Essais et Notices — Jean II de Lazaref
Armlano-Rousski Slovar (Dictionnaire Arménien-Russe), par M. de Khondabachef[1].
Dans les deux pays entre lesquels la masse de la nation arménienne est aujourd’hui répartie, — l’empire ottoman et la Russie, — cette nation occupe une position bien différente, et qu’il serait curieux d’étudier pour connaître la ligne de conduite suivie par les deux gouvernemens vis-à-vis des peuples de race étrangère sur lesquels leur domination s’est étendue. Le premier, envisageant les Arméniens, ainsi que les Grecs, les Bulgares et tous les autres chrétiens courbés sous son autorité, comme des êtres d’une nature inférieure, des rayas, les excluant de toutes les fonctions actives de l’ordre administratif, les a laissés se constituer, au sein de la commune patrie, en autant de nationalités distinctes, ayant chacune sa vie propre, ses intérêts particuliers, et sans cohésion entre elles et avec le pouvoir prédominant. Ce système d’exclusion, qui a toujours été un des vices du gouvernement turc, et qui a produit sa faiblesse actuelle, a eu pour résultat de conserver aux Arméniens leur physionomie asiatique, leurs mœurs et leur caractère natif. En outre, la différence des religions élève entre eux et leurs maîtres une barrière infranchissable, et toute fusion par le mélange du sang est à jamais impossible.
La conduite de la Russie a été entièrement opposée, surtout depuis l’annexion de la Grande-Arménie par le traité de Tourkman-tchaï, conclu avec la Perse en 1828. Autant la Porte semble avoir pris à tache de s’isoler de ses sujets professant un culte autre que l’islamisme, autant la Russie fait d’efforts pour s’assimiler les populations hétérogènes qu’elle a englobées dans son vaste territoire, pour réunir tous ces élémens disparates en une vaste unité et les soumettre à l’action de son influence morale et de sa civilisation. Pleine d’empressement à accueillir les Arméniens, elle les a incorporés dans ses armées, principalement dans celle du Caucase, où elle a su si bien utiliser leurs services, et les a conviés à prendre place sans distinction dans tous les rangs et toutes les carrières de la société. Plusieurs d’entre eux, qui avaient bien mérité de leur nouvelle patrie, ont reçu en récompense les plus grands honneurs et ont fait une fortune éclatante. Il me suffira de citer le prince Madatof, qui, simple pâtre au début de sa carrière, était devenu par ses talens militaires hors ligne lieutenant-général ; le prince Argoutinski-Dolgorouki, mort, il y a quelques années, gouverneur du Daghestan et aide-de-camp général de l’empereur ; les généraux Behboutof et Orbélianof, dont les noms ont figuré plus d’une fois avec éclat dans les bulletins de la dernière guerre, et plusieurs autres qui se sont illustrés ou distingués à différens titres, et que je pourrais mentionner. Un des moyens les plus efficaces pour opérer cette transformation est sans contredit l’éducation russe qui est donnée aux Arméniens, et pour laquelle ont été composés différens livres destinés à leur faciliter l’intelligence et l’usage de la langue officielle du grand empire dont ils font aujourd’hui partie. Parmi ces livres est le Dictionnaire arménien-russe de M. de Khoudabachef. Au moment où vient de s’éteindre à Saint-Pétersbourg l’homme vénérable par les conseils duquel ce dictionnaire a été rédigé, et dont la munificence pourvut aux frais de l’impression, je voudrais, à propos de ce remarquable ouvrage, consacrer quelques mots de regret à une mémoire que recommandent d’éminens services rendus aux lettres orientales par une constante et généreuse protection et le noble emploi d’une grande fortune.
M. le comte Jean II de Lazaref, chambellan de l’empereur de Russie, conseiller d’état, curateur des églises arméniennes de Saint-Pétersbourg et de Moscou et de l’institut Lazaref des langues orientales de Moscou, était, avec deux frères qui lui ont survécu, MM. Christophe et Lazare, le représentant direct d’une famille originaire de la Grande-Arménie, qui figure aujourd’hui dans les rangs de l’aristocratie de Saint-Pétersbourg. Cette famille est un des débris de l’ancienne féodalité arménienne qui avaient résisté aux invasions des Arabes, des Turcs, des Mongols, des Ottomans et des Persans modernes. Un de ses descendans, Manoug, possédait, au commencement du XVIIe siècle, une principauté qui était restée debout et indépendante dans l’Arménie orientale, au milieu des révolutions sans nombre auxquelles ce pays avait été en proie. Lorsqu’en 1605 Chah-Abbas le Grand, souverain de la Perse, transplanta dans son royaume les habitans des provinces riveraines de l’Araxe, parmi lesquels étaient en majorité ceux du territoire de Djoulfa, Manoug partit avec eux.
Pour rappeler le souvenir de la patrie absente, ces émigrés donnèrent à la colonie qu’ils fondèrent auprès d’Ispahan le nom de Nouvelle-Djoulfa. Voulant leur faire oublier la violence qui les avait arrachés de leurs foyers et donner l’essor à leur industrieuse activité dans ses états, Chah-Abbas se montra plein de bienveillance pour eux, et leur accorda les plus grands privilèges. Cette protection et l’habileté mercantile des Arméniens ranimèrent et rendirent florissant le commerce de la Perse, et la colonie de Djoulfa atteignit à un degré de splendeur que décrivent tous les voyageurs européens qui l’ont visitée au XVIIe siècle. Abbas II (1642-1666), petit-fils d’Abbas le Grand, investit le fils de Manoug des fonctions de directeur des monnaies, et le fit son ministre des finances. Plus tard, le fameux Nadir-Chah (Thamasp-Kouli-Khan) le nomma kelonther,c’est-à-dire préfet et juge suprême de la Nouvelle-Djoulfa. Comme souvenir de son administration, le magistrat arménien laissa deux caravansérails, à l’érection desquels il consacra, sur ses deniers personnels, une somme de 100,000 écus, et où ceux de ses compatriotes que le commerce attirait à Ispahan trouvaient l’hospitalité. Les révolutions qui suivirent la mort de Nadir-Chah forcèrent un descendant de Manoug, Éléazar Nazarian Lazariants, à quitter la Perse ; il passa en Russie, attiré par l’accueil empressé que, depuis Alexis Mikhaïlovitch, les tsars faisaient aux Arméniens, et par la protection et la sécurité qu’ils leur offraient dans leurs états. La Russie les voyait alors accourir de tous côtés ; Éléazar et son fils, le comte Jean Ier, s’y signalèrent par la création de vastes fabriques de soie et de coton aux environs de Moscou, par l’exécution de plusieurs opérations importantes de finances pour le compte du gouvernement, et en prenant une part active à la fondation des villes de Kizlar, Mozdok, Grigoriapol, et de la Nouvelle-Nakhitchévan. Le comte Jean Ier, l’ancien ami de Potemkin, mourut en 1813, laissant une immense fortune, et après avoir été comblé des faveurs de Catherine II, Paul et Alexandre Ier. Sa dernière pensée fut un bienfait pour ses compatriotes, et un nouveau service rendu au pays qui l’avait accueilli. Par son testament, il consacra une partie de cette fortune à la fondation à Moscou d’une maison d’éducation destinée, sous le nom d’Institut des langues orientales, à recevoir les Arméniens et les natifs du Caucase, et à leur fournir une instruction dont ils iraient plus tard reporter le bienfait dans leur patrie. La suprême volonté de Jean, dont l’exécution avait été confiée à Joachim, son frère et son héritier, fut remplie avec une libéralité qui outrepassait même les intentions du donateur. Joachim éleva le capital de fondation à la somme de 500,000 roubles, et depuis lors le comte Jean II, avec ses deux frères Christophe et Lazare, pieux continuateurs de l’œuvre paternelle, ont porté cette somme à plus d’un million (4 millions de francs). Depuis la mort de son père Joachim, arrivée en 1826, Jean II, devenu le chef de la famille de Lazaref, consacra tous ses soins à la direction de l’Institut des langues orientales, et introduisit de nombreuses améliorations dans cet établissement, devenu aujourd’hui l’un des plus importans de ce genre que possède la Russie. L’imprimerie qu’il y annexa s’enrichit des types des idiomes orientaux les plus usuels, et produisit une foule de publications utiles, parmi lesquelles on peut citer l’ouvrage en trois volumes in-4o intitulé Collection de documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, recueil précieux où sont contenus les oukases des tsars et toutes les pièces officielles concernant l’histoire des Arméniens de Russie, et le Dictionnaire arménien-russe de M. de Khoudabachef, dont l’impression coûta 40,000 roubles assignats. Mon content de fournir largement à la dotation des églises arméniennes de Pétersbourg et de Moscou, dont l’érection est due à sa famille, le comte Jean II bâtit à ses frais la belle église qui s’élève aujourd’hui au centre des usines du gouvernement de Perm. Plein d’humanité et de bonté pour les serfs de ses domaines, il subvenait, dans les années difficiles, à leur entretien et à leurs besoins, et voulait que les sommes qu’il affectait à cet usage fussent prélevées sur ses revenus, même avant ses dépenses personnelles. En une foule de lieux, il avait fondé pour eux des écoles et des hospices. Aussi la nouvelle mesure ordonnée par le gouvernement russe pour l’affranchissement des paysans avait-elle été accueillie par lui avec la plus vive sympathie. Ce n’est qu’à sa mort que l’on a connu les prodigalités de sa charité, qui s’exerçait indistinctement envers tous les malheureux, quelle que fût leur religion ou leur nationalité. Ses obsèques ont eu lieu au milieu d’un immense concours, où figuraient tous les ministres de l’empereur. Sa dépouille mortelle a été déposée dans la chapelle arménienne du cimetière de Smolensk, non loin de Saint-Pétersbourg.
ED. DULAURIER.
V. DE MARS.
- ↑ Publié par les soins et aux frais de M. le comte Jean II de Lazaref ; Moscou, 2 vol. grand in-8o.