Essais et Notices – Victor Cousin

Essais et Notices – Victor Cousin
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 477-480).

ESSAIS ET NOTICES

VICTOR COUSIN

M. Victor Cousin. Sa vie et sa correspondance, par J. Barthélémy Saint-Hilaire. 3 vol. in-8o ; Paris, Hachette et Alcan, 1895.

Le vivant portrait de Victor Cousin, placé par M. Barthélémy Saint-Hilaire au frontispice de son œuvre, donne bien l’idée de cette tête expressive, de ces traits mobiles, de ces yeux qui « lançaient des flammes. » Pour notre part, nous n’avons vu Cousin que deux fois, peu de temps avant sa mort ; tout à ses souvenirs, il nous par la longuement de sa jeunesse, de son séjour en Allemagne, de sa captivité, de Schelling et de Hegel, de ses fameuses leçons de 1828 : — « Si j’eusse été ministre à cette époque, j’aurais fait taire le professeur ; » cette phrase revenait volontiers sur sa bouche, mais il se faisait plus terrible qu’il ne l’était.

En somme, il semblait d’une grande bienveillance à l’égard de la jeunesse, prompt à encourager toutes les initiatives, un peu trop porté peut-être à leur marquer d’autorité un but et une direction, libéral pourtant et surtout d’un enthousiasme communicatif. On comprenait la grande action qu’il avait exercée, alors qu’il était à la fois plus maître de lui-même et des autres. C’est cette action, primitivement vivifiante, qui restera un de ses principaux titres de gloire. Dans ces dernières années, de très beaux livres lui ont été consacrés, par M. Paul Janet, par M. Jules Simon et, tout récemment, par M. Barthélémy Saint-Hilaire ; de leur lecture il ressort que Victor Cousin eut vraiment, dans la période romantique de sa vie, la « fièvre métaphysique », fièvre généreuse qu’il sut communiquer à la jeunesse de son temps et qui vaut mieux pour l’humanité que la froideur sceptique des esprits positifs.

L’œuvre considérable que vient de publier M. Barthélémy Saint-Hilaire, toute pleine de documens inédits et d’une lecture attachante, nous semble bien près d’être définitive. Bienveillante assurément, mais juste et impartiale, cette étude, où l’auteur n’avance rien sans preuve, où il laisse parler les faits et les hommes, est propre à rétablir la vérité historique sur la personne et sur la vie du grand remueur d’idées. Des trois beaux, volumes de M. Saint-Hilaire, l’un est rempli par les lettres de V. Cousin et de ses nombreux correspondans depuis Lamennais et Lacordaire jusqu’à Schelling, Hegel et Hamilton.

Ce qu’il pensait, ce qu’on pensait autour de lui, ce qu’on pensait de lui, tout cela ressort de cette correspondance animée, où l’histoire prend l’attrait d’un roman de mœurs. Parmi les plus intéressantes nouveautés, il faut citer d’abord les échanges de lettres avec de généreux esprits de l’Italie, non seulement l’héroïque Santa-Rosa, qui devait inspirer de si nobles pages à son ami, mais encore Manzoni et surtout le gendre de Manzoni, d’Azeglio. Victor Cousin ressentit toujours la plus vive sympathie pour les affaires italiennes, spécialement pour celles du Piémont, dont il n’approuvait pas la politique, mais qu’il estimait le plus malheureux des États vers 1830. Le roi du Piémont put à bon droit le remercier pour le projet de constitution qu’il lui avait fait communiquer par son ministre d’Azeglio. Ce qui n’offre pas moins d’intérêt, ce sont tant de pièces inédites sur l’affaire de la Congrégation de l’Index. Nous y reviendrons tout à l’heure. C’est avec une parfaite indépendance d’esprit que M. Barthélémy Saint-Hilaire juge la vie et les œuvres de Victor Cousin. Comme Schelling et Hegel, il lui reproche d’avoir, à vingt-huit ans, délaissé la philosophie pour la politique et, plus tard, pour l’histoire littéraire : « Platon, disait-il à Cousin même, vaut mieux que Mme de Longueville… » Quant aux doctrines, il en est deux que M. Barthélémy Saint-Hilaire repousse avec énergie, d’abord l’assimilation de sa philosophie aux sciences naturelles (erreur dont Cousin ne nous semble qu’à moitié coupable), puis l’éclectisme : pour faire le « choix judicieux » il faut avoir un principe régulateur, et ce principe, dit excellemment M. Saint-Hilaire, « n’a plus rien d’éclectique. »

A notre avis, les doctrines inspirées en partie à Victor Cousin par Schelling et Hegel constituent, malgré quelques exagérations, le meilleur de son œuvre. Comme les successeurs de Kant, Victor Cousin comprit qu’on ne peut s’en tenir à l’opposition de la raison spéculative et de la raison pratique, de l’intelligence et de la volonté, de la connaissance et de la croyance. Pour s’élever au-dessus de cette opposition (dont on abuse tant de nos jours), il faut rendre à la « raison » son universalité, sa valeur objective et sa suprématie. De là cette belle théorie de la « raison impersonnelle et souveraine », qui est la conscience même saisissant en soi directement le principe universel de toute existence, la pensée identique à l’être. Victor Cousin répondait à Kant, non sans profondeur : « Un principe ne perd pas son autorité parce qu’il apparaît dans un sujet ; de ce qu’il tombe dans la conscience d’un être déterminé, il ne s’ensuit pas qu’il devienne relatif à cet être. » Malheureusement, le rationalisme de Victor Cousin demeura trop abstrait, parce qu’il resta tout intellectuel.

Cousin ne s’aperçut pas que la vraie raison universelle est identique au principe même de tout amour, s’il est vrai que l’amour consiste précisément à vivre en autrui et en tous, d’une vie « impersonnelle ». C’est que Victor Cousin et son école s’en sont tenus à une métaphysique individualiste : le point de vue social ou, pour mieux dire, « sociologique » est absent de cette philosophie toute tournée vers soi. De là cette conséquence : elle n’a pas conscience d’être une religion en même temps qu’une philosophie. La religion, en effet, ne saurait être individualiste ; elle est essentiellement « sociologique ». Aussi Victor Cousin, après avoir dépassé l’antinomie kantienne de la raison pure et de la raison pratique, — ce qui est à nos yeux son principal mérite, — ne sut-il pas résoudre l’apparente opposition de la raison philosophique et du sentiment religieux. C’est, selon nous, le grand défaut de sa doctrine. Il dut s’en tenir à un compromis éclectique, à une sorte de charte, de traité d’alliance entre les deux « sœurs immortelles », l’une « élevant doucement l’autre du demi-jour des symboles aux clartés de la pensée pure. » Quand il essaya de faire passer cette alliance dans la pratique en faisant approuver sa propre philosophie par l’autorité religieuse, sa politique se heurta à des impossibilités qu’il aurait dû prévoir. Des hauteurs où se trouvent d’accord toutes les bonnes volontés et toutes les convictions sincères, qui sont vraiment « l’église universelle », il fallut descendre aux querelles de formules et de textes ; on se perdit à la fin dans la casuistique. Persuadé que le XVIIIe siècle, en son matérialisme, avait voulu être libre « avec une morale d’esclaves », Cousin se proposait de répandre, par la morale spiritualiste, les idées communes à toutes les grandes religions : c’est dans cette vraie intention qu’il avait publié son traité du Vrai, du Beau et du Bien.

Mais il voulut aller plus loin et se faire délivrer un brevet d’orthodoxie. Son désir était, écrivait-il à Pie IX, de « laisser un livre irréprochable, que les pères et mères de famille chrétiens pussent voir sans crainte entre les mains de leurs enfans. » Voulant ainsi maintenir à la fois l’indépendance de la philosophie et la soumettre à l’Index, Victor Cousin se trouvait engagé, dit M. Saint-Hilaire, « dans une voie sans issue. » En vain, par une sorte d’humble confession au pape, reconnaît-il « le caractère équivoque » et la « tendance panthéiste » de certains passages de ses œuvres : — « J’avais, dit-il, séjourné plus longtemps que je ne l’aurais voulu en Allemagne et j’y avais entretenu un assez long commerce avec la nouvelle philosophie allemande. » Le Saint-Père, comme il le devait, lui demanda de déclarer publiquement sa croyance « aux dogmes traditionnels de l’Église catholique, » notamment à « l’Incarnation du fils coéternel au père. » Plus tard, avec l’approbation de l’Index, le Père Perrone marque les corrections nécessaires à ce livre-du Vrai, du Beau et du Bien, qui nous paraît aujourd’hui si inoffensif : — Ne pas placer Spinoza « parmi les grands philosophes », ne pas donner « tant de valeur à la théorie de Kant ; »on ne peut tolérer les éloges donnés à des hommes pervers, « Calvin et autres, » ni les « éloges excessifs à Port-Royal, » ni les phrases sur « la révocation de l’Édit de Nantes » et sur « l’immortelle Déclaration des droits. » Enfin la querelle finit par revenir au point même où elle était du temps de Pascal, et rien n’est plus instructif que la critique minutieuse du Père Perrone : — « Page 386, il est dit qu’un malheureux qui souffre, qui va mourir peut-être, n’a pas le moindre droit sur la moindre partie de votre fortune, qu’il commettrait une faute s’il usait de violence pour vous arracher une obole. Certes la violence n’est pas permise ; mais l’enseignement commun des théologiens est qu’en cas de nécessité extrême, prendre à autrui n’est pas une faute, qu’il n’y a pas de vol. C’est à modifier. » Victor Cousin ne modifia pas : il y eut rupture.

M. Barthélémy Saint-Hilaire blâme vivement son ami d’avoir tenté l’impossible. « La philosophie, ajoute-t-il avec raison, se reconnaît un devoir supérieur à tout autre : c’est de conserver son absolue liberté. » Mais M. Barthélémy Saint-Hilaire, avec l’école dont le principal représentant fut Victor Cousin, considère toujours la philosophie comme une sorte d’effort individualiste par lequel un petit nombre d’intelligences d’élite s’élèvent, pour leur propre compte, au « grand jour » de la réflexion en laissant la masse dans le crépuscule des « symboles ». Nous nous demandons si cette conception de la philosophie est vraiment la plus haute ; à notre avis, elle n’est ni assez sociale, ni, par cela même, assez religieuse : ce n’est pas seulement « l’alliance », croyons-nous, mais l’unité de la philosophie et de la religion que la société à venir doit se proposer comme idéal.

Et c’est pourquoi les philosophes eux-mêmes peuvent se joindre aux croyans éclairés, comme Lacordaire, pour rejeter tout rationalisme concentré en soi et incapable de rayonner universellement. « Le dernier mot, disait Lacordaire à Cousin, c’est le mot de l’âme, celui qui achève la gloire, en s’introduisant dans la conscience. La dernière gloire est d’être aimé… Il faut donner son âme au genre humain ou désespérer d’avoir la sienne. »


ALFRED FOUILLEE.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.