Essais et Notices, 1863/Le Prince Albert

Essais et Notices, 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 496-502).


LE PRINCE ALBERT.[1]


« Ce livre, a dit M. Guizot, est un acte de tendre piété conjugale et royale. Il a été publié par l’ordre et avec la sanction de la reine Victoria. Durant la vie du prince Albert, la reine avait plus d’une fois désiré faire connaître au monde l’appui vigilant et inappréciable que son époux lui prêtait dans la conduite des affaires publiques. Et maintenant elle a voulu consacrer à la mémoire de celui qu’elle a tant honoré et tant aimé un souvenir qui est en même temps un hommage rendu à la publicité anglaise. Le recueil des discours prononcés par le prince est précédé d’une introduction destinée non pas à raconter sa vie, mais à peindre son caractère. L’auteur a gardé l’anonyme, mais il n’a pas laissé ignorer que l’inspiration de ces pages touchantes, remplies de détails précis et sympathiques, était due à la reine elle-même, et les Anglais ont été unanimes pour reconnaître le charme d’un portrait tracé avec une exactitude si fidèle.

Passionné pour le bien et pour la vérité, avec une conscience aussi élevée que délicate et cette puissance d’aimer et d’admirer qui est le signe caractéristique des grands cœurs, bienveillant par instinct et par raisonnement, nature essentiellement affectueuse et douce, unissant au bon sens anglais quelque chose de la poésie rêveuse de la race germanique, savant, artiste et homme d’état, esprit ouvert à toutes les idées, âme ouverte à toutes les vertus, père judicieux et tendre, ami et précepteur de ses enfans, justement fier du titre de premier sujet de la reine, et attaché à sa royale compagne par un dévouement profond et chevaleresque, le prince-époux a su se montrer digne de l’amour d’une noble souveraine et de la respectueuse gratitude d’un grand peuple. Nés à trois mois de distance, en 1819, le prince Albert et la reine Victoria avaient les mêmes pensées, les mêmes goûts, la même existence. C’étaient deux âmes faites l’une pour l’autre. La reine avait voulu se marier selon son cœur. Rien ne lui aurait fait accepter ces unions sans tendresse qui semblent une dérision de la loi qui les ratifie, et de la religion qui les consacre. En 1838, lors de son couronnement, elle avait distingué le prince, venu à Londres avec le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, son père, et quelques mois après elle convoquait un conseil privé au palais de Buckingham pour annoncer qu’elle avait choisi son époux.

Rien n’était plus délicat, plus difficile que la situation de ce jeune prince exposé tout à coup à l’envie par l’éclat imprévu de sa fortune, à la défiance par sa qualité d’étranger. Quitter le calme profond d’une petite cour d’Allemagne pour le bruit et le grand jour de la vie publique anglaise, se faire estimer de tous sans porter ombrage à personne, ménager les susceptibilités des deux partis qui se partagent successivement le pouvoir, concilier dans une juste mesure l’obéissance du sujet et l’autorité conjugale de l’époux, exercer à côté du trône une influence sérieuse en respectant scrupuleusement les conditions du régime constitutionnel, c’était une tâche qui exigeait dans un homme de vingt ans une rare maturité d’esprit ; mais le prince Albert était une de ces natures d’élite chez lesquelles la sagesse vient avant l’expérience. M. Guizot, qui le vit à Londres en 1840, fut frappé du sens politique qui perçait, quoique avec infiniment de réserve, dans sa conversation. Lord Melbourne ne s’y était pas non plus trompé. Peu de temps après le mariage de la reine, et au moment où il allait être remplacé par le prince dans les fonctions de secrétaire privé, il écrivait une lettre dont l’avenir devait confirmer chaque ligne. « Lord Melbourne ne serait pas satisfait, est-il dit dans cette lettre datée du 30 août 1840, s’il ne répétait par écrit à votre majesté ce qu’il a déjà eu l’honneur de lui dire de vive voix au sujet de son altesse royale le prince Albert. Il a la plus haute opinion du jugement de son altesse, de sa modération et de sa discrétion, et c’est pour lui une grande consolation de penser qu’il laisse votre majesté dans une situation qui lui permettra de jouir d’une assistance aussi précieuse. Lord Melbourne tient pour certain que votre majesté n’a rien de mieux à faire que d’avoir recours aux avis d’un tel conseiller, lorsqu’elle sera embarrassée, et de s’en rapporter à lui en toute confiance. » Les hommes d’état anglais qui se sont succédé au pouvoir ont tous reconnu, comme sir Robert Peel l’avait fait, ce qu’on peut appeler la théorie constitutionnelle du mari de la reine. En 1854, lord Aberdeen eut l’occasion d’exposer cette doctrine devant le parlement, et personne ne la contesta. Le mari de la reine est membre du conseil privé ; il peut avoir une opinion sur les affaires les plus graves, et il a le droit de la faire connaître. Comme père des héritiers de la couronne, il peut et il doit donner à la reine tous les conseils que lui inspire sa sollicitude pour l’avenir de ses enfans. Son influence est donc aussi réelle que légitime.

Personne n’a mieux compris que le prince lui-même le caractère et l’étendue de ses devoirs. En 1850, lorsque le duc de Wellington lui fit l’offre si séduisante du commandement en chef de l’armée britannique, il ne crut pas pouvoir accepter cet honneur, et motiva son refus dans une lettre qui est le plus bel éloge de sa modestie et de sa sagesse. Il craignait que de nouvelles fonctions ne nuisissent à l’accomplissement de la tâche qui lui était dévolue, et c’est ainsi qu’il prenait soin de la définir. « Cette situation, écrivait-il, est particulière et très délicate. Bien qu’une femme ait sur le trône de grands désavantages en comparaison d’un roi, cependant, si elle est mariée, sa position a, d’autre part, beaucoup d’avantages qui compensent les inconvéniens, et, à la longue, elle se trouvera peut-être plus forte qu’un souverain ; mais ceci exige que le mari confonde absolument son existence individuelle avec celle de sa femme, qu’il ne prétende à aucun pouvoir personnel ou séparé, qu’il évite toute ostentation, qu’il ne prenne aux yeux du public aucune responsabilité spéciale ; il faut qu’il comble les vides que la reine, en sa qualité de femme, est nécessairement obligée de laisser dans l’exercice de ses fonctions royales, qu’il surveille attentivement et continuellement toutes les branches des affaires publiques, afin d’être en mesure de la conseiller et de l’assister à tout moment dans les nombreuses et difficiles questions qui lui sont soumises, et dans les devoirs internationaux, politiques, sociaux ou personnels qu’elles imposent. Comme chef naturel de sa famille, surveillant de sa maison, unique appui dans ses communications avec les chefs de son gouvernement, il n’est pas seulement le mari de la reine, il est le gouverneur des enfans royaux, le secrétaire particulier de la souveraine et son ministre permanent. »

Les prérogatives de la couronne en Angleterre sont plus étendues qu’on ne le suppose quelquefois parmi nous, et les rapports de la royauté avec le parlement comme avec le pouvoir exécutif ont souvent une grande importance. La reine Victoria, dès le début de son règne, s’est occupée avec le soin le plus scrupuleux des affaires publiques et de toutes les questions soit intérieures, soit étrangères. Elle a tenu à être exactement informée de ce qui se passe entre le Foreign-Office et les représentans des puissances, à recevoir les dépêches en temps utile, à examiner, pour pouvoir y donner son approbation en connaissance de cause, celles qui sont adressées au dehors. Non-seulement son influence a été décisive en ce qui touche les alliances de famille et les relations personnelles avec les souverains de l’Europe, mais son droit de nommer les ministres a mis bien des fois à l’épreuve son tact et sa sagesse. Associé, sans faste et sans bruit, à toutes les délibérations, le prince Albert a, pendant près d’un quart de siècle, trouvé le moyen de seconder sa royale compagne dans les rapports de la couronne avec le ministère, sans gêner ni offusquer le ministère lui-même. Passionné pour l’étude, et unissant la patience du savant aux vues élevées de l’homme d’état, il approfondissait toutes les questions avec un zèle infatigable.

La noblesse de son cœur et la sûreté de son jugement se révèlent dans ses discours. Son amour pour l’humanité en fait le principal mérite. Il était digne de comprendre cette belle parole de Massillon : « Les grands seraient inutiles sur la terre, s’ils n’y trouvaient des pauvres et des malheureux. » — « C’est notre devoir, disait-il à Birmingham le 22 novembre 1855, d’aider énergiquement, courageusement, sans nous lasser, la masse du peuple, par nos avis, notre concours et notre exemple. » Il avait accepté avec empressement la présidence de la société pour l’amélioration du sort des ouvriers, « heureux de témoigner sa sympathie pour cette classe qui porte la plus lourde part des travaux et reçoit la plus petite part des jouissances de ce monde. » Il dirigeait également une société de prévoyance et de secours pour les domestiques, et il prononça le 16 mai 1849 ces touchantes paroles : « Qui n’éprouverait le plus profond intérêt pour le bien-être de ses serviteurs ? Quel est le cœur, auquel manquerait la sympathie pour ceux qui nous servent dans les besoins journaliers de la vie, qui nous soignent dans la maladie, qui nous reçoivent lors de notre première apparition dans le monde et étendent leurs soins jusqu’à nos restes mortels, qui vivent sous notre toit, qui forment notre maison et font partie de notre famille ? » Convaincu que le pouvoir doit rester en communication perpétuelle avec le sol où sont ses racines, le prince Albert savait très bien que ce qui fait la force de la nation anglaise, c’est que nulle part il n’existe moins de jalousie et d’animosité entre les différentes classes. La noblesse a su se préserver des trois écueils contre lesquels se sont heurtées tant d’aristocraties : l’oisiveté, la morgue et l’esprit d’exclusion. Elle a su renouveler son sang et ses idées en ouvrant ses rangs aux illustrations qui se produisent hors de son sein et en se soumettant, dans toutes les circonstances, au contrôle salutaire de l’opinion publique, « N’en doutez pas, disait le prince, les intérêts des classes trop souvent mises en contraste sont identiques, et l’ignorance seule les empêche de s’unir à leur avantage mutuel. Tous les philanthropes doivent tendre à dissiper cette ignorance, et à montrer comment l’homme peut aider l’homme, quelles que soient les complications de la société civilisée. C’est tout particulièrement le devoir de ceux qui jouissent, par la bénédiction de la divine Providence, des bienfaits du rang, de la richesse et de l’éducation. »

Ce n’est pas seulement sur l’Angleterre que le prince portait ses regards. Sa pensée favorite était le rapprochement des peuples et le progrès de la civilisation générale. Son principal titre de gloire sera d’avoir été le promoteur d’une entreprise qu’on peut considérer comme le symbole vivant des tendances de ce siècle. Ces expositions universelles, qui depuis ont fonctionné trois fois avec une régularité si admirable, semblaient d’abord des utopies. On se plaisait, suivant la loi commune, à grossir les obstacles. Comment réunir sur un seul point les spécimens de tous les produits du globe ? où trouver les fonds nécessaires à la construction d’un palais assez vaste pour qu’on y puisse tenter une aussi gigantesque épreuve ? Le moyen de garantir tant de marchandises contre les risques de si longs voyages, de mettre de l’ordre dans cet immense chaos, de distribuer les récompenses dans un esprit d’impartialité assez Incontestable pour éviter les récriminations et les jalousies internationales ? Le prince Albert réfuta toutes les objections avec l’intelligence hardie que donne une conviction profonde. La grandeur de l’œuvre le soutenait, et bientôt l’opinion publique fut unanime pour le remercier de son heureuse initiative. « C’est pour moi, disait-il, une grande satisfaction de voir l’idée que j’avais émise rencontrer un concours et une approbation universels, car cela me prouve que mes vues sur les exigences particulières de notre temps répondent à celles du pays… Personne, parmi ceux qui ont consacré quelque attention aux traits essentiels de notre époque, ne peut douter un moment que nous ne nous trouvions dans une période de transition merveilleuse, qui tend rapidement vers le but indiqué par l’histoire tout entière, la réalisation de l’unité de l’espèce humaine, non d’une unité qui renverse les limites et fasse disparaître les signes caractéristiques des différentes nations sur la face de la terre, mais plutôt d’une unité qui sera le résultat et l’effet de ces variétés mêmes et de cet antagonisme dans les qualités nationales. » Le prince avait compris que ce qui domine dans les sociétés modernes, c’est le caractère cosmopolite. À l’égoïsme et à l’isolement des anciens âges succède une solidarité morale et matérielle qui fait concourir vers un but commun les efforts et les progrès de tous les peuples. Ce qui était local devient universel, et partout un même idéal se propose aux méditations des penseurs comme à l’activité des gouvernans. Obligés de suivre simultanément les affaires qui se passent sur tous les points du globe, les hommes d’état acquièrent en quelque sorte le don de l’ubiquité. Reliées entre elles par les fils électriques, on dirait que les capitales de l’Europe vivent aujourd’hui d’une existence commune et sont les quartiers d’une même ville. La routine est vaincue par l’échange incessant de toutes les forces de l’humanité, et l’industrie, touchée par la baguette magique de la science, marche de prodige en prodige. Les douanes et les frontières n’arrêtent ni l’essor des idées, ni les développemens du commerce. L’Océan ne ressemble plus à l’Oceano dissociabili du poète ; il rapproche au lieu de séparer.

L’exposition de 1851 a été le témoignage le plus éclatant de cette solidarité des peuples. En fournissant aux partisans du libre échange des argument plus précis que ceux qu’ils avaient jusqu’alors invoqués, en jetant de vives lumières sur la question des tarifs, l’une des plus controversées de notre époque, en démontrant les avantages de la concurrence pour résoudre le problème de la vie à bon marché, en prouvant avec quelle facilité et quelle célérité les marchandises les plus diverses peuvent être transportées d’un bout de l’Europe à l’autre, elle a ouvert une enquête générale d’où sont sorties les leçons les plus fécondes pour l’économie politique. Les tendances libérales qui se sont depuis lors produites et développées dans le domaine du commerce et de l’industrie procèdent directement de cette grande et solennelle épreuve.

Une de ses conséquences pratiques les plus heureuses a été un sincère rapprochement entre l’Angleterre et la France. L’alliance anglaise, après avoir été longtemps une théorie, devint une réalité. Plus de Français avaient traversé le détroit dans une saison que dans un siècle, et, en apprenant à se connaître, les deux peuples, si bien faits pour s’estimer et se comprendre, s’étonnaient des haines acharnées qui avaient divisé leurs ancêtres. Lord Granville disait avec raison à l’Hôtel de Ville de Paris en 1851 : « Un pas énorme et sans exemple s’est fait cette année pour la destruction d’antipathies et de préjugés nationaux. » Les princes, comme les nations elles-mêmes, eurent, à partir de cette époque, des relations fréquentes. En 1854, l’empereur Napoléon III était à Boulogne, présidant aux exercices militaires d’un camp formé sur cette partie du littoral où se concentrait, au commencement du siècle, une armée destinée à envahir les trois royaumes. Non-seulement l’Angleterre vit sans défiance cent mille hommes manœuvrer sur ce point célèbre, mais le prince Albert y Vint rendre visite au souverain français, afin de donner par sa présence une preuve du changement qui, depuis le premier empire, s’était produit dans les esprits.

Personne ne comprenait mieux que le prince Albert la majesté de ces grands spectacles, et nul n’était plus fier que lui de la prospérité de sa patrie d’adoption. De leur côté, les Anglais le considéraient comme le premier de leurs compatriotes : il avait conquis légitimement les lettres de naturalisation qui lui avaient été accordées à l’époque de son mariage. Feld-maréchal, conseiller privé, jouissant d’une dotation annuelle de 30,000 livres sterling, colonel du 11e de hussards et des grenadiers de la garde, gouverneur de Windsor, chevalier de la Jarretière, chancelier de l’université de Cambridge, il méritait tous les honneurs réunis sur sa tête, et lorsqu’en 1857 il reçut le titre de prince-époux, qui le plaçait au-dessus des altesses royales des cours étrangères, ce fut aux applaudissemens de la nation. Les Anglais, qui attachent tant de prix à la vie intérieure et à la sainteté de la relation conjugale, lui savaient gré du bonheur exemplaire qu’il donnait à leur reine. Chaque année ajoutait à la considération sympathique dont son nom était entouré, et chaque jour il acquérait de nouveaux droits à l’estime générale, qui était sa plus belle récompense. De plus en plus dévoué aux études scientifiques, il présidait en 1860 le quatrième congrès de statistique internationale (le premier s’était tenu à Bruxelles en 1853, le second à Paris en 1855, le troisième à Vienne en 1857). L’idée de ces congrès si utiles à l’alliance raisonnée des intérêts publics avait pris naissance lors de l’exposition de 1851, et le prince y attachait avec raison la plus haute importance. Il désirait voir s’établir entre les différens peuples une complète uniformité de poids, de mesures et de monnaies, et dans son remarquable discours du 16 juillet 1860, qui termine dignement le recueil publié par la reine, il insistait sur la nécessité de trouver et d’appliquer de grands principes sur lesquels il fût possible de fonder ce qu’il appelait si bien « l’action commune des peuples. » Il réclamait des cadres uniformes pour les informations à recueillir sur le même ordre de faits dans les différens pays, et de vastes enquêtes résultant de méthodes identiques. « Je serais vraiment heureux, disait-il, si je pouvais espérer que cette réunion posera les bases d’un édifice qui sera naturellement long à construire, et qui exigera de la part des générations futures des efforts laborieux et persévérans, mais qui doit faire faire de grands progrès au bonheur de l’humanité, en amenant les hommes à reconnaître les lois éternelles dont dépend ce bonheur général. »

Le prince Albert se préparait à diriger la nouvelle exposition universelle annoncée pour l’année 1862, et il voyait approcher avec joie une époque où son dévouement pour la science et son amour pour le travail trouveraient tant d’occasions de s’exercer utilement. La Providence en avait autrement décidé. Au commencement du mois de décembre 1861, il s’était rendu à Cambridge, auprès du prince de Galles. Dans le voyage il prit froid, ce qui ne l’empêcha pas d’assister le lendemain à une revue de volontaires. Aussitôt le refroidissement se compliqua d’une fièvre ardente, et le prince se sentit mortellement atteint. Il appela sa fille, la princesse Alice, la pria de veiller sur sa mère, de la préparer au malheur qui était imminent, et, entouré de la famille qu’il chérissait, il mourut le 14 décembre avec la dignité et le calme de l’homme de bien. Privée de cet époux qu’elle appelait elle-même « la vie de sa vie, » la reine fut accablée de l’affliction la plus profonde, et ses sujets s’associèrent à son deuil comme ils s’étaient associés à ses joies. Quatre ans auparavant, lorsque sa fille ainée, la princesse Victoria, avait épousé le prince royal de Prusse, toutes les classes de la population, en faisant éclater leur enthousiasme pour celle qui savait si bien concilier ses devoirs de femme et de souveraine, lui souhaitaient dans le bonheur de son enfant la récompense des nobles exemples qu’elle avait donnés sur le trône, et maintenant son royaume, qui est vraiment sa famille, lui témoignait une sympathie plus vive encore et partageait toutes ses douleurs.

Le jour des funérailles, la ville de Londres, ordinairement si bruyante, paraissait comme frappée de stupeur. Les transactions étaient arrêtées, la vie suspendue ; chacun déplorait, comme une calamité publique, la fin prématurée de ce prince de quarante-deux ans, hier encore dans toute la force des espérances et de la santé. La reine Victoria s’est dévouée tout entière au souvenir de son époux, et la mort elle-même n’a pu rompre la communauté de ces deux âmes. Son principal désir a été de se conformer religieusement aux intentions du prince, de réaliser ses idées, de mener à bien ses entreprises. Après un an et demi d’une retraite absolue, la reine vient de retourner à Londres. Sa première démarche a été de se rendre à ce palais de l’exposition de 1851 qui s’était élevé, pour ainsi dire, à la voix de son époux. Sa visite a été suivie, dans le Court-Circular, de quelques observations dont le pays tout entier a été frappé. Le projet de faire acheter l’édifice par l’état avait soulevé des objections ; mais lorsqu’on a rappelé que cette idée était un des plans favoris du prince Albert, le ministère et l’opposition se sont réunis, et, dans une pensée de déférence pour la reine, le projet a été adopté. C’est ainsi que, dans les grandes comme dans les petites choses, la reine Victoria s’applique à rendre un perpétuel hommage à celui qu’elle a tant aimé. « Digne d’admiration et de respect dans toutes les conditions humaines, a dit M. Guizot, cette tendresse fidèle, active et ambitieuse pour une mémoire chérie est encore plus touchante sur le trône. » Jamais la souveraine de l’Angleterre ne s’est montrée aux yeux de son peuple sous un aspect plus vénérable que depuis qu’elle apparaît au foyer domestique, douce et majestueuse, couvrant d’un voile de deuil son sceptre et sa couronne, ornée de ses enfans et de ses vertus, avec ce je ne sais quoi d’achevé que nulle femme ici-bas ne peut porter sur un visage où la douleur n’a pas gravé son signe auguste.


I. DE SAINT-AMAND.
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  1. Le Prince, Albert, son caractère, ses discours, traduit de l’anglais par Mme de W…, et précédé d’une préface par M. Guizot ; 1 vol. in-8o, Michel Lévy.