Éditions de minuit (p. 81-88).

3

L’expression obligatoire
des sentiments
[1]

Cette communication se rattache au travail de M. G. Dumas sur les Larmes[2] et à la note que je lui ai envoyée à ce propos. Je lui faisais observer l’extrême généralité de cet emploi obligatoire et moral des larmes. Elles servent en particulier comme moyen de salutation. On trouve cet usage, en effet, très répandu dans ce qu’on est convenu d’appeler les populations primitives, surtout en Australie, en Polynésie ; il a été étudié en Amérique du Nord et du Sud par M. Friederici, qui a proposé de l’appeler le Tränengruss, le salut par les larmes[3].

Je me propose de vous montrer par l’étude du rituel oral des cultes funéraires australiens que, dans un groupe considérable de populations, suffisamment homogènes, et suffisamment primitives, au sens propre du terme, les indications que M. Dumas et moi avons données pour les larmes, valent pour de nombreuses autres expressions de sentiments. Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite. Nous resterons si vous le voulez bien sur le terrain du rituel oral funéraire, qui comprend des cris, des discours, des chants. Mais nous pourrions étendre notre recherche à toutes sortes d’autres rites, manuels en particulier, dans les mêmes cultes funéraires et chez les mêmes Australiens. Quelques indications, en terminant, suffiront d’ailleurs pour permettre de suivre la question dans un domaine plus large. Elle a d’ailleurs été déjà étudiée par nos regrettés Robert Hertz[4] et Émile Durkheim[5] à propos des mêmes cultes funéraires que l’un tenta d’expliquer, et dont l’autre se servait pour montrer le caractère collectif du rituel piaculaire. Durkheim a même posé, par opposition à M. F.-B. Jevons[6], la règle que le deuil n’est pas l’expression spontanée d’émotions individuelles. Nous allons reprendre cette démonstration avec quelques détails, et à propos des rites oraux.


Les rites oraux funéraires en Australie se composent :

  1. de cris et hurlements, souvent mélodiques et rythmés ;
  2. de voceros souvent chantés ;
  3. de véritables séances de spiritisme ;
  4. de conversations avec le mort.

Négligeons pour un instant les deux dernières catégories. Cette négligence est sans inconvénient. Ces débuts du culte des morts proprement dit sont des faits fort évolués, et assez peu typiques. D’autre part leur caractère collectif est extraordinairement marqué ; ce sont des cérémonies publiques, bien réglées, faisant partie du rituel de la vendetta et de la détermination des responsabilités[7]. Ainsi, chez les tribus de la rivière Tully[8], tout ce rituel prend place dans des danses funéraires chantées d’un long développement. Le mort y assiste, en personne, par son cadavre desséché qui est l’objet d’une sorte de primitive nécropsie. Et c’est toute une audience considérable, tout le camp, voire toute la partie de la tribu rassemblée qui chante indéfiniment, pour rythmer les danses :

Yakai ! ngga wingir,
Winge ngenu na chaimban,
Kunapanditi warre marigo.

Traduction : « Je me demande où il [le koi, le mauvais esprit] t’a rencontré, nous allons extraire tes viscères et voir. » En particulier, c’est sur cet air et sur un pas de danse, que quatre magiciens mènent un vieillard reconnaître — et extraire du cadavre — l’objet enchanté qui causa la mort. Ces rituels indéfiniment répétés, jusqu’à divination, se terminent par d’autres séries de danses, dont une de la veuve qui, faisant un pas à droite et un à gauche, et agitant des branchages, chasse le koi du cadavre de son mari[9]. Cependant le reste de l’audience assure le mort que la vengeance sera exercée. Ceci n’est qu’un exemple. Qu’il nous suffise, pour conclure sur ces rites extrêmement développés, d’indiquer qu’ils aboutissent à des pratiques extrêmement intéressantes pour le sociologue comme pour le psychologue. Dans un très grand nombre de tribus du centre et du sud, du nord et du nord-est australien, le mort ne se contente pas de donner une réponse illusoire à ce conclave tribal qui l’interroge : c’est physiquement, réellement que la collectivité qui l’évoque l’entend répondre[10] ; d’autres fois c’est une véritable expérience que nous appelons volontiers dans notre enseignement, celle du pendule collectif : le cadavre porté sur les épaules des devins ou des futurs vengeurs du sang, répond à leurs questions en les entraînant dans la direction du meurtrier. On le voit très suffisamment par ces exemples, ces rites oraux compliqués et évolués ne nous montrent en jeu que des sentiments, des idées collectives, et ont même l’extrême avantage de nous faire saisir le groupe, la collectivité en action, en interaction si l’on veut.

Les rites plus simples sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus, cris et chants, n’ont pas tout à fait un caractère aussi public et social, cependant ils manquent au plus haut degré de tout caractère d’individuelle expression d’un sentiment ressenti de façon purement individuelle. La question même de leur spontanéité est depuis longtemps tranchée par les observateurs ; à tel point même que c’est presque devenu chez eux un cliché ethnographique. Ils ne tarissent pas de récits sur la façon dont, au milieu des occupations triviales, des conversations banales, tout d’un coup, à heures, ou dates, ou occasions fixes, le groupe, surtout celui des femmes, se prend à hurler, à crier, à chanter, à invectiver l’ennemi et le malin, à conjurer l’âme du mort ; et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

En premier lieu ces cris et ces chants se prononcent en groupe. Ce sont en général non pas des individus qui les poussent individuellement, mais le camp. Le nombre de faits à citer est sans nombre. Prenons-en un, un peu grossi, par sa régularité même. Le « cri pour le mort » est un usage très généralisé au Queensland Est méridional. Il dure aussi longtemps que l’intervalle entre le premier et le deuxième enterrement. Des heures et des temps précis lui sont assignés. Pendant dix minutes environ au lever et au coucher du soleil, tout camp ayant un mort à pleurer hurlait, pleurait et se lamentait. Il y avait même, dans ces tribus, lorsque des camps se rencontraient un vrai concours de cris et de larmes qui pouvait s’étendre à des congrégations considérables, lors des foires, cueillette de la noix (bunya), ou initiations.

Mais ce ne sont pas seulement les temps et conditions de l’expression collective des sentiments qui sont fixés, ce sont aussi les agents de cette expression. Ceux-ci ne hurlent et ne crient pas seulement pour traduire leur peur ou leur colère, ou leur chagrin, mais parce qu’ils sont chargés, obligés de le faire. D’abord ce ne sont nullement les parentés de fait, si proches que nous les concevions, père et fils par exemple, ce sont les parentés de droit qui gouvernent la manifestation du deuil. Si la parenté est en descendance utérine, le père ou le fils ne participent pas bien fort au deuil l’un de l’autre. Nous avons même de ce fait une preuve curieuse : chez les Warramunga, tribu du centre à descendance surtout masculine, la famille utérine se reconstitue spécialement pour le rituel funéraire. Un autre cas remarquable est que ce sont même souvent les cognats, les simples alliés qui sont obligés, souvent à l’occasion même de simples échanges de délégués ou à l’occasion d’héritages, de manifester le plus de chagrin[11].

Ce qui achève de démontrer cette nature purement obligatoire de l’expression du chagrin, de la colère et de la peur, c’est qu’elle n’est pas commune même à tous ces parents. Non seulement ce ne sont que des individus déterminés qui pleurent, et hurlent et chantent, mais ils appartiennent le plus souvent, en droit et en fait, à un seul sexe. À l’opposé des cultes religieux stricto sensu, réservés, en Australie, aux hommes, les cultes funéraires y sont dévolus presque entièrement aux femmes[12]. Les auteurs sont unanimes sur ce point et le fait est attesté pour toute l’Australie. Inutile de citer des références sans nombre d’un fait parfaitement décrit et attesté. Mais même parmi les femmes, ce ne sont pas toutes celles qui entretiennent des relations de fait, filles, sœurs en descendance masculine, etc., ce sont des femmes déterminées par certaines relations de droit qui jouent ce rôle au plein sens du mot[13]. Nous savons que ce sont d’ordinaire les mères[14] (ne pas oublier que nous sommes ici dans un pays de parenté par groupe), les sœurs[15], et surtout la veuve du défunt[16]. La plupart du temps ces pleurs, cris et chants accompagnent les macérations souvent fort cruelles que ces femmes ou l’une d’elles, ou quelques-unes d’entre elles s’infligent, et dont nous savons qu’elles sont infligées précisément pour entretenir la douleur et les cris.

Mais ce sont non seulement les femmes et certaines femmes qui crient et chantent ainsi, c’est une certaine quantité de cris dont elles ont à s’acquitter. Taplin nous dit qu’il y avait une « quantité conventionnelle de pleurs et cris », chez les Narrinyerri. Remarquons que cette conventionnalité et cette régularité n’excluent nullement la sincérité. Pas plus que dans nos propres usages funéraires. Tout ceci est à la fois social, obligatoire, et cependant violent et naturel ; recherche et expression de la douleur vont ensemble. Nous allons voir tout à l’heure pourquoi.

Auparavant une autre preuve de la nature sociale de ces cris et de ces sentiments peut être extraite de l’étude de leur nature et de leur contenu.

En premier lieu, si inarticulés que soient cris et hurlements, ils sont toujours, à quelque degré musicaux, rythmés le plus souvent, chantés à l’unisson par les femmes. Stéréotypie, rythme, unisson, toutes choses à la fois physiologiques et sociologiques. Cela peut rester fort primitif, un hurlement mélodique, rythmé et modulé. C’est donc, au moins dans le centre, l’est et l’ouest australien, une longue éjaculation esthétique et consacrée, sociale par conséquent par ces deux caractères au moins. Cela peut aussi aller assez loin et évoluer : ces cris rythmiques peuvent devenir des refrains, des interjections du genre eschylien, coupant et rythmant des chants plus développés. D’autres fois ils forment des chœurs alternés, quelquefois les hommes avec des femmes. Mais même quand ils ne sont pas chantés, par le fait qu’ils sont poussés ensemble, ces cris ont une signification tout autre que celle d’une pure interjection sans portée. Ils ont leur efficacité. Ainsi nous savons maintenant que le cri de bàubàu, poussé sur deux notes graves, que poussent à l’unisson les pleureuses des Arunta et du Loritja, a une valeur d’ἀποτρόπαιον, de conjuration traduirait-on inexactement, d’expulsion du maléfice plus précisément.

Restent les chants ; ils sont de même nature. Inutile de remarquer qu’ils sont rythmés, chantés — ils ne seraient pas ce qu’ils sont s’ils ne l’étaient —, et par conséquent fortement moulés dans une forme collective. Mais leur contenu l’est également. Les Australiens, ou plutôt les Australiennes ont leurs « voceratrices », pleureuses et imprécantes, chantant le deuil, la mort, injuriant et maudissant et enchantant l’ennemi cause de la mort, toujours magique. Nous avons de nombreux textes de leurs chants. Les uns sont fort primitifs, à peine dépassent-ils l’exclamation, l’affirmation, l’interrogation : « Où est mon neveu le seul que j’ai. » Voilà un type assez répandu. « Pourquoi m’as-tu abandonné là ? » — puis la femme ajoute : « Mon époux [ou mon fils] est mort ! » On voit ici les deux thèmes : une sorte d’interrogation, et une affirmation simple. Cette littérature n’a guère dépassé ces deux limites, l’appel au mort ou du mort, d’une part, le récit concernant le mort d’autre part. Même les plus beaux et les plus longs voceros dont nous ayons le texte se laissent réduire à cette conversation et à cette sorte d’enfantine épopée. Rien d’élégiaque et de lyrique ; une touche de sentiment à peine, une fois, dans une description du pays des morts. Cependant ce sont en général de simples injures, ordurières, des imprécations vulgaires contre les magiciens, ou des façons de décliner la responsabilité du groupe. En somme le sentiment n’est pas exclu, mais la description des faits et les thèmes rituels juridiques l’emportent, même dans les chants les plus développés.


Deux mots pour conclure, d’un point de vue psychologique, ou si l’on veut, d’interpsychologie.

Nous venons de le démontrer : une catégorie considérable d’expressions orales de sentiments et d’émotions n’a rien que de collectif, dans un nombre très grand de populations, répandues sur tout un continent. Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l’intensité des sentiments, bien au contraire. Rappelons les tas sur le mort que forment les Warramunga, les Kaitish, les Arunta.

Mais toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes, des expressions comprises, bref, un langage. Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots. Il faut dire, mais s’il faut les dire c’est parce que tout le groupe les comprend.

On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres.

C’est essentiellement une symbolique.


Ici nous rejoignons les très belles et très curieuses théories que M. Head, M. Mourgue, et les psychologues les plus avertis nous proposent des fonctions naturellement symboliques de l’esprit.

Et nous avons un terrain, des faits, sur lesquels psychologues, physiologues, et sociologues peuvent et doivent se rencontrer.


  1. « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921.
  2. Journal de psychologie, 1920 ; cf. « Le rire », Journal de psychologie, 1921, p. 47 « Le langage du rire. »
  3. Der Tränengruss der Indianer, Leipzig, 1907. Cf. Durkheim, Année sociologique, 11, p. 469.
  4. « Représentation collective de la mort », Année sociologique, X, p. 18 s.
  5. Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 567 s.
  6. Introduction to the History of Religion, p. 46 s. — Sir J. G. Frazer, The Belief in Immortality and the Worship of the Dead, 1913, p. 147, voit bien que ces rites sont réglés par la coutume, mais leur donne une explication purement animiste, intellectualiste en somme.
  7. Cf. Fauconnet, La Responsabilité, 1920, p. 236 s.
  8. W. Roth, Bulletin (Queensland Ethnography) 9, p. 390, 391. Cf. « Superstition, Magic, and Medicine », Bulletin 3, p. 26, no 99,  s.
  9. Le mot Koi désigne soit un esprit, soit l’ensemble des esprits malfaisants, y compris les magiciens hommes et les démons.
  10. Ex. une très jolie description d’une de ces séances dans l’ouest de Victoria. Dawson, Aborigines of South Austr., p. 663 ; Yuin (Nouvelles-Galles du Sud-Est). Howitt, South Eastern Tribes, 422, pour ne citer que d’anciens faits anciennement attestés.
  11. Beaux-frères hurlant quand ils reçoivent les biens du défunt (Warramunga), Spencer et Gillen, Northern Tribes, p. 522. Cf. Spencer, Tribes of Northern Territory, p. 147, pour un cas remarquable de prestations rituelles et économiques intertribales à l’occasion des morts, chez les Kakadu du Nord australien. Le chagrin manifesté est devenu une pure affaire économique et juridique.
  12. Il est ici inutile d’expliquer pourquoi les femmes sont ainsi les agents essentiels du rituel funéraire. Ces questions sont d’ordre exclusivement sociologique, probablement cette division du travail religieux est-elle due à plusieurs facteurs. Cependant pour la clarté de notre exposé, et pour faire comprendre l’importance inouïe de ces sentiments d’origine sociale, indiquons-en quelques-uns : 1. la femme est un être minoris resistentiae, et que l’on charge et qui se charge de rites pénibles, comme l’étranger (cf. Durkheim, Formes élémentaires, p. 572) ; elle est d’ailleurs normalement elle-même une étrangère, elle est chargée de brimades qu’autrefois le groupe infligeait à tous ses membres (voir rites collectifs de l’agonie, Warramunga, R. Hertz, « Représentation coll. … », p. 184 : cf. Strehlow, Aranda Stämme, etc., IV, II, p. 18, p. 25, où ce ne sont déjà plus que les femmes qui se mettent en tas sur le mort) ; 2. la femme est un être plus spécialement en relations avec les puissances malignes ; ses menstrues, sa magie, ses fautes, la rendent dangereuse. Elle est tenue à quelque degré pour responsable de la mort de son mari. On trouvera le texte d’un curieux récit de femme australienne dans Roth, « Structure of the Kokoyimidir Language (Cap Bedford) », Bulletin 3, p. 24, cf. Bulletin 9, p. 341, traduction infidèle p. 374. Cf. Spencer et Gillen, Native Tribes, p. 504. 3. dans la plupart des tribus, il est précisément interdit à l’homme, au guerrier de crier sous aucun prétexte, en particulier de douleur, et surtout en cas de tortures rituelles.
  13. Les listes de ces femmes ne sont données complètes que par les plus récents et les meilleurs des ethnographes : voir Spencer et Gillen, Native Tribes, p. 506, 507 ; Northern Tribes, p. 520 ; Tribes of Northern Territory, p. 255. (Mères, femmes d’une classe matrimoniale déterminée.) Strehlow, Aranda Stämme, IV, II, cf. p. 25 (Loritja).
  14. Ceci ressort des textes de la note précédente.
  15. Ex. Grey, Journals of Discovery, II, p. 316, les vieilles femmes chantent « notre frère cadet », etc. (W. Austr.).
  16. La veuve chante et pleure pendant des mois chez les Tharumba ; de même chez les Euahlayi ; chez les Bunuroug de la Yurra, la fameuse tribu de Melbourne, un « dirge » était chanté par la femme pendant les dix jours de deuil.