Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/22

Essais de morale et de politique
Chapitre XXII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 227-242).

XXII. De la ruse et de la finesse.

Par ce mot de ruse, ou de finesse, nous entendons une fausse et criminelle prudence, qui ne marche que par des voies obliques et tortueuses. Il y a, certes, une différence infinie entre un homme fin et un homme prudent, non-seulement par rapport à l’honnêteté, mais même par rapport à l’habileté ; et tel qui sait mêler les cartes, n’en joue pas mieux[1]. De même on voit assez de cabaleurs qui peuvent jouer un rôle parmi les factieux, et qui n’en sont pas moins des hommes sans talens. Connoître les hommes et connoître les affaires, sont deux genres de connoissances très différens, et qui ne se trouvent pas toujours réunis dans les mêmes personnes : car on en voit assez qui savent saisir le foible de chaque individu, ou les momens de foiblesse des personnes d’un caractère plus soutenu, et qui ne laissent pas de manquer de capacité relativement à la partie réelle et substantielle des affaires. C’est le caractère distinctif de ceux qui ont plus étudié les hommes que les livres. Les hommes de cette trempe ont plus d’aptitude pour la pratique que pour la spéculation ; et pour l’exécution, que pour les délibérations. Ils peuvent être de quelque service dans les routes qu’ils connoissent le mieux ; mais si, les éloignant un peu de leur routine, vous les mettez avec d’autres hommes, ils n’y sont plus, et toutes leurs ruses sont en défaut. Voulez-vous connoitre la différence qui se trouve entre un homme sage et un insensé, disoit un ancien philosophe ? envoyez-les tous deux en pays étranger, et vous verrez. Cette règle appliquée aux hommes dont nous parlons, montreroit bientôt leur peu de fond ; et comme ces hommes si fins sont assez semblables aux petits merciers, il ne sera pas inutile de mettre au grand jour le fonds de leur boutique.

Une méthode familière aux hommes rusés, c’est de considérer attentivement le visage de leurs interlocuteurs, comme les Jésuites, qui en ont fait un précepte, le recommandent, et comme ils le font eux-mêmes. Car on voit assez d’hommes prudens, circonspects, et dont le cœur est, pour ainsi dire, opaque, mais dont le visage est comme transparent, et dont la physionomie se démonte aisément ; bien entendu que celui qui regarde fixement son interlocuteur, aura l’attention de baisser de temps en temps les yeux, comme le font aussi les Jésuites.

Une autre ruse du même genre, qu’on peut employer pour obtenir plus aisément et plus promptement ce qu’on veut demander à une personne, c’est de l’entretenir sur quelque autre sujet qui l’intéresse, avant de lui faire la demande ; ce qui, en détournant ou partageant son attention, la met hors d’état de voir tous les inconveniens de ce qu’on lui propose, et de faire des objections. Un personnage de ma connoissance, qui étoit conseiller et secrétaire d’état sous le règne d’Elizabeth, employoit souvent cette ruse pour obtenir d’elle ce qu’il vouloit. Lorsqu’il se rendoit auprès de cette princesse, pour lui faire signer quelque bill, il commençoit par l’entretenir sur quelque affaire très importante, pour la distraire et empêcher qu’elle ne fit trop d’attention à ce bill.

On peut encore obtenir par surprise le consentement d’une personne, en lui faisant la demande au moment où on la voit occupée d’une affaire très pressée, qui l’intéresse vivement, et où elle n’a pas le temps de faire une attention suffisante à ce qu’on veut lui proposer.

Un des plus sûrs moyens pour faire manquer un projet qu’une autre personne pourroit faire adopter en le proposant, avec autant de dextérité que de bonne foi, c’est de se charger soi-même de la proposition, eu feignant d’avoir l’affaire à cœur, et de la proposer de manière à la faire rejeter[2].

S’interrompre au milieu de son discours, comme si l’on s’appercevoit qu’on a parlé mal à propos, est un moyen pour tenir en appétit l’interlocuteur, et lui faire naître le désir d’entendre la suite du discours commencé.

De plus, comme ce que vous dites est toujours plus intéressant, et fait un meilleur effet, lorsque vous êtes invité par une question à le dire, que si vous le disiez de vous-même, et l’offriez, pour ainsi dire, sans qu’on vous le đemandât ; vous pouvez provoquer cette question en changeant de visage et de contenance, afin d’exciter l’interlocuteur à vous demander quelle est la cause de votre émotion[3]. Tel fut l’expédient que Néhémias employa pour exciter l’attention de son souverain : et à la question que le prince lui fit à ce sujet, il répondit : c’est la première fois que mon visage paroit triste devant le roi.

Lorsqu’on est obligé d’apprendre à un roi, ou à tout autre supérieur, une nouvelle affligeante, et, en général, de lui dire des choses désagréables, il faut employer, pour rompre la glace sur ce sujet, un subalterne dont les paroles aient moins de poids, et réserver le principal mot pour une personne plus considérée ; de manière cependant que ce mot étant la réponse naturelle à une question provoquée par ce qu’aura dit la première, la seconde semble le dire seulement par occasion, et n’être qu’auxiliaire ; expédient que Narcisse eut la prudence d’employer pour apprendre à l’empereur Claude l’étrange nouvelle du mariage de Messaline (son épouse, avec Silius[4].)

Quand on veut répandre une nouvelle, ou une opinion, sans en paroître l’auteur, et, en général, sans attirer sur soi l’attention publique, on peut, dans cette vue, employer les formules suivantes : on prétend gue le bruit court queavez-vous ouï dire que… etc.

Certain homme de ma connoissance, lorsqu’il écrivoit une lettre pour quelque affaire qu’il avoit fort à cœur, ne parloit point, dans le corps de cette lettre, de ce qui l’intéressoit le plus, mais le mettoit dans le post-scriptum, comme chose oubliée et presque indifférente.

Un autre homme de ma connoissance employoit une ruse à peu près semblable ; lorsqu’il alloit trouver une personne pour l’entretenir sur une affaire qu’il avoit à cœur ; il mettoit la conversation sur d’autres sujets, et ne parloit point du tout de ce qui l’intéressoit le plus ; puis il s’en alloit, mais ensuite il revenoit sur ses pas, et lui parloit de l’affaire comme d’une chose qu’il avoit presque oubliée[5].

D’autres, à l’heure où il est probable qu’une personne à laquelle ils veulent parier d’une affaire, viendra les trouver, s’arrangent pour qu’elle les trouve tenant à la main une lettre relative à cette affaire, ou se livrant à quelque occupation extraordinaire qui s’y rapporte, afin que cette personne, à son arrivée, croyant les surprendre, et leur faisant des questions à ce sujet, leur fournisse ainsi l’occasion de s’expliquer sur ce qui les intéresse, et d’en parler comme par hazard.

Une autre ruse comparable aux précédentes, mais d’un genre plus odieux, c’est de lâcher à dessein des paroles un peu hardies, devant un homme sujet à s’approprier l’esprit des autres, et de les laisser comme tomber, afin qu’il les ramasse, et qu’en les répétant ailleurs il se fasse du tort à lui-même[6]. Deux hommes de ma connoissance, sous le règne d’Elizabeth, briguoient en même temps l’office de secrétaire. Quoiqu’ils fussent concurrens, ils ne laissoient pas de vivre ensemble assez amicalement, et leur concurrence même étoit quelquefois le sujet de leur conversation : un jour l’un, des deux dit à l’autre : briguer l’emploi de secrétaire lorsque le souverain est sur son déclin, c’est s’exposer beaucoup ; pour moi, je n’ambitionne point du tout un tel honneur. L’autre se saisit de ce propos lâché à dessein, et dans un entretien fort libre avec quelques amis, eut l’imprudence de dire que, pour lui, il n’étoit point du tout ambitieux de devenir secrétaire, lorsque le souverain étoit sur son déclin. Le premier ayant su cela, manœuvra de manière que ce propos fut redit à la reine, mais attribué à son adversaire : cette princesse qui se croyoit encore dans la vigueur de l’âge, en sut si mauvais gré à ce dernier, que depuis elle ne lui permit jamais de reparler de l’emploi auquel il aspiroit.

Il est une autre ruse du même genre, que les Anglois désignent, je ne sais pourquoi, par cette expression proverbiale : retourner le chat dans la poêle, et qui consiste à attribuer à une autre personne ce qu’on lui a dit soi-même dans le tête-à-tête ; or il est très facile d’en imposer aux autres sur ce point : car lorsque ces paroles ont été dites dans une conversation, entre deux personnes seulement, comment les autres pourroient-ils savoir laquelle des deux les a dites, et prouver que c’est l’une plutôt que l’autre ? Souvent même les deux interlocuteurs ne pourroient dire ce qui en est.

Un autre moyen, non moins perfide, c’est d’accuser indirectement son adversaire, en se justifiant soi-même par des propositions négatives, en disant, par exemple : moi, je ne fais pas telle chose ; moyen que Tigellinus employoit pour rendre Burrhus suspect à Néron ; pour moi, disoit-il, on ne me voit pas faire des projets pour un autre règne ; mon unique ambition est de voir l’empereur jouir d’une santé prospère, et régner long-temps.

Il y a des personnes qui ont une telle provision de contes et d’historiettes, qu’ils ont toujours sous la main un apologue dont ils enveloppent tout ce qu’ils veulent faire entendre et insinuer ; ce qui leur sert en même temps à ne point donner de prise par des assertions positives, et à faire goûter davantage tout ce qu’ils ont à dire.

Lorsqu’on veut faire une demande å une autre personne, il est bon d’exprimer cette demande, de manière que la réponse même qu’on veut obtenir, s’y trouve énoncée en propres termes ; ce qui lui épargne de l’embarras, et l’aide à se décider.

Il est des personnes qui, dans la conversation, attendent pendant un temps infini l’occasion de pouvoir hazarder ce qu’elles ont à vous dire ; combien de circuits elles font autour de ce point auquel à la fin elles en veulent venir ! Et combien de sujets différens elles traitent avant d’en venir là ! C’est un art qui exige beaucoup de patience, mais qui ne laisse pas d’avoir son utilité.

Une question hardie et imprévue suffit quelquefois pour étourdir l’homme le plus attentif sur lui-même, et le surprendre au point de le forcer à se découvrir. Ce fut ce qui arriva, il y a quelques années, à un homme qui, ayant été banni de Londres, et y étant revenu, avoit changé de nom pour être moins aisément reconnu. Tandis qu’il se promenoit dans l’église de Saint-Paul, une personne qui étoit derrière lui, s’étant avisée de l’appeler tout à coup par son vrai nom, il se retourna involontairement, et se décela ainsi[7].

Au reste, toutes ces ruses, vraiment dignes d’un petit mercier, sont en grand nombre ; et il ne seroit pas inutile d’en faire une collection : car rien n’est plus nuisible, dans un état, que cette erreur qui fait si souvent confondre la finesse avec la prudence.

Cependant il est beaucoup de gens qui, dans une affaire, ne sont bons qu’au départ et à l’arrivée ; mais qui, dans le cours du voyage, ne sont d’aucun service. Ils ressemblent à ces maisons qui ont une fort belle porte et un magnifique escalier, mais où l’on ne trouveroit pas un appartenent passable. Aussi, lorsqu’une affaire est à sa fin, trouveront-ils quelque-fois une heureuse issue et un bon résultat ; mais dans la discussion et le débat, ils ne sont bons à rien : cependant ils savent quelquefois tirer avantage de ce défaut même de talens, et acquérir, par ce moyen, une certaine réputation. S’il faut les en croire, ils ne sont pas nés pour disputer, mais seulement pour décider et pour diriger les autres. Certains hommes aiment mieux bâtir leur fortune et leur réputation sur les pièges qu’ils tendent aux autres, que sur des moyens justes et solides. Ils doivent s’appliquer cette sentence de Salomon : le sage se contente d’être attentif sur lui-même, et de veiller sur ses propres démarches ; l’insensé se détourne du droit chemin, et se jette dans les tortueux sentiers de la ruse.

  1. Un homme fin est un homme sot ; car tôt ou tard connu pour tel, il perd la confiance des autres, qui vaux mieux que tout ce qu’il peut gagner par ses ruses. D’un point à un autre point, la ligne droite est la plus courte.
  2. Quelle scélératesse ! Notre auteur ne s’apperçoit pas qu’en mettant au jour le fonds de la boutique du petit mercier, il travaille à l’assortir : ces prétendus avertissemens qu’il pense donner aux honnêtes gens, sont autant de leçons qu’il donne aux fripons ; car, en dévoilant ces ruses aux dupes qui ne s’en doutent point, il les apprend aux hommes fins qui ne les savent pas encore. Sans compter qu’il les encourage, par l’autorité attachée à son illustre nom, à continuer d’être fins ; et que, pour donner de bonnes leçons de friponneries, il faut être soi-même un maître fripon : car ils ne prendront pas ses indications pour des reproches ou des dénonciations, mais pour des conseils.
  3. Comment faut-il s’y prendre, pour changer de visage quand on veut ?
  4. Claude étant allé passer quelques jours à Ostie, Messaline, son épouse, épousa publiquement, durant son absence, Silius, jeune Romain d’une rare beauté. L’empereur, à son retour, fit mourir l’un et l’autre.
  5. Ce moyen et le précédent rentrent l’un dans l’autre, et ne sont tous deux que des conséquences de cette triste vérité : la plupart des hommes sont si obligeans, que le plus sûr moyen pour ne pas obtenir d’eux ce qu’on leur demande, c’est de paroîre le souhaiter vivement : ils vous accordent très volontiers ce que vous ne demandez pas, pour avoir droit de vous refuser ce que vous demandez. Ainsi, le plus sûr moyen pour obtenir d’eux tout ce qu’on veut leur demander, et sans leur en avoir obligation, c’est de leur demander toujours le contraire de ce qu’on veut obtenir d’eux, ou de leur faire ces demandes d’un ton si indifférent, qu’en les accordant, ils soient presque sûrs de ne pas faire plaisir.
  6. Ce genre de ruse employé dans une telle vue est encore une perfidie ; mais elle pourrait l’être d’une manière plus innocente. On sait que, pour suggérer une mesure utile et la faire plus aisément adopter, il faut renoncer à la gloire do l’invention, et la faire proposer par un de ces ramasseurs de l’esprit de leurs voisins : or, on pourrait les aider à faire ces petits vols, à l’aide de cette formule : n’est-ce pas vous qui m’avez dit qu’on voulait faire telle chose ?
  7. Toute personne qui, étant dans une église, en entendra une autre appeler une troisième à haute voix, se retournera naturellement. Pour qu’on puisse s’assurer que le nom prononcé est vraiment celui de la personne qui se retourne, il faut de plus que celle-ci fasse un mouvement vers celui qui appelle, mouvement que tout autre ne fera pas.