Le ton général est lumineux, et je ne sache pas de tableau plus clair. Les ombres sont légères, et il n’y a pas d’apparence de ces masses sombres qu’on appelle bottes dans les ateliers, et qui servent de repoussoir et de contraste aux couleurs brillantes. Un ciel bleu, un terrain de grès lilas, des draperies blanches, des chairs reflétées ou frappées du soleil, tout rappelle l’Orient et la splendeur de ses jours. On oublie qu’on est à Londres, et on se croit dans le désert. Peut-être l’artiste, en voulant être vrai, a-t-il manqué un des grands buts de l’art. Sans une opposition savamment calculée de lumière et d’ombre, il est impossible de donner du relief à des figures peintes sur une surface plane. Dans le tableau de M. Herbert, la lumière, trop également diffuse, nuit au modelé ; parfois les plans de ses groupes se confondent, et la perspective aérienne fait défaut. On peut répondre que dans la nature, en Orient surtout, des effets semblables se rencontrent. Là nos yeux, habitués aux tons indécis et vaporeux qu’ont dans le nord les objets un peu éloignés, jugent fort mal des distances, et souvent on se croit bien proche d’une montagne qu’on n’atteindra pas dans la journée. La nature est la nature ; l’art pour l’imiter a des moyens si imparfaits qu’il ne doit pas se créer à plaisir des difficultés insolubles et choisir pour les copier des effets qui trompent nos sens. On est d’ailleurs tout disposé à pardonner des tricheries comme les Vénitiens et les Flamands n’ont pas craint de s’en permettre, lorsque le résultat est agréable aux yeux. Sans doute des tons crus, des silhouettes sèchement découpées se trouvent dans la nature : est-ce à dire qu’il faille les imiter ?

M. Herbert s’est appliqué à donner à ses personnages le caractère du pays où sa scène est placée. À Londres, les types juifs ne manquent pas, et il les a fidèlement reproduits. Je crains toutefois qu’il n’ait pas toujours très heureusement choisi ses modèles. La race juive, partout reconnaissable, se fait remarquer tantôt par son extrême beauté, tantôt par son extrême laideur. Elle offre quelquefois la plus grande noblesse que puisse revêtir la physionomie humaine ; d’autres fois elle montre l’expression des passions les plus basses et les plus ignobles. On peut regretter que l’artiste ait mis dans le camp d’Israël un trop grand nombre de marchands de haillons, tels qu’on en voit dans les échoppes de Saint-Gilles. Il faut cependant lui savoir gré d’avoir échappé à l’influence des habitudes de son pays. Il est à ma connaissance le premier peintre anglais qui nous ait représenté d’autres hommes que des Anglais.

Le Moïse n’est pas tel que je l’aurais désiré ; mais quelle tâche difficile que de peindre un prophète ! Michel-Ange a conçu son Moïse comme un athlète. J’oserai dire que ce géant farouche, avec ses bras de portefaix et sa barbe de cordes, ne me représente nullement le guide et le législateur des Hébreux. C’est un homme que personne n’aimerait à rencontrer au coin d’un bois, mais qui jamais ne saurait se faire obéir d’un peuple au col roide. Le Jules II, dont il garde le tombeau, a au contraire un air d’autorité, et je ne doute pas que si un idolâtre de quelque pays lointain entrait dans l’église de Saint-Pierre-in-Vincoli, il ne prit Jules II pour le maître et Moïse pour son valet.

M. Herbert s’est gardé de donner au prophète la tournure d’un Hercule, mais il n’a pu en faire un voyant, un homme inspiré, un élu de Dieu. Tenant une table de pierre sous chaque bras, ayant soin d’engager l’angle de chaque dalle dans sa ceinture pour être plus à l’aise à porter son fardeau, le Moïse du parlement me représente un négociant juif qui va montrer ses registres à un syndicat. J’aime bien mieux les figures des anciens qui vont au-devant de lui. Il y a dans ce groupe des types excellens, des expressions très variées et très finement rendues. En somme, dans cet immense tableau, il y a beaucoup à louer, beaucoup à critiquer, mais il règne dans la composition un sentiment de grandeur qui, à mon avis, rachète tous les défauts. Dans l’art, le trivial est ce qu’il y a de pire. M. Herbert est quelquefois incorrect, incomplet, mais on voit dans toutes les parties de son œuvre de nobles aspirations.

Aux difficultés du sujet se joignaient celles qui résultent de l’emploi d’un procédé de peinture nouveau. Les couleurs sont fixées sur le mur au moyen du silicate de potasse. Je me trompe fort, ou ce procédé est destiné à faire une révolution dans la peinture monumentale. On sait que le silicate est une substance à peu près incolore, et qui dans de certaines conditions est soluble dans l’eau. Lorsque l’eau est évaporée, il reste une sorte de verre d’une dureté extraordinaire. Depuis quelque temps, on en fait usage en France pour donner aux pierres tendres une résistance plus grande que n’en ont les pierres les plus dures. Le tuffeau et même la craie imprégnés de silicate mélangé d’eau deviennent aussi inattaquables aux intempéries que des cailloux, et en effet ils sont revêtus d’une couche de silex. Fixées par ce liquide sur le mur, les couleurs sont à peu près inaltérables. Pendant que je regardais le Moïse, le peintre frottait une clé contre un coin de son tableau et montrait qu’elle, s’usait rapidement sans que le frottement détachât une parcelle de couleur. J’ai appris, non sans étonnement, que M. Herbert tirait ses couleurs et son silicate de Lille. Je suis charmé de voir nos voisins recourir à notre industrie.

J’avais déjà vu en Allemagne plusieurs tableaux exécutés au moyen du silicate, qu’on appelle Wasserglass, verre liquide, nom qui, pour n’être pas aussi scientifique que le mot français, donne une idée très juste de cette substance. À Berlin, sous le porche du musée, on voit une grande composition, œuvre de M. Cornélius, je crois, dont il n’est pas trop facile de deviner le sujet, et dont le principal mérite est d’offrir un des premiers essais de peinture au silicate. Autant qu’on en peut juger, elle a été exécutée d’abord en détrempe, puis aspergée de Wasserglass. Il semble que le liquide qui a fixé les couleurs ait été projeté avec un goupillon ou bien un arrosoir : il s’est cristallisé en gouttelettes très fines, et l’aspect du tableau est celui que présente un vieux mur au moment d’un dégel.

Depuis lors, le procédé paraît avoir été bien perfectionné. On ne voit pas dans le tableau de M. Herbert ces gouttelettes scintillantes. Les tons sont mats comme ceux de la fresque, mais plus vifs, plus frais, plus lumineux. Je crois qu’on a mêlé le silicate aux couleurs avant de les appliquer sur la muraille. Rien ne rappelle davantage le ton des meilleures fresques de Pompéi, et par l’éclat et par l’apparente facilité de l’exécution. Cette facilité, je suis bien loin de la garantir. Des artistes m’ont dit que, le silicate séchant très rapidement, la peinture est courte, le pinceau peu flexible, et que les raccords se font mal entre les parties déjà sèches et celles qui sont encore humides. Tout ce que je puis dire, c’est que la peinture de M. Herbert ne porte pas de traces de ces difficultés. Au contraire on serait tenté de croire qu’elle n’en offre pas plus que la détrempe ordinaire. Je remarquais par exemple des plis de draperies très longs qui semblaient exécutés d’un seul coup de pinceau avec une couleur très fluide et très maniable. L’emploi de ce procédé fût-il en réalité un peu plus difficile que les autres, il faudrait encore examiner s’il n’a pas des qualités supérieures, à ses inconvéniens. Outre son inaltérabilité, la peinture au silicate a tous les avantages de la fresque, et le ton en est beaucoup plus fin et plus agréable. Je crois qu’on pourrait faire usage de glacis en revenant sur des parties déjà sèches et durcies, et qu’on obtiendrait de la sorte autant de transparence que dans la peinture à l’huile ; mais cela n’est pas nécessaire pour la peinture murale. La gamme des couleurs est très étendue, et sauf quelques couleurs végétales qui seraient altérées par le silicate, il n’y a guère de teintes qu’on ne puisse employer. En un mot, je ne crois pas qu’on.ait jusqu’à présent rien trouvé de plus propre à la décoration monumentale.

En France, nous sommes routiniers ; nous n’accueillons guère les novateurs, parce qu’involontairement ils se posent comme ayant eu plus d’esprit que nous autres, le vulgaire. Cependant nous avons aussi la noble fierté de ne pas vouloir demeurer en arrière des autres nations, et après nous être bien moqués de leurs modes, nous les imitons. Cela me fait espérer que nous verrons un jour de la peinture au silicate à l’intérieur et petit à petit à l’extérieur de nos monumens. Franchement, nous avons déjà largement usé de la sculpture. Nous couvrons nos édifices d’une ornementation sculptée qu’on prodigue peut-être, suivant l’axiome : quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. Pour varier, « nature se plaît en diversité ; » essayons maintenant un peu de la peinture. Le pis qui puisse arriver, c’est qu’elle soit maladroitement appliquée ; on y gagnera toujours. de mettre nos pierres à l’abri de la pluie qui les ronge. Croyez que dès qu’on aura fait connaissance avec le silicate, on en perfectionnera l’emploi ; il suffira d’en indiquer les inconvéniens à nos chimistes pour qu’ils y trouvent un remède. Qu’il se présente un artiste de talent comme M. Herbert, et bientôt nos rues deviendront un musée de tableaux.


PROSPER MERIMEE.


V. DE MARS.