Essais et Notices – La nostalgie

Essais et Notices – La nostalgie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 492-496).

ESSAIS ET NOTICES.

LA NOSTALGIE[1].


Les grands déplacemens temporaires de population qu’a provoqués la dernière guerre ont rappelé l’attention des médecins sur une maladie très bizarre, la nostalgie ou mal du pays, dont il s’est présenté, surtout parmi les mobiles rassemblés à Paris pendant le siège, des cas extrêmement curieux. Le mal du pays est en effet une vraie maladie, déterminant un ensemble de symptômes et de perturbations d’un caractère fort net, une maladie d’autant plus réelle qu’elle se termine souvent par la mort. Un médecin distingué, qui a eu occasion naguère, comme officier de santé de la marine, et plus récemment comme chef d’une des grandes ambulances de Paris, d’étudier de près la nostalgie, M. le docteur Benoist de La Grandière, a publié sur ce sujet un mémoire qui va nous fournir quelques faits intéressans.

Sauvage caractérise la nostalgie en quatre mots : morositas, pervigilio, anorexia, asthenia, ce qui veut dire : tristesse, insomnie, inappétence, faiblesse. Le nostalgique perd d’abord sa gaîté, son énergie, et recherche l’isolement pour s’abandonner à l’idée fixe qui le poursuit, l’idée de son pays. Il transforme, embellit les souvenirs qui se rattachent aux lieux où il a été élevé, et s’en crée un monde idéal dans lequel son imagination s’enferme si obstinément qu’il est impossible de l’en faire sortir. Il fuit les personnes qu’il aimait le mieux, repousse les distractions et s’irrite quand on cherche à le consoler. Cette certitude imaginaire qu’il a de ne plus revoir son pays, et le regret qu’il en éprouve, déterminent chez lui des troubles fonctionnels qui finissent par envahir toute l’économie. Les traits de son visage s’altèrent, ses yeux sont fixes et inanimés, sa physionomie exprime la stupeur; puis ses mouvemens se ralentissent et attestent une pénible indécision de la volonté. L’anémie survient, la peau devient sèche et terreuse, les muqueuses se décolorent, les sécrétions diminuent, le pouls tombe, des troubles circulatoires apparaissent. Du côté des fonctions digestives, la perturbation n’est pas moins profonde ; comme le malade ne mange presque plus, on voit apparaître des embarras gastriques. Chez les femmes, la chlorose se déclare avec son cortège habituel de névropathies variées, elles négligent leur toilette et toutes leurs passions, y compris la coquetterie ; puis viennent des frissons irréguliers, des sueurs nocturnes ; c’est ce que Broussais appelait la fièvre hectique, et Lorry la phthisie sèche des mélancoliques. Enfin le malade meurt avec son intelligence et en soupirant encore après le pays qu’il, ne reverra plus ! Ce qui caractérise principalement cette névrose, c’est que le malade sait qu’il mourra. Il arrive souvent que les nostalgiques se laissent mourir de faim ou se tuent.

La nostalgie atteint surtout les adolescens et les jeunes gens, et frappe indistinctement tous les tempéramens. C’est le plus souvent parmi les militaires qu’on l’observe. Pendant les grandes guerres de la révolution et de l’empire, elle a souvent régné épidémiquement et exercé de grands ravages dans nos armées. Desgenettes raconte qu’à Saint-Jean-d’Acre elle vint compliquer la peste et la rendre encore plus meurtrière. À bord des pontons de Cadix et de Plymouth, où furent jetés après la capitulation de Baylen les soldats du général Dupont, elle tua autant de Français que la fièvre jaune. En Pologne, en Russie, elle aggrava toutes les autres épidémies. Michel Lévy rapporte qu’en 1831 le 21e régiment d’infanterie légère, alors en Morée, reçut un grand nombre de jeunes recrues corses, dont plusieurs succombèrent à la nostalgie, à l’hôpital de Navarin.

Pendant la dernière guerre, la nostalgie a fait de nombreuses victimes parmi nos infortunés prisonniers disséminés dans toute l’Allemagne. Elle a frappé les militaires et les mobiles pendant le siège de Paris, surtout vers la fin du siège, au moment où les revers successifs et les souffrances commençaient d’abattre les organisations les plus robustes, Plusieurs des cas de nostalgie observés alors dans les hôpitaux et les ambulances faisaient vraiment mal à voir. En voici un dont nous avons été témoin. Le 4 janvier 1871, le jeune marquis de R….., âgé de vingt-quatre ans, mobile du Finistère, entrait à l’hôpital militaire de Bicêtre. Il avait une varioloïde légère et une bronchite dont la guérison était sûre et eut lieu effectivement. Cependant ce mal l’inquiétait peu ; il était en proie à d’autres préoccupations. Il mangeait à peine, et passait son temps à prier et à pleurer, repoussant tout divertissement et toute consolation. Le 10 janvier, tout symptôme pathologique avait disparu, mais le dépérissement avait tellement augmenté, la dépression morale du malade était si inquiétante, que le médecin de la salle crut devoir l’admonester paternellement. On plaça près de lui deux soldats et un infirmier qui l’entretenaient constamment de son pays et de sa famille, en breton. Tous ces moyens échouèrent. Le 16, interrogé à nouveau par le médecin, le jeune malade soupira amèrement et dit, les larmes aux yeux, à peu près ce qui suit : « C’est fini, je le sens bien, je vais mourir, vous ne pourrez pas m’en empêcher. Je n’avais jamais quitté la Bretagne, j’étais content, j’étais riche, j’étais heureux; mon père est mort sans m’avoir jamais grondé et m’a laissé faire tout ce que j’ai voulu ; j’ai refusé d’aller au collège, et mon éducation s’est faite au château; j’ai grandi, élevé et instruit par le curé, et j’ai mené la vie insouciante, honnête et pure d’un gentilhomme breton. Qui m’eût dit que je quitterais jamais le Finistère et que je viendrais mourir sur un lit d’hôpital à la porte de Paris! J’ai bien senti, le jour de mon départ de la Bretagne, que c’en était fait de moi. J’étais à Villiers, à Champigny, j’ai fait comme les autres, je me suis battu, mais Dieu n’a pas voulu de moi. Il a voulu m’éprouver davantage, et je respecte sa sainte volonté. Si vous saviez comme je souffre ! Ne plus revoir mon château, les bois, les troupeaux, mon cheval et mes chiens ! Que Dieu abrège ma souffrance et qu’il me pardonne ma faiblesse!.. Comme le canon gronde fort ce matin, ne restez pas ici, la salle va s’écrouler, ma dernière heure est proche, et je vais me préparer à mourir en bon chrétien... » Le 23 janvier, le malade a le pouls à 110, la peau sèche, l’œil brillant, du délire, et il meurt le 28 à dix heures du matin.

M. Benoist de La Grandière donne sur la nostalgie chez les différens peuples des détails bien curieux. Les Français, justement parce qu’ils sont plus que tous les autres attachés à leur pays et éprouvent une véritable répugnance à s’expatrier, sont aussi ceux que la nostalgie atteint de préférence. Les habitans des départemens de l’ouest, surtout les Bretons, puis des provinces méridionales et de la Corse, y sont particulièrement prédisposés. La vie si religieuse, les mœurs si invariables, les coutumes si caractéristiques qui se sont perpétuées en Bretagne créent entre le sol et l’habitant de la vieille Armorique des liens qui ne se relâchent pas impunément. — Les Suisses aussi aiment beaucoup leur pays et ne s’en éloignent qu’avec regret. La nostalgie n’est pas rare en Italie, surtout depuis que les conscrits sont transportés d’une extrémité à l’autre du royaume. De 1867 à 1870, l’armée italienne a présenté un total de 203 cas de nostalgie essentielle, dont 8 décès. Les Anglais et les Allemands émigrent plus volontiers. Les Anglais surtout sont préservés de la nostalgie par leur esprit aventureux, et l’on peut dire que la patrie est pour eux partout où flotte le drapeau britannique. Le caractère cosmopolite des Allemands est moins prononcé. Pendant la dernière guerre, la nostalgie a fait d’assez nombreuses victimes parmi les soldats de la landwehr; dans une récente excursion en Alsace, j’ai pu m’assurer qu’elle atteignait les soldats de Silésie et de Poméranie.

Sagar dit qu’on aime d’autant plus son pays qu’on est plus près de l’état de nature. Cela est très vrai. Les sauvages, les hommes des civilisations les plus grossières, des climats les plus désolés, ne les quittent qu’avec chagrin. M. Foissac rapporte qu’un Lapon amené en Pologne, où il était entouré de soins, fut pris d’une tristesse insurmontable et finit par se sauver pour regagner son inclémente patrie. Des Groënlandais qui avaient été transportés en Danemark bravèrent une mort certaine en s’exposant dans de frêles canots pour traverser la mer qui les séparait de leur pays. Des faits analogues ont été observés parmi les Indiens de l’Amérique du Nord. Alibert cite l’histoire d’une jeune Indienne, Couramé, recueillie dans une forêt, puis adoptée par une famille opulente. « Ramenez-moi, s’écriait-elle, ramenez-moi au pays où je suis née ! Oh ! ma mère, suis-je donc oubliée de toi ? » Couramé languissait, se desséchait. Un beau jour, ayant aperçu des Indiens de sa tribu, elle s’enfuit avec eux. — Singulière affinité que cet attachement invincible de l’homme pour le sol, le ciel, les aspects de la région circonscrite où s’est écoulée son enfance ! Quel argument contre nos philosophes internationaux et humanitaires !

Qu’est-ce donc que cette singulière maladie? La plupart des médecins en ont fait une variété, une forme de la folie, une sorte de manie ou de mélancolie. M. Benoist de La Grandière ne la considère pas ainsi; il y voit une névrose des organes de l’imagination et de la mémoire. Les différences fort nettes qu’il établit entre la nostalgie et les autres genres de démence justifient sa manière de voir. En effet, le nostalgique n’a pas d’idées insensées ou extravagantes comme les fous. Il ne s’imagine pas être possédé du démon, ni changé en loup ou en chien. Il n’est pas dominé, comme les mélancoliques, par la crainte ou la terreur d’un mal imaginaire. D’autre part les maniaques et les hypocondriaques se portent bien en général; malgré le désordre de leurs idées, ils conservent leurs forces et leur embonpoint. La tristesse profonde du nostalgique a au contraire pour premier résultat d’altérer chez lui les fonctions nutritives, et de provoquer des perturbations souvent mortelles. Les états divers de démence sont héréditaires, la nostalgie ne l’est jamais. Enfin ce qui caractérise surtout cette affection, c’est qu’on peut la guérir à coup sûr quand les troubles qu’elle a déterminés n’ont pas encore compromis la santé ; il suffit de rendre le nostalgique à sa famille. Au contraire essayez de satisfaire les idées de grandeur ou de richesse d’un fou ambitieux, le trouble de sa raison, loin d’en être diminué, ne fera que s’accroître.

Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un moyen de guérir cet infortuné que l’amour du pays dévore et tue, c’est de le renvoyer dans son pays. Quand un tel remède n’est pas possible, et malheureusement il ne l’est pas souvent, la thérapeutique de la nostalgie se réduit à des palliatifs purement moraux et hygiéniques. Tout d’abord le devoir des médecins, partout où les causes de nostalgie semblent imminentes, est d’agir de façon à en prévenir la fatale influence. Pour cela, il importe d’occuper activement, de distraire par tous les moyens possibles les soldats et les marins qu’on éloigne de leur pays. Il paraît d’ailleurs prouvé que la nostalgie est beaucoup moins fréquente dans la marine que dans l’armée de terre, et cela tient probablement à la sollicitude avec laquelle les officiers de marine s’efforcent de pourvoir à l’amusement des matelots et de les prémunir contre l’ennui. Rien n’est gai comme un équipage. L’ordre n’y perd rien, et l’obéissance n’en est que plus empressée. « Un bâtiment où on ne chante pas, dit M. Fonssagrives, nous a toujours fait suspecter le régime moral auquel il est soumis. » Pendant la campagne de Chine, à bord du Forbin, dont tout l’équipage était composé de Bretons, toutes les grandes manœuvres se faisaient au son du biniou national.

Chez les nostalgiques dont la maladie a pour cause l’isolement où les réduit la langue qu’ils parlent, le commerce des gens qui savent cette langue est souvent un remède des plus efficaces. Esquirol, s’apercevant que tous les Bretons placés dans une des salles de la Salpêtrière présentaient des symptômes plus graves que les malades couchés dans les autres salles de cet hôpital, fit placer dans cette salle des étudians bretons, les invitant à causer amicalement avec leurs compatriotes dans leur dialecte natal. Il n’en fallut pas davantage pour guérir les nostalgiques. — Pendant le siège de Paris, des faits analogues se sont présentés fort souvent. Dans les ambulances, on voyait des paysans, surtout des Bretons, maigrir et s’affaiblir à vue d’œil. Le médecin les interrogeait; ils ne répondaient pas, parce qu’ils ne comprenaient que le patois de leur pays. On finissait par découvrir quelqu’un qui fût capable de s’entretenir avec eux dans ce patois, de les consoler, de les remonter, et on voyait ces pauvres désespérés recouvrer les forces et l’espérance. Lorsque tous les moyens ont échoué et que les circonstances ne permettent pas de renvoyer le nostalgique dans son pays, certains stratagèmes peuvent encore améliorer son état. Pendant le blocus de Mayence, les médecins firent annoncer aux soldats décimés par le typhus et la nostalgie que le général en chef avait obtenu des assiégeans un libre passage pour les convalescens. Cet espoir ranima le courage d’un grand nombre de ces malheureux. Marceray guérit un moine employé dans un hôpital militaire en lui faisant lire une lettre apocryphe par laquelle son supérieur l’autorisait à retourner bientôt dans son couvent. — Il en est de la nostalgie comme des autres névroses, où les drogues sont presque complètement inefficaces, et où l’on ne peut attendre quelque amélioration que d’une judicieuse et habile intervention morale du médecin.


FERNAND PAPILLON.


Le directeur-gérant, C. Buloz.

  1. Diverses circonstances nous ont empêchés de publier plus tôt la notice qu’on va lire et qui était entre nos mains depuis quelque temps déjà. C’est la dernière que nous ait remise un de nos plus sympathiques collaborateurs, qu’une mort soudaine a enlevé prématurément à ses amis le 2 janvier, à l’âge de vingt-six ans. Né à Belfort en 1847, M. Fernand Papillon avait su très jeune encore acquérir une juste réputation de savant et d’écrivain. Nos lecteurs se rappellent les études où il traitait, avec une réelle compétence et en les prenant de haut, les questions scientifiques à l’ordre du jour; la plupart de ces essais ont été réunis par lui, un mois avant sa mort, dans un volume intitulé la Nature et la vie.