Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/34

Essais de morale et de politique
Chapitre XXXIV
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 350-360).

XXXIV. Sur les prophéties (et autres prédictions.)

Nous ne parlerons, dans cet article, des prophéties sacrées et déposées dans les livres saints, ni des oracles des païens, ni des prédictions naturelles, mais seulement des prophéties qui ont eu un certain renom, et dont les sources sont tout-à-fait inconnues ; par exemple : on lit dans l’ancien Testament, que la Pythonisse, consultée par Saül, lui dit : demain, toi et ton fils vous serez avec moi[1]. On trouve dans Virgile, des vers imités d’Homère, et qui disent en substance : un jour les enfans d’Enée régneront sur toutes les nations de l’univers : à cet empire succéderont leurs descendans, et la postérité même de leur postérité, sans fin et sans terme ; prophétie qui semble désigner l’empire romain. On connoît aussi ces vers de Sénèque-le-Tragique. Un jour, et dans les siècles les plus reculés, des navigateurs audacieux se frayant une route nouvelle à travers l’océan, découvriront une terre immense qu’il embrasse dans son vaste sein ; alors un monde nouveau paroîtra aux yeux des mortels étonnés ; et Thulé (l’Islande) ne sera plus la dernière limite du monde connu. Cette prophétie semble annoncer la découverte de l’Amérique. La fille de Polycrate (tyran de Samos) vit en songe, son père baigné par Jupiter, et recevant l’onction par le ministère d’Apollon En effet, peu de temps après, ce tyran ayant été mis en croix, dans un lieu découvert, son corps exposé à un soleil très ardent se couvrit de sueur, et fut ensuite baigné par la pluie. Philippe, roi de Macédoine, rêva qu’il apposoit son sceau sur le ventre de son épouse, et en expliquant ce songe à sa manière, s’imagina que son épouse étoit stérile ; mais Aristandre, son devin, lui dit qu’au contraire son épouse étoit enceinte, attendu que, ordinairement, on ne cachetoit pas les vaisseaux vuides[2]. Le fantôme qui apparut à Brutus, dans sa tente, lui dit : tu me reverras à Philippe. Tibère dit un jour à Galba : et toi aussi, Galba, tu goûteras un peu de la souveraine puissance. Lorsque Vespasien étoit encore en Judée ; une prophétie, très répandue dans les contrées orientales, annonçoit que celui qui, en partant de la Judée, marcheroit vers l’Italie, obtiendroit l’empire de l’univers ; prophétie qu’on pourroit appliquer au Sauveur du monde ; mais que Tacite, qui l’a rapportée, appliquoit à Vespasien. Domitien, dans la nuit qui précéda le jour où il fut tué, vit en songe une tête d’or naissant de la nuque de son cou. En effet, les princes qui lui succédèrent, firent, du temps de leur règne, un nouveau siècle d’or. Henri VI, roi d’Angleterre, dit un jour, en se lavant les mains et en montrant un jeune seigneur qui tenoit l’aiguière et qui régna depuis, sous le nom de Henri VII : ce sera ce jeune homme qui à la fin deviendra possesseur de cette couronne que nous nous disputons aujourd’hui. Je me souviens d’avoir ouï dire au docteur Pena, lorsque j’étois en France, que la reine mère (Catherine de Médicis) qui croyoit à l’astrologie, ayant fait tirer l’horoscope de Henri II, son époux, mais en ne donnant que l’heure de la naissance de ce prince, et en lui supposant un autre nom ; l’astrologue, après avoir fait son calcul, répondit à cette princesse, que son époux seroit tué en duel : à cette réponse, la reine se mit à rire, se croyant bien assurée que son époux, dans le rang élevé où il étoit, ne pouvoit être exposé à un malheur de cette espèce. Mais le fait est que Henri II fut tué dans un tournois ; car, ce prince joûtant avec le comte de Montgommery, et la lance de son adversaire s’étant brisée, le tronçon l’atteignit à la visière, et entrant dans l’œil, le blessa mortellement[3]. On connoît aussi cette prédiction de l’astronome Regiomontan, (Jean Muller) ; l’année 88 sera une année mémorable. On jugea que cette prédiction s’accomplissoit, lorsque Philippe II, roi d’Espagne, envoya contre l’Angleterre cette flotte si formidable que les Espagnols appelloient l’invincibil armada, la plus grande qui eût jamais paru en mer, sinon quant au nombre des vaisseaux, du moins quant à leur force[4]. À l’égard du songe de Cléon, on peut croire que ce n’étoit qu’une plaisanterie ; il rêva qu’un dragon d’une longueur prodigieuse le dévoroit, et il fut très effrayé par l’explication qu’un chaircuitier lui donna de ce songe.

Les prédictions de cette espèce sont en très grand nombre, sur-tout si l’on y joint celles des astrologues, et les songes prophétiques. J’ai cru devoir n’en tenir ici aux plus connus et aux plus accrédités qui pourront du moins servir d’exemples en ce genre. Mon sentiment est, que ces prétendues prophéties doivent être toutes également méprisées, et peuvent, tout au plus, tenir lieu de ces contes dont on berce les bonnes gens auprès du feu, durant les longues nuits de l’hiver. Mais, lorsque je dis, méprisées, je veux dire seulement qu’elles ne méritent pas qu’on y ajoute foi : car d’ailleurs, le soin que certaines gens prennent de les publier, de les répandre et de les accréditer, mérite d’autant plus l’attention d’un gouvernement, qu’elles ont quelquefois causé de grands malheurs. Je vois même en plusieurs lieux des loix expresses et très sévères, établies pour les supprimer ; mais actuellement on peut me demander comment des prédictions si hazardées ont pu s’accréditer ainsi ; et c’est ce qu’on peut attribuer à trois cause. 1°. Lorsque l’événement prédit est conforme à la prédiction, les hommes remarquent cette conformité ; mais, dans le cas opposé, ils ne remarquent point du tout le défaut d’accord : genre de méprise où ils tombent également par rapport aux songes et à tout autre genre de prédiction superstitieuse. 2°. Souvent des conjectures assez probables, ou d’obscures traditions, se convertissent en prophéties ; l’homme abusé par un penchant inné pour tout ce qui tient de la divination, et un vif désir de connoître l’avenir, s’imaginant trop aisément qu’il peut prédire hardiment ce qu’au fond il ne peut que conjecturer ; explication qu’on peut appliquer aux vers prophétiques de Sénèque-le-Tragique. Car les terres connues de son temps, ne formant alors qu’une très petite partie de la surface du globe, il étoit aisé de concevoir qu’il devoit y avoir au-delà de l’océan atlantique des terres d’une grande étendue ; et il n’étoit nullement probable que tout cet espace ne fût qu’une vaste mer, sans continent et sans île ; raisonnement qui, étant encore appuyé de cette antique tradition qu’on trouve dans le Timée de Platon, et sur ce qu’il dit de son Atlantide, put fort bien enhardir le poëte à convertir la conjecture en prophétie[5]. La troisième, la dernière et la principale cause, est que la plupart de ces prédictions, dont le nombre est infini, et qui sont un fruit de l’imposture ou de la folie, ont été faites après coup[6].

  1. Ce ne fut pas la Pythonisse qui parla ainsi à Saül, mais l’ombre du prophète Samuel, qu’elle avoit évoquée.
  2. Ce devin ajouta : « puisque le sceau auquel vous avez rêvé, portoit l’effigie d’un lion, il est clair qu’Olympias vous donnera un fils qui sera un jour un homme très courageux. » Il est étonnant qu’un fripon aussi consommé que l’étoit ce Philippe, ait pu ajouter foi à de tels contes, n’ait pas compris que ces prêtres ou ces devins étoient du métier,
  3. Je suis obligé de supprimer deux prédictions conçues en vers anglois, qui se trouvoient ici ; car l’une ayant pour base les lettres d’un mot de cette langue et l’ordre de ces lettres, ne peut, en conséquence, subsister dans la traduction. Quant à l’autre, l’auteur lui-même avoue qu’il ne l’entend pas ; et, par cet aveu, dispense le traducteur de l’entendre.
  4. Cette prédiction pouvoit aussi regarder l’année 1698, année mémorable par les tempêtes affreuses qui se sont fait sentir dans toutes les parties du monde, et qui ont causé tant de naufrages ; car il n’est pas probable qu’un astronome si distingué se soit amusé à faire le prophète ; il l’est beaucoup plus que sa prédiction avoit pour base la correspondance des retours périodiques des grands météores, et en général, des constitutions de l’atmosphère, avec les retours périodiques des mêmes situations respectives du soleil et de la lune, les doux causes principales et concourantes de ces phénomènes. Il pouvoit avoir déjà quelque connoissance d’une période découverte depuis. Car on sait aujourd’hui (d’après les observations du Père Cotte et de Toaldo), qu’à la révolution des nœuds de l’orbite lunaire, révolution qui ramène, après dix-neuf ans, les éclipses aux mêmes jours, et à peu près aux mêmes heures, répond une période assez semblable dans les météores ; retours beaucoup plus exacts après six périodes semblables, dont la somme forme 114 ans. Or, dans le dix-neuvième siècle, l’année répondant à 1688, est 1802, ou peut-être 1803 (car ces quantités ne sont pas précises). Ainsi, pour peu que cette grande période soit aussi réelle que la petite (dont j’ai la preuve sous les yeux), dans l’une ou l’autre de ces deux années, 1802 et 1803, les puissances maritimes qui tiendront en mer, vers le temps des équinoxes, de nombreuses flottes ou escadres, courront risque de les perdre.
  5. On peut ranger dans cette classe cette prédiction si ancienne et si connue : la France périra faute de bois. Un spéculatif, ou, si l’on veut, un spéculateur, considérant, 1º. que les grands abusoient de leur crédit pour violer ouvertement les loix établies par rapport aux forêts, et qu’obtenant fréquemment des coupes avant le temps, ils finiroient par mettre ainsi tout notre sol à découvert ; 2°. que les professions et les entreprises qui occasionnoient une immense consommation de bois, se multiplioient d’années en années, aura publié sur ce sujet une conjecture, que le vulgaire aura ensuite convertie en prophétie, afin de se la faire accroire plus aisément ; car une prédiction fondée sur un raisonnement clair, net et intelligible pour tous, ne fait pas fortune ; et ce que tout le monde entend, personne ne l’écoute.
  6. On peut appliquer cette dernière explication à la prédiction dn poëte Virgile, sur la longue durée de l’empire romain, et qui, selon notre auteur, étoit tirée d’Homère. Je ne me souviens pas de l’avoir vue dans le poëte grec ; mais en supposant qu’elle s’y trouve réellement, il se pourrait que ce ne fût pas Virgile qui eût imité le poëte grec, mais que ce fussent, au contraire, les Grecs qui eussent imité Virgile ; et il ne seroit pas impossible que, sous les premiers empereurs, les Grecs, pour les flatter, eussent inséré ces deux vers dans les dernières copies d’Homère. Au reste, comme nous l’avons dit ailleurs, souvent la prédiction même est l’unique ou la principale cause de l’événement prédit ; savoir : lorsque les espérances ou les craintes qu’elle fait naître, et les actions ou omissions qui naissent de ces sentiment, sont des causes suffisantes pour produire cet événement. Supposons, par exemple que deux années étant prêtes à se livrer bataille, l’une des deux, supérieure à l’autre par le courage des soldats et l’habileté du général, soit actuellement intimidée par de sinistres présages, cette opinion pourra lui faire perdre la bataille. Mais s’il se trouve, dans cette armée, un charlatan qui, en lui promettant la victoire avec assurance, parvienne à la lui faire espérer, cette prédiction, en lui rendant sa supériorité naturelle, et l’augmentant même, par la confiance et le courage qu’elle lui inspirera, la rendra probablement victorieuse, et le charlatan qui lui aura promis la victoire, la lui aura donnée par sa promesse même. Supposons encore qu’une nation, par exemple, les Syracusains, après avoir long-temps vécu sous des tyrans, les chassent et se constituent tout à coup en démocratie, mais en conservant les mœurs dont ils ont contracté l’habitude sous la tyrannie ; un politique médiocre pourra leur prédire qu’ils retomberont sous le joug, et que les vices qu’ils auront oublié de chasser, rappelleront la tyrannie, (attendu que les causes accidentelles n’ont que des effets momentanées, et que l’esprit national est une cause continue, universelle et immédiate qui, à la longue, dévore toutes les autres) ; à l’aide de deux ou trois prédictions, de l’une ou de l’autre espèce, Un charlatan obtiendra aisément du vulgaire un brevet de prophète, et ce brevet, le vulgaire le donnera même à un homme de bonne foi, qui n’en voudra point, et qui n’aura donné ses conjectures que pour des conjectures. Ainsi, la meilleure méthode pour acquérir, à peu de frais, la réputation de prophète, c’est de ne hazarder de prédiction que dans le cas où cette prédiction peut concourir avec l’action combinée de plusieurs causes puissantes, et tendant à produire l’événement prédit.