Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/27

Essais de morale et de politique
Chapitre XXVII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 273-302).

XXVII. De l’amitié.

Un homme qui se plaît dans la solitude, est ou une bête sauvage, ou un Dieu. Celui qui parloit ainsi ne pouvoir réunir en moins de mots, plus de vérités et d’erreurs. Car, en premier lieu, il n’est pas douteux que tout homme qui a une aversion naturelle et secrète pour la société des autres hommes, tient un peu de la bête sauvage[1]. Mais il est très faux qu’il entre quelque chose de divin dans le caractère de celui qui montre un éloignement si marqué pour ses semblables ; à moins que ce goût pour la retraite n’ait pour principe, non le plaisir d’être seul, mais le désir de fuir toute distraction, et de s’entretenir avec soi-même, dans un recueillement plus parfait, sur des sujets relevés ; avantage dont quelques païens, tels qu’Épiménide de Crète, Empédocle de Sicile, et Apollonius, de Thyanne, se sont faussement vantés de jouir, et dont ont réellement joui plusieurs d’entre les anciens Anachorètes, et d’entre les Pères de l’Église chrétienne. Mais il est peu d’hommes qui comprennent bien en quoi consiste la vraie solitude, et qui en aient une idée assez étendue : car une foule n’est rien moins qu’une société ; une multitude de visages n’est tout au plus qu’une galerie de portraits ; et une conversation entre des personnes qui n’ont que de l’indifférence les unes pour les autres, n’est guère plus agréable que le son d’une cymbale, Cet adage latin : grande ville, grande solitude, a trait à ce que nous disons ; car assez ordinairement, dans une grande ville, des amis se trouvent écartés les uns des autres, et ne peuvent se rejoindre que rarement. Quoi qu’il en soit, nous pouvons dire qu’il n’est point de solitude plus affreuse que celle de l’homme sans amis, et que, sans l’amitié, ce monde n’est, à proprement parler, qu’un désert. Ainsi, en ce sens, celui qui est incapable d’amitié, tient plus de la bête sauvage que de l’homme.

Le principal fruit de l’amitié est qu’elle fournit continuellement l’occasion de se décharger du fardeau de ces pensées souvent affligeantes que font naître et renaître sans cesse les passions qui nous rongent ; en un mot, de soulager son cœur[2]. On peut prendre de la salsepareille pour les obstructions du foie ; des eaux calybées pour l’opilation de la rate ; de la fleur de soufre pour l’affection pulmonique, et du castoreum pour fortifier le cerveau ; mais il n’est point de recette plus sûre, pour dilater son cœur et le soulager, qu’un véritable ami, auquel on puisse communiquer ses joies, ses afflictions, ses craintes, ses soupçons, etc. genre de communication qui a quelque analogie avec la confession auriculaire[3].

On est, an premier coup d’œil, étonné de voir les princes attacher tant de prix à cette sorte d’amitié dont nous parlons, que, pour se l’assurer, ils vont quelquefois jusqu’à exposer leur personne, leur autorité, et leur couronne même ; car les princes sont dans une telle élévation, qu’ils ne peuvent cueillir ce doux fruit de l’amitié, qu’en élevant à leur hauteur quelqu’un de leurs sujets, pour en faire, en quelque manière, leur égal et leur compagnon ; ce qui les expose à beaucoup d’inconvéniens[4]. Les langues modernes, qui désignent les amis du prince par les titres de favoris, de privados, etc. semblent faire entendre par ces dénominations, que ce n’est, de la part du prince, qu’une faveur, une grâce, ou une simple privauté. Mais l’expression que les Romains employoient à ce sujet, en montre beaucoup mieux la véritable cause et la vraie destination ; ils les nommoient participes curarum (participans des soins et des soucis.) Et ce sont en effet des communications de cette espèce qui resserrent le plus le nœud de l’amitié entre le prince et son sujet : vérité dont on ne pourra douter, si l’on considère que ce ne sont pas seulement les princes foibles et esclaves de leurs passions qui recherchent avec tant d’ardeur cette sorte d’amitié, mais aussi les princes les plus sages, les plus politiques et les plus fermes. Quelques-uns d’entre eux ont favorisé tels de leurs sujets, au point de leur donner et de recevoir d’eux le nom même d’ami ; voulant aussi que les autres les désignassent tous deux par ce terme, dont on n’use ordinairement que de particulier à particulier.

Lorsque Sylla fut en possession de la souveraine puissance, il éleva Pompée, qui depuis fut décoré du surnom de Grand, à un tel degré d’autorité, que celui-ci osa se vanter dans la suite d’être plus puissant que lui. Car Pompée ayant obtenu le consulat pour un de ses amis, malgré la brigue de Sylla, et le dictateur lui témoignant, avec hauteur, son mécontentement à ce sujet, le jeune homme lui imposa silence par cette réponse si fière : le soleil levant a plus d’adorateurs que le soleil couchant[5]. César vivoit dans une telle intimité avec Decimus-Brutus, que, dans son testament, il le désigna pour son héritier, immédiatement après son neveu (son petit neveu Octave) ; et ce prétendu ami eut assez d’ascendant sur son esprit, pour l’attirer au sénat, où les conjurés l’attendoient pour lui donner la mort : car César, intimidé par quelques mauvais présages, et par un songe de son épouse Calpurnie, étant déterminé à renvoyer le sénat et à ne pas sortir ce jour-là, il le prit par la main, en lui disant : nous espérons que vous n’attendrez pas, pour aller au sénat, que votre épouse ait fait de meilleurs rêves ; et il le détermina ainsi à sortir[6].

Il jouissoit à un tel point de la faveur et de la confiance de Jules-César, qu’Antoine, dans une lettre rapportée mot à mot par Cicéron, dans une de ses philippiques, le qualifioit d’enchanteur et de sorcier[7], voulant faire entendre qu’il avoit comme ensorcelé César. L’histoire observe qu’Auguste avoit élevé à un si haut degré d’honneur et de puissance Agrippa, homme de basse extraction, qu’ayant un jour consulté Mécène sur le choix d’un époux pour sa fille Julie, il reçut de lui cette réponse : il faut la marier à Agrippa, ou le faire mourir ; car vous l’avez fait si grand, qu’entre ces deux partis extrêmes il n’y a plus de milieu[8]. L’amitié de Tibère pour Séjan étoit si étroite, et il l’avoit tellement approché de soi, qu’on ne les regardoit plus que comme une seule et même personne, et que le prince, dans une lettre qu’il lui écrivoit, s’exprimoit ainsi : j’ai cru qu’en considération de notre amitié, je ne devois pas vous cacher cela. Aussi le sénat, voulant consacrer cette amitié si extraordinaire, fit-il ériger un autel à l’amitié du prince, comme à une déesse. On vit régner une amitié au moins égale entre Septime-Sévère et Plantianus ; liaison si étroite, qu’il le soutenoit en toute occasion, même contre son propre fils, que cet ami osoit quelquefois traiter fort durement ; et dans une lettre qu’il écrivit à son sujet au sénat, il s’exprimoit ainsi : j’ai une telle affection pour ce personnage, que je souhaite qu’il me survive. Si ces princes eussent été d’un caractère semblable à celui de Trajan, ou de Marc-Aurèle, on pourrait attribuer cette tendresse à un excès de bonté naturelle : mais si l’on considère combien ceux dont nous parlons étoient politiques, fermes, sévères, et attachés à leurs propres intérêts, on est forcé d’en conclure que ces princes, quoique placés au plus haut point de grandeur et de puissance auquel un mortel puisse aspirer, auraient jugé leur propre félicité imparfaite, si l’acquisition d’un ami ne l’eût complétée : mais ce qui doit principalement fixer notre attention, est que ces mêmes princes avoient une épouse, des enfans, des neveux, etc. Cependant ces objets si chers ne pouvoient leur tenir lieu d’un ami. Nous ne devons pas non plus oublier ici une observation judicieuse de Philippe de Comines, au sujet de Charles-le-Hardi, duc de Bourgogne, son premier maître : « Il ne voulut jamais, dit-il, communiquer ses affaires à qui que ce fût, ni même parler des soucis qui le rongeoient, et moins encore de ses chagrins les plus cuisans. Cette réserve excessive, ajoute-t-il, augmenta encore dans les derniers temps de sa vie, et finit par altérer un peu sa raison. » Certes, si Comines l’avoit jugé nécessaire, il auroit pu appliquer cette même observation à Louis XI, roi de France, son second maître, à qui ce caractère sombre et caché servit de bourreau, sur la fin de ses jours. Ce précepte symbolique de Pythagore : ne ronge pas ton cœur, quoique un peu obscur et énigmatique, ne laisse pas d’être plein de sens ; et si l’on ne craignoit pas d’user d’une qualification trop dure, on pourroit dire que ceux qui manquent de vrais amis auxquels ils puissent s’ouvrir et se communiquer, sont des espèces de cannibales qui dévorent leur propre cœur[9]. Mais une dernière observation à faire sur ce premier fruit de l’amitié, c’est que cette libre communication d’un homme avec son ami a deux effets qui, bien qu’opposés, sont également salutaires ; savoir : de redoubler les joies, et de diminuer les afflictions. Car il n’est personne qui, en faisant part de ses succès à son ami, ne sente augmenter sa joie en la communiquant, et qui, au contraire, en répandant, pour ainsi dire, son âme dans le sein de son ami, et en lui révélant ses chagrins les plus secrets, ne se sente soulagé. Ainsi, l’on peut dire avec raison l’amitié produit, dans l’âme humaine, des effets analogues à ceux que les alchymistes attribuent à leur pierre philosophale ; laquelle, si nous voulons les en croire, produit sur le corps humain des effets qui, bien qu’opposés, lui sont également avantageux. Mais, sans chercher des objets de comparaison dans les opérations mystérieuses de l’alchymie, nous trouvons, dans le cours ordinaire de la nature, une image sensible des avantages de l’amitié ; car nous voyons que, dans les composés physiques, l’union facilite et renforce les actions naturelles ; au lieu qu’elle affoiblit et amortit toute impression violente : l’union des âmes produit aussi sur elles ce double effet.

Le second fruit de l’amitié n’est pas moins utile pour éclairer l’esprit, que le premier l’est pour augmenter les plaisirs et diminuer les peines du cœur. Car si, d’un côté, ces communications libres et amicales, en dissipant les tempêtes et les orages des passions, peuvent ramener dans l’âme humaine le calme et la sérénité ; de l’autre, en dissipant la confusion et l’obscurité des pensées, elles répandent une lumière aussi vive que douce dans l’entendement humain : ce qu’il ne faut pas entendre seulement des conseils salutaires et désintéressés qu’on peut, par ce moyen, recevoir de son ami ; autre avantage dont nous parlerons ci-après, mais d’un effet un peu différent et également avantageux. Tout homme, dis-je, dont l’esprit est agité, et comme obscurci par une multitude confuse de pensées qu’il a peine à débrouiller, sentirait sa raison se fortifier et ses idées s’éclaircir, quand il ne feroit que les communiquer à son ami, et discourir avec lui sur ce qui l’occupe ; car alors il discute ses opinions avec plus de facilité, et il range ses idées avec plus d’ordre ; enfin, il juge mieux de la vérité et de l’utilité de ses pensées, quand elles sont exprimées par des paroles[10]. Enfin, par ce moyen, il devient, pour ainsi dire, plus prudent, plus sage que lui-même ; effet qu’il obtiendra plus sûrement par une conversation d’une heure, que par une méditation d’un jour entier. Thémistocle usoit d’une comparaison fort juste, lorsqu’il disoit au roi de Perse que les discours des hommes étoient semblables à des tapisseries à personnages déroulées et tendues, où l’on voyoit nettement les figures qui y étoient réprésentées : au lieu que leurs pensées, avant d’être communiquées, ressembloient à ces mêmes tapisseries, encore pliées ou roulées. Or ce second fruit de l’amitié, qui consiste à ouvrir l’esprit et à éclaircir les idées, il ne faut pas croire qu’on ne puisse le cueillir qu’avec des amis d’un esprit supérieur, et capables de donner un bon conseil, un tel interlocuteur, sans doute, vaudrait mieux ; cependant on s’instruit encore soi-même en produisant ses pensées au dehors, en les communiquant à une personne quelconque, et en aiguisant, pour ainsi dire, son esprit contre une pierre qui ne coupe point[11]. En un mot, il vaudrait encore mieux parler à une statue, ou à un tableau, que de ne point parler du tout, etde demeurer dans un silence continuel qui étouffe, pour ainsi dire, les meilleures pensées.

Actuellement, pour rendre plus complet ce second fruit de l’amitié, ajoutez-y cet autre avantage qui est plus sensible et plus généralement connu ; je veux dire, les conseils salutaires et désintéressés qu’on peut recevoir d’un véritable ami. Héraclite a dit avec raison, dans une de ses énigmes, que la lumière sèche est toujours la meilleure. Or, il n’est pas douteux que la lumière qu’on reçoit par le conseil d’un ami, ne soit plus sèche et plus pure que celle qu’on peut tirer de son propre entendement, et qui est toujours, en quelque manière, détrempée et teinte par nos passions et nos goûts habituels. En sorte qu’il n’y a pas moins de différence entre le conseil qu’on reçoit d’un ami et celui qu’on se donne à soi-même, qu’entre le conseil d’un ami et celui d’un flatteur ; car le plus grand de tous nos flatteurs, c’est notre amour-propre ; et le plus sûr remède contre cette flatterie, est la franchise et la liberté d’un ami. Il est deux sortes de conseils, dont l’une se rapporte aux mœurs, et l’autre aux affaires. Quant à ceux de la première espèce, les avis sincères d’un ami sont le plus sûr et le plus doux préservatif pour se conserver un cœur sain. Se demander à soi-même un compte exact et sévère, est un remède trop pénétrant et trop corrosif. La simple lecture des livres de morale est un remède extrêmement foible. Observer ses propres fautes et les considérer dans un autre individu comme dans un miroir, est un remède d’autant moins sûr, que ce miroir est souvent infidèle, et ne rend pas toujours exactement les images. Mais la recette la plus sûre et la plus douce c’est, sans contre-dit, le conseil d’un véritable ami. Les personnes qui n’ont pas en leur disposition un ami qui puisse leur parler librement d’eux-mêmes, et leur donner à propos un conseil nécessaire, tombent dans une infinité de fautes et d’inconséquences grossières, qui finissent par ruiner leur réputation et leur fortune ; on peut leur appliquer ce mot de St. Jacques : tel homme, après s’être regardé dans un miroir, oublie aussi-tôt son visage. À l’égard des affaires, un proverbe ancien dit, que deux yeux voient mieux qu’un ; celui qui regarde jouer voit mieux les fautes que celui qui joue. Un homme encore irrité est moins sage que celui qui, après un premier mouvement de colère, a prononcé les vingt-quatre lettres de l’alphabet ; enfin, on tire plus juste en appuyant son mousquet sur une fourchette, qu’en ne l’appuyant que sur le bras. De même un ami sage et fidèle est un secours et un appui continuel, pour tout homme qui n’a pas la présomption de croire qu’il sait tout, et que toute la sagesse humaine est dans sa tête, En un mot, le bon conseil est ce qui dirige toutes les affaires, en les faisant marcher directement vers le but. Celui qui, au lieu de consulter toujours une même personne, d’une sagesse et d’une fidélité reconnue consulte telle personne sur une affaire, et telle autre sur une autre, fait certainement beaucoup mieux que celui qui ne prend conseil de qui que ce soit ; mais il s’expose à deux grands inconvéniens ; l’un est de ne recevoir que des conseils intéressés, car les amis sincères et désintéressés sont extrêmement rares, et le conseil donné est presque toujours dirigé vers l’intérêt de celui qui le donne[12] ; l’autre est qu’on recevra souvent des conseils très nuisibles, ou du moins mêlés d’avantages et d’inconvéniens, et qui ne laisseront pas d’être donnés de très bonne foi[13]. Si vous appelez un médecin, expert dans la maladie dont vous êtes atteint, mais qui ne connoisse pas bien votre tempérament, vous courez risque qu’il ne vous ôte la fièvre qu’en vous donnant la colique, et qu’il ne tue la maladie qu’en tuant le malade. Mais vous n’aurez plus un tel risque à courir avec un véritable ami, qui, connoissant à fond votre naturel, vos habitudes et votre situation, ne vous donnera que des remèdes convenables à votre complexion actuelle, et non des palliatifs qui, après vous avoir été un peu utiles, vous seroient très nuisibles. Ainsi, ne faites point fond sur ces conseils donnés par tant de personnes différentes ; conseils dont l’effet seroit plutôt de vous jeter dans l’incertitude et l’irrésolution, que de vous diriger et de vous fixer.

À ces deux fruits de l’amitié, qui consistent à calmer et à régler les affections de l’âme, ou à faciliter et à diriger les opérations de l’entendement, se joint le troisième et dernier fruit, que je comparerois volontiers à une grenade remplie d’une infinité de petits grains ; car l’amitié procure une infinité de petits secours, de petits soulagemens, dans les différentes actions ou situations de la vie. Pour embrasser d’une seule vue les différens avantages attachés à l’amitié, il suffit de considérer combien il est de choses qu’on ne peut bien faire par soi-même, et alors nous comprendrons que les anciens, en disant qu’un ami est un autre nous-mêmes, ne disoient pas assez, puisqu’un ami est quelquefois pour nous beaucoup plus que nous-mêmes. Tous les hommes sont mortels ; et trop souvent leur vie ne dure pas assez pour qu’ils aient la satisfaction de voir l’entier accomplissement des desseins qu’ils ont eu le plus à cœur ; tels que ceux d’établir leurs enfans, de mettre la dernière main à un ouvrage commencé, etc. Mais celui qui possède un véritable ami, peut s’assurer que ce qu’il aura souhaité ne sera pas oublié après lui ; et par ce moyen, il aura, pour ainsi dire, deux vies en sa disposition. Chaque individu n’a qu’un seul corps qui est circonscrit dans le lieu qu’il occupe, et n’en peut occuper deux en même temps. Deux amis se doublent, pour ainsi dire, réciproquement ; car ce qu’on ne peut faire par soi-même, on le fait par son ami. Or, que de choses un homme ne peut, avec bienséance, dire, ou faire lui-même ! Par exemple : on ne peut, sans blesser la modestie, parler des services qu’on a rendus, et moins encore les exagérer ; on ne sauroit quelquefois s’abaisser à demander soi-même une grâce, et à supplier, etc. mais toutes ces mêmes choses, qui seroient peu séantes dans la bouche de celui qu’elles intéressent personnellement, ont toujours bonne grâce dans celle d’un ami. De plus, il n’est personne qui n’ait des relations d’où naissent certaines convenances qu’il ne doit pas oublier, et qui le gênent souvent. Par exemple : on est obligé de prendre, avec son fils le ton d’un père ; avec sa femme, le ton d’un époux ; avec un ennemi, un ton soutenu, etc. au lieu qu’un ami peut prendre le ton et le style qu’exigent les circonstances, sans être lié alors par de telles convenances. Mais si je voulois faire l’énumération de tous les avantages qu’on peut tirer de l’amitié, cet article seroit immense[14]. Tout est compris dans cette règle : lorsqu’un homme ne peut jouer seul et complètement son personnage, s’il n’a point d’amis, il est de toute nécessité qu’il abandonne la partie.

  1. Si, par hazard, cet homme, étant né très sociable, s’est aperçu que les autres hommes ne sont pas réellement en société, mais dans un perpétuel état de guerre, un peu masqué par la politesse ou par l’hypocrisie ; état qui a pour causes la défiance et la jalousie réciproques, filles de l’excessive inégalité, fille de la propriété exclusive, fille du partage (inévitable) de tous les biens, tels que force, adresse, talens, fortune, réputation, etc. partage qui produit dans les riches (sous l’un ou l’autre de ces rapports), l’orgueil et la défiance, et dans les pauvres, la jalousie et la bassesse d’âme ; s’il avoit, dis-je, fait cette triste découverte, ne seroit-ce pas, au contraire, parce que les autres hommes ne seroient que d’élégans sauvages, qu’il fuiroit leur compagnie, et que, ne pouvant vivre réellement en société avec eux, il s’isoleroit pour y vivre du moins, par hypothèse ; et pour avoir avec lui-même la paix qu’il ne pourroit avoir avec eux ? L’homme que les autres recherchent, et qui les évite, est plus sociable que ceux qu’il fuit ; car, puisqu’ils recherchent la société de cet homme qui fuit la leur, ils trouvent donc en lui des qualités sociales qu’il ne trouve pas en eux. Mais si la plupart des hommes, tout en affectant les qualités sociales, sont réellement insociables, ce n’est pas eux qu’il faut on accuser, mais cinq ou six vieillards stupides qui, en faisant de leurs propres goûts autant de loix ou de règles, et en abusant de leur influence sur les autres hommes, ont tout perdu. Voilà ce que les Gymnosophistes indiens faisoient entendre au député d’Alexandre, et ce que le grand homme de Nazareth avoit senti comme nous. Mais ce dernier s’étant trop hâté de remédier à ce terrible inconvónient, il périt. Le vrai remède seroit de former paisiblement de petites sociétés beaucoup plus étroites que les nôtres, et dont le principal but fût de se mettre en état de mieux servir la grande. Car nous sommes amis, et en société, par tout ce que nous voulons nous donner les uns aux autres, ou posséder en commun ; et ennemis, ou en guerre, par tout ce que nous voulons posséder exclusivement, ou nous disputer sans cesse les uns aux autres. Telle est, ô mes infortunés semblables ! la véritable cause de vos plus grands maux et des soucis rongeurs qui vous font tous mourir avant le temps. Voilà le mal, voilà moyen d’y remédier ; reste à trouver un moyen pour pouvoir employer ce moyen. Mais en attendant que vous ayez la volonté et le pouvoir d’appliquer le remède indiqué, l’unique préservatif, c’est une occupation honnête, utile, forte et presque continuelle, pour se distraire continuellement d’un mal qu’on ne peut empêcher, et l’effacer presque entièrement, en n’y pensant pas ; distraction qu’on peut légitimer, en contractant quelque amitiế, dont un travail commun et utile soit la base ; amitié sûre, amitié solide, amitié sainte, et la seule réelle dans l’état présent des choses.
  2. L’âme, ainsi que le corps, a besoin d’émissions périodiques ; sans ces évacuations, l’un et l’outre contractent de la raideur et de la dureté ; les âmes bien assorties se fécondent et se multiplient réciproquement.
  3. Tel étoit aussi, en partie, le but dos grande hommes qui ont établi cet usage ; mais depuis, quelques hypocrites en ont abusé, pour mettre le monde entier à leurs genoux, et pour surprendre les secrets des familles ; cependant l’abus d’un moyen utile et saint en lui-même, ne prouve point du tout qu’il faut l’abolir. Tout homme a besoin d’un confident, auquel il puisse, avec sûreté, dire tout ce qu’il pense, lorsqu’il est mécontent des autres ou de lui-même, et à l’aide duquel il puisse obtenir un commencement de justification, par l’aveu ingénu de ses propres fautes. Mais comme il n’est presque point d’ami, disions-nous plus haut, qui ne soit un peu ennemi, et qui n’abuse, les jours où il est ennemi, des confidences qu’on lui a faites les jours où il étoit ami, révéler son foible à son ami, c’est presque toujours armer son ennemi. Il falloit donc, pour ces confidences si délicates, une sorte de magistrat, contenu par les peines les plus sévères, et dans le sein duquel on pût, sans danger, déposer de tels secrets. L’église catholique y a pourvu. Tout homme qui, après avoir commis un crime, désespère de pouvoir l’expier, est livré, pour le reste de ses jours, au dépit le plus amer, et il s’enfonce de plus en plus dans le crime avec un affreux plaisir ; il voue une haine éternelle à ses semblables, qui lui défendent de les aimer, et qui ont noté d’une éternelle infamie son amitié : il est implacable comme eux. Or, les loix positives, les loix tacites de la société, et l’opinion publique, ne pardonnent jamais une faute éclatante ; elles ne donnent jamais d’absoIution complète. Le christianisme accepte le repentir et l’expiation de l’être foible qu’un perfide concours de circonstances a pu jeter hors de son caractère, par une violence à laquelle tout mortel, tant qu’il respire, est exposé. Si cet homme est né généreux, ce pardon formel et complet le fait redevenir juste, en lui persuadant qu’il est justifié ; et la religion rend ainsi un homme à la société, qui ne sait pas se défaire d’un ennemi, en le convertissant en ami, mais seulement en le tuant.
  4. Les amitiés trop exclusives sont aussi nuisibles qu’injustes ; elles nous privent du secours de toutes les personnes exclues, et les privent du nôtre ; elles nous font de tous ceux que nous semblons dédaigner, autant d’ennemis : inconvénient qui se fait sur-tout sentir à ceux qui jouent un rôle public, et dont l’amitié est la plus recherchée ou briguée ; tels que rois, grands, magistrats, guerriers illustres, hommes de lettres célèbres, etc. inconvénient dont ils ont bien de la peine à se défendre, chaque individu voulant s’emparer d’eux et en avoir la propriété exclusive : « comme vous n’êtes qu’une partie infiniment petite de ma patrie, ou plutôt du genre humain pourroit-on dire à ces amis tyranniques), je ne vous dois qu’une partie de mes affections et de ma personne ; ainsi consentez à me partager avec ceux auxquels je me dois aussi, sinon vous ne m’aurez point du tout. »
  5. Aussi Jules-César le paya-t-il très libéralement de son ingratitude envers Sylla et Cicéron.
  6. César avoit violé sa mère (Rome) et trompé tous ses amis : voilà le crime, et voici le châtiment : Décimas-Brutus, qu’il regarde comme son plus intime ami, le frappa au cœur ; et Marcus-Brutus, que le dictateur croit son propre fils, le frappe aux parties naturelles : quel supplice ! et quelle terrible leçon ! Voilà ce qui arrive toujours, soit en grand, soit en petit : un égoïste est puni par un continuel assassinat, durant la plus longue vie, l’égoïsme des autres réagissant naturellement contre le sien.
  7. Venefica (sorcière, enchanteresse), disoit Antoine, au féminin, et pour cause.
  8. Mécène étoit l’œil droit d’Auguste, et Agrippa, son bras droit.
  9. Il vaut peut-être mieux le manger soi-même, que le faire manger aux autres ; car la véritable amitié étant fort rare, les vrais amis ne sont donc que des exceptions, et la règle même nous défend d’attacher notre bonheur à des exceptions.
  10. Comme toute pensée utile est destinée à être communiquée et à être mise au jour ; pour la bien communiquer, en grand, il faut commencer par la communiquer en petit, et l’exposer au crépuscule des raisons particulières, avant de la mettre au grand jour de la raison publique ; en communiquant ses pensées à un homme judicieux, on fait avec lui une espèce de répétition de la grande communication ; et il est prudent d’essayer ses pensées sur la partie la plus indulgente du public, avant d’en risquer l’essai sur le tout, qui est toujours plus sévère. Or, ce que nous disons du public, on peut le dire d’une société moins nombreuse, que tel de nos lecteurs regarde comme son public.
  11. Sans doute, mais toutes les pierres coupent, parce qu’elles ont été taillées à angles tranchons, par la vanité que nous ont inspirée les hommes vains qui nous ont élevés, en nous faisant accroire que le vrai bonheur consiste à briller. Par nos besoins réels et réciproques, nous sommes tous amis nés, mais tous accidentellement ennemis par les mille et une prétentions de la vanité : chacun voulant être le premier parmi des hommes qui ont la même prétention, chaque individu est l’ennemi de tout le monde, et a tout le monde pour ennemi.
  12. Tout homme qui demande conseil à tout le monde, est fort mal conseillé, parce qu’il y a autant d’avis que de têtes, et autant d’intérêts que d’avis. Si j’étois à votre place, vous dit-on, je ferois telle chose ; et moi aussi, peut-on répondre, si j’étois à votre place, je ferois ce que vous me conseillez ; mais comme je ne suis qu’à la mienne, je n’en, ferai rien : le conseil de Parménion et la réponse d’Alexandre représentent la plupart des conseils qu’on nous donne, et des réponses qu’on y peut faire ; la plupart des hommes vous conseillent ce qui n’est bon qu’à eux, ou ce qui n’est bon à rien. Le seul qui sache bien où le soulier le blesse, c’est celui qui le porte, car c’est le seul qui le sente : ainsi le plus sûr pour tout homme qui croit avoir besoin de conseil, c’est de consulter d’abord les différens hommes dont il est composé, et de s’en rapporter à la pluralité de ces hommes intérieurs ; à moins qu’une passion tyrannique ne forme en lui une minorité insidieuse qui accapare la majorité et généralise sa propre volonté, en faisant accroire au grand nombre qu’elle est générale. Car alors de même qu’un médecin, qui se sent malade, se défiant de son propre jugement, appelle un autre médecin ; un homme qu’une passion domine, et dont l’âme est malade, doit se défier de sa propre raison, et demander une consultation à un ami sûr, vrai médecin de l’âme. Or tout homme est dominé par une passion quelconque. Ainsi, tout homme qui ne prend conseil que de lui-même, a un sot pour conseiller. Pour se bien conseiller, il faut se bien connoître. Or nul homme ne se voit et n’est vu par les autres précisément tel qu’il est ; car, et l’homme qui se juge lui-même, et ceux qui le jugent, sont juges et parties. Ainsi, pour se bien connoîre, il faut prendre un milieu entre l’idée qu’on a de soi, et l’idée qu’en ont les autres ; comme pour connoître le véritable prix d’une marchandise, il faut prendre un milieu entre le prix du vendeur et celui de l’acheteur ; car chaque individu se surfaisant lui-même et étant mis par les autres au rabais, il est clair que son véritable prix est entre ces deux estimations. Ainsi, pour être bien conseillé, il faut, après avoir consulté les autres, et s’être aussi un peu conseillé soi-même, prendre un milieu entre le conseil qu’on a reçu, et celui qu’on s’est donné.
  13. Souvent aussi ces conseillers intéressés n’étant pas plus sages que sincères, en nous donnant un conseil doublement mauvais, qui tend à leur propre but, et qui vous le fait manquer, vous mènent ainsi au votre.
  14. Notre auteur auroit pu, sans grossir excessivement cet article, ajouter aux avantages dénombrés et analysés, le plaisir d’aimer et d’être aimé ; plaisir qu’on peut goûter en attachant peu d’importance à sa fortune et à sa réputation, et en regardant le monde comme une auberge et comme une auberge ambulante.