Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/36

Essais de morale et de politique
Chapitre XXXVI
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 368-374).

XXXVI. Du naturel (envisagé dans l’homme.)

Le naturel est souvent voilé ou déguisé ; quelquefois vaincu, rarement tout-à-fait détruit : si on lui fait violence, il revient avec plus de force quand il reprend le dessus. L’instruction et de sages préceptes peuvent modérer son impétuosité  ; mais l’habitude seule a le pouvoir de le changer et de le dompter. Celui qui veut vaincre son naturel, ne doit s’imposer ni une trop grande, ni une trop petite tâche. Dans le premier cas, il se découragerait, parce que ses efforts seraient souvent impuissans ; et, dans le second cas, il ne gagneroit pas assez sur son naturel, quoiqu’il eût souvent le dessus. Dans les commencemens, pour rendre ses exercices moins pénibles, il doit employer quelques adminicules ; comme une personne qui apprend à nager emploie des vessies, ou des faisceaux de jonc, pour se soutenir plus aisément sur l’eau. Mais, au bout d’un certain temps, il doit augmenter à dessein les difficultés, en s’exerçant, à l’exemple des danseurs qui, pour se rendre plus agiles, s’exercent avec des souliers fort pesans. Car, lorsque les exercices sont plus difficiles que les actions ou les occupations ordinaires, on se perfectionne davantage et plus promptement[1].

Lorsque le naturel ayant plus de force et d’énergie, la victoire est, en conséquence, plus difficile, il faut aller par degrés. Or, voici en quoi consiste cette gradation : 1°. Il faut tâcher de réprimer tout-à-fait, et d’arrêter, pour ainsi dire, son naturel pour le moment, et pendant un certain temps ; à l’exemple de celui qui, lorsqu’il se sentoit en colère, prononçoit les vingt-quatre lettres de l’alphabet, avant de rien faire. 2°. Il faut modérer son naturel, en lui cédant de moins en moins, comme le feroit une personne qui, voulant perdre l’habitude du vin, boiroit d’abord deux coups au lieu de trois, puis un seul coup au lieu de deux ; ou qui, au lieu de boire de grands coups, n’en boiroit d’abord que de moyens, puis de petits, et à la fin s’abstiendroit tout-à-fait de l’usage de cette llqueur. 3°. Enfin, dompter tout-à-fait son naturel, en ne lui cédant plus en rien. Mais si l’on avoit assez de force d’âme et de constance pour s’affranchir d’un seul coup de la tyrannie de son naturel, cela vaudrait encore mieux. Le seul mortel dont l’âme ait recouvré toute sa liberté, c’est celui qui, ayant su rompre tous les liens qui la blessaient, a enfin cessé de sentir la violence qu’il s’est faite.

Il ne faut pas non plus rejeter cette antique règle qui prescrit de plier son caractère, ou son esprit, en sens contraire de son naturel, pour le rectifier plus aisément ; comme on fléchit un bâton en sens contraire de sa courbure, pour le redresser ; règle, toutefois, qu’il ne faut appliquer qu’au seul cas où cet extrême opposé n’est pas lui-même un vice.

Quand vous vous exercez pour contracter une nouvelle habitude, ne le faites point par un effort trop continu ; mais prenez de temps en temps un peu de relâche. Car un peu d’interruption et de repos donne plus de vigueur et d’élan pour recommencer l’attaque. Sans compter qu’une personne qui n’est pas encore suffisamment perfectionnée dam les choses qu’elle pratique sans interruption, contracte ainsi l’habitude des défauts ainsi que des perfections ; inconvénient dont le plus sûr remède est d’interrompre à propos cette occupation. Cependant ne vous fiez pas trop à cette prétendue victoire sur votre naturel ; il pourra rester assez long-temps enseveli ; mais la première occasion tentative le ressuscitera tout à coup ; comme l’éprouva cette chatte dont parle Ésope dans une de ses fables, et qui, ayant été changée en femme, se tint fort décemment assise à table, jusqu’au moment où elle vit courir une souris. Évitez donc avec soin ces occasions tentatives, ou tâchez de vous y accoutumer assez pour qu’elles ne fassent plus d’impression sur vous. Le naturel d’un individu se manifeste d’une manière plus sensible dans une vie privée et dans un commerce étroit, parce qu’alors, étant plus à son aise, on se montre sans affectation. Il se décèle aussi dans les violentes émotions qui font oublier toutes les règles et tous les préceptes. Enfin, dans une situation nouvelle et imprévue ; cas où nos habitudes nous quittent.

Heureux le mortel dont la vocation s’accorde avec son naturel ; autrement il peut dire : mon âme a été long-temps hors de chez elle ! En effet, quelle vie plus insupportable que celle d’un homme qui est continuellement occupé de choses qu’il n’aime point ? À l’égard des études, il faut avoir des heures fixes pour s’appliquer à celles auxquelles on n’est pas naturellement porté. Quant à celles qui vous plaisent, vous ne devez pas vous inquiéter des heures, à cet égard, vos pensées n’y voleront que trop d’elles-mêmes, et vous pourrez y employer le temps que ne réclameront ni les affaires, ni des études moins agréables, mais plus nécessaires. La nature a, pour ainsi dire, semé, dans notre âme, de bonnes et de mauvaises herbes : ainsi, employons notre vie entière à cultiver les premières, et à déraciner les dernières.

  1. On ne peut bien faire que ce qu’on fait avec plaisir ; on ne fait avec plaisir que ce qu’on fait aisément, et l’on ne fait aisément que ce qu’on fait après avoir fait quelque chose de plus difficile, dans le même genre, ou dans le genre analogue. Car tout est relatif, et l’on ne juge de la facilité, on de la difficulté de chaque action, ou occupation, qu’en la comparant avec ce qu’on a fait auparavant. Ainsi, pour travailler avec plus de talent, de plaisir et de facilité, dans le genre dont on fait profession, il faut s’exercer fréquemment sur quelque chose de très difficile, dans ce même genre, ou, ce qui vaudroit encore mieux, dans un genre qu’on n’aime point, mais un peu analogue au genre habituel. Si l’on fait ces exercices au commencement de chaque journée, mais sans les soutenir jusqu’au point de se lasser, on y gagnera une grande facilité pour tout le reste du jour.