Essais et Notices, 1862/02


plupart des observations qu’il prétend réfuter. Que dit en effet l’auteur lui-même ? Est-ce qu’il ne convient pas de ce qu’il veut bien appeler « les tâtonnemens et les maladresses de la censure, » de ce qu’il y a de redoutable dans l’héritage laissé par l’empereur Nicolas à son successeur, de l’existence « d’une bureaucratie corrompue, » de cet « édifice de réglementations » qui ne laisse debout que l’omnipotence du tsar, de la torpeur où a été tenu le peuple russe, enfin des embarras du pouvoir absolu au milieu d’un mouvement qui le déborde, qui l’étonne, qu’il ne peut détourner, et qu’il n’a pas trop su diriger jusqu’ici ? Est-ce que M. Jomini n’avoue pas que « nos appréciations sont souvent justes, » en ajoutant « qu’elles tachent d’être impartiales ? » Il est vrai que l’auteur, en confirmant par ses aveux ce que nous avons dit, nous accuse de n’être point néanmoins dans ce qu’il appelle « la vérité absolue, » de nous arrêter à la superficie des choses, de céder à une de ces méprises si fréquentes dans l’Occident à l’égard de l’empire des tsars. Est-ce donc parce que, au lieu de rester dans les banalités, nous nous sommes efforcés de pénétrer jusqu’au cœur de la situation de la Russie ? Nous n’avons pas tout dit sans doute, nous aurions pu entrer dans d’autres détails, et nous pourrons y revenir, si quelque jour cela est nécessaire ; mais jusque-là M. Jomini nous permettra de penser qu’on peut disserter longtemps, comme il le fait, sur les révolutions par en haut ou par en bas, sur les limites entre la liberté et la licence, sur la différence qu’il y a entre révolutionner et réformer, sans jeter un jour particulier sur la vraie situation de la Russie.

Une autre raison devait nous empêcher d’accueillir le travail de M. Jomini, c’est que l’auteur, sans jeter un jour nouveau sur la situation de la Russie, émet beaucoup d’idées, à notre avis très hasardées, sur la France, sur l’Europe, sur la valeur comparative des institutions politiques, toutes choses qui n’étaient point directement en question dans l’article du 15 janvier. Nous ne sommes même pas certains que M. Jomini n’ait cru nous causer quelque embarras en remettant sous nos yeux les péripéties de notre histoire, les mauvaises fortunes des institutions parlementaires, pour en tirer une conclusion favorable à l’autocratie, en renvoyant enfin nos idées à une vieille date. Il se trompe : notre libéralisme n’est point un Épiménide endormi dans une époque qui n’est plus. Il ne s’est point désintéressé des affaires du monde le jour de la révolution de février, et aujourd’hui encore il n’est ni une rancune ni une sédition. Il accepte le bien, les garanties de liberté, les progrès véritables toutes les fois qu’on les procurera à la France, sans cesser de croire que les meilleures conditions seront toujours celles où le pays aura la plus grande participation à ses affaires. Il ne se sépare jamais surtout du patriotisme, et si M. Jomini pense nous embarrasser en nous plaçant en face d’un éloge de l’empereur des Français, c’est qu’il ne se souvient pas ; il oublie qu’il nous est arrivé plus d’une fois, dans la mesure de notre indépendance, de nous tenir aux côtés du gouvernement de notre pays, notamment le jour où les excès d’omnipotence de l’empereur Nicolas contraignaient la France et l’Angleterre à prendre les armes et à faire la guerre d’Orient. Ce n’est pas nous que les théories de M. Jomini devraient embarrasser ; c’est bien plutôt ceux qui accueillent un travail où des analogies sont plus ou moins établies entre le gouvernement français et le gouvernement russe. Pour nous, nous n’admettons pas ces analogies ; nous goûtons peu les leçons de politique venues de Pétersbourg. Le Constitutionnel a plus d’impartialité, et il est bien libre. Pour en revenir à la Russie, qui est seule en question, nous devons regretter sans doute de n’avoir point l’approbation de M. Jomini ; mais assez de bruits nous arrivent de Saint-Pétersbourg pour nous apprendre que nous ne nous sommes pas trompés, que l’article du 15 janvier n’était qu’une peinture fidèle et modérée d’une réalité que tout le monde voit, et la faiblesse même des réfutations ne fait que nous confirmer dans notre sentiment sur la crise où la Russie est engagée.


CH. DE MAZADE.


LA REINE DE SABA.

C’est une chose bien curieuse que le temps où nous vivons ! Rien ne s’y fait simplement : le moindre incident excite la curiosité des passans, et le plus médiocre vaudeville qui se joue sur l’un des théâtres des boulevards fait plus de bruit dans notre monde affairé que n’en a fait la naissance du Misanthrope ou celle d’Athalie. Voilà trois mois que les journaux petits et grands entretiennent l’Europe de l’enfantement laborieux de la Reine de Saba, ouvrage en quatre actes qui a été représenté à l’Opéra le 28 février. Je ne crois pas que le fameux temple de Salomon, où se passe une des grandes scènes du nouvel ouvrage, ait fait plus de bruit dans le monde oriental que le drame lyrique qui va nous occuper. On savait heure par heure où en étaient les répétitions de cette œuvre considérable, et de graves académiciens ne dédaignaient pas de descendre dans l’arène de la publicité pour expliquer au public tout ce qu’il y aurait à admirer dans l’ouvrage longtemps médité de l’auteur de la Nonne sanglante. Nous l’avons vue enfin, cette Reine de Saba, poème de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. Gounod, et nous pouvons en parler pertinemment, à la sueur de notre front.

Qui ne connaît la reine de Saba, cette femme du pays de l’aurore qui, éprise de la grande renommée du roi Salomon, quitte son royaume et se rond à Jérusalem pour éprouver la sagesse du fils de David et pour admirer les merveilles du temple qu’il a élevé au Dieu d’Israël ? Elle entre dans la ville sainte avec un grand train, « avec des chameaux qui portent des aromates, de l’or et des pierres précieuses. » Après avoir éprouvé la sagacité de l’auteur prétendu des Proverbes en lui demandant une explication de