Essais et Notices, 1863/La Paix durable

Essais et Notices, 1863
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 996-1005).


I. Si les Traités de 1815 ont cessé d’exister ? — Actes du futur Congrès, par P.-J. Proudhon, 1 vol. in-18. — II. Des Conditions d’une paix durable en Pologne, par l’auteur de la Pologne et la cause de l’ordre, 1 vol. in-8o.


Il y a un mot qui est sorti de toute une situation, qui voyage depuis quelque temps dans la politique européenne et qui revient sans cesse au bout de toutes les discussions, de toutes les complications, de toutes les combinaisons : c’est que le monde est troublé, profondément troublé, que notre continent en est arrivé à ce point de malaise et de violente perturbation intérieure où tout peut dégénérer en conflit, et que le moment est venu pour les chefs des nations de rechercher dans le trouble universel les conditions d’une paix durable. Une paix sûre, fondée sur un équilibre moins inique et moins précaire, sur une coordination plus juste de toutes les situations et de tous les droits, c’est là le mot d’ordre de toutes les politiques, de toutes les entreprises, et à chaque événement nouveau qui naît de la dissolution des vieilles combinaisons, qui apparaît à son tour comme un signe de plus des progrès du mal dans l’organisme européen, ce mot d’ordre retentit comme un avertissement du péril qui se rapproche. Qu’allions-nous faire il y a quatre ans en Italie ? Nous allions mettre fin à un antagonisme séculaire devenu plus dangereux depuis 1815, et chercher une paix durable par une satisfaction d’indépendance donnée à un peuple toujours agité. Qu’allions-nous faire, il y a huit mois, dans cette intervention diplomatique qui a si mal fini, qui a eu de si tristes effets pour la Pologne, qu’elle a laissée jusqu’ici sans défense en face de la répression la plus sanglante, et pour l’Europe elle-même, dont la parole reste engagée ? Nous allions avec la pensée avouée de guérir une grande et douloureuse plaie, de rétablir l’ordre par la justice, de réclamer en un mot les conditions d’une paix durable. Que voulons-nous faire en proposant un congrès ? Nous encore chercher cette paix durable qui fuit toujours, nous voulons la chercher en réglant le présent et en assurant l’avenir, en fondant un ordre nouveau sur les ruines d’un passé qui s’écroule, en demandant des sacrifices à ceux qui en ont à faire, en réconciliant enfin, s’il se peut, les droits anciens et les aspirations légitimes des peuples.

Je ne sais si jamais il y a eu un temps où plus de paroles de paix soient sorties d’une réalité plus troublée, plus contradictoire et plus discordante. Et ce n’est pas seulement dans les faits, dans les situations respectives, que l’incohérence s’est progressivement glissée sous l’empire d’un régime public qui en est venu aujourd’hui à n’être plus ni vivant ni mort. Le désordre est au moins autant dans les idées, dans la conception morale de l’ordre européen. On ne s’entend, à vrai dire, ni sur la nature du mal, que tout le monde constate en l’attribuant à des causes différentes, ni sur le principe du droit, auquel chacun en appelle, ni sur les conditions d’un arrangement nouveau que chacun veut conforme à ses intérêts et à ses ambitions ; on s’entend bien moins encore, je suppose, au sujet des sacrifices à faire sur l’autel menacé de la paix universelle, de telle façon que cinquante ans après les traités de Vienne on se trouve dans une de ces situations extraordinaires où il n’y a plus aucun accord entre le droit régulier et les faits, où, en proclamant la nécessité d’une réorganisation pacificatrice, on est à chaque instant près de glisser dans des conflits inévitables. — Ce n’est rien, vous dira M. P.-J. Proudhon, qui n’avait point encore parlé dans ce débat ou qui s’était recueilli après avoir foudroyé l’an passé la révolution italienne, ce n’est rien autre chose qu’un malentendu propagé par un inepte libéralisme. L’erreur, la cause de ce malaise que vous croyez apercevoir, consiste dans cette fausse et inintelligente croyance que les traités de 1815 ont cessé d’exister, qu’ils étaient un mal dans leur principe. Qui donc a osé dire que l’œuvre du congrès de Vienne n’existe plus parce qu’elle a été lacérée en maint endroit, méconnue, foulée aux pieds ? À ce prix, les lois civiles, les lois pénales n’existeraient plus, puisque chaque jour elles sont violées par les voleurs et les assassins. Plus que jamais au contraire les traités de 1815 sont en pleine vigueur et sont indestructibles. Les dérogations qu’ils ont subies en apparence dans leur partie exécutoire en sont la confirmation la plus éclatante. Et non-seulement ils existent, ils sont de plus la grande ère moderne, l’ère des principes, la date de la régénération des peuples. De quoi vous plaignez-vous ? Vous me parlerez de l’Italie, qui a souffert de ces traités, de la Pologne, qui est la cause immédiate de tout ce bruit actuel, à qui on n’a pas même laissé les quelques garanties que le congrès de Vienne lui avait accordées. L’Italie, je l’ai pulvérisée il y a un an, elle n’existe plus. Quant à la Pologne, je viens de passer deux ans à étudier son histoire, et voici mon opinion : c’est une insupportable race nobiliaire et catholique, à qui l’Europe ne doit rien. N’est-il pas scandaleux qu’elle nous trouble toujours du spectacle de ses prétendues infortunes ? Décidément c’est le tsar qui est le juste et le libéral, ce sont les Polonais qui abusent des avantages qu’on leur laisse, et les empereurs de Russie n’ont eu qu’un tort, c’est de n’avoir pas exterminé toute cette race dès 1772. Avis au tsar actuel. On m’appellera russophile, je m’y attends ; peu m’importe. Heureusement il se sera trouvé en France un homme, un seul homme pour dire la vérité, pour ramener la démocratie dans le droit chemin en lui donnant Mouravief comme un allié, les traités de 1815 comme un idéal, pour raffermir la paix publique artificiellement ébranlée par les déclamations d’une presse pervertie de démocratisme césarien ou de sympathie pour un peuple qui a l’étrange prétention de se défendre, de raviver son droit dans le sang.

Ainsi parle ou à peu près aujourd’hui M. Proudhon, tout orgueilleux d’avoir trouvé un terrain où il est bien sûr d’être seul, tout fier de promener son aigre dialectique sur les plaies saignantes d’une nation et de dérouter l’opinion par l’imprévu de ses sophismes. — Non, vous dira à son tour un autre publiciste qui par le plus sérieusement, qui par le en Européen et en Polonais, qui sonde avec une ingénieuse et ferme pénétration ce problème des conditions d’une paix durable, après avoir montré déjà tout ce qu’il y a de vérité dans ce mot, que la cause de la Pologne est la cause de l’ordre dans l’Occident ; non, vous dira-t-il, après tant d’événemens, après l’irrésistible explosion de l’insurrection polonaise, après la triste fin de l’intervention européenne, la situation qui apparaît n’est plus de celles qu’on abandonne à elles-mêmes, ou qui se guérissent par de vains palliatifs. À défaut du droit qu’ils laissaient dans l’oubli, les traités de 1815 créaient du moins pour la Pologne une sorte de légalité à demi protectrice ; ils pouvaient être une trêve, s’ils eussent été respectés ; chaque jour au contraire a été marqué par une violation nouvelle, par un abus de la force, et maintenant, après une longue, une douloureuse expérience, ni la Pologne ne peut laisser enfermer son droit dans des traités cent fois violés contre elle, ni la paix de l’Europe ne peut trouver son abri sous des garanties dont l’impuissance s’atteste sous toutes les formes. Il ne s’agit plus d’interpréter encore, de faire vivre des traités cruellement inefficaces, de régulariser des situations diplomatiques mal définies. Ce qui apparaît sur la Vistule, sur le Bug, sur la Dwina, c’est l’antagonisme profond de deux esprits, de deux mondes, de deux sociétés ; c’est l’incompatibilité radicale absolue entre la Pologne armée par le désespoir et la politique de la Russie, cette politique de débordement et d’envahissement que Pierre le Grand a créée, et qui n’a subi un temps d’arrêt sous Alexandre Ier que pour reprendre son cours plus énergiquement avec l’empereur Nicolas, que la guerre de Crimée faisait encore reculer un instant, et dont l’insurrection polonaise vient de déterminer une nouvelle et redoutable explosion. Il ne faut pas s’y tromper aujourd’hui : il s’agit de l’extermination de la Pologne ou de sa reconstitution en société Indépendante. Si la Pologne seule avait à souffrir de l’extermination, elle pourrait exciter des sympathies sans espérer un secours ; mais dans ce duel inégal et sanglant c’est l’intérêt de l’Europe qui se rencontre face à face avec un ennemi plus redoutable que tous ceux qu’il a rencontrés, c’est la liberté de tous qui est en péril, c’est la paix du monde qui a son nœud à Varsovie et à Wilna. Point de sécurité pour l’Occident, à coup sûr, si la Russie reste définitivement victorieuse sur la ruine de tous les droits et de toutes les garanties ! Point de paix durable, si on la cherche dans des transactions équivoques dont les traités de 1815 ont dit le dernier mot, et qui ont conduit l’Europe au bord de l’abîme ! — Je laisse à juger où est la vérité, la justice, la raison prévoyante, entre les tranchantes, les cruelles fantaisies de M. Proudhon et ces vigoureuses déductions d’un esprit méditatif et pénétrant, entre ces deux ordres d’idées que je ne rapproche que parce que le hasard les réunit en présence d’une situation où s’agite là destinée même du monde contemporain allant aujourd’hui à la dérive.

Certes les traités de 1815 ont eu à passer par d’étranges épreuves depuis qu’ils existent ; ils ont eu des mésaventures où chacun a sa part, les gouvernemens aussi bien que les peuples ; ils ont eu notamment, on n’en peut douter, une mauvaise journée le 5 novembre, lorsque l’empereur laissait tomber sur eux ces paroles qui ressemblaient à une oraison funèbre ou à une épitaphe, et dont la foudroyante vérité était attestée par le nom, par la présence même de celui qui les prononçait. L’histoire contemporaine ne s’est faite en quelque sorte et ne se fait que par la démolition progressive de l’œuvre de 1815, atteinte de toutes parts dans son esprit comme dans ses dispositions. Il ne manquait plus aux traités devienne, pour dernière aventure et pour suprême condamnation, que de trouver le dangereux appui, l’enthousiasme meurtrier de M. Proudhon. Après cela, ils sont bien évidemment finis, ils ne se relèveront pas de ce coup d’une apologie peut-être plus étrange qu’absolument, imprévue. M. Proudhon aime en effet à être seul, — seul au milieu de son parti, au milieu de tous les partis. Que dis-je ? Seul il forme son parti, seul il constitue une opinion, et dès que tout le monde en venait à être visiblement dénué d’enthousiasme pour les traités de 1815, dès que tous les esprits tourmentés de malaise semblaient aspirer à un ordre nouveau ouvrant une issue aux droits des peuples, il était facile de prévoir que M. Proudhon, expert aux miracles de dialectique, toujours prompt à se jeter sur les thèses compromises, entreprendrait de défendre ce qu’on ne défend guère plus, et voudrait surprendre tout le monde en flagrant délit d’inconséquence et d’erreur. — Ah ! vous tous, esprits vulgaires, peu ouverts à la logique nouvelle, retardataires de la démocratie et du libéralisme, agitateurs de vieilles idées et de vieux drapeaux, vous croyez que les traités de Vienne sont menacés dans leur existence, parce qu’ils ont été cent fois violés ! Vous vous figurez peut-être que l’ordre fondé en 1815 n’a point été tout ce qu’il y a de mieux pour la liberté des peuples, que tout le mouvement moderne a eu besoin, pour se produire, de briser ce moule étroit ! Vous imaginez enfin que cet attentat systématique dirigé aujourd’hui contre la vie d’un peuple est une preuve nouvelle de l’insuffisance ou de l’iniquité des vieilles combinaisons, que le spectacle de la Pologne dévastée et ensanglantée est une humiliation pour le droit, pour l’humanité, pour la civilisation !… Vous croyez tout cela ! — Eh bien ! M. Proudhon n’a besoin que de cent pages et de sa plume accoutumée aux prodiges pour vous prouver que c’est tout le contraire qui est la vérité.

Il est vrai que M. Proudhon avait déjà commencé sa démonstration en prenant l’Italie à partie, et il la continue aujourd’hui aussi victorieusement au sujet de la malheureuse Pologne. Il l’étend même et lui donne toute la valeur d’une théorie générale. Il va vous prouver que des traités existent d’autant mieux qu’ils sont plus souvent et plus gravement violés, que les révisions dont ils sont l’objet en sont la triomphante consécration, que l’esprit des combinaisons de 1815 est l’esprit même de la démocratie, et que le spectacle offert en ce moment par la Pologne, livrée aux barbaries russes, est plein de consolations et d’espérances pour l’humanité. Comment prouve-t-il tout cela ? Ah ! je n’en sais rien, mais il le prouve, ou il croit le prouver, et il se repose dans la satisfaction de son œuvre, content d’avoir sauvé la démocratie du déshonneur des aspirations vers un droit nouveau et des sympathies pour le malheur. M. Proudhon, dis-je, aime à être seul ; il ne l’est pas autant qu’il le croit : il se rencontre dans ses interprétations avec tout ce qu’il y a d’absolutistes dans le monde, et il les dépasse quelquefois.

Quand M. Proudhon cherche dans les violations partielles des traités internationaux une preuve de leur existence et une confirmation de leur autorité, par analogie avec les lois civiles et criminelles, qui n’existent pas moins, quoiqu’elles soient chaque jour enfreintes, il semble ne point se douter que le code pénal a une sanction, qu’il y a des tribunaux pour juger, des agens publics pour exécuter les arrêts, et que faute de cette sanction, de ces tribunaux, de ces exécutions d’arrêts, le monde s’en irait à grands pas vers l’état sauvage. Quand il fait des combinaisons de 1815 la source du mouvement de progrès et de liberté qui a signalé notre temps, il ne paraît pas soupçonner que ce mouvement s’est produit en contradiction et en quelque sorte par effraction de ces combinaisons graduellement vaincues. Enfin, quelque superbe que soit le sophisme, il y a une limite où il devrait toujours s’arrêter. Quand un peuple entier est en armes, défendant son foyer, sa liberté, sa religion ; quand ce peuple se débat dans les angoisses du patriotisme, déporté, dépouillé ou mis à mort, et qu’on a soi-même le malheur de rester froid devant ce spectacle fait pour relever les âmes en les attristant, il faudrait au moins se taire et ne point ajouter l’outrage lointain aux coups implacables des persécuteurs. Ce n’est pas pour les victimes que je parle, c’est pour ceux à qui il serait si facile de ne point heurter un sentiment universel. Savez-vous, au surplus, quelle est la conclusion de M. Proudhon et quel programme il assigne au congrès, à ce congrès qui est encore et plus que jamais un mythe ? Mon Dieu ! cela est bien simple : il s’agit de réviser les traités et d’en renouveler par une rédaction plus expresse les dispositions fondamentales ; il s’agit de « notifier à l’empereur de Russie que le congrès se tient pour satisfait de ses explications, qu’il n’attend que de sa prudence la pacification de ce pays, qu’il ne doute pas que la Pologne, éclairée enfin sur les causes de ses infortunes et n’attendant plus rien des sympathies de l’Europe, ne s’apaise d’elle-même, mais que le congrès, et avec lui toute la démocratie de l’Occident, seraient heureux d’apprendre que l’empereur, mettant le comble à ses bienfaits, a donné des terres aux paysans de Pologne comme à ceux de Russie, réduit les domaines seigneuriaux à un maximum de dix hectares et doté la Pologne et la Russie, désormais confondues, d’une constitution représentative basée sur le suffrage universel. » Voilà le programme ! Moyennant cela, on n’a qu’à désarmer partout, et l’Europe est plongée dans les délices d’une paix durable. Le sophisme est pourtant quelquefois risible, sans compter le reste, dans sa suffisance.

Les complications actuelles du monde sont trop sérieuses, les événemens de 1815 et les combinaisons qui en ont été la suite ont joué et jouent encore un trop grand rôle dans le mouvement des affaires contemporaines, la lutte sans merci qui se poursuit au nord de l’Europe, et qui n’est que l’expression suprême d’une situation poussée à bout, a un caractère à la fois trop gravement politique et trop émouvant pour que tous ces problèmes qui agitent la conscience des peuples aillent s’obscurcir dans les intempérances d’une imagination dévoyée ; ils se dégagent dans leur vérité, dans leur simplicité redoutable aux yeux de tous ceux qui pensent, qui réfléchissent et qui cherchent d’un cœur sincère, d’un esprit animé de bonne volonté, le sens des choses de notre temps. Je ne sais si cette crise qui presse et étreint la vie européenne a été étudiée nulle part avec plus de fermeté et plus de fécondité ingénieuse d’aperçus que dans ces pages anonymes consacrées, elles aussi, à l’analyse de toute une situation et à la recherche des conditions d’une paix durable, à l’examen rigoureux et pénétrant des traités de 1815 et à une dissection éloquente des élémens plus généraux, souvent inaperçus, qui s’agitent sous le voile des politiques officielles. L’auteur avait déjà montré dans une première étude, je le disais, l’identité qui existe entre la cause polonaise et la cause de l’ordre, de la paix, des intérêts conservateurs en Europe, de la vraie liberté, qui est aussi l’ordre dans notre temps ; il avait montré que cette insurrection du droit, cette manifestation spontanée et héroïque d’une nationalité, d’une société se disputant à la destruction n’avait rien de commun avec les doctrines purement révolutionnaires, que le grand révolutionnaire c’était le gouvernement russe, et en vérité c’est M. Proudhon qui par son aversion pour la Pologne, par ses préférences instinctives pour la Russie, se charge de mettre en relief ce qu’il y avait de juste et de lumineux dans cette thèse d’un patriotisme intelligent. L’auteur va plus loin aujourd’hui, il élargit le terrain et il étudie cette question qu’un Russe appelait la question fatale ou la question suprême au point de vue du droit, de la légalité diplomatique, des tendances respectives des politiques, des nécessités de la civilisation occidentale, des rapports de la Russie avec la Pologne et avec l’Europe. Ce qui en résulte, c’est un enchaînement aussi nouveau que saisissant de démonstrations marchant au but avec une logique serrée qui s’éclaire à chaque pas de l’étude de tous les phénomènes moraux et politiques. Que la Pologne reste le point central de cette œuvre de sincérité et de talent qui embrasse en réalité l’état de l’Europe tout entière, c’est d’abord par une raison touchante et simple, parce que l’auteur est Polonais, et que l’esprit chez lui est le complice du patriotisme ; mais c’est aussi parce qu’au fond, pour tous ceux qui veulent bien y songer, le nœud de cette situation alarmante qui se déroule, de tous ces problèmes qui se débattent, est en Pologne, et il n’est point ailleurs. Cette paix durable à laquelle on aspire, elle n’est possible en effet pour l’Europe que par une paix également durable en Pologne, et cette paix assurée en Pologne, elle ne peut être obtenue que par une solution décisive recherchée en dehors des vaines et impuissantes transactions.

Une chose apparaît à travers tout dans cette crise d’un continent et d’une civilisation qui vient se concentrer et se résumer dans la tragédie d’une nation en détresse : c’est que pour le peuple polonais il n’y a plus désormais qu’une alternative, triompher ou périr, vivre ou être exterminé par le fer et le feu, par la déportation et la spoliation. Seulement ici, à cette extrémité, s’élève l’intérêt de l’Europe, qui, après avoir été laissée sans garantie par les traités de 1815, se trouverait tout à coup en face d’un bien autre péril par l’extermination d’une société qui porte en elle l’esprit occidental. Ceux qui mettent au-dessus de tout la séduisante perspective de voir les domaines seigneuriaux réduits à un maximum de 10 hectares et la Russie donner aux paysans polonais des terres qu’ils ont déjà reçues des propriétaires eux-mêmes, ceux-là peuvent ne pas s’émouvoir et saluer en Mouravief un vaillant démocrate ; ils auront l’estime de M. Proudhon. Ceux qui tiennent encore à l’honneur et à la sécurité de la civilisation occidentale voient grandir ce point noir et sentent bien que là est en effet la possibilité d’une crise suprême d’autant plus redoutable qu’elle est l’inconnu.

Je ne parle plus des traités de 1815, cette barrière désormais renversée, cette œuvre merveilleuse selon M. Proudhon, et que l’auteur des Conditions d’une paix durable en Pologne analyse avec une sagacité qui réussit à les éclairer d’un nouveau jour, à en faire saisir l’essence et les combinaisons fuyantes. Sans nul doute, ces traités, mieux respectés, pouvaient encore maintenir une ombre de paix : ils n’impliquaient point assurément dans tous les cas l’extermination de la nationalité polonaise ; ils reconnaissaient au contraire cette nationalité, ils l’entouraient de garanties partielles, et c’est même la seule dont ils aient parlé en l’appelant par son nom. Ils pouvaient protéger un développement régulier dont l’avenir eût dit le dernier mot. Ce qu’ils auraient pu faire encore, je n’en sais rien, et ce n’est plus que d’un médiocre intérêt. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont disparu dans le tumulte des événemens, dans des violations successives qui, au dire de M. Proudhon, les recommandaient à la considération du monde, et la Russie en est venue à ce point de prétendre même soustraire à la juridiction de l’Europe les provinces auxquelles elle s’était engagée à donner « une représentation et des institutions nationales. » Par une gradation ingénieuse, les provinces de Lithuanie et de Ruthénie ont commencé par être, dans le langage officiel russe, « les provinces incorporées à l’empire, » elles sont devenues bientôt « les provinces reconquises, » et elles ont fini par être simplement « les provinces occidentales de l’empire. » Voilà ce que sont devenus les traités stipulant des institutions a destinées à conserver la nationalité polonaise. » L’œuvre de Vienne pût-elle d’ailleurs être rétablie, à quoi servirait-elle ? On verrait alors recommencer infailliblement cette série de froissemens et de conflits où la force reste toujours victorieuse ; ce ne serait point certes une paix durable, ce serait à peine une paix précaire. La lutte renaîtrait comme elle est née, terrible et implacable.

C’est qu’en effet ce n’est plus une question d’interprétation des traités. La lutte inévitable, toujours renaissante, tient à des causes bien autrement profondes, et c’est ici que ces pages sur les Conditions d’une paix durable prennent surtout un singulier caractère de nouveauté en dépeignant cette incompatibilité absolue qui ne fait que s’aggraver entre la société polonaise et la Russie, l’impossibilité de trouver la paix dans les transactions, justement parce que, si la Pologne est toujours conduite à revendiquer sa liberté, son droit national et social, c’est d’un autre côté une fatalité pour la Russie de chercher à briser cet obstacle. Ce n’est point une fatalité de croissance légitime, c’est une fatalité d’ambition et de tradition. À vrai dire, la sphère d’action légitime de la Russie proprement dite ne va pas au-delà du Dnieper ; c’est là sa frontière naturelle comme nation. Le jour où elle a franchi cette limite, elle a été contrainte à procéder par les assimilations violentes, à exterminer, à maintenir sa domination par la force, et elle a été réduite à marcher toujours en avant pour sa défense. La politique d’envahissement est née avec Pierre le Grand, et cette politique a eu pour la Russie elle-même deux résultats également désastreux : d’abord l’effacement de l’intérêt national russe, la création abstraite de l’état, de l’autocratie comme moyen de gouvernement intérieur, et la conquête au dehors.

C’est ce système qui, à travers des alternatives de réaction, n’a cessé de se développer et de grandir sans essayer même de se déguiser. Un instant, sous l’empereur Alexandre Ier, une autre politique sembla prévaloir : c’était une réaction contre l’esprit de conquête brutale. Alexandre Ier ne méconnaissait pas alors le caractère national des provinces polonaises échues à son empire par suite de ces partages qu’il jugeait sévèrement ; il songeait même, on s’en souvient, ne fût-ce que par fantaisie, à reconstituer la nationalité polonaise, et par une coïncidence naturelle, en même temps qu’il désarmait en quelque sorte l’ambition extérieure, il se proposait d’introduire des réformes libérales en Russie. Bientôt cependant la pensée de Pierre Ier renaissait sous un autre règne, et l’empereur Nicolas alla plus loin : il fit de cette politique une affaire de sentiment national, d’ambition nationale ; il réussit à intéresser son peuple à cette idée de domination. Une fois encore la guerre de Crimée vint faire reculer la politique d’envahissement et contraindre la Russie à se replier en elle-même, à se recueillir, à se replacer en face de sa propre situation intérieure. La pensée de violence et d’usurpation s’est réveillée en présence de l’insurrection polonaise, et alors ce qu’on avait vu sous l’empereur Nicolas a été dépassé. Aussi tous les hommes qui avaient servi aveuglément le dernier tsar, et qui avaient semblé un moment s’effacer sous le nouveau règne, ont-ils reparu sur la scène, de telle sorte que dans cette voie la Russie ne s’arrête par accident que pour aller bientôt plus loin. Après l’avoir subie, elle en vient à se faire gloire de cette fatalité qui l’oblige à ne point respecter d’abord les garanties qu’elle a reconnues, pour finir par avouer tout haut la pensée d’une conquête radicale et absolue par l’extermination et la spoliation. Et quand la Russie resterait souveraine maîtresse sur la Vistule jusqu’à la frontière de la Galicie, quand elle aurait réussi à tarir la dernière goutte du sang polonais, quand elle serait parvenue à tout supprimer en Pologne, langue, institutions, religion, mœurs domestiques, propriétaires, indépendance du foyer, le souvenir et l’espérance ; quand tout cela serait arrivé, l’Europe croirait-elle alors son repos bien assuré ? Elle n’aurait point dans tous les cas conquis cette paix durable à laquelle elle aspire. Il y a des esprits qui redoutent pour la liberté intérieure cette perspective d’une entreprise tendant à la libération d’un peuple. Ce qui est bien plus à redouter au contraire, c’est l’abandon d’une nation attachée aux principes modernes, au mouvement occidental, par tout le sang qu’elle verse, par ses traditions ; c’est le sacrifice du droit, de l’humanité, de la civilisation, devant l’inquiétante puissance qui travaille à se former sur des ruines ; c’est enfin la suite des combinaisons qui peuvent naître de cette situation nouvelle. Lorsqu’on a vu, il n’y a pas bien longtemps encore, en présence de la réunion des souverains allemands à Francfort, ces essais de rapprochement entre la France, la Russie et la Prusse, pense-t-on que ce fut un bien heureux présage pour la liberté intérieure des peuples ? Et si ces essais se renouvelaient, si on voulait tenter la France, qui ne se laisserait pas tenter sans nul doute, pense-t-on que ce fût dans une pensée bien favorable au développement libéral du continent ?

Ainsi apparaît ce redoutable problème qui tient l’Europe en suspens, et dont l’auteur des Conditions d’une paix durable en Pologne rassemble d’une main habile les élémens multiples. Ce qui sortira dans un temps prochain de cette situation qui se complique et se développe pas à pas, nul ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est qu’on est en face d’une crise devant laquelle on ne reculerait qu’en abdiquant, qui est un peu partout sans doute, mais qui est principalement à Varsovie, à Wilna, parce que là le sang coule, là sévit la plus affreuse lutte engagée contre un peuple. Si l’Europe ne voyait pas un intérêt sérieux, décisif pour elle en Pologne, il est certain que son intervention a été démesurée, inconséquente et périlleuse. Si cet intérêt existe, comme on n’en peut douter, s’il est éclatant comme le jour, la question est la même aujourd’hui qu’hier, aggravée seulement des violences et des attentats érigés en système, et que le congrès se réunisse ou qu’il s’évanouisse comme une ombre, c’est là, sur ces sanglans champ de bataille de Pologne, qu’est la solution ; c’est là qu’est le secret de cette paix durable à laquelle on n’arrivera que lorsque la force aura consenti à reconnaître la justice pour règle, quand le droit aura retrouvé sa puissance, quand la liberté et l’indépendance auront repris leur place dans la vie des peuples.


Ch. de Mazade.
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