits qui peuvent l’éclairer. Il nous donne d’abord au moyen de l’analyse une idée très nette de la comédie de l’art. Les essais de représentation en ce genre dont il a été le témoin, et qu’il raconte spirituellement, lui fournissent d’instructives et amusantes observations de mise en scène. C’est un fait acquis à la critique moderne que la nécessité, pour toute forme de l’art qui tend à se renouveler ou à se connaître elle-même, de remonter d’abord à ses sources. Ces types du théâtre italien, qui sont dus plutôt aux sentimens et aux passions d’un peuple qu’aux conquêtes rationnelles de son intelligence, M. Maurice Sand les prend à leur naissance et les suit patiemment jusqu’à nos jours dans les inévitables transformations qu’ils doivent aux années et aux événemens politiques. Il n’oublie pas de les accompagner dans leurs excursions transalpines. La France, on le sait, se les appropria presque tous, et leur imprima le cachet de ses mœurs et de ses traditions. Au XVIIIe siècle, elle fit, en la modifiant, de la commedia dell’arte un genre nouveau de son théâtre, se souvenant avec raison que Molière lui avait quelquefois repris son bien. C’est de cette influence réciproque que résulte pour nous le principal intérêt des figures dramatiques de l’Italie.

Les masques et bouffons qui composent l’ensemble de la comédie italienne sont en très grand nombre : chaque bourg, chaque patois a son représentant. M. Maurice Sand a eu l’heureuse idée de les classifier pour ainsi dire scientifiquement, en ramenant chaque variété à l’espèce, chaque espèce au genre. Un rapide examen de ces principales figures dans leurs détails les plus caractéristiques ne peut manquer d’offrir quelque intérêt. — Arlequin, le premier et le plus populaire, le Panniculus des Atellanes reconnaissable à la batte et au chapeau, est l’un des deux zani[3] bergamasques, dont l’autre porte le nom de Brighella. Celui-ci, personnage flagorneur et mielleux, est la souche de tous les valets fourbes et intrigans. Sa lignée française est nombreuse : Scapin, Sbrigani, Mascarille, Frontin, Labranche et Figaro le reconnaissent pour père. Il a volontiers la plaisanterie féroce : « J’ai vécu, dit-il, dans le théâtre de Gherardi[4] six ans avec ma première femme sans avoir le plus petit démêlé. Une fois seulement, après avoir pris du tabac, je voulais éternuer : elle me fit manquer mon coup. De dépit, je pris un chandelier et lui cassai la tête. Elle mourut un quart d’heure après. Voilà le seul différend que nous ayons eu ensemble. » Arlequin est moins méchant ; il a même commencé par être un niais, un sot dont on se moquait, un balordo affatto ; son costume bariolé témoignait de sa misère. Plus tard, il a laissé à Pierrot son héritage de horions et de balourdises et s’est rappelé qu’il était le petit-fils de Mercure. Il est devenu fin, spirituel et diseur de bons mots ; il est l’amant de cœur de Colombine. Cependant toute gloire se perd : en Italie, il est relégué parmi les marionnettes ; en France, ce n’est plus qu’un mime de tradition.

Venise, où vécurent et brillèrent les poètes Calmo et Baffo, Gritti et Lamberti, Goldoni et Gozzi ; Venise, le foyer le plus littéraire de la commedia dell’arte, revendique comme sien le type le plus fécond en incidens comiques, le type de la dupe par excellence, Pantalon. Pantalon est l’anneau du milieu de cette longue chaîne de Gérontes qui commence au Pappus des Atellanes, se continue par le Philocléon d’Aristophane, le Déménète de Plaute et se termine par les Pasquale, Cassandre, Pandolphe, Orgon, Gorgibus, Harpagon, Sganarelle. La destinée de ce vieillard asthmatique, ladre, crédule et libertin, est d’être incessamment raillé, incessamment trompé. Ses filles sont coquettes, ses fils le volent, ses valets le dupent, les soubrettes le bernent. Est-il né à Bisceglia : les Napolitains, que son patois réjouit fort, lui font porter une perruque rousse ornée d’une queue en salsifis et l’appellent Cucuzziello (cornichon). On connaît le Cassandre français avec sa trogne rubiconde barbouillée de tabac et ses petits yeux enfoncés dans de gros sourcils. Voici comment l’un de ces vieillards insensés traduit parfois son naïf patriotisme. Regardant avec Arlequin des vaisseaux qui entrent dans le port : « Que disent les gens qui montent celui-ci ? demande-t-il. — Ils disent : Yes, yes. — Ce sont des amis. Et cet autre ? — Ils disent : Oui, oui. — Ce sont aussi des amis. Et ce troisième ? — Ceux-là disent : la, ia, — la ! ia ! Ce sont des porcs ! » — Le favori du public romain est aujourd’hui Cassandrino, petit vieillard élégant et propret, aimable et fin, avec le cœur crédule des vieux garçons. Se marie-t-il à quelque Babet, le titre qu’il prend alors à Sganarelle n’a plus rien d’imaginaire.

Mais quels sont ces gens qui viennent de Naples et s’avancent « d’un pas mustaphique, c’est-à-dire cheminant superbement les mains sur les costés, comme pots à anses, dédaignant moustachiquement tout ce qu’ils rencontrent[5] ? » À ce pourpoint rouge et jaune, à ce manteau barbelé, à ce chapeau de feutre roux surmonté d’une plume de coq rouge, à ce nez d’aigle, à cette rapière, à ces vastes bottes enfin, reconnaissez Spavento, Matamores et Fracasse, braves à trois poils, qui reçurent dans un endroit où il faisait fort chaud cette furieuse blessure vous savez où. Ils ont pour aïeul le général Bombomachides, petit-fils de Neptune. Ils mangent quelquefois comme Gargantua et sont plus souvent rossés comme Pierrot ; mais ils sont magnanimes et pratiquent volontiers l’oubli des injures. « Ils m’ont bien battu, mais je leur en ai dit ! » Ils finissent ordinairement par prendre du service sur les galères du roi. Falstaff est leur cousin, et Marco-Pepe, de Rome, qui embourse dix-neuf coups de nerf de bœuf sur vingt, marche dignement sur leurs traces. Les Romains prétendent seulement que Marco-Pepe est un Napolitain naturalisé.

Au-dessus, et bien au-dessus de ces principaux types qui représentent dans une mesure plutôt comique qu’exagérée les sottises et les malices de la bête humaine, se dresse cette figure vraiment extraordinaire, vraiment monstrueuse, de Polichinelle. C’est d’ailleurs le plus ancien et le plus noble. Il est né, dit’on, à Atella, entre Naples et Capoue ; mais son origine est plus haute, et son galbe grotesque se retrouve dessiné sur certains débris de la vieille Babylone et de l’antique Égypte. Était-il l’incarnation typique des élémens impurs adorés par les croyances païennes, ou bien représentait-il déjà la négation ironique des idéales destinées promises à l’homme ? C’est aux souvenirs osques qu’il doit surtout ses habitudes brutales, et aux orgies de Caprée, dont-il fut le témoin, ses cruautés lascives. Comme Mardoche, il a fait ses classes de bonne heure, et acquis de la vie une rude expérience ; son enfance a été malheureuse : sa nourrice l’ayant laissé tomber sur le dos, puis sur le ventre, il en est résulté ces deux bosses qui ne l’empêchent pas de réussir auprès des femmes, car il sait être avec elles insolent et caustique. Tout jeune, il avait cette voix de poulet qui lui a fait donner son nom [pullus gallinaceus, pulcino, pulcinella), et que la pratique lui a conservée. Ce qui distingue Pulcinella, c’est son froid égoïsme et sa férocité goguenarde. Il est pourtant bonhomme, et il est parfois de belle humeur : c’est qu’il vient d’administrer à la morale une volée de coups de langue, au commissaire une volée de coups de bâton. À qui croit-il hors de lui-même ? Il fut un temps où il croyait au diable ; mais depuis qu’il l’a rossé et que Punch a tué Old-Nick, il est tombé dans un effrayant scepticisme et un profond découragement. Les enfans profitent de cet intervalle pour l’embrasser. « O Polichinelle, disait Charles Nodier toi dont la tête de bois renferme essentiellement dans sa masse compacte et inorganique tout le savoir et tout le bon sens des temps modernes ! »

Les figures secondaires de la comédie improvisée sont innombrables ; il en est quelques-unes que leur présence habituelle a rendues nécessaires et typiques, celles d’abord qui représentent la loi, la force, la justice, la morale… et l’hygiène. Les apothicaires et les médecins de Molière sont présens à la mémoire de tous ; le plus renommé en Italie, c’est le docteur bolonais Grazian Baloardo. On voit d’ici le notaire avec sa perruque à huit marteaux, sa robe noire, son nez bourgeonné, ses énormes lunettes, sa canne d’une main, son portefeuille de l’autre, plume à l’oreille. Alfred de Musset a fixé en deux lignes cette figure égrillarde et gourmande dans maître Capsucefalo, le notaire de la charmante comédie de Bettine. Tout cela se complète du procureur, du commissaire et du sbire. Une création napolitaine, Tartaglia, résume tour à tour ces différens types. George Sand, dans un de ses derniers romans, Daniella, a tracé de Tartaglia comme caractère italien de réalité moderne un très curieux portrait.

On a vu les pères et les valets, voici les enfans et les servantes. Ici les libertés de l’improvisation sont nécessairement contenues en de certaines limites, et la part de l’originalité est moins grande. Les amoureux ne se font remarquer que par une nullité profonde. Complètement conduits par leurs valets, on pressent qu’ils auront plus tard le sort de leurs pères. Ce ne sont pour le moment que héros de galanteries, pâture d’usuriers, mannequins pavoises de rubans, bourrés de madrigaux et ruisselant d’eaux de senteur. Il n’en faut point tant d’ailleurs pour toucher Clarice et soumettre Lucrèce : « Que vous êtes jolie ! — Vous êtes bien obligeant. — Oh ! point, je dis la vérité. — Vous êtes bien joli aussi, vous ! — Tant mieux ! Où demeurez-vous ? Je vous irai voir. » Lelio prête-t-il directement le flanc au ridicule : il devient alors le beau Léandre, ignorant, maladroit, poltron, recevant à l’endroit voulu les coups de pied destinés à Pierrot. Colombine, à laquelle il daigne parfois descendre, fait fi de sa noblesse et lui préfère Arlequin. — Naturellement les filles sont plus intéressantes. Il faut si peu de chose pour composer un caractère de femme à la scène ! Avec quelques nuances seulement d’Isabelle et de Silvia, Molière fait Agnès et Henriette. — Les soubrettes enfin sont vraies maîtresses de Mascarille et vraies filles de Brighella : paysannes malicieuses ou confidentes rusées, elles trompent pères, maîtres, tuteurs, maris, amans, pour le moindre bijou, que dis-je ? pour le seul plaisir de tromper.

Enfin il ne faut pas oublier ce monde si curieux de comparses et de bouffons qui s’agite au dernier plan, et que Callot a si bien reproduit dans ses Petits Danseurs. M. Maurice Sand a rassemblé sur ce sujet de nombreux et intéressans détails. On sait que le véritable titre de ce recueil de Callot est i Balli di Sfessania (danses fescenniennes). Fescennia, petite ville de la Gaule Cisalpine, dont les ruines se voient encore à un quart de lieue de Galesa, peut disputer aux traditions grecques et osques, aux influences napolitaines, l’honneur d’avoir répandu dans le nord de l’Italie la commedia dell’ arte. Toujours est-il qu’elle donna naissance à une spécialité de bouffons que les Romains appelaient mimi septentriomis, qu’elle inventa un genre de vers satiriques, de nature primitive et d’expression grossière, dont Horace a dit :

Fesccanina per hunc inventa licentia morem
Versibus altérnis opprobria rustica fudit.


Les acteurs fescenniens dansaient presque nus en s’accompagnant de castagnettes ; ils font suite directe aux acrobates grecs, aux funambules latins et aux phallophores de Sicyone. Qui n’a feuilleté les dessins de Callot ? Qui ne se rappelle ces créatures longues et osseuses, vêtues d’habits collans, ces mimes barbus enveloppés dans de larges pantalons, portant longue plume au chapeau et sabre de bois ? Qui ne se souvient de Pasquariello et de Cucorongna, de Trastullo baisant la pantoufle de Lucia, de Franca-Trippa et de Fritellino, qui dansent en s’accompagnant l’un de son sabre de bois, l’antre d’une mandoline ?

Telle apparaît au premier coup d’œil l’immense variété de personnages qui peuplent la comédie improvisée. M. Maurice Sand les a tous soigneusement décrits, en cherchant la raison de leurs mille nuances dans les circonstances locales et aussi dans le jeu varié des bouffons célèbres qui ont tour à tour rempli ces rôles. Un fait digne de remarque, c’est le peu d’importance du faiseur de libretti à côté du type dramatique et du comédien.. Toute la part de l’auteur consistait dans un canevas léger que l’acteur développait à son gré et sans efforts. Il lui suffisait de se laisser aller à l’inspiration du moment, assuré qu’il était, en obéissant à ses seuls instincts, de satisfaire un public qui, au lieu de juger, ne demandait qu’à partager la sensation. Aussi la supériorité de la commedia dell’ arte sur la comédie noble et soutenue réside-t-elle plutôt dans l’interprétation que dans la conception. Il n’eût pas fallu à l’Italie moins qu’un Molière pour composer la comédie de caractères avec la comédie improvisée. Quelques-uns tentèrent cette difficile transformation. Au premier rang, M. Maurice Sand place Angelo Beolco, dit Ruzzante ( bouffon), qui naquit à Padoue au commencement du XVIe siècle. Ruzzante fut-il supérieur à Gozzi comme inspiration humoristique, à Goldoni comme fine observation et facilité heureuse ? Il est permis d’en douter. Quoi qu’il en soit, il faut tenir compte à Ruzzante d’avoir voulu, avec une intelligence de l’art que ne soupçonnèrent pas ses contemporains, donner à l’Italie un théâtre écrit véritablement national. Acteur et auteur, comme Shakspeare et Molière, il fut le premier, avec Calmo et Molino, qui rédigea ces improvisations que les autres poètes oubliaient quand ils avaient quitté la scène. On sait que les artistes et les jeunes gens nobles se faisaient un honneur de monter sur les planches et d’y interpréter la commedia dell’ arte. Hoffmann, dans un de ses meilleurs contes, nous a montré Salvator Rosa jouant, avec quelle verve ! le rôle de signor Formica au théâtre romain de Nicolo Musso, et il l’a entouré de véritables types scéniques, tels que messer Pasquale Capuzzi, le docteur Splendiano Accoramboni, et l’infortuné nain Phichinaccio. Si Ruzzante n’atteignit pas complètement la comédie de caractères, il opposa du moins la comédie réelle à la comédie de convention. Presque tous ses personnages restèrent au théâtre comme des figures typiques, entre autres Truffaldin.

Enfin en 1528 Ruzzante composa sa première comédie en prose, où chaque rôle était écrit dans un dialecte différent. Il y avait là sans doute un grand progrès pour l’étude de mœurs et l’observation de la nature, mais n’était-ce point aussi enlever à la commedia dell’ arte le caractère général qui eût pu tôt ou tard la transformer ? Ruzzante voulait cette séparation complète, car il dit lui-même : « Personne ne veut plus parler sa langue, on veut contrefaire les Florentins ; c’est comme si moi, qui suis de Padoue, je voulais écrire en allemand ou en français. » Ce ne fut du reste que dans les dernières années de sa vie, — il mourut à quarante ans, — que Ruzzante eut l’idée d’écrire et de mettre en ordre la plupart de ses pièces. Tempérament mélancolique et railleur, délicat observateur des nuances, patriote éloquent, Angelo Beolco est lui-même un caractère curieux et sympathique. Des éclairs de tristesse et de vraie passion viennent illuminer sa gaieté bouffonne. L’observation directe qu’il faisait de la nature lui a inspiré quelques scènes d’une vérité et d’une beauté saisissantes. Avec lui, le cœur humain apparaît pour la première fois dans les types de la commedia dell’ arte. On peut en juger par le dialogue suivant, où l’analyse morale tient la première place. Messer Andronico a enlevé au paysan Bilora sa femme Dina. Bilora, qui aime sa femme et la regrette, vient la trouver et lui tient simplement ce langage : « Viens-t’en avec moi, sœur de ma foi, et je te tiendrai encore pour bonne et chère, comme tu l’étais auparavant. — Bonsoir, me voici, puisque tu m’as demandée. Comment te portes-tu ? Tu te portes bien ? — Moi ? bien, et toi ? — Avec l’aide du ciel. Je ne me trouve cependant pas trop bien, si tu veux que je te dise la vérité. Je suis assommée de ce vieillard ! Il est à moitié malade, il tousse toute la nuit à m’empêcher de dormir. À toute heure, il vient et revient me chercher pour me tourmenter, me prendre dans ses bras et m’embrasser. — Eh bien ! dis-moi, ne veux-tu pas retourner dans ta maison, ou veux-tu rester ici avec ce vieux, dis ? — Moi, je voudrais bien revenir, mais lui ne le veut pas. Il ne veut pas non plus que tu viennes ici. Si tu savais les attentions qu’il a pour moi, les caresses, qu’il me fait ! Par la fièvre ! il me veut joliment du bien, et j’ai grandement du bon temps avec lui. — Mais qu’importe qu’il ne veuille pas, si tu veux, toi ? Je vois bien le manège : tu ne le veux pas non plus, et tu me contes quelque mensonge. Eh ! dis ? — Que te dirai-je ? Je voudrais et je ne voudrais pas (vorràe e si no vorràe ). »

Cette scène de Ruzzante rend d’une manière bien pénétrante d’une part l’égoïste coquetterie innée aux plus misérables filles d’Eve, de l’autre cette douleur naïve et hébétée, ce regret, ce dévouement, ce pardon tacite où se condensent évidemment dans leur état embryonnaire tous les sentimens de l’homme. Si une pareille douleur fait avec la dignité et la morale des compromis dont la conscience ne peut plus rougir, comme la pente vers le meurtre devient facile ! Le drame se complète par un monologue où les indécisions et les désespoirs de la créature qui n’a que des instincts sont exprimés dans leur véritable langage. Bilora attend messer Andronico devant sa maison. Le tuera-t-il ? ne le tuera-t-il pas ? Écoutons-le. « Ce vieux a ruiné ma vie. Il vaudrait mieux qu’il fût mort et mis en terre. Si j’en croyais ma rage, je l’y aiderais bien. J’y pense ! quand il sortira de chez lui, je lui dirai son fait, et le malmènerai si bien qu’il en tombera tout de suite par terre, et alors, moi de taper dessus, en long, en travers, à lui faire sortir les tripes et la vie. Oui, mais il criera de peur, si je fais ainsi… Il vaut mieux procéder comme les soldats espagnols, il n’aura pas le temps de dire huit paroles. Tirons un peu mon coutelas de sa gaine ; voyons si la lame en est luisante. Par le cancre ! elle ne l’est guère, il n’en aura pas trop peur ; mais moi, Bilora, je saurai bien lui dire des injures épouvantables. Vieux maudit ! puisses-tu venir vite ! Je te veux d’abord enlever la peau des reins, et je te mène et je t’en donne tant et tant que je t’aurai bientôt tué ! Je lui prendrai ses vêtemens, je les emporterai, et pour n’avoir pas à craindre les dépositions, je les vendrai, ainsi que mon manteau, pour acheter un cheval et m’en aller bien loin. Je me ferai soldat, je vivrai dans les camps, parce que maintenant j’ai horreur de ma maison. Je la cède à qui la veut. Ah ! que je voudrais qu’il sortît ! Chut ! le voici !… le voilà sorti ! Le moment est bon, pourvu qu’il ne vienne personne. Il vient ! Ah ! maintenant il ne m’échappera plus ! »

En dehors des souvenirs de la représentation, la commedia dell’ arte n’a cependant laissé dans la littérature italienne aucun de ces monumens durables que fonde ordinairement en tout pays l’expression spontanée du génie national. Les types même les plus populaires finissent par être délaissés. Arlequin, Brighella et le docteur ne se démènent plus guère qu’au milieu des fantoccini. Trois types nouveaux ou renouvelés, mais sans grande originalité, occupent aujourd’hui l’Italie : Stenterello à Florence, Meneghino à Milan, Gianduja à Turin. Les bouffons créés en France à l’imitation italienne du XVIe au XVIIIe siècle ne se retrouvent plus que dans les déguisemens de carnaval. Ce n’est pas d’ailleurs sans raison que ces types se modifient et s’amoindrissent. À mesure que se répand le souffle de la liberté, que la civilisation fait des progrès, que les individus apprennent à se connaître et les peuples à se gouverner, la part laissée aux instincts diminue chaque jour. Or les types de la comédie improvisée personnifiaient surtout les divers instincts soit naïfs, soit artificiels de la nature humaine. Un inévitable défaut de caractère individuel les transformait peu à peu en abstractions incolores. Pour en sauver la monotonie, il ne fallait rien moins que les ressources satiriques du génie italien, que sa particulière intelligence de la bouffonnerie, qui trouvait dans l’improvisation un moyen d’éviter la censure et de braver la persécution politique ou religieuse. Enfin, malgré ce qu’elle a de charmant, de curieux et d’humoristique, malgré ce qu’elle prête à la connaissance des habitudes intimes de tout un peuple, on peut se demander si la commedia dell’ arte n’a pas exercé sur les destinées de la littérature dramatique en Italie une influence regrettable, si la faveur exclusive dont elle jouissait auprès du public n’a pas singulièrement contrarié le développement de la comédie de mœurs et de caractère. Ses masques sont-ils donc autre chose que des figures conventionnelles qui, en désignant constamment sous le même costume le même vice ou le même ridicule, n’éprouvent à le généraliser ! aucune difficulté ? La comédie de l’art fait bon marché de l’harmonie, de la vraisemblance et de la progression de l’intérêt dramatique, pour s’attacher uniquement à l’imprévu. Les procédés qu’elle emploie se dérobent à l’étude pour ne relever que de la fantaisie. De plus, condamnée à se renfermer dans les étroites limites de la bouffonnerie, elle se refuse toute excursion dans le domaine des sentimens véritablement élevés, véritablement moraux. Voltaire en avait fait la judicieuse remarque. « Goldoni, dit-il à propos de la fameuse apostrophe du Menteur, n’a pu imiter dans son Bugiardo cette belle scène de Corneille, parce que Pantalon Bisognosi, marchand vénitien, le père de son menteur, ne peut avoir l’autorité et le nom d’un gentilhomme. Pantalon dit simplement à son fils qu’il faut qu’un marchand ait de la bonne foi. »

On attribue volontiers à l’influence de la comédie de l’art quelques-uns des chefs-d’œuvre de Molière ? mais Molière a su simplement faire valoir cette forme dramatique et se l’approprier. Attachait-il d’ailleurs une souveraine importance à ces imbroglios destinés aux divertissemens de la cour ? Il les écrivait rapidement, et la main du maître ne pouvait faire moins que d’y laisser son empreinte. On connaît la réponse railleuse de ce grand génie à quelque esprit intelligent qui s’inquiétait sans doute de ces imitations italiennes : « J’ai vu le public quitter le Misanthrope pour Scaramouche, j’ai chargé Scapin de le ramener, n Il n’est donc pas vrai de dire, et le vieillard qui applaudit le premier aux Précieuses ridicules le savait bien, que sans la commedia dell’ arte Molière n’eût pas créé la véritable comédie française. Elle n’est pas dans l’Amour médecin ou le Mariage forcé, la véritable comédie française : elle est dans Tartufe, elle est dans le Menteur, elle est dans l’étude des caractères, et non pas dans l’adroite mise en scène de situations comiques ou dans le défilé interminable des caricatures réalistes. On serait presque tenté de voir un retour direct à la commedia dell’ arte dans cette latitude laissée aujourd’hui à l’acteur de suivre l’inspiration du moment, dans ces mouvemens mécaniques et prévus de marionnettes agaçantes qui n’ont ni caractère ni personnalité. Cette fâcheuse tendance est malheureusement trop visible, et n’a-t-elle pas pour origine l’erreur ou l’orgueil de l’écrivain, trop disposé à nous présenter le premier ridicule grossi par un acteur vulgaire comme une faculté générale et typique ?

Toutefois, si l’on détourne les yeux de ces tourmens stériles de l’improvisation moderne, il faut rendre dans le passé pleine et entière justice à la comédie de l’art. Reflet capricieux de la plus mobile fantaisie, elle était composée d’élémens si subtils, qu’ils pouvaient difficilement se grouper et prendre corps dans une œuvre. Avec ces qualités fugitives, avec les attraits si fragiles de l’imprévu, elle a gouverné pendant des siècles cette race ardente,

Ce peuple ami de la gaité,
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange,


cette nation amoureuse des contemplations extérieures, qu’attiraient d’un autre côté les formes les plus pures et les plus sévères expressions du beau plastique. Mais la meilleure part de gloire de la commedia dell’ arte, son droit le plus certain à revendiquer dans le domaine de la pensée une place supérieure, c’est l’influence qu’elle a exercée sur certaines imaginations. Illuminez un peu son obscur théâtre, et aussitôt vous verrez se grouper autour d’elle tous les esprits inquiets, toutes les âmes mécontentes de la réalité, ces poètes, ces musiciens, ces peintres, qui ne peuvent saisir leur idéal que dans le rêve et l’hallucination. C’est elle qui leur ouvre les portes des régions fantastiques où ils s’égarent ; c’est elle qui leur montre, agissant et parlant, ces êtres bizarres dont, ils soupçonnent les monstruosités morales et les difformités physiques. Callot, Charles Gozzi, Hoffmann, ces débauchés de la fantaisie, venaient chercher là l’enveloppe matérielle de leurs créations, et leur pensée, comme un papillon aux mille couleurs, s’échappait féconde et vive de ces chrysalides indécises de la bouffonnerie italienne, dont il faut encore une fois remercier M. Maurice Sand d’avoir établi la classification et raconté l’histoire avec la verve du peintre soutenue par la curiosité de l’érudit.

Eugène Lataye.

  1. 2 beaux volumes grand in-8o ; texte et dessins par Maurice Sand, gravures par A. Manceau, chez Michel Lévy.
  2. Voyez les études de MM. Ferrari, Ch. Magnin et Frédéric Mercey.
  3. Sanniones, bouffons.
  4. La troupe italienne appelée à Paris en 1645 par Mazarin commença à donner des pièces françaises le 22 janvier 1682 ; elle occupait alors, après la réunion des théâtres français, la salle de l’hôtel de Bourgogne. Évariste Gherardi, qui en devint le directeur, lui fit représenter un grand nombre de ses ouvrages. La plupart, qui offrent une alliance curieuse de l’esprit français et de la bouffonnerie italienne, sont réunis sous ce titre : Le Théâtre-Italien, ou le Recueil de toutes les Comédies et Scènes françoises jouées par les comédiens italiens du roy pendant tout le temps qu’ils ont été au service.
  5. Œuvres de Tabarin.