Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/30

Essais de morale et de politique
Chapitre XXX
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 315-319).

XXX. Du soupçon.

Le soupçon est, parmi nos pensées, ce que la chauve-souris est parmi les oiseaux ; et comme elle, il ne voltige que dans l’obscurité. On ne doit pas l’écouter, ou du moins s’y livrer trop aisément ; il obscurcit l’esprit, éloigne nos amis, et fait que l’on marche avec moins de facilité et de constance vers le but[1]. Les soupçons disposent les rois à la tyrannie, les époux à la jalousie, et les hommes les plus sages à l’irrésolution et à la mélancolie. Ce défaut vient plus de l’esprit que du cœur[2] ; et souvent les âmes les plus courageuses n’en sont pas exemptes : Henri VII, roi d’Angleterre, est un exemple frappant de cette vérité ; il y a eu peu de princes qui aient été en même temps aussi courageux et aussi soupçonneux que lui : les soupçons ont moins d’inconvénient dans un esprit de cette trempe, qui ne leur donne entrée qu’après les avoir suffisamment examinés pour en déterminer le degré de probabilité ; mais, dans un caractère foible et timide, ils prennent pied trop aisément. Le soupçon est fils de l’ignorance ; ainsi, le vrai remède à cette infirmité, c’est de s’instruire, au lieu de nourrir les soupçons et de les couver, pour ainsi dire, dans le silence ; car les soupçons se nourrissent dans les ténèbres, et se repaissent de fumées. Après tout, ces soupçons et ces ombrages sont aussi injustes que nuisibles ; les hommes ne sont rien moins que des anges ; ils vont à leurs fins, comme vous allez aux vôtres ; vous qui les soupçonnez, exigeriez-vous qu’ils s’occupassent de votre intérêt plutôt que du leur ? Ainsi le plus sûr moyen pour modérer ces soupçons, c’est de prendre ses précautions, comme s’ils étoient fondés, et de les réprimer comme s’ils étoient faux. Car l’avantage de ces soupçons ainsi modérés, sera que nous nous arrangerons de manière que, dans le cas même où ce que nous soupçonnons se trouverait vrai, nous n’en aurons rien à craindre.

Les soupçons qui ne nous viennent, que de nous-mêmes, ne sont qu’un vain bourdonnement ; mais ceux que nous inspirent et que nourrissent les propos malicieux ou inconsidérés des rapporteurs et des nouvellistes, sont une sorte d’aiguillon qui les fait pénétrer plus profondément. Le meilleur expédient pour sortir du labyrinthe des soupçons, c’est de les avouer franchement à la personne même qui en est l’objet. Par ce moyen, nous nous procurerons probablement un peu plus de lumières sur le sujet de notre défiance, sans compter que nous rendrons cette personne plus circonspecte et plus attentive sur elle-même, pour ne plus donner lieu à de tels soupçons. Mais gardez-vous de faire de tels aveux à une âme basse et perfide ; lorsqu’un homme de ce caractère se voit soupçonné, il ne faut plus compter sur sa fidélité, comme le dit ce proverbe italien : sospetto licenzia fede ; comme si le soupçon devoit congédier, pour ainsi dire, et chasser la bonne foi, qu’il doit, au contraire, ranimer et obliger à se manifester si clairement, qu’on ne puisse plus en douter.

  1. Rarement le mal dont la défiance peut noua garantir, égale celui qu’elle nous fait actuellement. Sans doute il n’est presque point d’acte de confiance, sans réserve, dont on n’ait lieu de se repentir, et révéler son foible à son ami, c’est presque toujours armer son ennemi ; mais, pour calculer juste, il faut joindre au mal qui a résulté de cette confiance excessive, tout le bien qu’elle nous a fait tant qu’elle a duré. La défiance est un sentiment de vieillard et un signe de foiblesse ; quand on a perdu presque toutes ses forces, on se défie de soi-même, des autres et de tout. Mais un jeune homme défiant est un individu qui prend en été son habit d’hiver, et à midi, son bonnet de nuit.
  2. Puisqu’il peut se trouver uni avec la mauvaise foi, ou avec la probité ; car il est deux sortes de défiances, savoir : celle du fripon qui, voulant lui-même tromper tout le monda, s’imagine que tout le monde lui ressemble et veut aussi le tromper ; et celle de l’homme trop ingénu qui, ayant été souvent trompé, pour avoir accordé sa confiance à des hommes qui ne la méritoient pas, la refuse ensuite à ceux qui la méritent. Aussi, dans cette dernière classe, les hommes les plus indiscrets sont-ils ordinairement les plus défians ; parce que, donnant plus de prise par leurs indiscrétions, ils ont ensuite plus de précautions à prendre ; et le pire inconvénient d’une excessive confiance accordée à un fourbe est qu’ensuite, pour se garantir de ses pièges, on est presque forcé de lui ressembler. À quoi bon ouvrir ainsi sa prte, pour la fermer ensuite, au risque de se faire autant d’ennemis qu’on a reçu de visites, et de perdre soi-même la confiance de ceux auxquels on ôte la sienne ? Car tel est, en deux mots, le châtiment d’un homme défiant, sur-tout celui d’un fripon qui croit se voir dans tous les autres : il ne se fie à personne, et personne ne se fie à lui. La vraie méthode, pour ne pas être obligé de fermer sa porte, c’est de ne pas l’ouvrir, ou de n’ouvrir que le guichet. Avant de verser toute son âme dans celle d’un autre homme, il faut voir d’abord si le vase est bien net ; et s’il ne l’est pas, le nettoyer, ou en prendre un autre.