Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/17

Essais de morale et de politique
Chapitre XVII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 175-181).

XVII. De la superstition.

Il vaut mieux n’avoir aucune idée de Dieu, que d’en avoir une idée indigne de lui, l’un n’étant qu’ignorance ou incrédulité ; au lieu que l’autre est une injure et une impiété ; car on peut dire avec fondement que la superstition est injurieuse à la divinité. Certes, dit le judicieux Plutarque, j’aimerois mieux qu’on dit que Plutarque n’existe point, que d’entendre dire qu’il existe un certain homme appelé Plutarque, qui mange tous ses enfans aussi-tôt après leur naissance, comme les poëtes le disent de Saturne. Et comme la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’irréligion, elle est aussi plus dangereuse pour l’homme ; l’athéisme du moins lui laisse encore beaucoup d’appuis et de guides, tels que la philosophie, les sentimens de tendresse qu’inspirent la nature même, les loix, l’amour de la gloire, le désir d’une bonne réputation ; toutes choses qui suffiroient pour le conduire à un certain degré de vertu morale, du moins extérieure[1], en supposant même qu’il soit tout-à-fait sans religion. Au lieu que la superstition renverse tous ces appuis, et établit dans les âmes humaines un vrai despotisme. Aussi l’athéisme n’a-t-il jamais troublé la paix des empires ; car il rend les individus très prudens par rapport à ce qui les regarde eux-mêmes, et fait qu’ils ne s’occupent que de leur propre sûreté, sans s’embarrasser de tout le reste. Nous voyons aussi que les temps les plus enclins à l’athéisme, sont les temps de paix et de tranquillité, tels que celui d’Auguste : au lieu que la superstition a bouleversé plusieurs états en y introduisant un nouveau premier mobile qui, en imprimant son mouvement violent à toutes les sphères du gouvernement, démontoit tout le système politique[2]. Le plus habile maître, en fait de superstition, c’est le peuple ; car dans tout de qui tient aux opinions de cette nature, les sages sont forcés de céder aux fous ; et en renversant l’ordre naturel, on ajuste tous les raisonnemens aux usages établis. On peut regarder comme une observation très judicieuse celle que firent à ce sujet certains prélats du concile de Trente, assemblée où la théologie scholastique joua le premier rôle. Les astronomes, disoient-ils, ont imaginé des excentriques, des épicycles, des orbites, et autres machines, pour expliquer les phénomènes célestes, quoi qu’ils sussent fort bien que rien de tout cela n’existoit réellement. Les scholastiques, à leur exemple, ont inventé des principes très subtils et des théorèmes fort compliqués, pour motiver ou expliquer la pratique et les usages de l’église.

Les causes les plus ordinaires de la superstition sont ces rites et les cérémonies destinées à flatter la vue et les autres sens ; l’affectation d’une sainteté toute extérieure et toute pharisaïque : une vénération excessive pour les traditions : ce qui surcharge et complique d’autant la doctrine de l’église ; le manège des prélats pour augmenter leurs richesses et leur prérogative ; trop de facilité à se prêter aux bonnes intentions et aux vues pieuses, ce qui donne entrée aux innovations dans la doctrine et la discipline ; la manie d’attribuer à la divinité les nécessités, les facultés et les passions humaines, en assimilant Dieu à l’homme ; ce qui mêle à la vraie doctrine une infinité d’opinions fantastiques ; enfin, les temps de barbarie, sur-tout si les peuples sont alors affligés de désastres et de calamités. La superstition, lorsqu’elle se montre sans voile, est un objet difforme et ridicule ; car, de même que la ressemblance du singe avec l’homme augmente la laideur naturelle de cet animal, de même la fausse ressemblance de la superstition avec la religion ne rend la première que plus hideuse ; et de même que les viandes les plus saines, lorsqu’elles se corrompent, se changent en vers, la superstition convertit la sage discipline et les coutumes les plus respectables en momeries et en observances puériles. Quelquefois aussi, à force de vouloir éviter la superstition ordinaire, on tombe, sans s’en apercevoir, dans un autre genre de superstition ; et c’est ce qui arrive lorsqu’on se flatte de ne pouvoir s’égarer, en s’éloignant le plus qu’il est possible de la superstition établie depuis long-temps. Ainsi, en voulant épurer la religion, il faut éviter avec soin l’inconvénient où l’on tombe par les super-purgations, je veux dire celui d’emporter le bon avec le mauvais ; ce qui ne manque guère d’arriver quand le peuple est le réformateur.

  1. Ce ne sont rien moins que des vertus réelles qui font subsister les sociétés, mais seulement des vertus apparentes et nécessitées par des besoins réciproques, qui sont la vraie base de l’association ; cependant, comme ces vertus de théâtre ont des effets physiques à peu près semblables à ceux qu’auroient des vertus plus réelles, et qui suffisent pour conserver les sociétés, on s’en contente, faute de mieux ; on les exige de nous ; on nous en fait contracter l’habitude ; et les sociétés subsistent : nous n’en sommes pas plus heureux, mais du moins nous existons.
  2. Les religions sont très utiles ; mais la suporstition est très nuisible : or ; le peuple est tout jours superstitieux ; l’intérêt des prêtres est qu’il le soit ; et le peuple est la seule classo qui croie réellement à la religion. Quoi qu’il en soit, si nous consultons l’histoire, voici ce qu’elle nous dit : les religions sont rarement un frein, et souvent un aiguillon très dangereux. Elles ont peu d’influence en bien et comme motifs réels, mais elles en ont une très grande en mal, et comme prétextes : ce n’est le plus ordinairement qu’un manteau de fripon très commode, soit pour en imposer aux sots, soit pour opprimer les gens d’esprit, et sous lequel on peut se faire impunément beaucoup de bien à soi-même, ou beaucoup de mal aux autres ; car ce n’est pas à Dieu que court l’homme superstitieux, ni le prêtre qui le pousse, mais à la chimère qu’il prend pour son intérêt : et comme on se permet tout, quand on peut faire accroire aux autres qu’on agit au nom de Dieu, la religion est la père de tous les prétextes que l’hypocrisie puisse fournie aux passions humaines, sur-tout quand des fripons méthodiques savent combiner cet intérêt imaginaire avec des intérêts un peu plus réels. Ce qui ne doit s’entendre que des fausses religions, ou de la vraie, quand on l’a falsifiée, sous prétexte de l’expliquer ; car jamais on n’a vu la vraie religion soulever les peuples contre leur gouvernement, insulter à l’indigence publique par un faste scandaleux ; ou faire rotir des hommes à propos de charité. Je ne hazarderai point ici de règle générale, mais voici le résultat de mes propres observations. Plus on trouve de foi dans un pays, moins on y trouve de bonne-foi. En doutez-vous ? Voyagez un peu lentement depuis la mer baltique jusqu’aux extrémités méridionales de l’Italie et de la Sicile, en franchissant la Hollande, vous verrez la foi aller toujours en augmentant, et la bonne-foi en diminuant : ce qui sembleroit prouver que cette foi n’est qu’un prétexte ; qu’il y a sur la terre beaucoup de religions et très peu de religion. Il est vrai que la pléthore est proportionnelle à la chaleur du climat, et que la foi est, toutes choses égales, proportionnelle à la pléthore.