Essais de morale et de politique (trad. Lasalle)/12

Essais de morale et de politique
Chapitre XII
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres12 (p. 107-114).
XII. De l’audace.

L’observation que nous allons faire, semble, à la première vue, convenir mieux à un grammairien (rhéteur), qu’à un philosophe : cependant, envisagée par une certaine face, elle mérite l’attention des sages mêmes. Quelle est la partie la plus essentielle à l’orateur, demandoit-on à Démosthène ? — C’est l’action. Quelle est la seconde ? — L’action. Et la troisième ? — L’action encore. Il ne disoit rien en cela qu’il n’eût appris de sa propre expérience ; car personne ne posséda ce genre de talent à un plus haut degré que lui ; cependant la nature l’avoit peu favorisé à cet égard, et il ne l’avoit acquis que par un travail opiniâtre. On peut être étonné de voir ce grand homme attacher tant d’importance à cette partie de l’orateur, qui peut passer pour la plus superficielle[1], et semble n’être tout au plus qu’un talent de comédien ; la mettre au dessus de l’invention, de l’élocution et de toutes ces autres parties qui paroissent beaucoup plus nobles ; que dis-je, la désigner seule, comme si, dans un orateur, elle étoit le tout. Mais cette préférence n’étoit que trop fondée ; il entre dans la composition de la nature humaine (de l’esprit humain) beaucoup plus de folie que de sagesse, En conséquence, les talens qui se rapportent à la partie folle de l’esprit, et qui la subjuguent, ont un tout autre pouvoir sur la multitude, que ceux qui se rapportent à sa partie sage. L’audace est dans l’exécution, ce l’action oratoire est dans le simple discours : elle a, dans les relations civiles et politiques, une influence et des effets qui tiennent du prodige. Quel est le plus puissant instrument dans les affaires, peut-on dire aussi ? — L’audace. — Quel est le second ? — L’audace. — Et le troisième ? — L’audace encore. Cependant l’audace, fille de l’ignorance et de la sottise, est réellement bien au dessous des vrais talens : mais elle entraîne, elle subjugue et ensorcelle, pour ainsi dire, les hommes sans jugement ou sans courage, qui forment le plus grand nombre. Quelquefois aussi elle subjugue les sages mêmes, dans leurs momens de foiblesse et d’irrésolution[2]. Aussi fait-elle des miracles dans un état populaire ; mais elle a moins d’influence et d’ascendant sur un prince ou un sénat ; et les hommes très audacieux réussissent mieux dans les commencemens que dans la suite ; car ils promettent toujours beaucoup plus qu’ils ne peuvent tenir, Le corps politique, ainsi que le corps humain, a ses charlatans, qui se mêlent aussi de le traiter. Les hommes de cette trempe entreprennent aisément de grandes cures, et ils réussissent deux ou trois fois par hazard ; mais comme leur prétendue science a peu de fond, ils échouent bientôt, et perdent la vogue. Quelquefois cependant ils se sauvent, en imitant le miracle de Mahomet. Cet imposteur avoit promis et persuadé au peuple que, par la vertu de certaines paroles, il feroit venir vers lui une montagne, sur laquelle ensuite il prieroit pour ceux qui observeroient fidèlement sa loi. Le peuple étant assemblé, Mahomet appelle la montagne, et réitère plusieurs fois cet appel ; mais la montagne tardant à venir, il ne se démonte point et se tire d’affaire, en disant : eh bien ! puisque la montagne ne veut pas venir vers Mahomet, Mahomet ira lui-même vers la montagne. Aussi, lorsque ces hommes audacieux, après avoir fait de magnifiques promesses, se trouvent forcés de manquer honteusement de parole, au lieu de rougir de leur sottise, ils se tirent d’affaire comme Mahomet, à l’aide de quelque subterfuge, et vont toujours leur train. Il n’est pas douteux que les hommes de ce caractère ne soient fort ridicules aux yeux des hommes de jugement, et quelquefois même un peu aux yeux du vulgaire ; ce qui ne peut être autrement : car le vrai principe du rire (du ridicule) est l’absurdité (l’incongruité) ; le défaut de convenance ; or, qui heurte plus fréquemment toutes les loix de la convenance, qu’un homme audacieux et impudent ? Rien sur-tout n’est plus ridicule qu’un effronté de cette espèce, lorsqu’il perd toute contenance ; son visage alors se démonte tout-à-fait, et devient extrêmement difforme ; ce qui n’est nullement étonnant ; car, dans la honte ordinaire, les esprits ne sont qu’un peu agités ; au lieu que, dans celle d’un effronté, ils restent tout-à-fait immobiles, et il est aussi interdit qu’un joueur d’échecs qu’on vient de faire échec et mat au milieu de ses pièces ; dernière observation toutefois qui conviendroit mieux à une satyre qu’à un traité aussi sérieux que celui-ci.

Mais une observation qu’on ne doit pas oublier, c’est que l’audace est aveugle ; elle ne connoît ni dangers, ni inconvéniens ; en conséquence, elle est très dangereuse dans une délibération ; et n’est utile que dans l’exécution. Ainsi, ces audacieur ne sont bons qu’en second, et ne valent rien dans les premiers rôles ; car, tant qu’on délibère, il est bon de voir les dangers ; mais, dans l’exécution, il faut les perdre de vue, à moins qu’ils ne soient très imminens.

  1. La partie la plus superficielle de l’art oratoire est la plus nécessaire, parce que l’orateur parle presque toujours à des hommes superficiels ; le tailleur devant prendre la mesure, non sur lui-même, ni sur les plus beaux hommes, mais sur les hommes qu’il veut habiller ; or, ce que notre auteur dit de la déclamation, on doit l’appliquer au fond même du discours. Tout orateur qui n’emploie que de bonnes raisons pour persuader des hommes déraisonnables, ne sait pas son métier, et n’est guère plus raisonnable que ses auditeurs. Il faut donner aux sots les sottes raisons, dont ils se paient, en réservant les bonnes pour les gens d’esprit. Car la logique de l’orateur n’est pas l’art de raisonner avec justesse, mais l’art d’ajuster ses raisonnemens aux gens à qui l’on parle. Et quand il me s’agit que de persuasion, un sophisme qui persuade est beaucoup plus vrai qu’une démonstration rigoureuse que personne n’éconte ; tout est relatif, et la vérité même n’est pas vraie, quand on la dit mal à propos.
  2. Les fous entraînent la multitude qui ensuite entraîne les sages, obligés alors de se prêter à la folie commune, sous peine de passer pour fous. Car tout homme, sage ou fou, paroit fou à ceux auxquels il ne ressemble pas, et sage à ceux auxquels il ressemble. D’ailleurs, tout sage devant faire le sacrifice de son opinion particulière à l’opinion publique, et déférer au sentiment de la pluralité, il est clair que les fous ont toujours raison ; qu’il ne faut jamais peser les voix, mais seulement les compter, et que cent vues courtes décuuvrent beaucoup plus loin qu’une seule vue longue. Il ost vrai que la pluralité n’est presque jamais qu’une sotte majorité, menée par une minorité friponne : cependant, comme la force est naturellement dans le grand nombre, où se trouve aussi le droit, la minorité adroite et audacieuse, qui sait, en chatouillant les passions de ce grand nombre, et en battant un à un les sages isolés par la crainte ou l’émulation réciproque, tirer à elle la force, tire, par cela seul, à elle et le droit, et les sages et les fous, Voilà ce que vouloit dire Hobbes, et ce n’étoit rien moins qu’une sottise ; il parloit du fait et non du droit qui n’est qu’un prétexte ; et dans le fait, c’est presque toujours le fait qui tient lieu de droit.