Essais et Notices — La Dombes

premiers de France pour l’étendue des terrains drainés. De plus, dans l’intervalle que lui laissent ses travaux, M. Dubost vient de publier une excellente étude sur cette partie du département de l’Ain qu’on appelait autrefois la principauté de Dombes, et qui forme aujourd’hui l’arrondissement de Trévoux.

La Dombes est un vaste plateau de près de 100,000 hectares, borné à l’ouest par la Saône, à l’est par l’Ain, au midi par le Rhône. Quand on sort des rians paysages de la Bresse pour mettre le pied sur ce plateau, les prairies verdoyantes disparaissent, et à leur place s’étendent d’immenses flaques d’eau où de chétifs animaux cherchent dans la vase une chétive nourriture. Les cultures riches et variées font place à de maigres récoltes, à des champs nus ou couverts de fougères, et parsemés de loin en loin de quelques bouleaux. L’homme lui-même a pris le cachet du pays ; la fièvre l’a rabougri, et, si loin que le regard puisse s’égarer, on aura bien vite compté les rares demeures des habitans. D’où vient cet aspect désolé ? Quelle cause a semé sur cette vaste surface la fièvre et la pauvreté ?

Le plateau de la Dombes n’est pas précisément plat ; le point le plus élevé est à 300 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 130 mètres environ au-dessus de la Saône. Tous les cours d’eau y ont une pente suffisante pour un rapide écoulement. Le sol n’y est pas monotone et dépourvu d’accidens, chaque vallée principale se subdivise en vallées secondaires, qui, en se ramifiant elles-mêmes, forment une succession d’ondulations aussi agréables à l’œil que favorables à la culture ; mais ces avantages sont fort atténués par la nature géologique. M. Dubost entre à ce sujet dans les détails les plus précis, d’après les travaux de MM. Élie de Beaumont, Emile Benoît et Pouriau. La première couche, formant le sol arable, est un composé de silice et d’argile ; la seconde couche, ou sous-sol, une argile ferrugineuse d’une profondeur moyenne de 9 à 10 mètres ; la troisième, un gravier perméable et calcaire d’une grande épaisseur, et qui n’affleure à la surface que dans la coupure des vallées principales. Cette constitution a l’inconvénient naturel de retenir les eaux à la superficie jusqu’à ce que l’évaporation les fasse disparaître.

Un grand écart des températures moyennes, des chaleurs intenses en été, des froids rigoureux en hiver, une énorme quantité d’eau pluviale, la persistance des vents du nord et la fréquence des orages, tels sont les caractères généraux du climat dans cette région de la France. La quantité d’eau pluviale que reçoit la Dombes est presque double de celle qui tombe annuellement sous le climat de Paris, et cependant le nombre des jours pluvieux y est inférieur ; il n’y a en moyenne que 115 jours de pluie par an. Ce qui manque le plus à la Dombes, ce sont des abris ; de mémoire d’homme, on n’a cessé d’y défricher les bois et de détruire les rideaux d’arbres. La partie centrale, la plus élevée et par conséquent la plus accessible au vent, est aussi la plus déboisée. Les cours d’eau, par le défaut de curage et d’entretien, ont été encombrés et rétrécis, et ne présentent plus qu’un débouché insuffisant. Les pluies torrentielles n’étant pas rares, il en résulte des débordemens périodiques. Les eaux pluviales sont très chargées d’ammoniaque, et par conséquent très fertilisantes ; mais on a négligé jusqu’ici de les utiliser pour la culture. On a remarqué que les momens de l’année où les fièvres sévissent avec le plus d’intensité, c’est-à-dire les mois d’août et de septembre, coïncident avec l’époque où l’évaporation est la plus forte et où l’atmosphère est par conséquent plus chargée d’ammoniaque.

Ces faits expliquent l’insalubrité de la Dombes, cause première du défaut de culture et de population ; mais M. Dubost fait remarquer que les vices du sol et du climat sont loin d’être invincibles. Depuis quelques années, un service spécial d’ingénieurs a été organisé aux frais de l’état pour le curage et l’élargissement des rivières ; quelques années encore, et le plus grand danger des pluies excessives sera conjuré. En même temps, d’heureuses expériences ont démontré que, sur beaucoup de points, le drainage tubulaire réussit parfaitement ; sur d’autres, des défoncemens et des labours profonds ont amené une amélioration sensible. Le sol arable contient une dose de calcaire très faible et insuffisante pour entretenir une forte végétation ; mais la couche de gravier calcaire qui soutient le sous-sol peut être utilisée pour des marnages dans le voisinage des points d’affleurement. La Dombes est d’ailleurs entourée de pays calcaires, où la chaux se fabrique pour l’exportation. On peut s’y procurer aujourd’hui la chaux à raison de 1 fr. 25 c. l’hectolitre.

Malheureusement l’insalubrité naturelle de la Dombes a été fort accrue par une cause artificielle qui se retrouve dans d’autres parties de la France, mais qui n’a pris nulle part un aussi grand développement : c’est l’établissement de nombreux étangs. Ainsi que tous les hommes fortement convaincus, M. Dubost exagère l’influence des étangs en les présentant comme la cause unique de l’insalubrité : à coup sûr, il ne se trompe pas en leur attribuant une action pernicieuse sur la santé et la force des habitans. Si ce n’est pas la seule cause du mal, c’est une des plus puissantes.

La population de l’arrondissement de Trévoux est, d’après le recensement de 1856, de 90,000 habitans, ou 61 en moyenne par 100 hectares ; mais la répartition de cette population est très inégale : extrêmement dense sur les bords de la Saône, du Rhône et de l’Ain, elle va en se raréfiant à mesure qu’on se rapproche du centre. La population de la Dombes d’étangs proprement dite est de 25,000 habitans sur une surface de 76,000 hectares, ou de 33 en moyenne par 100 hectares. Considérée en elle-même, cette population dépasse celle des grandes Landes, de la Sologne, de la Brenne, des cantons montagneux de la Lozère et des Alpes ; mais M. Dubost fait remarquer qu’elle ne s’accroît pas naturellement par l’excès des naissances sur les décès, et qu’elle ne s’entretient que par une immigration constante des pays voisins. Attirés par l’appât de salaires élevés, les travailleurs des environs viennent volontiers s’y établir, bien qu’ils paient tous un large tribut à ce climat inhospitalier. D’après d’autres renseignemens, il y aurait en Dombes un excédant régulier de naissances sur les décès, mais si faible qu’il ne contrarie pas l’assertion de M. Dubost. La durée moyenne de la vie est de vingt-huit ans, c’est-à-dire équivalente à la moyenne nationale avant 1789 et inférieure à peu près d’un tiers à notre moyenne actuelle ; dans quelques communes, elle n’est que de dix-huit à vingt ans.

Pendant qu’un bon valet de ferme se contente d’un gage de 200 fr. dans les pays environnai, il n’exigera pas moins de 300 à 350 fr. en Dombes, et cette élévation des salaires s’aggrave encore des interruptions de travail que rend fréquentes l’invasion des fièvres. Par suite de ces interruptions, le salaire moyen doit être au moins de 2 fr. 50 c. par journée de travail effectif. De plus, lorsque vient l’époque de la moisson et du battage, la Dombes n’a plus assez de bras par elle-même. Alors des pays voisins vient s’abattre une véritable armée de travailleurs temporaires ; leur salaire, qui leur est payé en nature, consiste dans le cinquième environ du produit de la récolte ; c’est ce qu’on nomme les affanures. En sus de cette proportion déjà énorme, ces ouvriers sont nourris.

La Dombes était autrefois composée de grandes terres appartenant aux principales familles de France, au clergé, à la magistrature de Lyon. Quelques-unes de ces terres sont restées aux héritiers naturels de leurs anciens possesseurs ; la plupart ont été aliénées ou partagées. On y trouve quelques propriétés au-dessus de 1,000 hectares, celles de 200 à 500 sont fort nombreuses, celles au-dessous de 100 hectares fort rares ; on peut fixer à 200 hectares l’étendue moyenne. C’est, comme on voit, un pays de grande propriété. La rente nominale du sol peut être évaluée à 24 ou 25 fr. par hectare, mais l’impôt et les mécomptes de tout genre la réduisent à 18 ou 20.fr. La plupart des propriétaires ne résident pas, l’insalubrité les éloigne ; ils habitent Lyon ou les bords de la Saône, et ne viennent que de loin en loin faire quelques parties de chasse ou chercher leurs revenus. Il y a vingt ans environ, vers 1840, la Dombes a paru un moment se régénérer : un grand nombre de capitalistes lyonnais y ont fait des acquisitions et ont entrepris des améliorations agricoles ; ce mouvement, mal dirigé, a dissipé inutilement beaucoup de capitaux. À la suite de la révolution de février, de nombreuses catastrophes ont éclaté, qui ont rejeté le pays dans l’abandon.

M. Dubost explique fort bien les causes de ces déplorables échecs ; ce sont les mêmes qui se retrouvent partout, et qui ont donné une si mauvaise réputation aux entreprises agricoles en général. Ces cultivateurs inexpérimentés ont voulu tout faire à la fois : ils ont commencé par immobiliser une grande partie de leurs capitaux dans des constructions dispendieuses, des châteaux, des fermes immenses ; ils ont étendu leurs terres arables bien au-delà de ce que permettaient leurs ressources en engrais, employé inconsidérément la chaux, qui est à la fois le plus utile et le plus dangereux des stimulans ; ils ont desséché et défriché à tort et à travers, élevé à l’excès la demande de travail, par conséquent le taux des salaires et le prix des matériaux. Cette règle n’a pas d’ailleurs été sans exception ; M. Dubost annonce que, dans une seconde partie de son travail, qui doit paraître plus tard, il racontera en détail des succès agricoles aussi éclatans que les revers, et qui prouveront qu’en aucun pays le sage emploi des capitaux n’est appelé à jouer un rôle plus fécond.

Dans l’état actuel, les propriétaires, ne résidant pas, sont forcés de confier à d’autres l’exploitation du sol. La culture est plus divisée que la propriété, sans l’être beaucoup ; l’étendue du plus grand nombre des domaines est comprise entre 40 et 60 hectares ; on peut fixer à ce dernier chiffre la contenance moyenne. Le capital d’exploitation est évalué à 110 francs par hectare de la superficie totale et à 150 francs par hectare en culture. Comme dans toute la moitié méridionale de la France, ce capital n’appartient pas à la culture, mais à la propriété. Le mode d’exploitation est tantôt le fermage, tantôt le métayage : on peut dire assez exactement que la moitié des exploitations est soumise au premier de ces régimes, et l’autre moitié au second. Sous ce rapport, la Dombes paraît encore supérieure à la moyenne de la France méridionale, où la proportion des métayers aux fermiers est beaucoup plus grande ; mais il y a fermiers et fermiers, et ceux de la Dombes ne paraissent pas appartenir à la meilleure espèce. N’ayant que de petits profits, ils ne s’en servent que pour vivre plus commodément, et ne songent à l’avenir ni pour eux ni pour le sol. L’institution déplorable des fermiers généraux, qui se maintient dans d’autres parties du centre, et qui existait autrefois dans toute la Dombes, n’y a plus qu’un très petit nombre de représentans.

La surface des quarante-deux communes qui forment plus spécialement la Dombes d’étangs peut se décomposer ainsi :


Hectares
Étangs 14,000
Bois 12,000
Terres arables 34,000
Prés 8,000
Pâturages 4,000
Bâtimens, chemins, cours, etc 4,000
Total 70,000 hectares.

Les étangs couvrent donc le cinquième environ de la surface totale. Ils sont établis dans le creux des vallées secondaires ou dans les plis de terrain qui viennent y aboutir ; les eaux y sont retenues par des chaussées transversales à la pente du sol. On les trouve fréquemment disposés en chapelet, c’est-à-dire à la suite l’un de l’autre, et séparés par une seule chaussée. Ces étangs sont alternativement couverts d’eau et cultivés en céréales ; la période en eau porte le nom d’évolage et dure généralement deux ans. La période de culture porte le nom d’assec et ne dure qu’une année. Rien de plus compliqué que la propriété : non-seulement l’évolage et l’assec appartiennent le plus souvent à des propriétaires différens, mais encore il se rencontre quelquefois que l’évolage d’un même étang a plusieurs propriétaires, et plus fréquemment l’assec en a un nombre considérable. Les propriétaires de pies ou parcelles d’assec ont sur l’évolage des droits d’abreuvage et de pâturage, à moins qu’ils ne les aient aliénés. Enfin les étangs sont soumis à des servitudes les uns à l’égard des autres par leur position réciproque.

Ces étangs n’existaient pas au XIIIe siècle : les redevances féodales exigées des vassaux par les seigneurs jusqu’à cette époque ne font pas mention du produit des étangs ; celles dont on a retrouvé les titres portent sur le blé, le seigle, l’avoine, le foin, le vin, le miel ; aucune n’est stipulée en poisson. Les documens du temps attestent d’ailleurs que le pays, était autrefois couvert de villages et de mas nombreux dont on ne retrouve aujourd’hui les traces qu’en fouillant le sol, et notamment celui des étangs. Des paroisses ont entièrement disparu, et les églises des paroisses actuelles sont toutes trop grandes pour la population. M. Dubost fait à ce sujet une observation ingénieuse qui mérite d’être vraie : le morcellement actuel de l’assec serait, suivant lui, le reste d’un ancien morcellement du sol qui aurait survécu à l’établissement des étangs, et qui attesterait dans une certaine mesure l’ancienne densité de la population. On attribue aux guerres féodales des XIVe et XVe, siècles la dépopulation du pays. Ces causes, quelles qu’elles soient, n’ont pas été particulières à la Dombes, elles ont agi sur la France entière, car la population nationale avait diminué partout, après la guerre de cent ans contre les Anglais, dans une effrayante proportion. Ce qui est particulier à la Dombes, à la Brenne, à la Sologne, c’est la création des étangs à la suite de la dépopulation. L’ancien système de culture n’étant plus possible faute de bras, on imagina, partout où la nature du sol et l’abondance des eaux s’y prêtaient, ce nouveau mode d’exploitation. Le plus grand nombre des étangs de la Dombes datent des XVe et XVIe siècles ; on a sur leur origine des documens certains.

On trouve encore dans la coutume locale des marques évidentes de la faveur autrefois accordée aux étangs par la législation. Quiconque possédait un emplacement convenable pour une chaussée avait le droit d’en élever une et d’inonder les terrains supérieurs, à la charge de laisser aux possesseurs de ces fonds la jouissance de l’assec et les droits de pâture pendant la culture en eau, et de leur payer une indemnité réglée par arbitres et s’élevant en moyenne à la moitié de la valeur des fonds inondés. Ce privilège avait été poussé si loin qu’on avait dépouillé les fonds supérieurs de la faculté d’utiliser les eaux pluviales. Le possesseur de l’évolage avait la propriété absolue de ces eaux dans tout le bassin hydrographique qui alimentait l’étang. Pour que l’évolagiste eût intérêt à payer la moitié de la valeur des fonds inondés et à faire les frais de la construction d’une chaussée, il fallait que la valeur de l’évolage, aujourd’hui à peine égale à la valeur de l’assec, fût bien supérieure. Ce qui explique la vogue des étangs au moment où ils ont été créés, c’est le bénéfice exceptionnel qu’on retirait de la vente du poisson. Par sa position entre trois grands cours d’eau, la Dombes exportait son poisson non-seulement à Lyon, mais jusqu’en Savoie, en Dauphiné et en Provence. Le blé au contraire ne pouvait s’exporter que dans un rayon très restreint, le mauvais état des routes et les entraves de la législation y mettaient un obstacle infranchissable ; il était d’ailleurs obtenu trop chèrement et en trop petite quantité pour pouvoir donner lieu à un commerce quelconque, tandis que le poisson n’exigeait presque pas de main-d’œuvre, une fois la chaussée construite. Les mœurs religieuses avaient puissamment contribué à étendre ce débouché par la multiplicité des couvens et la fréquence des jours maigres ; bon nombre de congrégations étaient propriétaires en Dombes et y produisaient leur approvisionnement.

Un auteur local, nommé Collet, qui écrivait à la fin du XVIIe siècle, en 1695, s’est fait l’interprète de cette vogue. « Ces eaux, dit-il, rendent le fonds où elles ont croupi gras et fertile, sans autre fumier et amendement ; on y met du poisson qui croît, se nourrit, s’augmente et s’engraisse en peu de temps, et s’y multiplie à l’infini. La quantité de poissons qu’on a achetée cinquante ou soixante sols pour empoissonner un étang se vend après un an et demi ou deux ans deux cents francs au moins, car le prix le plus commun du millier d’empoissonnage est de trois livres, et le moindre prix des poissons de deux ans est de vingt livres le cent. Il n’y a donc aucune espèce de biens et de revenus plus considérables que ceux des étangs ; il n’y en a point de plus sûrs, parce que tout ce qui gâte les vignes et les blés ne fait aucun mal aux étangs. Nous ne devons pas porter envie aux autres provinces qui cueillent les vins les plus précieux, et qui ne passent pas un jour sans crainte et sans péril ; leurs revenus sont plus délicieux et plus recherchés, les nôtres sont plus sûrs. »

Un autre document du même temps et même un peu plus ancien, puisqu’il date de 1683, nous révèle cependant qu’une opposition aux étangs avait dès lors commencé à se produire ; c’était devenu une question de caste. Un édit bursal ayant mis un impôt de trois livres sur chaque cent de poissons, qui sortirait de la province, le premier syndic du tiers-état prit la défense de cet impôt dans un mémoire dont voici un passage : « Ceux qui ont intérêt à empêcher l’effet de cet édit sont messieurs de l’église et de la noblesse qui possèdent presque tous les étangs, le tiers-état n’en possédant pas la centième partie. Il serait avantageux au tiers-état que l’imposition fût si grande sur le poisson, que la noblesse et l’église fussent contraints de tenir toujours à sec leurs étangs, tant parce que l’air serait meilleur au pays, et l’on ne serait pas si sujet aux maladies, que parce qu’il abonderait en foins, dont ils sont en disette, les meilleurs fonds étant occupés par les eaux, et la province s’en peuplerait davantage. »

Malgré cette protestation, qui jette un jour curieux sur l’histoire du pays, messieurs de l’église et de la noblesse l’emportèrent, et pendant tout le cours du XVIIIe siècle on continua à bâtir de nouvelles chaussées et à créer de nouveaux étangs. La Dombes formait encore à cette époque une principauté particulière ; il y a un siècle à peine qu’elle a été définitivement réunie à la couronne, en 1762. Parmi les possessions de la fameuse Mademoiselle, la principauté de Dombes était considérée comme une des plus riches, et quand elle voulut faire reconnaître par Louis XIV son mariage avec Lauzun, ce fut cette principauté que le roi lui demanda en échange pour le duc du Maine. Jusqu’à la veille de 1789, le prince souverain de Dombes a eu son hôtel des monnaies, ses tribunaux, ses lois, sa chancellerie, ses états particuliers ; ses revenus étaient évalués à plus de 300,000 livres. Nul doute que le produit des étangs ne fût pour beaucoup dans cette richesse féodale. Une terre en Dombes a été longtemps, à cause de ce produit, très recherchée. Il paraît même que vers les premières années du siècle dernier les seigneurs déportèrent sur les bords de la Saône et du Rhône une partie de la population de l’intérieur pour être moins gênés dans l’exercice de cette industrie, et en vérité, le système des étangs une fois admis, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire.

Le dictionnaire d’Expilly, publié en 1764, vante la douceur du climat de la Dombes, la fertilité du sol, la sagesse de son gouvernement, et termine ainsi cette description flatteuse : a En un mot, la Dombes est un des meilleurs et des plus beaux pays du royaume. »

Encore aujourd’hui, après une baisse sensible dans le prix du poisson, on retire en moyenne tous les deux ans, par hectare d’étangs, 165 kilogrammes de poisson, qui, à 60 francs les 100 kilos pris sur la chaussée, forment une valeur de 100 francs environ. L’empoissonnement a coûté 15 francs, les frais de pêche sont de 10 francs ; restent 75 francs pour la rente du sol, l’impôt et le profit de l’exploitant pendant deux ans, soit à peu près 30 fr. par an pour le propriétaire. Le revenu de l’année d’assec paraît un peu plus élevé. Durant l’évolage, le sol s’est enrichi de détritus animaux et végétaux qui lui tiennent lieu d’une bonne fumure. Le quart de la surface annuellement en assec est habituellement cultivé en blé ; les trois autres quarts portent de l’avoine. Grâce à ce mode ingénieux d’exploitation, qui a été souvent décrit et vanté par les auteurs, le revenu du sol inondé dépasse beaucoup, soit comme produit brut, soit comme produit net, celui des terres arables environnantes. La culture en eau, considérée isolément, a donc encore des avantages apparens ; mais M. Dubost pense, comme le syndic du tiers-état de 1683, que ces avantages sont plus que compensés par l’insalubrité. Il fait d’ailleurs remarquer, avec le même syndic, qu’étant placés dans le fond des vallées, les étangs occupent les parties les plus naturellement fertiles, et qui donneraient dans tous les cas le plus de produits.

Le bétail ne souffre pas moins que les hommes de cette situation générale. L’espèce chevaline en Dombes a un passé brillant. L’histoire a conservé le souvenir de quelques chevaux dombistes montés par des rois de France et par des princes de la maison de Savoie dans des expéditions militaires. La création des étangs, en donnant aux chevaux un régime aqueux et de mauvaises conditions hygiéniques, a fait dégénérer la race. Le bétail à cornes est plus chétif encore ; il vit exclusivement dans de mauvais pâturages pendant huit mois de l’année, et ne reçoit d’alimens en hiver qu’avec une extrême parcimonie. Tout le foin récolté servant à nourrir les chevaux et les bœufs de travail, il ne reste pour les vaches et les élèves que de la paille. Il y aurait profit à réduire de moitié le nombre de ces animaux, pour les mieux nourrir, car ce n’est pas la quantité de bétail qui importe, c’est la quantité de fourrage à consommer. La Dombes n’a que peu de moutons, et beaucoup d’entre eux meurent de la cachexie.

M. Dubost estime que les 34,000 hectares de terres arables, déduction faite des étangs, des prairies et des bois, se divisent à peu près ainsi : une moitié en céréales d’hiver, un tiers en jachères, un sixième en cultures de printemps et d’été. Cette distribution, qui se retrouve dans toute la moitié méridionale de la France, est des plus vicieuses. C’est l’ancien assolement biennal, un peu amélioré, mais n’ayant pas encore perdu ses principaux défauts, l’étendue beaucoup trop grande consacrée aux céréales, et l’étendue non moins excessive des jachères. L’engrais manquant par suite de cette mauvaise distribution, on n’obtient en grains qu’une faible récolte : on évalue en moyenne le produit en froment, semence déduite, à 10 hectolitres par hectare, et le produit en seigle à 9. Voilà de bien pauvres rendemens, comparés avec ceux qu’on obtient dans les pays bien cultivés ; il ne faut pourtant pas s’imaginer qu’ils soient exceptionnels : ils égalent la moyenne attribuée à la France entière par les statistiques, et bien certainement ils dépassent la moyenne obtenue dans le centre et dans le midi. M. Dubost se laisse quelquefois entraîner par une ardeur bien naturelle ; en voyant le triste état de la Dombes, il force un peu les couleurs. Cette exagération n’était pas nécessaire. Qu’on puisse ou non en dire autant de bien d’autres pays, l’état de la Dombes n’en est pas moins regrettable en soi. La Bresse est un peu plus éloignée du débouché commun, elle n’a pas un sol beaucoup meilleur ; elle a été aussi couverte d’étangs, et elle est aujourd’hui deux fois plus riche.

D’après ce qui précède, on doit facilement deviner que M. Dubost conclut à la nécessité de dessécher les étangs. Ces étangs produisant aujourd’hui de l’engrais au lieu d’en consommer, le dessèchement serait fatal, s’ils étaient transformés en terres arables. Aussi n’est-ce pas des terres, mais des prairies, qu’il voudrait mettre à la place. Ces prairies arrosées augmenteraient dans une forte proportion la quantité des fourrages, et par conséquent des engrais. Il évalue à la moitié de la surface actuelle des étangs, soit 7,000 hectares, ceux qui pourraient être avantageusement convertis en prairies ; les 7,000 hectares restans devraient se changer en pâturages. En même temps, l’étendue des prairies artificielles et des racines devrait s’accroître, de manière à couvrir la presque totalité des jachères, et les 76,000 hectares de la Dombes d’étangs arriveraient à la répartition suivante :


Hectares
Prairies naturelles 15,000
Pâturages 11,000
Bois 12,000
Céréales d’hiver 17,000
Prairies artificielles, racines, etc 17,000
Cours, chemins, etc 4,000
Total 70,000 hectares

Il ne saurait être douteux que cette répartition, qui consacrerait à la production des engrais les trois quarts du sol en culture, ne fût infiniment supérieure à l’ancienne. La suppression des étangs ferait disparaître la principale cause de l’insalubrité, et la Dombes deviendrait ce qu’elle doit être par son extrême proximité d’un débouché comme Lyon, un des plus riches pays de culture de France.

L’unique question est dans la transition. M. Dubost évalue à 725 fr. par hectare les frais de transformation des étangs en prairies. Les élémens nous manquent pour discuter ce chiffre, nous ne pouvons que l’accepter. La conversion d’un étang de 10 hectares coûtera donc 7,250 fr. L’augmentation de valeur et de produit doit-elle être partout suffisante pour rémunérer une pareille dépense ? Même en supposant que la rémunération soit assurée, où trouvera-t-on les capitaux nécessaires pour cette entreprise ? Dans l’état actuel de la propriété en Dombes, et avec la direction si malheureusement imprimée aux capitaux depuis quelques années, il est peu probable qu’on arrive de longtemps à réunir les 5 ou 6 millions qu’exigera le dessèchement des étangs et la somme bien autrement considérable que demandera l’amélioration générale du sol. L’opération ne peut donc se faire que lentement, au fur et à mesure des ressources. Suivant l’habitude universelle en France, on n’a pas manqué d’invoquer en Dombes l’intervention de l’état pour venir en aide à la transformation désirée. Dans une certaine mesure, cette intervention est justifiée par la situation exceptionnelle du pays ; mais, si puissant que soit l’état, il ne peut pas tout. Outre qu’on ne saurait sans injustice imposer au reste de la France de trop grands sacrifices en faveur d’une localité quelconque, si intéressante qu’elle soit, quand tant d’autres auraient besoin de secours, il est difficile d’employer utilement sur un point donné au-delà d’une somme déterminée ; tout excès de crédit conduit au gaspillage. D’un autre côté, l’état ne peut pas procéder par voie de coercition pure et simple, et sans y joindre des secours en argent, à moins de violer le droit de propriété et de faire en définitive plus de mal que de bien. Son action légitime et efficace se trouve contenue dans d’assez étroites limites.

À une époque où l’on ne doutait de rien, en 1790, quelques communes de la Dombes demandèrent à l’assemblée nationale d’ordonner la suppression immédiate des étangs. Un propriétaire du pays, parfaitement compétent, Varenne de Fenille, écrivit sur ce sujet un très bon mémoire, publié dans le recueil de la Sociélé royale d’Agriculture de Paris. Varenne de Fenille ne peut être considéré comme un partisan des étangs ; il avait été au contraire fortement attaqué comme un novateur dangereux pour en avoir dit ce qu’en dit aujourd’hui M. Dubost. La première partie de son mémoire est consacrée à démontrer de nouveau contre ces attaques l’utilité du dessèchement ; mais dans la seconde il combat avec non moins de force ceux qui demandaient un dessèchement général et subit. « Cette proposition, dit-il, mettrait à la place d’un mal très grand un mal plus grand encore, en ce qu’elle aurait pour effet de métamorphoser les étangs en marais ; on dirait un homme qui, atteint d’une maladie grave et sachant qu’il doit prendre successivement plusieurs remèdes, proposerait à son médecin de les lui administrer tous le même jour. » C’est la même idée qui a été résumée plus tard dans ce distique latin :

Incidit in Scyllam curans vitarc Charybdim,
Et stagnum fugiens incidit in paludem.

Varenne de Fenille s’élève formellement contre toute idée d’employer la contrainte pour forcer les propriétaires à détruire leurs étangs ; le moyen qu’il propose consiste à imposer un peu plus les étangs en eau et un peu moins les étangs desséchés, afin d’amener les propriétaires à les dessécher progressivement, volontairement, sans commotion et sans violence.

Malgré ces sages observations, l’assemblée nationale rendit le 11 septembre 1792 un décret ainsi conçu : « Lorsque des étangs, d’après les avis et procès-verbaux des gens de l’art, pourront occasionner, par la stagnation de leurs eaux, des maladies épidémiques ou épizootiques, ou que, par leur position, ils seront sujets à des inondations qui envahissent et ravagent les propriétés inférieures, les conseils-généraux des départemens seront autorisés à en ordonner la destruction, sur la demande formelle des conseils-généraux des communes et d’après avis des administrateurs du district. » Ce décret ouvrait, comme on voit, une assez large porte à l’arbitraire, puisqu’il autorisait la destruction des étangs sans indemnité ; mais, comme il admettait encore quelques formalités pour constater l’insalubrité, la mesure parut insuffisante aux gens pressés, et le 14 frimaire an II (4 septembre 1793), la convention rendit le décret suivant, un des monumens les plus curieux de l’ignorance et de la violence révolutionnaires :

« Art. 1er. Tous les étangs et lacs de la république qu’on est dans l’usage de mettre à sec pour les pêches, ceux dont les eaux sont rassemblées par des digues et des chaussées, tous ceux enfin dont la pente du terrain permet le dessèchement, seront mis à sec avant le 15 pluviôse prochain (en deux mois), par l’enlèvement des bondes et coupure des chaussées, et ne pourront plus être remis en étangs, le tout sous peine de confiscation au profit des citoyens non propriétaires.

« Art. 2. Le sol des étangs desséchés sera ensemencé en graines de maïs, ou planté en légumes propres à la subsistance de l’homme, par les propriétaires, fermiers ou métayers, et si les empêchemens ou délais proviennent du défaut d’arrangement entre les propriétaires, fermiers ou métayers à cause des conditions des fermes, les propriétaires seuls en seront responsables, sous les peines portées par l’article 1er. »

Cette odieuse et ridicule loi ne fut pas exécutée et ne pouvait pas l’être. Non-seulement tous les propriétaires d’étangs auraient été ruinés du coup, ce qui importait fort peu à la convention, mais la coupure des chaussées, sans les travaux complémentaires qu’exige l’aménagement des eaux, aurait doublé l’insalubrité, inondé les fonds inférieurs, tari la source principale d’engrais, et rendu le pays tout entier inhabitable et incultivable, malgré la clause monumentale qui ordonnait de semer immédiatement les étangs en graines de maïs et en légumes propres à la nourriture de l’homme. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que l’administration publique, qui régissait alors les biens de l’église et des émigrés placés sous le séquestre, c’est-à-dire une grande partie des étangs, n’exécuta pas elle-même ces prescriptions. Dès l’année suivante, il fallut révoquer la loi, et en vendant les biens confisqués, la nation vendit les évolages comme le reste, en garantissant aux acquéreurs la pleine propriété. La loi de 1792 elle-même, quoique non abrogée, est restée une lettre morte pendant plus d’un demi-siècle, parce qu’elle présentait en petit les mêmes dangers que celle de 1793 en grand.

En 1856, une loi nouvelle a été rendue, mais celle-ci ne mérite que des éloges ; l’extrême complication des droits sur les étangs mettait un obstacle très grave au dessèchement en rendant les licitations à peu près impossibles, alors qu’on avait affaire à vingt ou trente intéressés pour des surfaces de 12 ou 15 hectares ; la loi nouvelle a déclaré rachetables les servitudes de toute nature et simplifié beaucoup la procédure à suivre. En même temps, le gouvernement a institué un service spécial d’ingénieurs pour le curage des rivières, et fait commencer l’exécution d’un réseau de chemins qui doit diviser le pays comme un damier. De plus, la Dombes se trouve placée depuis quelques années au milieu d’un triangle de chemins de fer, et on y a établi à la Saulsaie une école régionale d’agriculture, entretenue par l’état. Ces conditions nouvelles suffiraient pour amener avec le temps la révolution agricole.

On ne s’en est pourtant pas contenté, et sous l’impulsion de cet esprit. d’impatience qui a déjà plusieurs fois porté malheur à la Dombes, un autre projet de loi a été présenté au corps législatif dans sa dernière session. Ce projet n’est pas encore converti en loi ; il reste par conséquent soumis à la discussion. Le corps législatif a heureusement sursis au vote en demandant un plus ample informé. Comme la loi de la convention, ce projet enveloppe dans une suspicion commune tous les étangs de la Dombes, et permet d’en ordonner la suppression, sans autre formalité qu’un décret rendu dans la forme des règlemens d’administration publique. Seulement, comme les idées économiques ont fait quelques progrès depuis 1793, au lieu d’exiger la destruction des étangs en deux mois, le projet accorde un délai de quinze ans, et il ne parle pas des ensemencemens en graine de maïs. De plus, il consacre une somme de 2,500,000 fr., prise sur le budget de l’état, pour être distribuée en prime aux propriétaires qui dessécheraient volontairement, et une autre somme de 2 millions pour leur être prêtée à 3 pour 100. Les intérêts menacés se sont défendus[1], et tout permet d’espérer aujourd’hui que la partie coercitive du projet sera abandonnée ; si l’on veut absolument de la coercition, la loi de 1792 est plus que suffisante. Quant à l’autre partie, l’affectation des 4 millions et demi en primes et prêts, elle a naturellement plus de succès auprès des propriétaires dombistes, mais on peut douter qu’elle en ait autant auprès de la généralité des contribuables. Cette somme, ajoutée à que ce que l’état dépense déjà en Dombes, dépasse ce qu’il est raisonnable de consacrer à cette destination. Il ne s’agit après tout que de 14,000 hectares ; la subvention serait donc de 320 fr. par hectare, dont plus de moitié en pur don, et sans compter les travaux extraordinaires. C’est trop. Rien n’est plus fécond en abus de toute sorte, plus contraire à une bonne direction du travail, plus nuisible au véritable esprit d’entreprise, que ce système arbitraire de primes distribuées Dieu sait comment.

Il faut rendre cette justice à M. Dubost qu’il n’a rien demandé de pareil. Quel que soit son désir de voir disparaître les étangs, il respecte trop le droit de propriété pour avoir recours à la contrainte, au moins sous une forme générale, et il a un sentiment trop éclairé de la justice distributive pour attendre des contribuables des sacrifices excessifs. La loi de 1792, combinée avec celle de 1856, lui suffit. « Cette loi, dit-il en propres termes, peut désormais poursuivre pacifiquement son œuvre et rendre peu à peu à ce pays la salubrité ; le dessèchement des étangs aura lieu, sans secousse trop brusque, tout le monde le désire, mais inévitablement. » Nous irions même un peu plus loin que lui. Il manque quelque chose à la loi de 1792 pour la rendre applicable : c’est la juste et préalable indemnité due aux propriétaires d’étangs reconnus insalubres dans les formes voulues par cette loi, et dont la destruction serait ordonnée. Un crédit annuel de 50,000 francs pendant dix ans suffirait probablement pour ces indemnités ; à raison de 250 fr. par hectare, il permettrait de dessécher 200 hectares d’étangs insalubres par an, ou 2,000 hectares en tout[2] ; le reste viendra de soi.

Avant tout, ici comme ailleurs, l’action des intérêts privés. Cette action n’a pas été inerte, même avant la loi de 1856 et en l’absence de tout encouragement exceptionnel. On estimait à 20,000 hectares, en 1790, l’étendue des étangs, qui n’est plus aujourd’hui que de 14,000 ; ils ont reculé de plus d’un quart, et ce premier progrès n’est pas dû aux lois révolutionnaires, il s’est accompli tout entier depuis 1815. En même temps, la durée moyenne de la vie a monté de 20 ans a 28, la population a passé de 18,000 âmes à 25,000, le froment a gagné du terrain sur le seigle, les prairies artificielles ont pris naissance, les fermiers-généraux ont disparu, tout a marché. En admettant que les nouvelles mesures accélèrent le mouvement, on peut espérer que, d’ici à la fin du siècle, la Dombes sera délivrée de ses étangs ; c’est tout ce qui est possible. On ne peut essayer d’aller plus vite sans tout bouleverser.

On sait ce qui est arrivé pour le drainage depuis le fameux prêt des 100 millions. Chacun a espéré drainer son bien aux frais de l’état, et les travaux particuliers ont cessé presque partout ; puis, on s’est aperçu qu’il fallait remplir une foule de formalités pour obtenir l’argent de l’état, et on y a renoncé. Ce qui devait, disait-on, exciter les travaux du drainage n’a servi qu’à les ralentir. Qu’on prenne garde d’en faire autant pour la Dombes. Tout ce qui se fait artificiellement se fait mal. Le principe de l’indemnité, si juste qu’il soit, a lui-même des inconvéniens, s’il n’est pas appliqué avec une grande réserve, car il faut éviter que les propriétaires d’étangs aient intérêt à ne pas dessécher eux-mêmes et à attendre de se faire exproprier. Il n’y a que des considérations d’extrême urgence qui puissent justifier l’application de la loi de 1792, et par suite l’indemnité qui en est la conséquence forcée. Pour être vraiment utile, cette indemnité doit être réduite au strict nécessaire et seulement pour les étangs les plus manifestement dangereux. Rien ne prouve que la Dombes ait intérêt à dessécher tous ses étangs sans exception ; il est au contraire très-probable qu’on aura avantage à en conserver une partie, soit pour relever les eaux dans un intérêt d’irrigation, soit pour alimenter des usines, soit pour tout autre motif, quand la question de salubrité ne sera plus en jeu.

En attendant, une conclusion manque au travail d’ailleurs si remarquable de M. Dubost ; il la réserve sans doute pour la seconde partie. C’est l’indication détaillée de la meilleure marche à suivre par les intérêts privés pour l’amélioration agricole et sociale de la Dombes, en sus du dessèchement des étangs. Il a bien indiqué en termes généraux les principaux vices à corriger dans l’organisation actuelle : les remèdes, selon toute apparence, consistent dans l’adoption d’un système plus pastoral, dans l’achat d’engrais et d’amendemens ; dans l’emploi des machines ; mais ce sujet vaut la peine d’être traité à fond. Tant que les terres arables ne rapporteront que 15 ou 16 francs par hectare, tandis que les étangs rapportent le double, la cause première des étangs persistera. M. Dubost combat avec raison l’idée qui a été mise en avant de créer un plus grand nombre de fermes ; on n’a déjà dépensé que trop d’argent dans des constructions improductives, et le nombre des hommes n’est déjà que trop grand pour le produit brut et pour la salubrité. Mieux vaudrait moins d’hommes et plus d’animaux, ou au moins des animaux mieux nourris. La population humaine viendra plus tard, elle doit suivre l’assainissement et non le précéder. Il doit être possible de démontrer, preuves en main, comment une étendue de cent hectares par exemple, qui occupe trois familles de cultivateurs, avec un supplément extraordinaire de bras en été, pourrait n’en occuper que deux sans supplément, et donner à la fois, sans une trop forte émission de capital, une rente plus élevée et un plus grand profit. M. Dubost nous doit cette démonstration, accompagnée d’exemples positifs. Il aura beaucoup fait alors pour la Dombes. Les propriétaires seront encouragés par la perspective de nouveaux bénéfices à dessécher eux-mêmes, et les cultivateurs moins nombreux deviendront moins sensibles aux effets du climat par suite d’un meilleur régime.

Un dernier point mérite enfin d’être éclairci. M. Dubost affirme qu’en Dombes l’hectare de bois rapporte 30 francs de revenu net ; les bouleaux surtout viendraient admirablement et donneraient un bon produit. S’il en est ainsi, les propriétaires auraient un véritable intérêt à planter et à semer des bois ; ce serait fort, heureux, car les arbres sont par tout pays un des plus sûrs moyens de combattre l’insalubrité. Varenne de Fenille recommandait déjà très vivement les plantations en 1790.

Rien n’est plus chimérique que la prétention de passer sans transition d’un état misérable à une condition brillante. On ne défait pas en un jour l’œuvre de trois siècles. La Dombes paraît propre à rivaliser dans un temps donné avec ce que nous avons de mieux, mais elle a beaucoup de chemin à faire pour en arriver là ; ce chemin ne peut se faire que pas à pas. Nos plus riches provinces n’étaient pas, il y a cent ans, dans une condition meilleure : elles ont marché progressivement ; que la Dombes fasse de même. Sans doute il faut moins de temps aujourd’hui pour les progrès agricoles, mais il en faudra toujours, quoi qu’on fasse. Le quart environ du territoire national n’est ni beaucoup plus florissant ni beaucoup plus peuplé, et la plupart de ces contrées en souffrance n’ont ni les trois rivières de la Dombes, ni ses chemins de fer, ni le voisinage de Lyon, ni les secours de l’état pour les travaux publics, ni l’école régionale. Si l’état a d’autres secours à donner, qu’il songe à les répartir suivant les besoins. Il est de mode aujourd’hui de chercher partout des capitaux pour l’agriculture ; ces capitaux n’ont qu’un défaut, ils n’existent pas. C’est à l’agriculture elle-même de les former, comme S elle a déjà formé ceux dont elle dispose. La Dombes ne peut pas être affranchie de cette loi commune.


LEONCE DE LAVERGNE.


V. DE MARS.

  1. Conseil-général de l’Ain, session de 1859 ; rapport fait au nom d’une commission chargée de donner son avis sur le projet de loi relatif à la suppression des étangs.
  2. Le conseil-général de l’Ain porte à 385 fr. la valeur moyenne des évolages, mais cette évaluation parait exagérée, en ce sens que la valeur de l’assec, qui ne représente aujourd’hui qu’une année sur trois, et qui y ajouterait désormais les deux autres, devrait s’accroître et faire en partie compensation ; c’est une question de licitation entre les intéressés. Nul ne peut prétendre à fixer d’avance l’indemnité due aux propriétaires des évolages supprimés ; cette indemnité devra varier suivant les cas, et ne pourra être justement appréciée pour chaque étang qu’après un débat contradictoire ; il ne s’agit ici que d’une évaluation générale et approximative.