Essais et Notices/Une Révolution au xive siècle
état d’hostilité sourde, ou du moins d’antagonisme permanent. Cette tendance, étant moins dans la volonté des hommes que dans la nécessité des choses, pouvait bien avoir des retours accidentels, des inconstances, des contradictions, mais en définitive elle suivait sa pente, et devenait pour la société, une fois lancée, la seule voie possible, la seule politique allant d’elle-même. La monarchie, par cela seul qu’elle était en opposition de fait à l’ordre féodal, et qu’elle le minait incessamment, se trouvait aussi de fait alliée aux communes et au peuple, alliance vraiment naturelle, écrite dans les chartes et dans les lois à chaque page de nos annales. Les institutions administratives, judiciaires, militaires, qui sortaient lentement de cet état de choses, se subordonnaient toutes à la monarchie, et celle-ci les affermissait en les agglomérant. Quels que fussent donc les abus inséparables d’une création si difficile, si contrariée, si mal servie, il suffit, pour la justifier comme populaire et civilisatrice, que son principe fût opposé aux tyrannies locales implantées sur tous les points du territoire, et tendît à les déraciner. Voilà ce qu’on croit généralement aujourd’hui sur ce point de notre histoire.
L’auteur d’un ouvrage où l’on aime à reconnaître, tout en n’en adoptant pas les conclusions, des études sérieuses et l’amour de la vérité, M. Perrens, entreprend de combattre ce résultat, qui nous paraissait acquis.
Nous sommes loin de blâmer cette tentative de réaction contre une opinion admise, quoiqu’elle semble pourtant briller de tout l’éclat possible de l’évidence historique ; il est toujours bon pour la vérité que les dernières difficultés soient remuées, et qu’il soit tenu compte du moindre nuage jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. L’histoire, si heureusement renouvelée, si abondamment enrichie, n’a point encore atteint en tout son dernier degré de clarté. La méthode scientifique lui manque encore à bien des égards ; l’exploitation des faits dans des vues particulières, l’esprit de parti rétrospectif, l’amplification, la rhétorique, le paradoxe, la recherche des singularités piquantes ou pittoresques, enfin tout ce qui trouble la vue et empêche les résultats définitifs et vraiment utiles, se donnent encore une trop large carrière sur ce terrain, pourtant si vaillamment cultivé. Il est donc bien que la diversité des jugemens entre gens sérieux se prolonge encore. À force de controverser, on cherche des règles de controverse ; l’enquête, d’abord un peu désordonnée ou errante, s’efforce de se fixer un but précis : de là peut sortir un jour quelque bonne et large méthode de procéder dans l’instruction du passé, et d’arriver enfin à un jugement définitif sur ces grands justiciables de l’histoire, les rois, les peuples, les castes, les institutions, les époques du genre humain. Nous ne diminuerons donc en rien le mérite de l’ouvrage de M. Perrens en discutant et en repoussant cette réaction agressive contre la royauté du moyen âge qui forme la conclusion générale de son livre.
M. Perrens soutient que cette prétendue alliance entre le pouvoir royal et les classes populaires, pour faire contre-poids à la noblesse féodale, n’est qu’une hypothèse gratuite, que la royauté au contraire ne cherchait qu’à profiter des discordes de ces classes pour s’agrandir elle-même, et que si la nation s’est affranchie à la longue, ce n’est point par le concours des rois, mais malgré eux et malgré les obstacles qu’ils lui opposaient. « L’histoire de nos rois, selon M. Perrens, n’est le plus souvent qu’une longue suite de conjurations contre leurs sujets, conjurations qu’ils croyaient légitimes, puisqu’ils se regardaient comme investis d’un droit supérieur pour commander aux hommes. » Sur quoi fonde-t-il cette accusation quelque peu violente ? Sur ce que ces rois ne voulaient point se lier les mains, dès le XIVe siècle, par des convocations périodiques des états-généraux. Philippe le Bel, après avoir assemblé les représentans de la nation, s’étudie à les confiner dans des assemblées provinciales, ôtant ainsi d’une main ce qu’il donnait de l’autre. Ses fils suivent son exemple ; jamais ils ne réunissent les députés de la langue d’oc à ceux de la langue d’oil, et dans chacune des deux langues, ils isolent encore les provinces. Même politique chez le régent, depuis Charles V, pendant la révolution de 1356.
Le grief de M. Perrens contre les rois de France suppose donc, nous devons le remarquer tout d’abord, qu’une constitution représentative était dès lors non-seulement possible, mais encore le seul ou du moins le meilleur moyen d’arriver à l’émancipation des classes inférieures, à l’unité, à l’égalité. Selon lui, ce système, que nous-mêmes, après cinq cents ans de progrès dans tous les genres, après des expériences si coûteuses, après tant de livres et de théories, avec une bourgeoisie nombreuse, riche, instruite, avec des moyens de communication si multipliés, avec la paix, l’ordre, la justice civile, en un mot avec tout ce qui devrait nous rendre capables de nous gouverner nous-mêmes, nous n’avons pu maintenir, la société féodale, dans son plein développement, aurait pu l’organiser, le rendre durable et prospère, la société féodale, divisée en races de maîtres, d’affranchis et de serfs, découpée en provinces à peine adhérentes, jalouses de leurs privilèges, et inconnues les unes aux autres, partagée en langues et en coutumes diverses dont la fusion devait coûter tant de temps et passer par tant de transitions ; la société féodale, privée de routes sûres, de police dans les campagnes, déchirée par la guerre étrangère et par la guerre civile ! C’est dans un pareil milieu que M. Perrens croit possible l’établissement d’une constitution représentative et presque républicaine !
« Cette révolution de 1356 était, dit-il, moins prématurée qu’on ne pense ; elle n’échoua que par des circonstances accidentelles, que le hasard aurait pu éloigner comme il les amena. Ce gouvernement de la bourgeoisie, s’il avait duré, n’aurait point fait obstacle au rapprochement des castes et des provinces, à l’extinction de la féodalité, enfin au nivellement et à l’unité, qui furent les principaux bienfaits du pouvoir absolu. Il aurait multiplié les relations de ville à ville, dans l’intérêt du commerce. La confédération des bonnes villes, préparée par Etienne Marcel, n’eût point été funeste à l’unité nationale, car le gouvernement des états-généraux, qu’il voulait souverains dans toutes les questions d’intérêt public, n’avait rien de contraire au génie français. Combien de villes ne vit-on pas fidèles jusqu’à la dernière heure à la cause que soutenaient les Parisiens : Rouen, Beauvais, Senlis, Amiens, Meaux, Laon, Corbie, les villes d’Auvergne et de Languedoc ! » On pouvait donc, au XIVe siècle, tout faire à la fois : chasser l’étranger, créer l’unité, donner à tous les citoyens une juste part dans le gouvernement de leurs affaires ; « la révolution française, selon toute apparence, en eût été avancée de quelques siècles, et elle n’eût coûté ni tant de sang ni tant de ruines. » Les rois s’étant refusés à cette œuvre magnifique, il a fallu que le peuple se tirât péniblement d’affaire lui-même. Nos pères ne furent redevables qu’à eux-mêmes de la prépondérance qu’ils finirent par conquérir. C’est en se serrant pour résister aux invasions anglaises qu’ils apprirent à se croire solidaires. La nécessité de combattre à pied força les bourgeois et les manans à s’unir ; la solidarité des champs de bataille porta ensuite ses fruits dans la vie de tous les jours. Ce que savaient déjà les bourgeois, la jacquerie l’apprit au peuple des campagnes. Ce n’est pas le pouvoir absolu qui a chassé l’étranger ; « la légende de Jeanne d’Arc n’est autre chose que le réveil du génie national. » Enfin l’auteur conclut par ce jugement plus que sévère : si les rois n’ont pas mis obstacle à l’indépendance et à l’unité de la nation, c’est qu’ils y avaient intérêt aussi bien que les peuples, et c’est toute la part qu’ils y ont prise ; quant à la liberté, ils l’étouffèrent, « parce que » la nation seule y pouvait gagner.
Ces assertions acerbes, et qui annoncent trop de parti-pris pour que la gravité de l’histoire s’en accommode, sont dans leur généralité souverainement injustes. D’abord la monarchie française a eu une première période de trois siècles, de Hugues Capet à Philippe le Bel, pendant laquelle l’idée même des états-généraux n’existait pas ; les rois n’ont donc pu alors les entraver ni les étouffer, et pourtant que d’innovations dans le sens populaire durant cette période ! Combien de choses se sont faites ! et combien la royauté de Hugues ressemble peu à celle de Philippe ! Les grands possesseurs de fiefs ont été rattachés ou soumis à la couronne, et la nation a retrouvé un centre. De nombreuses provinces ont été annexées. Les communes, dont quelques-unes s’étaient affranchies par leurs propres efforts, se sont liées entre elles par le seul lien qui fût possible, par l’intermédiaire de la royauté, et ont affermi leur droit en entrant ainsi dans le système de l’état. Le droit seigneurial des guerres privées a été, avec l’aide de l’église, d’abord réglementé, puis restreint, et s’il n’était pas complètement aboli en fait, le principe de ce droit avait reçu le coup mortel : œuvre longue, difficile, quelque chose comme un débrouillement graduel du chaos ! L’organisation judiciaire était poussée assez loin pour ne pouvoir plus reculer ; les justices locales, arbitraires, barbares, étaient attaquées, réformées, soumises à l’appel ; l’institution des baillis, le droit d’appel les rattachaient au parlement, changeaient leur nature, leur donnaient par la jurisprudence naissante une loi qu’elles n’avaient pas. Si l’on mesure les pas faits dans ces trois siècles par tant d’innovations successives, on trouve des pas de géant ; tous ces pas étaient dans la voie de l’affranchissement. C’est trop rétrécir nos vues que de ne considérer la vie que sous telle ou telle forme. La liberté ne pouvait pas commencer par être adulte. Qui a soutenu la nation dans ce premier âge ? C’est la royauté sans doute. Elle cherchait à s’agrandir ; qui l’ignore ? Mais la question est de savoir si son agrandissement n’était pas la condition même du salut public. S’emparer du pouvoir militaire, n’était-ce pas l’ôter à des milliers de petits souverains qui en écrasaient le peuple ? Usurper le droit de rendre la justice, bien réellement attaché depuis un temps immémorial à la jouissance du fief, n’était-ce pas créer des garanties à la justice même, qui en manquait absolument, n’étant que la volonté du maître ? C’est encore trop rétrécir nos vues que de ne jamais nous montrer en action que la personne des rois : c’est l’institution royale qu’il faut voir, car c’est elle qui agit ici ; c’est autour d’elle que s’élèvent et grandissent peu à peu d’autres institutions qui coopèrent avec elle plutôt qu’elles ne lui obéissent, ou la limitent en lui obéissant, comme par exemple cette institution du parlement, dont l’action et l’influence au moyen âge sont si peu connues et ont été si grandes, non-seulement sur l’état, mais sur l’esprit même de la nation. Quand donc on parle de l’alliance de la royauté avec les classes populaires, on veut exprimer surtout la connexité de l’institution royale avec l’intérêt du plus grand nombre. Cet intérêt, dans l’origine et au sortir de la barbarie, c’était avant tout l’ordre, et l’ordre ne pouvait renaître que par le pouvoir. Il nous est facile aujourd’hui de marchander au pouvoir de ce temps-là ses moyens, de chicaner ses tâtonnemens et ses ignorances, et de prendre note de ses fautes : les gens d’alors n’étaient pas si sévères ; ils en appelaient au roi de toutes parts, et les gros volumes du recueil des ordonnances et des olim sont pleins de réponses à cet appel ; c’est ce qu’il n’est pas permis d’oublier. Que cette politique constante, devenue une tradition souveraine et en quelque sorte une force automotrice, ait été souvent interrompue ou contrariée par des torts individuels, ou par ces accidens qui viennent sans cesse troubler le cours naturel des choses, rien de moins étonnant ; mais ces déviations n’empêchaient pas le mouvement de reprendre son cours, parce que la pente était toujours la même. Les rois avaient contre eux, outre les vices et les erreurs dont personne n’est exempt, les préjugés du temps, les droits acquis que le peuple même respectait dans ses oppresseurs, les guerres civiles, les guerres étrangères, les difficultés de toute création administrative quand on n’a ni l’expérience ni les agens fidèles ou capables : comment ne pas leur en tenir compte ?
Mais peut-être, depuis Philippe le Bel, le moment était-il venu d’une politique nouvelle, d’un changement radical dans cette constitution si péniblement échafaudée pendant les trois siècles précédens ? Peut-être, au moment où les états-généraux allaient tout faire avec bien plus de force, de constance et de sûreté, les rois les ont-ils méchamment entravés dans leurs travaux et repoussés dans leurs sages innovations ? C’est pour le prouver que M. Perrens a écrit son livre. Sans entreprendre un difficile travail de contrôle sur les détails, il nous suffira du livre même pour arriver à une conclusion bien différente. Au premier coup d’œil, il est aisé de se convaincre que, sous le roi Jean, une pareille transformation politique était impossible, ou ne pouvait amener que des désastres, des réactions et des excès de pouvoir. La guerre étrangère et les intrigues d’un prétendant habile et perfide n’étaient pas les seules causes de perturbation qu’il fallût craindre : c’était pourtant déjà beaucoup, c’était assez pour que toute révolution fût inopportune, assez pour que le pouvoir dût être fortifié, bien loin d’être livré à une assemblée sans expérience et à des députations désunies ; mais il y avait comme obstacles, outre ces circonstances accidentelles du jour, toutes les circonstances permanentes du siècle, l’ignorance, l’étroitesse, les défiances de l’esprit municipal dépaysé au milieu d’affaires d’une grandeur disproportionnée à tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Sans doute ces provinciaux avaient, dans les limites de leur compétence, d’excellentes idées pratiques ; leurs administrations locales étaient, en détail, très supérieures à l’administration de l’état* C’est avec toute raison qu’Augustin Thierry, rapportant à cette époque un progrès remarquable dans l’éducation politique des Français, a observé que « deux siècles écoulés depuis la renaissance des libertés municipales avaient appris aux riches bourgeois à connaître et à vouloir tout ce qui, soit dans l’enceinte des mêmes murs, soit sur un plus vaste espace, constitue les sociétés bien ordonnées ; que pour eux l’ordre, la régularité, l’économie, le soin du bien-être de tous n’étaient pas seulement un principe, une maxime, une tendance, mais un fait de tous les jours, garanti par des institutions de tout genre, par la surveillance et le contrôle, et qu’enfin les plus éclairés de ces hommes durent promptement concevoir la pensée d’introduire au centre de l’état ce qu’ils avaient vu pratiquer- sous leurs yeux, ce qu’ils avaient pratiqué eux-mêmes d’après la tradition locale et les exemples de leurs devanciers. » Tout cela est vrai, mais cela ne prouve nullement que l’établissement d’une constitution fondée sur la périodicité d’une assemblée représentative fût dès lors praticable. Les députés n’allaient plus se trouver seulement en présence d’une comptabilité à éclaircir, de dépenses communales à régler, d’une répartition à opérer, d’une police à entretenir, de parchemins à garder. Au lieu de cet ordinaire assez monotone, facilité par l’habitude, par la tradition, par un intérêt commun, étroit, bien connu, ils allaient se trouver tout à coup en présence d’un extraordinaire terrible, immense : tout l’état à défendre et à réformer, un vaste système financier à fonder, au milieu d’intrigues politiques dont ils devenaient les instrumens sans seulement les soupçonner, sous l’influence de la ville de Paris, qui étouffait ou faussait la véritable expression du sentiment national. Dans cette situation, il aurait fallu du moins que ces législateurs novices, inspirés par cette sagesse même qu’ils avaient dû acquérir dans l’administration des cités, comprissent d’abord combien leur nouvelle mission était disproportionnée à leurs habitudes, combien ils devaient se défier, et d’eux-mêmes, et de l’inconnu périlleux et compliqué dans lequel ils marchaient, combien il était nécessaire de s’entendre entre eux et de ne pas se laisser déborder par des gens mieux instruits de l’état des choses et animés par des passions et par des intérêts cachés, combien il importait d’éclairer et d’aider le pouvoir sans le supplanter, de supporter quelques abus pour obtenir l’essentiel, et de ne pas ébranler le trône pendant que l’étranger ravageait le territoire. Ils firent tout le contraire.
Aux états de 1351, « il fut impossible aux députés de s’entendre. » Ils entrèrent dans un esprit d’opposition qui préparait déjà les troubles des années suivantes ; ils marchandèrent leurs votes, ne trouvèrent suffisante aucune des garanties qu’on leur offrait, et finirent par alléguer « qu’ils n’avaient pas de pouvoirs pour voter définitivement l’impôt. » On reconnaît déjà ici la marche ordinaire des agitations politiques, lorsqu’elles ont des meneurs secrets et couvrent des conspirations ; aussi l’opposition avait-elle dès lors « un chef puissant » dans Charles le Mauvais, qui avait des prétentions au trône et contestait la loi salique, « petit homme plein d’esprit et de feu, soucieux et réfléchi, à l’œil vif, de figure agréable et de manières attrayantes, sachant se faire aimer, » au demeurant « n’étant point ce que de nos jours on appellerait un honnête homme ; on peut lui reprocher d’avoir été un ambitieux et un artisan d’intrigues ; sa parole n’était pas sûre, et il n’avait pas cette horreur du meurtre et du sang qu’une civilisation plus avancée pouvait seule inspirer. » On ne voit donc pas ici que les obstacles soient venus du roi, mais bien des ennemis du roi. « Il fallut congédier les états-généraux et recourir aux états provinciaux, qui cette année et les suivantes reçurent mission de voter les subsides. »
Aux états de 1355, les députés, qui n’étaient venus « qu’avec des idées vagues de réformes, » voyant que le roi offrait spontanément des garanties qu’on ne lui avait pas encore demandées, et se rendait à merci, « prirent de la hardiesse, et les principaux d’entre eux tombèrent d’accord presque sans avoir eu besoin de s’entendre. » Ils demandèrent que les trois ordres pussent voter ensemble, avantage considérable pour le tiers, ce qui leur fut accordé. On vota une gabelle sur le sel et une taxe sur les choses vendues, sans aucune exemption ni immunité, ni pour les princes, ni pour le roi, ni pour les deux premiers ordres ; c’était l’égalité en matière d’impôts, ce qui leur fut encore accordé. Mais bientôt les empiétemens commencent et les pouvoirs se confondent ; les états décident qu’ils nommeront eux-mêmes les receveurs, les trésoriers, les receveurs-généraux, plus une commission de neuf membres pris dans les trois ordres, lesquels surveilleront la perception. Ce n’est pas assez : cette commission législative, substituée à l’autorité royale, sera investie du droit de requérir tous les citoyens, tous les gens du roi, de les obliger à prêter main-forte, et même elle pourra désobéir au roi, s’il donne quelque ordre contraire aux résolutions des états ; tout cela aussi est accordé. Puis encore, par cette force des révolutions, par cet entraînement du désordre qui fait que, dès qu’on a trop pris, on est poussé malgré soi à tout prendre, il est décrété que les états seront réunis de nouveau quelques mois plus tard pour recevoir et vérifier les comptes, « et, ajoute-t-on habilement, pour voter de nouveaux subsides, s’il est nécessaire. » Se réunir trois fois en un an, observe avec raison M. Perrens, c’était marcher rapidement vers la périodicité ou même vers la permanence des états. De plus, le vote de deux ordres ne lierait pas le troisième ; chacun d’eux avait son veto, il dépendait donc d’un seul de tout arrêter, de tout anéantir. Ainsi les états régnaient et gouvernaient, et dans quelles conditions impossibles ! Étrange république d’ailleurs, en plein XIVe siècle ! République de castes rivales et de provinces qui ne se connaissaient pas ! Que manquait-il à ce beau gouvernement, si ce n’est une garde citoyenne pour remplacer les troupes royales ? Aussi « invitation fut faite à toutes gens de s’armer selon leur état ; en revanche il fut défendu au roi d’appeler l’arrière-ban, si ce n’est dans un pressant danger. » Mais qui déclarerait la patrie en danger ? Les états sans doute ! Peut-on imaginer une subversion plus complète de tout équilibre politique, une suppression plus entière de toutes ces résistances réciproques qui éprouvent, qui épurent et qui appuient les réformes ? Si la société de 1789 n’a pu résister à ces mêmes fautes, si elle a succombé sous ces mêmes usurpations précipitées et accumulées, comment les hommes de 1355 auraient-ils pu faire marcher cette machine dont le moteur était partout et le conducteur nulle part ? En vérité, tout notre désir de faire estimer l’antique bourgeoisie du moyen âge ne saurait nous déterminer à lui reconnaître ici cette sagesse qu’elle manifestait mieux dans l’enceinte des communes. Aussi dès l’année suivante tout croula. Les esprits s’étaient refroidis, les députés se rendirent en moindre nombre à l’assemblée ; la dépense, le danger de traverser des provinces infestées d’ennemis et de brigands, les retinrent chez eux. D’autres furent retenus par leurs commettans mêmes, qui ne voulaient point de ce qu’ils avaient fait. Non-seulement la noblesse et le clergé se refusaient aux nouveaux impôts, mais de grandes villes les repoussaient avec violence. Le peuple d’Arras massacra vingt et un citoyens notables comme partisans des états et du nouvel ordre de choses, d’autres furent bannis ; cette révolution réactionnaire dura près de deux mois. Il fallut donc réviser la loi de la gabelle et de la taxe, et lorsque dans cette session on en vint à un examen plus libre ou moins enthousiaste, on reconnut enfin « l’insuffisance des députés du tiers, qui n’avaient pu encore assez réfléchir a l’art si difficile de gouverner les finances d’une grande nation. » A la gabelle et à la taxe sur les ventes, ils substituèrent une capitation en proportion des revenus ; mais ici encore que de maladresse, pour ne pas dire pis. La proportion était en sens inverse de la justice et du bon sens : les plus pauvres, possédant moins de 100 livres de rentes, devaient payer 5 pour 100 ; ceux qui atteignaient les 100 livres, 4 pour 100 ; ceux qui étaient plus riches, 4 pour 100 pour les premières 100 livres, et 2 pour 100 pour le reste. S’il faut juger les hommes par leurs actes, il y avait ici autre chose encore que « l’insuffisance, » il y avait l’iniquité et l’égoïsme. Nos pères de la bourgeoisie n’étaient guère en ce moment, il faut l’avouer, les vrais protecteurs du peuple. Mais qui donc les conduisait encore dans cette session ? Toujours cet Etienne Marcel, « dont il est impossible de ne pas reconnaître les idées et l’influence dans les résolutions des états de 1355 comme dans tout le reste, » et ce Charles le Mauvais, « dont il faut voir la main dans ces révoltes et dans ces agitations. » Le roi, qu’on accuse volontiers de mettre obstacle à tout, n’empêche rien, et les états construisent tranquillement leur absurde république au milieu d’une telle société et d’un tel siècle, sans même songer à en tirer, comme en 1792, le moindre élan d’énergie nationale contre l’invasion étrangère.
Aux états de 1356, après la bataille de Poitiers, quand le roi est captif en Angleterre, quand les calamités et les périls se sont accrus à l’infini, les députés montreront-ils plus d’intelligence, de modération, de patriotisme désintéressé ? Non, ils sèment de nouveaux désordres, et ajoutent des haines, des vengeances, des proscriptions aux extravagances anciennes. Ils votent un impôt nécessaire à la défense du pays, mais en réservant, chacun pour ses commettans, le droit de ne pas le payer, ce qui était la dérision dans l’anarchie. Ils exigent du dauphin qu’il destitue immédiatement sept des officiers qui ont sa confiance, et veulent les mettre en jugement devant une commission formée par eux-mêmes ; ils demandent de plus que leurs biens soient confisqués d’avance, en attendant qu’on les juge. Et quels sont les griefs qu’on élève contre ces officiers ? « On les accusait d’être vains, cupides, incapables, indifférens au bien public, de vouloir pour eux tous les avantages, » en un mot on leur reprochait tout ce qu’il y a de plus vague et de plus ridicule, tout ce qu’inventent l’envie et l’intrigue en ces jours mauvais où elles peuvent exploiter impunément la crédulité publique. Les états demandent ensuite que Charles le Mauvais, prisonnier dans Avignon, soit remis en liberté : sans doute les fermens de discorde n’étaient pas encore assez nombreux ni assez échauffés. Puis ils demandent que le dauphin se prive de ses conseillers intimes, et qu’à l’avenir son conseil soit nommé par l’assemblée ; « c’est moins un conseil qu’ils donnaient au dauphin qu’une tutelle et des maîtres. » Ce nouveau conseil dirigerait toute l’administration par commissaires ; à la royauté il resterait l’inutile veto. « Ainsi, dit M. Perrens, la nation prenait possession d’elle-même et s’essayait au gouvernement de ses propres affaires ; elle ne conservait guère de la monarchie que le nom ; en plein moyen âge, elle avait imaginé le système constitutionnel des temps modernes, auquel il ne manquait qu’une plus juste pondération des pouvoirs, » c’est-à-dire qu’il n’y manquait que l’essence même du système constitutionnel. La nation prenait possession d’elle-même ! Mais nous voyons quelques lignes plus bas que les bourgeois nommés au conseil n’y allaient presque jamais, qu’ils n’étaient en quelque sorte que des conseillers honoraires ou extraordinaires, et qu’ils se contentaient en général d’être représentés par les évêques de Laon et de Paris ; c’étaient ceux-ci qui, sous l’inspiration d’Etienne Marcel et de Charles le Mauvais, avaient « pris possession » de la nation. Au reste, dans la session de 1357, on trouva moyen d’ajouter encore des folies à ces folies. On avait désigné à la destitution et à la confiscation sans jugement sept officiers royaux ; on en désigna quinze autres, et pour tout désorganiser d’un seul coup, « ils voulurent que tous les officiers du royaume fussent provisoirement suspendus, jusqu’à ce que des réformateurs nommés par l’assemblée eussent fait un examen minutieux de la manière dont ils avaient exercé leurs charges, afin d’exclure les mauvais et de ne conserver que les bons. » Il est vrai que la nation n’avait plus cette fois pris possession d’elle-même : peu de députés étaient venus à Paris ; les provinces murmuraient contre cette bourgeoisie parisienne, qui semblait abuser un peu trop de « ses lumières supérieures. » Nous ne pousserons pas plus loin cet examen, dont tous les élémens sont empruntés à l’ouvrage même que nous combattons. Les événemens qui suivent ne manifestent plus qu’un de ces entraînemens révolutionnaires où les hommes ne sont plus assez libres de leurs pensées et de leurs actes pour qu’on puisse les juger.
Nous voici donc arrivés par cet examen à adopter avec une plus forte conviction ce que nous avions déjà reçu sur la foi de la plupart des historiens. On ne réhabilitera point ces états du xive siècle, qui essayèrent de sortir en quelque sorte de leur temps, et de substituer un pouvoir élu à l’autorité royale. Eussent-ils mis plus de modération dans leurs entreprises, elles n’auraient abouti à rien de stable. La base manquait à une si grande construction. Trop de choses restaient encore à faire avant d’en venir là. La difficulté des communications, la diversité des intérêts, l’opposition des castes, l’esprit local, tendaient sans cesse à disloquer les assemblées et à livrer la place à une oligarchie parisienne : de là le danger toujours imminent des séparations, des démembremens, des républiques municipales, grands auxiliaires pour les ennemis du dehors. Sans doute il circulait d’excellentes idées de réforme sur des objets particuliers ; en concentrant tous leurs efforts sur ces objets, les états auraient pu faciliter et accélérer le mouvement vers l’unité du territoire, de la loi et des classes ; mais leurs prétentions exorbitantes ne montrèrent que leur incapacité : ils osèrent d’autant plus qu’ils comprenaient moins. La royauté, réduite à un vain nom, parut un moment s’éclipser devant eux ; mais, comme toutes les choses qui ont leur raison d’être, elle attendît son heure, et reparut plus puissante, avec son conseil, son parlement, sa tradition, et les rapports complexes qui la mêlaient à tout. Peut-être, un siècle plus tard, sous Charles VIII, sous Louis XII, cette politique aurait-elle pu changer, et une part aurait-elle pu être faite à une représentation périodique, si les guerres d’Italie n’étaient pas survenues ; il est permis d’en douter néanmoins, car plus tard encore, en 1614, si l’on étudie l’esprit qui se manifeste dans cette dernière réunion des états, on y découvre tant d’obstacles et d’incompatibilités, qu’on est tenté de croire que, tout bien examiné, les choses se sont faites chez nous comme elles ont dû s’y faire, que la France s’est développée selon son tempérament, comme l’Angleterre selon le sien, et qu’il fallait passer par Louis XIV avant d’arriver à 1789.
Nous n’avons combattu jusqu’ici que les résultats généraux que M. Perrens a lui-même expressément tirés de son travail, et qu’il a résumés soit dans les prolégomènes, soit dans la conclusion. Quant aux jugemens qu’il porte sur tels ou tels personnages, sur tel ou tel ordre de citoyens, il faudrait, pour les contrôler avec l’attention qu’ils méritent, des études nouvelles qui nous écarteraient de notre plan ; nous recommandons cette partie purement narrative du livre de M. Perrens aux amateurs studieux de l’histoire, comme représentant l’opinion extrême parmi les écrivains qui ont voulu trouver un bon côté dans les entreprises du chef révolutionnaire de 1358. À la vérité, il y a, au premier coup d’œil, dans ces jugemens une distribution d’éloges et de blâme qui, je le crains, paraîtra suspecte au lecteur. Tout ce qui tient au parti que l’auteur désapprouve est fort sévèrement traité ; les fautes du roi Jean, les mesures politiques du dauphin, le caractère et la conduite de leurs amis, de leurs conseillers, sont constamment colorés dans les tons les plus sombres, et le mal, de leur côté, paraît toujours plus probable que le bien ; au contraire Etienne Marcel, Charles le Mauvais, Robert Le Coq, et en général tous les opposans, sont blanchis autant que possible, et leurs crimes même racontés en termes moins rudes, ou atténués par la considération des temps, des motifs ou des circonstances. Même différence entre la noblesse et le peuple, et la jacquerie, sans être justifiée, est cependant si abrégée et présentée avec tant d’adoucissemens, entre les oppressions qui la précèdent et la réaction qui la suit, qu’on se sent tout surpris de la trouver presque anodine. Je dis que cette distribution si tranchée du mérite et du démérite, qui met tout le bien d’un côté et tout le mal de l’autre, est suspecte en elle-même et à première vue. Lors même qu’il en serait autrement, lors même qu’à une certaine époque toutes les extravagances et toutes les fourberies se seraient donné rendez-vous dans le palais des rois, il ne s’ensuivrait pour cela aucune condamnation générale contre la politique séculaire de la royauté. On pourrait abandonner à la réprobation de l’histoire le roi Jean et son fils et leurs ministres et leurs généraux, qu’il n’en resterait pas moins vrai que la monarchie, en son temps, a été nécessaire, qu’elle a été pour la France en particulier le plus puissant agent de l’unité, de la justice, du nivellement peut-être excessif qui nous distingue, et qu’elle a droit d’être jugée d’après cette grande fonction si longtemps remplie, et non d’après les vices et les travers de quelques individus.
Toutefois, comme cette sorte de partialité dans l’histoire devient assez commune, quelques considérations plus générales sur ce sujet ne seront sans doute pas inutiles. Il s’agit de justice, et à ce titre la question ne laisse point que d’avoir pour nous un intérêt fort direct. La justice envers les hommes d’autrefois n’est point du tout indifférente à nos destinées d’aujourd’hui. La justice de l’historien est un des grands intérêts publics, car l’histoire, c’est la patrie, et l’inique diffamation du passé est la discorde et la faiblesse du présent. La justice possède une force de conciliation qui, laissant à chaque individu, à chaque classe sa part d’honneur, et ne concédant à personne le monopole des mérites, éteint, en les expliquant, les querelles du passé au profit de l’avenir. L’historien n’a pas le droit d’écouter ses sympathies, de plaider pour sa race, pour sa profession, pour son parti. Et pourtant depuis Boulainvilliers, c’est-à-dire depuis qu’on a commencé à reconnaître dans notre histoire et à suivre de siècle en siècle une lutte de classes qui a son origine dans la conquête, et qui s’est perpétuée jusqu’à nous, une secrète partialité a toujours réfléchi sa teinte sur l’exposition des faits de ce grand drame ; les meilleurs esprits n’en sont pas tout à fait exempts. Chez d’autres, le réquisitoire ou le panégyrique est le fond même de ce qu’ils appellent l’histoire, et l’on voit trop souvent la polémique contemporaine, plus ou moins déguisée, remonter avec ses passions dans les temps écoulés, y altérer, sinon le matériel des faits, au moins leur proportion, leur mesure, leur caractère, supprimer ceux qui la gênent, faire grande place et grand jour à ceux dont elle veut tirer des argumens pour sa cause, de sorte que, tout en disant des choses vraies, on arrive ainsi à la plus fausse représentation de l’ensemble, et le lecteur sort de là rempli de haines rétroactives, d’admirations mal fondées et d’impressions troubles qui corrompent le jugement et sur les choses d’autrefois et sur celles d’aujourd’hui. Il est difficile sans doute de se détacher entièrement, dans l’intérêt austère de la seule vérité, des croyances auxquelles on appartient, du sang dont on est sorti. Lorsqu’on voit ses ancêtres, lutter pendant de longues générations pour s’affranchir, tant de lenteurs contristent : on voudrait les voir s’émanciper plus vite, même par de grands coups ; mais il faut que l’historien se corrige de ces illusions et de ces impatiences, le fruit de l’histoire est à ce prix. Il faut qu’il s’apprivoise à mettre le temps comme un élément nécessaire en toutes choses ; ni la nature ni l’humanité ne se développent par secousses. Il faut qu’il tienne compte de toutes les circonstances au milieu desquelles les hommes ont vécu, parce qu’ils y vivaient comme dans un élément qu’ils n’avaient point choisi, et sans pouvoir même en imaginer un autre. Ce n’est qu’en comprenant les nécessités des autres époques que nous saurons comprendre les nôtres, et c’est pour n’avoir jamais assez compris la lenteur des choses, surtout le besoin de préparation et de maturité, que nous avons donné tête baissée dans tant d’utopies, fait tant de faux pas, de chutes désastreuses et ridicules : vieux enfans qui ne savons pas apprécier les distances, et qui, poussés sur la mer des âges, à chaque idée décevante qui flotte à nos yeux parmi les brumes de l’avenir, à chaque horizon nouveau qui semble émerger devant nous, croyons toujours le tenir et tendons la main pour le prendre, au risque de plonger dans l’abîme.
Mais à part cette considération, il en est une autre qui suffit à elle seule : c’est celle de la vérité en elle-même. Quiconque a cherché, même autour de lui, la vérité sur les hommes et sur les choses contemporaines, quiconque a observé les révolutions, les partis, l’influence des situations, l’inextricable complexité des causes, l’infinie variété des motifs, et s’est surpris soi-même dans de faux points de vue et dans des perspectives trompeuses, a dû apprendre combien est rare la certitude sur la valeur des actes et sur la moralité des intentions. À plus forte raison sentira-t-il la nécessité d’écarter toute suggestion des préjugés, tout esprit personnel, et de s’élever à la sérénité suprême de la pure intelligence, s’il s’agit d’hommes et d’événemens ensevelis depuis longtemps dans le lointain obscur du passé. Il y a sans doute une région de l’histoire où l’on peut, avec de sages précautions, s’avancer sans crainte, et arriver à des résultats plus ou moins certains et complets ; cette région, plus particulièrement cultivée de nos jours, est celle où l’on décrit les événemens généraux, tels que les grandes conquêtes et les luttes de races, l’origine, les accroissemens et le déclin ou la transformation des institutions civiles, politiques, religieuses ; les progrès de la richesse, des sciences, des lettres : toutes choses palpables et qui durent, qui ne changent que lentement, qui couvrent de vastes étendues de pays, se manifestent par une multitude de faits particuliers, et par conséquent sont facilement attestées par des documens nombreux, indubitables, se confirmant d’un siècle à l’autre ; c’est ce qui constitue la vie collective, presque inconsciente du genre humain, où il n’y a ni à condamner ni à absoudre, mais seulement à observer et à décrire. Là, au moins pour quelques époques de l’histoire, il peut y avoir pleine lumière et certitude, et s’il s’y présente des obscurités ou des lacunes, on peut encore essayer d’y suppléer par des conjectures, par des analogies, lesquelles, se fondant sur des lois connues de l’esprit humain, sont elles-mêmes d’utiles exercices de la pensée.
Dès qu’on sort au contraire de cet ordre de choses générales et permanentes pour entrer dans l’histoire proprement dite, dans le mouvement détaillé, dramatique, volontaire des actions humaines, où l’individu, la caste, le groupe, la foule, paraissent en scène avec leurs passions, leurs erreurs, leurs tendances alternatives au bien ou au mal, et que de ces actes libres il sort une moralité, une responsabilité, un jugement de la conscience, alors il n’en est plus de même. La certitude diminue de beaucoup, et il doit être tenu compte d’une foule de considérations diverses. D’ordinaire les témoignages rares, incomplets, suspects, difficiles ou impossibles à contrôler, portent sur des faits fugitifs, sur des hommes jugés par la passion contemporaine. Comment s’assurer qu’on sait tout, que la cause est suffisamment entendue, quand il s’est écoulé des siècles, quand les témoins ne peuvent plus être rappelés, quand la plupart des pièces sont perdues, ou qu’il n’en a jamais existé ? Supposons cependant qu’il n’y manque rien : quelles difficultés d’appréciation ! Si la moralité des actes ne dépend ni des temps, ni des lieux, la culpabilité ou le mérite des auteurs de ces actes en dépend sans nul doute pour beaucoup. Si c’est un individu qu’on juge, il faut tenir compte de tout ce qui l’a fait ce qu’il est, de tout ce qui l’entoure et le pousse ; ce qui serait inexcusable dans un homme Instruit et civilisé de nos jours ne le serait point dans un Goth barbare, et le premier n’aurait certes pas autant de mérite à s’abstenir d’une violence que n’en aurait le robuste et grossier compagnon d’Alaric. Si c’est toute une classe d’hommes qu’on veut juger, et si on lui reproche tel vice, telle cruauté, j’ai droit de demander dans quelle mesure, avec quelles compensations, sous quelles impulsions insurmontables des habitudes, de la profession, des idées reçues. Est-ce d’ailleurs le crime de toute cette classe, ou de la majorité, ou seulement des personnages les plus apparens ? Il faudrait là une véritable statistique morale dont les plus simples élémens n’existent même pas. Il ne suffirait pas de recueillir dans les chroniques des masses de faits extérieurs et matériels ; on en remplirait des volumes pour et contre. Les auteurs n’ont pu tout dire, et dans le choix ils ont été dirigés par une pensée ou une passion. Les plus frappans sont exceptionnels, ils ne peuvent donc donner l’image commune et le portrait des temps. Ainsi une foule de considérations imposent à l’historien la plus grande réserve, le plus minutieux examen, lorsqu’il s’agit de juger et de condamner soit les Individus éminens, soit les classes entières qui ont été entraînées dans les grands courans de l’histoire : quoi d’ailleurs de plus inopportun aujourd’hui que de récriminer sur des sépulcres, quand l’union est encore si nécessaire aux vivans ?
LOUIS BINAUT.
V. DE MARS.