Éditions de minuit (p. 133-147).

5

La cohésion sociale
dans les sociétés
polysegmentaires
[1]

La question posée est de celles où il est très difficile de se mettre d’accord avec soi-même.

Il fallait trouver, pour les ethnographes, une méthode d’observation qu’on puisse leur indiquer désormais, qui leur permette d’analyser sur place les phénomènes généraux de la vie collective. Il s’agissait de dresser le plan de ce qu’on appelle, en général, la sociologie générale, celle d’une société définie et non pas de toute société possible.

Cette rubrique : phénomènes généraux de la vie sociale, est elle-même difficile à préciser.

Elle couvre d’abord un nombre considérable de faits qui sont déjà étudiés de façon littéraire par la vieille « psychologie sociale » à la façon de Taine. On distingue le caractère social, la mentalité, la moralité, la cruauté, etc., toutes sortes de notions qui ne sont pas définies, mais que tout le monde applique assez bien. Il ne s’agit donc ici rigoureusement que de transformer la sociologie inconsciente en une sociologie consciente suivant la formule que Simiand a opposée autrefois à celles de M. Seignobos. Pour une ethnologie complète il fallait absolument trouver les moyens d’exposer ces choses systématiquement, sans littérature, et je vais parler simplement de l’une des questions qui se sont posées ainsi.

Il y avait une nécessité absolue à la traiter. Les sociétés que nous étudions et que nos ethnographes auront à observer, dans les colonies françaises en particulier, sont toutes d’un type tel qu’on pourrait dire qu’elles se situent depuis des formes très supérieures aux formes australiennes jusqu’aux formes voisines de celles des sociétés qui ont donné naissance aux nôtres. Ainsi, la famille iroquoise est bien loin de la famille primitive, même on pourrait considérer qu’elle était d’une forme plutôt plus avancée que la famille hébraïque. Toutes ces sociétés sont même de divers étages. Par exemple : les sociétés noires d’Afrique ; je les considère pour ma part, comme des équivalents, même plutôt supérieurs à ce qu’étaient les sociétés des Germains ou des Celtes. Comment donc observer, dans les sociétés à la fois encore barbares et déjà assez évoluées, les faits de cohésion sociale, d’autorité, etc. ?

Immédiatement, se pose la question, non plus simplement des institutions prises une à une ou des représentations collectives étudiées chacune à part, mais de l’agencement général de toutes ces choses-là dans un système social. Comment décrire ce fait, qui soude chaque société et encadre l’individu, en des termes qui ne soient pas trop littéraires, trop inexacts et trop peu définis ?

De plus il est clair que certains problèmes posés par nos régimes sociaux ne se posent pas en ce qui concerne les sociétés relevant de l’ethnographie et qu’elles en posent d’autres. Nous allons donc traiter du principal. Nos sociétés à nous sont relativement unifiées. Toutes les sociétés que nous voulons décrire ont un caractère précis, tout de suite indiqué dans les Règles de la méthode de Durkheim, c’est d’être des sociétés polysegmentaires. Or, l’un des problèmes généraux de la vie sociale, est celui que l’on appelle problème de l’autorité et que notre regretté ami Huvelin avait très justement transformé en problème de la Cohésion sociale. Malheureusement, le cours d’Huvelin sur cette question n’est pas au point ; il n’est pas publié. Il eût été capital surtout sur la question de l’État. Je n’en connais pas la teneur sur ce point. Il m’a donc fallu réfléchir seul à ce dernier sujet. Je me satisfais à peu près en renonçant définitivement — quoique j’aie longtemps hésité, et que j’hésite encore — à considérer l’État comme seule source de la cohésion dans ces sociétés. Donc pour le moment — quoique je n’attribue plus à l’État le caractère exclusivement juridique et que je croie que la notion de souveraineté s’est appliquée dans toute la vie sociale —, je crois que l’État n’est l’appareil juridique unique de la cohésion sociale que dans nos sociétés à nous. Au contraire, dans celles qui concernent l’ethnologie, la notion de souveraineté n’épuise pas les formes de la cohésion sociale, ni même celles de l’autorité, divisée que celle-ci se trouve entre des segments multiples et divers à multiples imbrications. Les imbrications étant une des formes de la cohésion.


Et voici comment je crois qu’on peut exposer les choses :

Nous sommes tous partis d’une idée un peu romantique de la souche originaire des sociétés : l’amorphisme complet de la horde, puis du clan ; les communismes qui en découlent. Nous avons mis peut-être plusieurs décades à nous défaire, je ne dis pas de toute l’idée, mais d’une partie notable de ces idées. Il faut voir ce qu’il y a d’organisé dans les segments sociaux, et comment l’organisation interne de ces segments, plus l’organisation générale de ces segments entre eux, constitue la vie générale de la société.

Dans des sociétés polysegmentaires à deux segments, les plus simples qu’on puisse supposer, il est difficile de comprendre comment l’autorité, la discipline, la cohésion s’établissent, puisqu’il y a deux clans et que la vie organique du clan A n’est pas celle du clan B. Et par exemple, en Australie (Victoria, Nouvelle-Galles du Sud) celle de la phratrie Corbeau n’est pas celle de la phratrie Aigle Faucon. Par conséquent, déjà dans les formes les plus élémentaires que nous puissions concevoir d’une division du travail social — dans une des plus simples divisions que nous puissions imaginer —, l’amorphisme est la caractéristique du fonctionnement intérieur du clan, non pas de la tribu. La souveraineté de la tribu, les formes inférieures de l’État règlent en plus de cette division les oppositions que nous allons voir maintenant : celles des sexes, des âges, des générations et des groupes locaux. On croit quelquefois que contester cette opposition des sexes, des âges et des générations, c’est contredire la vue grégaire et purement collective que Durkheim aurait eue du clan. En réalité ces observations étaient plus que latentes dans l’ensemble des travaux de Durkheim et de nous tous. Il s’agit seulement de les expliciter mieux.


1. Le groupe local : l’idée d’une société qui fonctionnerait comme une masse homogène, comme un phénomène de masse pur et simple est une idée qu’il faut appliquer, certes, mais seulement à de certains moments de la vie collective. Je crois avoir donné de ce principe de la « double morphologie » un exemple de choix à propos des Esquimaux. Mais c’est à peu près partout la même chose. Nous vivons alternativement dans une vie collective et d’une vie familiale et individuelle, comme vous voudrez. Que ce soit dans les moments de vie en collectivité que les nouvelles institutions naissent, que ce soit dans les états de crise que plus particulièrement elles se forment, et que ce soit dans la tradition, la routine, les rassemblements réguliers qu’elles fonctionnent, voilà qui est désormais incontestable. Mais ce qui est également incontestable, c’est que dans toutes les sociétés les plus anciennement connues comme dans les nôtres, il y a une espèce de moment de rétraction de l’individu et de la famille par rapport à ces états de vie collective plus ou moins intenses. Représentons-nous cela dans un cas concret.

J’ai reçu aujourd’hui même de notre ami A. R. Brown un très intéressant travail, pour ainsi dire le premier de morphologie sociale australienne qui nous manquait complètement. Il mentionne l’importance et décrit avec insistance l’influence, mieux que M. Malinowski et lui ne l’avaient fait, sur toute cette vie sociale de la horde, du camp, c’est-à-dire du groupe local. Les tribus australiennes sont divisées et vivent en petits groupes qui, chose curieuse, ne dépassent pas du tout nos prévisions statistiques, sont à peu près composées de 4 à 6 familles, c’est-à-dire d’une trentaine de personnes. Il y a là un maximum et un minimum. Ici en effet la « horde » peut-être existe-t-elle avec sa communauté et son égalité ; son amorphisme incontestable est en tout cas bien connu et bien observé. Mais, vous le voyez, cet amorphisme enveloppe de façon constante le polymorphisme des familles. Or on a l’habitude de représenter la famille australienne comme étant complètement isolée. Non ! elle est prise dans le petit groupe local. Donc nous nous sommes tous trop avancés : et ceux qui ont cru observer cet isolement et ceux qui ont cru à la seule parenté de clan. La différence qui existe entre ce que Durkheim nous a enseigné il y a presque quarante ans, et ce que nous avons observé dans ces mêmes tribus maintenant est celle-ci : le groupe local qui, pour Durkheim, était un groupe de formation très secondaire, nous apparaît comme un groupe de formation primaire.

Des observations de ce genre peuvent être encore plus aisément répétées ailleurs. J’ai pris les Australiens, extrêmement primitifs sur ce point ; j’aurais pu prendre d’autres exemples beaucoup moins primitifs.


2. La division par sexes est une division fondamentale qui a grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas. Notre sociologie, sur ce point, est très inférieure à ce qu’elle devrait être. On peut dire à nos étudiants, surtout à ceux et à celles qui pourraient un jour faire des observations sur le terrain, que nous n’avons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologie des femmes, ou des deux sexes.

Vous avez une division en sexes extrêmement prononcée : division technique du travail, division économique des biens, division sociale de la société des hommes et de la société des femmes (Nigritie, Micronésie), des sociétés secrètes, des rangs de femmes (Nord-Ouest américain, Pueblos), de l’autorité, de la cohésion. Les femmes sont un élément capital de l’ordre. Ainsi, par exemple, la vendetta est dirigée par les femmes en Corse, comme elle l’est chez les gens de l’Ouest-Australien. Nous avons le texte de certains « voceros » composés par une vieille Australienne de la tribu de Perth dans la première moitié du xixe siècle ; ils sont remarquables.


3. La division par âges est non moins importante. Elle recoupe naturellement les autres, et voici comment. Les divisions par âges, par exemple au pays noir (Nigritie, Soudan, Bantous), sont dominantes. Les gens qui ont été initiés ensemble forment une confrérie ou, plus exactement, une frairie ; ce sont des frères et les gens du même âge leurs confrères. Jeanmaire connaît bien ces choses-là, en ce qui concerne la Grèce. Ces divisions sont d’ailleurs presque partout fondamentales. Par exemple, les fameux Arunta se divisent en 5 classes d’âge à peu près et l’on ne peut atteindre chez eux la dernière classe active que vers l’âge de trente, trente-cinq ans. L’homme est soumis à une série d’initiations, de brimades à un certain point de vue — celui auquel nous nous plaçons en ce moment — qui durent jusqu’à cette époque. Dans des sociétés beaucoup plus avancées, du Nord-Ouest américain par exemple, le moment où on arrive au sommet des grades dans les confréries, même quand on y a des droits de naissance et non pas seulement des droits précaires de lieutenance, se place vers la fin de la maturité. Et immédiatement après, vient généralement la retraite même pour les princes : quand on a perdu les pouvoirs de danser qui caractérisent la possession d’un esprit. L’épreuve de la danse est une excellente épreuve. Granet nous en a longuement et admirablement instruits à propos de la Chine.

Voilà pour la division par âges.


4. Voici pour la division par générations. Celle-ci ne coïncide pas généralement avec celle-là, comme elles coïncident chez nous. Il faut se rendre compte que, dans une société primitive ou archaïque, le patriarche a des enfants pendant un laps de temps beaucoup plus grand que chez nous, et il exerce souvent ses pouvoirs sur plusieurs femmes, et de tous âges. Constamment il naît des enfants dont les chances de survie sont beaucoup moindres que chez nous, mais s’espacent sur un nombre assez considérable d’années. Si bien qu’un individu peut être beaucoup plus jeune que ses petits-neveux. Des circonstances de ce genre, vous les trouvez au fond, par exemple, de toute l’histoire des institutions qui distinguent entre le puîné et l’aîné, et au fond de toutes les institutions dans lesquelles un père ayant le choix entre une nombreuse progéniture, celle de nombreuses femmes en particulier, a essayé de donner à un de ses fils les titres et biens dont il dispose souverainement (surtout dans les castes et les classes élevées). Ainsi, tandis que généralement chez nous le système des âges recouvre assez bien le système des générations, l’oncle n’étant qu’exceptionnellement plus jeune que son neveu et sa nièce, ici, généralement, il ne le recouvre qu’à moitié et souvent il ne le recouvre pas.

Les gens se composent donc à la fois de deux façons : par âges et par générations. Ceci même dans les sociétés aussi élémentaires que les sociétés australiennes, et surtout dans celles qu’on peut ranger immédiatement après les australiennes : Mélanésie, Amérique du Nord, etc. C’est à l’intérieur de chaque génération qu’il y a communauté et égalité dans le clan et la famille, comme il y en a à l’intérieur de chaque classe d’âge dans la tribu, comme il y en a également entre tous les âges, à l’intérieur du clan, ou du groupe local. Enfin rappelons que c’est à l’intérieur du même sexe qu’il y a communauté et hiérarchie (cas de la société des hommes en particulier) et également à l’intérieur de la même génération de chaque sexe, quand bien même les membres diffèrent extrêmement d’âge et que tous les fils, les petits-fils, les arrière-petits-fils d’un ancêtre dans la grande famille indivise (Amérique du Nord, Afrique, etc.) sont égaux entre eux. Chaque génération ayant son genre de communauté, et sa position vis-à-vis des autres générations. Vous voyez bien le système à l’intérieur de ces groupes des générations imbriqués de cette façon, à la façon des deux poings fermés accolés par les faces extérieures engrenées des doigts — je fais le geste exprès —, il y en a d’autres imbriqués les uns dans les autres dans lesquels règnent d’autres communautarismes et d’autres égalitarismes : de sexe, d’âge, de groupe local, de clan. De temps en temps, dans des organisations spéciales comme la militaire, où la classe d’âge et la société d’hommes règnent, apparaissent, dans les rangs inférieurs surtout, des cas où la communauté est presque absolue (Amérique du Nord, Prairie). Nous-mêmes avons été dans ces conditions-là. Il y a là des réformations d’égalitarisme, de communautarisme qui sont des réformations nécessaires. Elles ne sont nullement exclusives d’autres égalitarismes, pas plus que de la hiérarchie de ces égalitarismes.

Et c’est comme cela qu’il faut que nous comprenions les choses ; cette curieuse cohésion se réalise par adhérence et par opposition, par frottement comme dans la fabrique des tissus, des vanneries. Ainsi, par exemple, dans la nouvelle édition du livre sur les Arunta, le regretté Sir Baldwin Spencer donne le plan du camp tribal par groupes locaux ; ce plan corrobore exactement ce que Durkheim et moi avions supposé à propos des classifications par clan. Tous les clans, au fur et à mesure qu’ils arrivent sur le camp tribal s’arrangent rigoureusement suivant leur orientation d’origine, si bien que le cercle complet, sur toute la rose des vents, est formé réellement tout de même, encore qu’il le soit par l’agglomération de petites hordes qui s’emplacent rituellement.

Voilà comment il faut que nous nous figurions les choses ; voilà comment pour des futurs observateurs, des remarques de ce genre peuvent être utiles à la recherche. Voilà comment il faut que nous représentions les cohésions sociales, dès l’origine : mélanges d’amorphismes et de polymorphismes.

Nous pouvons maintenant sentir comment, dès les débuts de l’évolution sociale, les divers sous-groupes quelquefois plus nombreux même que les clans qu’ils sectionnent, les diverses structures sociales en un mot peuvent s’imbriquer, s’entrecroiser, se souder, devenir cohérentes.

C’est ici que se pose — par opposition au problème de la communauté et à l’intérieur de celui-ci — le problème de la réciprocité ou inversement celui de la communauté obligeant à la réciprocité. Vous avez un exemple dans la vie de famille actuelle sans même avoir besoin de remonter aux familles du type des groupes politico-domestiques ; vous y vivez les uns avec les autres dans un état à la fois communautaire et individualiste de réciprocités diverses, de mutuels bons services rendus : certains sans esprit de récompense, d’autres à récompense obligatoire, les autres enfin à sens rigoureusement unique, car vous devez faire à votre fils ce que vous auriez désiré que votre père vous fît.

La réciprocité peut être directe ou indirecte. Il y a la réciprocité directe à l’intérieur de chaque classe d’âge ; dans les rangs, au bivouac, nous sommes tous dans un état d’échanges réciproques ; c’est du communautarisme ; dans un certain nombre de sociétés (Australie centrale, Amérique du Nord, Est et Ouest) il est bien entendu que par exemple, tous les beaux-frères de deux clans ont droit ou n’ont pas droit dans certains cas, non seulement aux sœurs, mais aussi à l’hospitalité, aux aliments, à l’aide militaire et juridique les uns des autres. La discipline d’âge et celle de la simple réciprocité se cumulent dans d’autres cas où la parenté est non seulement en nom mais encore en fait rigoureusement réciproque, même entre deux générations différentes. Par exemple, là où grand-père et petit-fils s’appellent l’un l’autre d’un seul nom, le grand-père peut faire au petit-fils les mêmes prestations que celui-ci lui rend, et en même temps le père peut être pour la même raison — identité du petit-fils et du grand-père — tenu au respect des deux (Nord-Ouest américain, Nord Calédonie, Ashanti, etc.). Vous voyez que l’amorphisme et le polymorphisme ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et que la réciprocité vient s’y joindre. Dans nombre de cas, c’est l’arrière-arrière-grand-père qui est identique à son arrière-arrière-petit-fils (Ashanti, etc.) ; souvent, le fils est nettement supérieur à son père. Voilà ce que c’est que la parenté réciproque et les droits réciproques, et les prestations réciproques directes.

D’autres réciprocités sont indirectes et nous en avons encore chez nous. Il faut s’y soumettre un nombre considérable de fois ; par exemple, les brimades de l’initiation, de l’entrée dans une nouvelle carrière, etc. Normalement, quand je suis candidat, je ne peux pas rendre à un membre de l’institut ce qu’il me fait ; tout ce que je pourrai faire, c’est (une fois) de rendre à un autre candidat la monnaie d’ennui que j’ai reçue. Et répétons-le : c’est ce qu’a fait pour vous votre père que vous pouvez rendre à votre fils. Voilà ce que j’appelle la réciprocité alternative indirecte. On trouve la réciprocité indirecte simple, en particulier en cas d’alliance, par exemple vis-à-vis des beaux-parents, des beaux-frères et belles-sœurs.

Car il s’agit de découpage en sens divers d’une seule Masse d’hommes et de femmes.

Le clivage par sexes, par générations et par clans aboutit à faire d’un groupe A l’associé d’un groupe B, mais ces deux groupes A et B, autrement dit les phratries, sont justement déjà divisées par sexes et générations. Les oppositions croisent les cohésions.

Prenons pour exemple la situation des parents à plaisanteries (Amérique du Nord, Bantou, etc.) que j’ai indiquée dans un petit travail. D’ordinaire ces parentés sont celles de beaux-frères et époux de droit vis-à-vis de belles-sœurs et femmes de droit (clan, sexe, génération et âge quelquefois déterminent les deux groupes respectifs). Elles sont commandées par différentes choses et en particulier par le principe de réincarnation qui lui-même exprime d’autres choses. De plus, on peut plaisanter sa belle-mère, ou bien (c’est exactement la même chose), il faut qu’on l’évite absolument ; c’est si bien la même chose qu’en même temps qu’elle est interdite à son gendre, elle peut avoir des droits excessifs sur lui, comme par exemple dans certaines tribus (Australie du Sud) dont l’usage a été très bien décrit par Howitt. Dès qu’un gendre rapporte du gibier dans un camp où ils séjournent, tout passe à ses beaux-parents. Et vous voyez là un système d’échange, de communauté conditionné par des séparations. Ces gens-là sont en face de leurs beaux-parents comme nous sommes en face d’un créancier très exigeant. Il y a communisme puisque les beaux-parents ont le droit à ce gibier et que le gendre n’y a pas droit. Mais, en même temps, il y a tout de même une véritable organisation poussée jusque dans le détail, jusqu’à l’individu. Et il y a réciprocité indirecte, si le gendre a à son tour ses gendres qui lui doivent leur gibier.

Ainsi tous les groupes s’imbriquent les uns dans les autres, s’organisent les uns en fonction des autres par des prestations réciproques, par des enchevêtrements de générations, de sexes, par des enchevêtrements de clans et par des stratifications d’âges.

Il est beaucoup plus facile de comprendre maintenant comment une discipline, une autorité, une cohésion peuvent se dégager. Au contraire, quand on ne considère que deux clans complètement amorphes, on pourrait supposer quelquefois par exemple dans la Nouvelle-Guinée, l’Amérique du Nord, dans une partie de l’Afrique, la société divisée en deux camps presque complètement opposés. Pour faire comprendre la moralité compliquée qui résulte de ces complications après tout naturelles et simples, prenons pour exemple un fait que M. Labouret et ses informateurs indigènes ne comprennent plus très bien. Vous les trouverez dans un livre que publie en ce moment l’Institut d’ethnologie sur les Tribus du groupe Lobi (Haute-Volta).

Je crois que M. Labouret décrit un fait très important que nous soupçonnions déjà ; quelque chose du genre des classes matrimoniales australiennes en Afrique ou, ce qui est un peu la même chose, une organisation quadripartite de la tribu (deux phratries divisées en deux chacune, sans doute par génération) ce que M. Labouret appelle des clans alliés deux à deux. Il n’a pu, malgré de nouvelles enquêtes sur le terrain, retrouver ni l’exogamie de ces clans, ni leurs unions matrimoniales. Dans ces tribus ils sont divisés en A et B, subdivisés en A1 et A2, B1 et B2. À mon avis ils étaient autrefois tous dans des relations de beaux-frères ou de beaux-pères les uns par rapport aux autres. (C’est en tout cas le cas à Ashanti.)

Quand A2 est en bataille avec B2, ce sont les B1 qui arrêtent la bataille des A2 ; les B2 arrêteraient celle des A1. Ce sont les interventions de beaux-pères et de gendres qui sont seules permises. Les beaux-frères et frères sont, eux, dans la bataille des clans selon mon avis. En tous cas les alliés sont les seuls qui ont le droit de dire leurs vérités à tous les gens de la génération antérieure ou postérieure ; les autres en état de constante opposition les uns vis-à-vis des autres gardent le quant à soi, l’étiquette. On pourrait dire, dans ce cas, qu’il y a un droit de police d’une génération sur une autre génération, de l’autre phratrie dans un sexe déterminé et un droit de communauté à l’intérieur d’une génération de deux phratries. Cette institution identifiée dans toute l’Afrique noire occidentale demande d’ailleurs encore des études approfondies.

Poussons plus loin, à propos de ces mêmes tribus. Elles reconnaissent des droits aux familles. Il y a d’autre part à l’intérieur des générations elles-mêmes des droits individuels ; l’aîné, dans une grande famille indivise par ailleurs se distingue. Il est le patriarche à partir du moment où le dernier descendant de la génération antérieure est disparu. Ainsi un aîné se détermine dans un groupe. Il est le plus ancien survivant de la génération la plus ancienne. Il y a un communautarisme à partir de celui-ci, mais celui-ci est un chef régulier, un individu déterminé. Quand le dernier membre d’une génération disparaît, la génération qui suit repasse la chefferie de la famille à son aîné, et ainsi de suite (c’est le cas ashanti). Et, d’autre part, la hiérarchie des femmes s’établit, à l’intérieur de ces mêmes groupes, les femmes, sorte de reines-mères gardent leur titre même veuves ; et comme c’est la première des femmes épousées par un chef qui est la cheffesse des femmes de tous les hommes groupés autour du patriarche (plus exactement du chef), il peut encore y avoir des décalages à l’intérieur du sexe féminin par rapport à l’autre.

À l’intérieur d’une génération, il peut donc y avoir une discipline de groupe et également de multiples autorités, en plus du chef. L’erreur que nous avons faite a été de nous préoccuper exclusivement de ce que nous appelons les chefferies, et qui n’est que la chefferie publique. La chefferie en Afrique, telle que nous la décrivions, est un phénomène, je ne dis pas de dernière formation, mais enfin de création secondaire ; elle ne nous apparaît que dans des formes rigoureusement juridiques, le pouvoir du souverain, ou dans l’organisation militaire. Même déjà ces deux forces ne correspondent pas nécessairement à l’une ou l’autre.

Les choses peuvent se compliquer et ce que nous concevons comme unique peut se diviser. Prenons, par exemple, ici le chef de guerre et le chef de paix ; là, à Porto-Novo, le roi du jour et le roi de la nuit, suivant une définition qui n’est inconcevable que pour nous (il faut que le roi veille toujours) il en faut deux ; chez les Jaraï (Indochine) nous avons un roi de l’Eau et un roi du Feu.

Ainsi à l’intérieur du groupe, des grands sous-groupes, des petits groupes, il y a à distinguer deux genres de cohésion : d’abord une discipline rigoureusement admise par tous — et ensuite il peut y avoir même dès les sociétés les plus basses une espèce d’organisation, de multiples différences de position à l’intérieur des groupes et sous-groupes entraînant de multiples disciplines.

Enfin, ces groupes peuvent agir les uns par rapport aux autres et voici comment : par trois voies :

1, L’éducation. L’éducation se donne par sexe, par âge et par génération, tantôt à l’intérieur de la famille, tantôt, en particulier au point de vue religieux, à l’intérieur des camps secrets de l’initiation, et, par exemple, en Australie centrale, de phratrie à phratrie, de beau-père à futur gendre.

2. La tradition. La transmission des choses et des pratiques, et des représentations collectives se fait par elle-même. La famille, à mon avis, a ici le grand rôle, mais qu’il ne faut pas exagérer. Car dans les sociétés archaïques l’enfant échappe très vite à la famille proprement dite, surtout les filles au père et les fils à la mère. L’autre jour, dans la discussion que nous avons eue avec un psychologue distingué sur la formation de la raison chez l’enfant, il soutenait que la raison commençait à se développer chez l’enfant entre sept et onze ans. Je lui ai répondu que c’était un phénomène tout à fait inégalement réparti. Au Maroc, un petit esclave ou un fils d’artisan pauvre qui à partir de l’âge de trois ans, dans le Mellah ou dans la Médina, chez les Arabes ou chez les Juifs aide son maître ou son papa en comptant avec ses doigts le nombre des fils qu’il retord pour la ganse du tailleur ou du sellier, un petit aide cordier ont évidemment des notions techniques précises qu’une petite fille suisse, bien élevée, de bonne famille, éduquée à loisir, dans le confort, et hors des travaux n’aura pas. La raison prend une précocité qu’elle n’a pas chez nous et l’enfant échappe très vite à l’enfantillage pour être happé par la vie sérieuse et les métiers.

Ainsi cette éducation garantit les droits et la cohésion précisément par cet entrecroisement des éducations.

Et alors la coutume vient étouffer la liberté. Car chaque sous-section du clan, de la famille, des sexes, des âges, des générations, a le droit de regard sur ses opposés comme sur ses membres. Dans des clans exogames, il y a nécessairement au moins des femmes d’un autre clan. Le résultat n’est pas que ces femmes étrangères soient abandonnées. Il y a une démarcation nécessaire, mais non absolue. Soit la légende de Barbe-bleue ; il est tué par ses beaux-frères, les frères de sa dernière femme, qu’elle réussit à appeler. Les beaux-frères ont le droit de se mêler et de la vie des enfants et de la vie de la femme : trait fondamental de la vie arabe, berbère ou chinoise, néocalédonienne ou indienne de l’Amérique du Nord. Coutume du groupe, coutume des sous-groupes, autorité coutumière des sous-groupes croisée en tous sens. Voilà ce que vous trouverez dans ces sociétés. Cette cohésion se traduit par des séries d’habitudes complémentaires se limitant les unes les autres et diverses : ainsi aux diverses appropriations techniques du sol répondent diverses propriétés du sol ; à la diversité des biens, diverses propriétés mobilières. Les propriétaires de la chasse (nobles, Afrique guinéenne) peuvent être différents des propriétaires du fonds, des terres arables ; ceux-ci peuvent n’être pas les propriétaires des arbres. Ainsi à la notion de pur communautarisme du droit foncier, nous pouvons substituer la notion de propriétés sectionnées entre des communautés ; ces sectionnements arrivent jusqu’à l’individualisme relatif de quelques droits fonciers (jardin, verger) et à plus forte raison des droits mobiliers.

Les recherches que j’ai faites sur la division des droits en masculins et féminins me permettent de vous indiquer qu’il y a là encore d’autres choses à décrire.

3. La notion de paix. Le troisième moment du fonctionnement de tous ces segments et de toutes ces sections c’est précisément une chose qui est malheureusement peu étudiée même par nous, dont il faudrait restaurer l’étude qui cependant a été classique chez les juristes, il y a de cela une soixantaine d’années, c’est la chose qu’exprime la notion de paix. Une société est cohérente, harmonieuse et vraiment bien disciplinée, sa force peut être décuplée par l’harmonie, à condition qu’il y ait la paix.

Sur cette notion de paix, vous trouverez de belles pages dans le livre de Robert Hertz sur le Péché et l’Expiation (Polynésie en particulier) quand je pourrai le publier. Je pourrais vous faire connaître de très beaux poèmes maoris, ceux que Hertz avait notés et d’autres qu’il n’avait pas connus sur la paix qui est l’harmonie. Il y a là de très belles choses sur le clan, sur les groupes locaux et la guerre, période noire. On dirait que ces gens-là ont inventé les thèmes légendaires qui font que pour l’Inde, même celle de nos jours, les périodes de la vie et de l’histoire se divisent en périodes blanches et noires, froides et chaudes.

Cette notion de paix, qu’autrefois les historiens du droit (Wilda, etc.) ont très bien étudiée dans le droit germanique parce qu’elle y est tout à fait évidente et même dans la morale (zufriede), a été très négligée ; elle est devenue peu claire, surtout celle de la paix civile. Reprenons des documents que peu de jeunes gens connaissent, par exemple ce beau monument de l’histoire et de la pensée française : la République de Bodin. Ce juriste fut, je le crois d’ailleurs, comme les autres juristes des derniers Valois, de l’époque des guerres de religion, de la guerre civile, le théoricien de la paix et en particulier de la paix du roi. À ce moment-là, on gardait cette notion importante proche de l’esprit tandis que maintenant — sans faire de reproches aux collèges et facultés qui nous entourent —, disons qu’ils s’exténuent autour des idées de souveraineté, au lieu de spéculer sur cette notion de la paix et de la vie harmonieuse de l’État et des sous-groupes.

Concluons sur ce dernier groupe de faits : la paix entre les sous-groupes. Soulever cette question à propos des sociétés archaïques n’est pas inutile à la compréhension de nos sociétés à nous, et même nous permet peut-être — ce que nous permettons rarement — de proposer des conclusions de morale politique.

Cette question de l’harmonie normale des sexes, des âges et des générations, et des divers sous-groupes (clans, castes, classes confréries, etc.), les uns par rapport aux autres, cette question de l’harmonie intérieure à chacun d’eux et du rapport de ces harmonies diverses à l’harmonie générale et à la morale normale de la société, cette question est disparue de l’horizon sociologique. Or il faut la remettre au premier plan de l’étude et de la discussion.

Voici comment on pourrait l’entamer. En dehors des conclusions d’ethnographe que j’ai pu indiquer sur la façon d’étudier, dans une vie tribale déterminée et en distinguant fortement les diverses sociétés les unes des autres — par exemple les sociétés malgaches des sociétés africaines — sur ce point, je crois que nous, sociologues, avons maintenant, si vous suivez les quelques indications qui viennent de vous être données, d’une part le moyen de poser à nouveau les problèmes du passé et d’autre part une façon de dépasser les problèmes du présent. Cette vue de la nécessité des sous-groupes entrecroisés s’applique à nos sociétés. Je vous rappelle que Durkheim a toujours pensé, dès le début de ses recherches, que la solution du problème de l’individualisme et du socialisme consistait à établir entre l’anarchie individualiste et le pouvoir écrasant de l’État, une force intermédiaire, le groupe professionnel. Ce groupement naturel prenant la place des grandes familles dont nous venons de parler, et même du groupe familial qui a été se décomposant jusqu’à ne plus consister que dans la famille conjugale.

Je ne crois pas, par conséquent, être infidèle à la pensée de Durkheim en vous proposant : d’abord d’atténuer les idées courantes concernant l’amorphisme originaire des sociétés ; et ensuite de compliquer au contraire les idées concernant la nécessité d’harmoniser de plus en plus nos sociétés modernes. Il y faut créer nombre de sous-groupes, en renforcer constamment d’autres, professionnels en particulier, inexistants ou insuffisamment existants ; on doit les laisser enfin s’ajuster les uns aux autres, naturellement, si possible, sous l’autorité de l’État en cas de besoin, à sa connaissance et sous son contrôle, en tout cas.


  1. Communication présentée à l’Institut français de sociologie. Extrait du Bulletin de l’Institut français de sociologie, 1, 1931.