LES SOLANÉES
ESSAI DE PHYSIOLOGIE VÉGÉTALE.


Parmi les végétaux, on remarque des groupes appelés familles dont tous les membres, malgré d’apparentes dissemblances, portent une marque commune, et se distinguent nettement dans l’ensemble du règne. Les plantes qui appartiennent à ces sortes de confédérations ont des propriétés, une composition analogues. Les renonculacées sont toutes plus ou moins pénétrées d’un suc âcre, caustique et vénéneux. Les crucifères contiennent du soufre et de l’ammoniaque. Les malvacées renferment en abondance un principe mucilagineux et émollient. Les légumineuses sont féculentes et nutritives. Beaucoup d’ombellifères sont aromatiques. Il y a plus encore, on a cru reconnaître une corrélation à peu près constante entre les propriétés chimiques et les formes extérieures des plantes. Dans un ouvrage fort curieux, auquel les physiologistes n’ont peut-être pas accordé toute l’attention qu’il mérite, M. A.-P. de Candolle, reprenant l’étude de cette loi, entrevue par les anciens botanistes, nettement formulée au XVIIe siècle par Camérarius, reconnue par Linné, et de nouveau proclamée par Laurent de Jussieu, cherche à la confirmer au moyen d’analyses anatomiques, et la rend manifeste par des chiffres. Sur cent cinquante familles soumises à une étude comparative, cent neuf ont donné des résultats affirmatifs. Est-il étonnant d’ailleurs que la physionomie d’un être quelconque de la création en fasse pressentir les propriétés et deviner les affinités secrètes ? Certes les exceptions ne manquent pas : la redoutable ciguë se trouve dans la même famille que la carotte bienfaisante, la douce patate confine à l’âcre jalap, l’amère coloquinte ressemble au melon, si riche en élémens sucrés, et la très suspecte Ivraie peut en toute légitimité se déclarer la sœur des honnêtes céréales; mais il ne faut point s’étonner de ces anomalies. Nous sommes loin de prétendre que toute plante exprime clairement ce qu’elle est par sa physionomie; certaines, peu explicites ou de perfide aspect, donnent de leur véritable nature une très fausse idée. M. de Candolle est porté à penser que les exemples négatifs peuvent le plus souvent être attribués soit à des observations inexactes, soit à des classifications erronées, en un mot aux lacunes de la science. En revanche, les preuves affirmatives sont d’une éloquence irréfutable, et l’on peut en trouver jusque dans l’instinct des animaux, qui, par une sorte d’intuition, recherchent ou fuient des groupes entiers de végétaux. On sait que les bœufs s’éloignent des labiées et des véroniques, que les chevaux ont une sorte d’aversion pour beaucoup de crucifères, que bœufs, chevaux, moutons et chèvres, qui semblent redouter la plupart des solanées, recherchent avec avidité les graminées et les légumineuses. La même remarque s’applique aux insectes. Chaque famille renferme donc un ensemble de types analogues qui trahissent par des ressemblances extérieures la similitude des propriétés intimes. Les solanées, dont nous ferons ici une étude spéciale, forment un groupe qui ne le cède à aucun autre pour la netteté des contours et l’unité de physionomie.


I.

Les solanées ou solanacées constituent une des plus riches et des plus intéressantes familles végétales; aussi leur histoire est-elle fort complexe. Si parmi les pièces qui figurent à leur dossier il en est qui puissent leur faire honneur, il s’en trouve en revanche, et beaucoup, dont elles pourraient difficilement se glorifier. Disons tout d’abord que le nom de solanées, tiré de solanum, dont le radical paraît être solari, calmer, consoler, n’est au fond qu’une véritable usurpation dès qu’il s’applique à la famille entière. Outre que les solanum, en français morelles[1], ne possèdent pas tous des propriétés lénitives, il est dans la famille beaucoup d’autres plantes, et ce sont justement les plus célèbres, qui ne représentent rien moins qu’une collection d’empoisonneuses. Le nom de solanées a été donné par de Jussieu à la famille entière par l’unique raison qu’elle renferme le genre type des solanum, et ce ne fut que bien plus tard que l’on eut l’idée d’appeler consolantes ces plantes sinistres (belladone, datura, jusquiame, mandragore), qui dès avant le moyen âge étaient des objets d’épouvante. On les nommait alors herbes du diable ; les bonnes femmes se signaient et passaient vite sans retourner la tête lorsqu’elles en rencontraient une au milieu des décombres. La médecine légale n’a que trop justifié le sentiment populaire, elle a rangé la plupart des solanées parmi les poisons narcotico-âcres. Toute cette famille végétale, sans excepter même l’honnête pomme de terre et l’innocente tomate, se révèle d’ailleurs à première vue par je ne sais quelle mine équivoque. Sans doute il en est d’élégantes : le nicandre des parterres, le tabac, les daturas exotiques, ne manquent certes ni de prestance ni de beauté ; mais les plus belles d’entre ces plantes étranges font penser à la mine hautaine et aux fières allures de certains personnages dont il est prudent d’examiner rigoureusement les papiers. Que dire de nos solanées indigènes ou naturalisées, de nos belladones, de nos jusquiames, de nos daturas, de ces innombrables morelles, qui dans tous les lieux vagues étalent leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits, de ces pétunias multiflores que l’on s’ingénie à vouloir transformer en plantes d’ornement? Ce n’est pas seulement le triste aspect du feuillage, les allures et le port plus ou moins gauches des solanées qui prédisposent à se défier d’elles, c’est encore l’odeur ordinairement vireuse qu’elles exhalent, et surtout les couleurs dont elles se parent. Les feuilles sont généralement d’un vert sombre, et les fleurs ne sortent guère de leurs tons violacés habituels que pour nous offrir des roux malsains ou de vilains blancs jaunâtres, parfois rayés de lignes d’un noir sanguinolent. La physionomie générale de ces végétaux malsains justifie pleinement les dénominations peu flatteuses que les solanées ont reçues depuis Linné, qui tout d’abord les appela les livides, jusqu’aux botanistes modernes, qui les stigmatisent des noms de suspectes, de vénéneuses et même de hideuses. Il faut dire que de temps à autre des protestations se sont élevées; quelques auteurs, peu nombreux à la vérité (Dunal, Pouchet, Michelet), se sont constitués les défenseurs des solanées en faisant valoir les services rendus par certains genres de cette famille, et en rappelant le parti que la science médicale tire des sucs vénéneux de quelques autres qui lui fournissent des remèdes héroïques; ce ne sont là que des circonstances atténuantes[2]. Les principes vénéneux peuvent faire absolument défaut dans quelques solanées, ou ne s’y présenter qu’en proportions trop faibles pour influer d’une manière sensible sur l’économie animale; mais, toutes les fois qu’ils sont sécrétés en quantité appréciable, on peut affirmer qu’ils sont similaires, qu’ils appartiennent à cette classe de matières toxiques particulièrement désignées sous le nom de substances vireuses et stupéfiantes.

Nous ne savons presque rien du rôle que jouèrent les solanées dans l’antiquité; l’on ne pourrait même pas affirmer qu’elles furent parfaitement connues. Hippocrate à la vérité parle d’un struchnon dont la description, quelque incomplète qu’elle soit, paraît se rapporter à la plante appelée morelle noire. Un autre struchnon indiqué comme comestible par Théophraste pourrait bien avoir été la morelle mélongène, connue sous le nom d’aubergine. Dioscoride en signale vaguement quatre espèces; Celse en nomme également quelques-unes, et c’est tout. Le moyen âge s’occupait de bien autre chose que de botanique descriptive, et il faut arriver à la fin du XVIe siècle pour trouver dans les ouvrages de l’un des Bauhin la description et l’histoire, non exempte de confusion, des principales solanées de nos climats; puis vinrent Tournefort, autre historien de cette famille, et enfin Clusius, en français Charles de l’Écluse, qui le premier signala particulièrement la pomme de terre en 1601.

Les solanées sont des plantes robustes[3] qui croissent à peu près partout, aussi bien en Sibérie que sous les tropiques; mais c’est particulièrement dans l’Amérique méridionale qu’on les voit se multiplier, depuis les basses plaines les plus ardentes jusqu’à une hauteur de 4,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elles sont herbacées ou ligneuses, annuelles ou vivaces, et atteignent en de certaines régions des dimensions considérables. Les feuilles, généralement simples, se montrent très diversement échancrées ou lobées; le calice, toujours en cloche, se frange d’une dentelure variable, et dans certains genres il s’accroît après la floraison au point d’entourer le fruit entier d’une enveloppe protectrice. La corolle, bien que toujours monopétale, se distingue par ses formes variées, et le fruit, tantôt baie, tantôt capsule, se divise en chambrettes ou loges que remplissent de nombreuses graines plus ou moins comprimées, réniformes, c’est-à-dire à peu près semblables à de petits haricots, et à épisperme chagriné. On voit que les détails spéciaux de la famille des solanées offraient un choix suffisant aux botanistes classificateurs : aussi ces derniers ont-ils pu établir une caractéristique rigoureuse, particulièrement basée sur la nature du fruit, tantôt bacciforme, c’est-à-dire plus ou moins succulent, comme celui de la tomate ou de la pomme de terre, et tantôt capsulaire, c’est-à-dire sec comme ceux du tabac et du datura. C’est ainsi qu’ont été formées deux grandes sections générales, subdivisées en six tribus, parmi lesquelles nous choisirons, pour en résumer rapidement l’histoire, les genres les plus importans.

La belladone, Atropa belladona, dont le nom générique a été tiré par Linné de celui de la Parque Atropos, doit son nom spécifique de « belle dame » à la réputation que les lotions composées avec cette herbe avaient en Italie de conserver le teint et la beauté. La belladone est une grande plante herbacée, haute d’un mètre et plus, à tige velue, et d’un vert légèrement rougeâtre. Ses feuilles, dont une fine pubescence ne suffit pas à déguiser la teinte de mauvais augure, sont ovales, molles, sillonnées d’un pâle réseau de nervures, et exhalent sous le doigt qui les écrase une odeur nauséabonde des plus caractéristiques. D’un calice velu, solitaire et pendant à l’aisselle des, feuilles sort une corolle allongée qui, d’une couleur brune et ferrugineuse ou jaune livide à la base, s’irise vers le sommet de vilains tons violacés. À ces fleurs succèdent en juillet des baies luisantes qui noircissent en mûrissant, et ressemblent alors à des cerises. Cette solanée, assez commune en France, croît dans les bois et plus souvent encore dans les terrains incultes qui environnent les habitations. On la voit près des villages se cacher dans l’angle des vieux murs, hanter les masures désertes, dresser ses hautes tiges sur les décombres qui s’amoncellent aux lieux vagues. C’est là que viennent trop souvent la chercher les enfans vagabonds, qui, séduits par l’aspect et le goût douceâtre des fausses cerises, meurent victimes de leur curiosité. On cite de nombreux accidens de ce genre. Ici, c’est un berger qui veut se désaltérer en suçant des baies de belladone et qui expire quelques heures après dans d’horribles convulsions. Ailleurs, de quatre bûcherons, deux sont saisis d’une démence furieuse, tandis que les deux autres ne tardent pas à succomber. En 1793, quatorze enfans orphelins confiés à l’hospice de la Pitié sont employés un jour au Jardin des Plantes à sarcler les mauvaises herbes; ils mangent des fruits de belladone dans le carré des plantes médicinales, et meurent tous en quelques heures. Cent cinquante soldats appartenant à un détachement français s’empoisonnèrent ainsi à Pirna, près de Dresde. Les effets furent très divers; tandis que les uns tombaient comme foudroyés, d’autres se traînaient à quelque distance et expiraient dans les broussailles, ou bien, en proie au plus effrayant délire, s’enfuyaient dans les bois. On les voyait revenir de temps à autre dans un état d’extrême surexcitation ; leurs membres étaient agités par un tremblement convulsif. Quelques-uns poussaient des cris confus, d’autres étaient sans voix, et tous, les pupilles horriblement dilatées, allaient droit devant eux, tantôt riant d’un rire amer, tantôt furieux ou épouvantés par d’affreuses visions. Toute la nuit, le camp fut troublé par les apparitions successives de ces forcenés, qui, la figure ensanglantée par les ronces et attirés de loin par les feux du bivouac, arrivaient haletans, et se précipitaient dans les flammes. Une histoire non moins dramatique me fut racontée dans un petit village du midi de la France. Un soir d’été, — c’était en 1814, — on vit arriver à cheval un étranger de haute mine. Il paraissait fatigué, abattu, et les personnes qui l’ont vu se rappellent encore la tragique expression de ses yeux. Après deux heures de repos, pendant lesquelles il n’avait proféré que quelques paroles laconiques, il s’informa auprès de l’hôtelier où il pourrait trouver des plantes semblables à celle dont il montra des débris ramassés en chemin; — c’était une belladone. D’après les indications qui lui furent données, il se rendit à pied dans une carrière abandonnée, puis revint à l’auberge, se mit en selle et s’éloigna. Plusieurs heures s’étaient écoulées, le village était endormi, lorsque des exclamations confuses et le galop précipité d’un cheval mirent sur pied les habitans. C’était l’étranger qui revenait. Il passait et repassait, ayant l’air de ne rien voir, bien qu’il jetât sur ceux qu’il rencontrait d’horribles regards noirs[4], suivant l’expression de mon narrateur. Il s’éloigna bientôt, suivi d’assez près par quelques curieux qui furent alors témoins d’un étrange spectacle. Ils virent le cavalier parcourir pendant quelques instans la route qui faisait le tour du village, puis tout à coup s’élancer à l’escalade d’un périlleux sentier tracé par les bergers sur un rocher qui surplombait la vallée. Arrivé au sommet, on le vit pousser son cheval vers l’abîme. Longtemps l’animal épouvanté se cabra furieusement sous l’éperon; mais un faux pas le fit glisser, puis s’abattre sur le bord du précipice. Cette minute fut horrible. Sur le fond pâle du ciel se dessinait la noire silhouette du groupe. Le cheval un instant fut sur le point de reprendre l’équilibre, mais le cavalier forcené, poussant des cris et étendant ses bras vers le gouffre, l’entraîna ; tous deux roulèrent sur la pente hérissée de pierres aiguës. Depuis ce jour, ce lieu s’appelle la roche du cavalier.

Les tiges et la racine de la belladone ne sont pas moins dangereuses que les feuilles et les baies. L’historien écossais George Buchanan raconte qu’un breuvage préparé avec une infusion de tiges de belladone vint changer la face d’une bataille engagée entre et Écossais; les Danois, empoisonnés par leurs ennemis, furent saisis de délire, et l’action dès lors se changea en un hideux massacre. Parmi les symptômes d’intoxication par la belladone, l’un des plus caractéristiques est encore celui que l’on désigne généralement sous le nom de carphologie, qui signifie recherche des petits objets; le malade croit voir partout des insectes, des oiseaux qui voltigent devant lui et qu’il s’acharne à poursuivre. M. A. Mangin, dans son livre des Poisons, parle de deux jeunes gens empoisonnés par une infusion de bourrache à laquelle avaient été ajoutées par mégarde quelques feuilles de belladone, et qui, sous l’influence du délire carphologique, furent trouvés au fond de leur jardin, se traînant sur les genoux et cherchant à attraper des poussins imaginaires qu’ils voyaient courir devant eux.

Le Datura stramonium, vulgairement connu sous les noms de pomme épineuse, stramoine, herbe aux sorciers, herbe au diable, s’appelle datora chez les Arabes, tatula chez les Persans; le mot dérive manifestement du radical tat, qui signifie piquer, par allusion à l’enveloppe épineuse dont le fruit est cuirassé. Quant au nom spécifique, stramonium, il proviendrait, selon certains étymologistes, de la contraction des mots grecs struchnon manikon, par lesquels Dioscoride désigne une solanée qui produit le délire. Les daturas ressemblent quelquefois à des arbres en miniature. Leurs tiges affectent des airs de tronc, et leurs rameaux, solidement attachés, ont les fières inflexions de grosses branches; mais tout cela n’est que vaine apparence : ces troncs lilliputiens, verts ou tachés de rouge, sont creux. Ils ne s’élèvent guère à plus d’un mètre, et se terminent par de larges feuilles dentelées. Quant à l’odeur, elle est toujours vireuse, et suffirait pour ouvrir les yeux aux admirateurs trop naïfs. La corolle, d’un blanc jaunâtre, quelquefois d’un violacé vineux, est généralement très longue, plissée aux cinq angles, avec une ampleur qui ne manque pas d’élégance; la base s’enfonce dans le tube d’un calice un peu renflé qui, malgré ses dentelures vertes, rappelle, avec le cornet plissé de la corolle dont il est surmonté, ces flacons des officines où une feuille de papier blanc laisse filtrer une liqueur. À cette fleur qui s’épanouit en plein été succède une capsule ovoïde d’abord verte et un peu charnue, mais surtout armée de pointes comme un porc-épic. Cette plante, ainsi que la belladone, aime les terrains abandonnés, dont elle couronne les vagues monticules de la touffe de ses feuilles déchiquetées. C’est dans ces lieux que le datura s’est naturalisé depuis longtemps, probablement depuis le XVe et le XVIe siècle. On pense qu’il nous fut vers cette époque apporté d’Asie ou des bords de la Caspienne par ces zingaris ou bohémiens nomades qui errent dans les régions moyennes du continent européen. Ils s’en servaient dans leurs pratiques de sorcellerie; peut-être l’employaient-ils aussi comme remède, ainsi que quelques autres solanées. Chose remarquable, c’est dans les lieux que hantent encore de nos jours ces hordes vagabondes, c’est-à-dire à la porte des villages, que se sont perpétuées de siècle en siècle ces plantes dont elles étaient sans cesse entourées. La question de l’origine de cette solanée est néanmoins d’autant plus obscure qu’il y a toute une série de daturas à chacun desquels appartient une patrie distincte, celle du Datura stramonium étant l’Asie, tandis que le Datura tatula se réclamerait de l’Amérique du Sud, et que le Datura metel se déclarerait citoyen de l’Inde et peut-être aussi de l’Amérique tropicale. Quoi qu’il en soit, les daturas ne se sont pas montrés réfractaires à la culture, ils ont consenti à échanger leurs terrains vagues contre nos parterres, au milieu desquels, il faut bien l’avouer, ils ne font pas trop vilaine figure. On peut y voir le Datura tatula, belle plante annuelle assez semblable au stramonium, mais plus grande du double, et qui étale ses belles tiges pourprées, ses feuilles à dentelures aiguës et ses grandes corolles violacées. Le Datura fastuosa, renchérissant sur ses congénères et manifestant les goûts d’un luxe étrange, double et triple ses corolles, qui ressemblent alors à de longs tubes emboîtés. Enfin le Datura arborea, parfois confondu avec le suaveolens, qui nous vient du Chili et du Pérou, s’élève comme un arbre véritable jusqu’à trois mètres de hauteur, et dresse bien au-dessus du menu peuple des plates-bandes ses longues tiges d’un vert jaunâtre. Le soir particulièrement, ses énormes corolles blanches teintées de jaune pâle exhalent une odeur exquise, mais qu’il ne faut respirer qu’en se rappelant bien qu’elle émane d’une solanée.

Le datura stramonium ou pomme épineuse est de toutes les solanées vireuses la plus énergique et la plus redoutable, l’une de celles qui ont occasionné le plus d’accidens; nous ne citerons que quelques exemples. La décoction de trois capsules de ce datura dans du lait qu’un homme but par mégarde détermina chez lui un délire furieux suivi d’une paralysie générale dont les suites furent de très longue durée. A Aix, on vit le bourreau de la ville et sa femme, que des filous avaient empoisonnés avec une décoction de datura, danser toute une nuit dans le cimetière, qu’ils profanèrent par mille extravagances. C’est au moyen d’un breuvage fait avec des graines de la même plante que de prétendus sorciers procuraient autrefois à des malheureux dont ils exploitaient l’ignorance des visions fantastiques au sortir desquelles ces derniers se figuraient avoir assisté à quelque séance de sabbat. Des chevaliers d’industrie réunis en une vaste association et bien connus au siècle dernier sous le nom d’endormeurs offraient à tout venant dans les lieux publics, et surtout la nuit dans les voitures, des prises d’un certain tabac mélangé avec de la poudre de datura, puis ils profitaient de l’assoupissement où ne tardaient pas à tomber les victimes pour les dépouiller à leur aise. Jadis les courtisanes de l’Inde et de l’Egypte mettaient à profit la propriété qu’a le datura d’attaquer l’encéphale et d’y occasionner les plus graves désordres, tels que la perte de la mémoire ou un affaiblissement intellectuel voisin de l’aliénation mentale; elles mêlaient des décoctions de cette herbe à des breuvages qui mettaient à leur merci ceux dont elles convoitaient les richesses. Les propriétés narcotiques des solanées ont été également utilisées par des fanatiques de toute secte, par des imposteurs de toute espèce, Voyans, thaumaturges, faquirs, sorciers, derviches, magiciens et prêtres ne manquaient pas, dans les cérémonies de leur culte, de brûler des substances narcotiques, en tête desquelles se plaçait le datura stramonium ; ils se procuraient ainsi à volonté tantôt cette insensibilité nécessaire aux Hindous pour les pratiques cruelles et folles dont ils ensanglantaient leurs temples, tantôt ces extases ou délires sacrés que les religions grecque et romaine mirent si longtemps à profit. On provoquait des crises nerveuses chez les malheureuses pythonisses par de longs jeûnes, des boissons enivrantes, des inhalations de natures diverses, et les phrases inintelligibles qu’elles laissaient échapper dans le délire constituaient les fameux oracles auxquels les grands-prêtres avaient toujours soin de donner une double signification.

Le genre jusquiame, dont le nom français n’est évidemment que l’altération du nom latin hyoscyamus, renferme une vingtaine d’espèces herbacées qui toutes appartiennent à l’ancien continent. Nous n’en citerons que deux, très connues et même célèbres: la jusquiame noire et la jusquiame blanche. La première, vulgairement désignée sous le nom de hannebane, se rencontre en Europe sur les décombres voisins des habitations et parfois aussi le long des chemins, où les bohémiens l’ont probablement semée. La jusquiame n’est peut-être pas la plus vénéneuse des solanées, mais elle en est à coup sûr la plus livide. Une tige épaisse, dure et couverte de poils visqueux, des feuilles irrégulièrement découpées, pâles et revêtues comme la tige d’une villosité gluante, des fleurs dont les pétales d’un jaune honteux semblent vouloir se cacher sous un réseau de veines noires ou violacées, tel est le signalement de la hannebane. La jusquiame blanche, à fleurs d’un jaune pâle, moins rameuse, plus petite et d’aspect moins déplaisant que sa sœur, n’est guère moins malfaisante. Nous disions tout à l’heure que la jusquiame n’est pas la plus dangereuse des solanées, il faut bien se garder de croire cependant qu’elle soit inoffensive. Choisissons au hasard quelques exemples. Voici neuf individus frappés d’aphonie et agités d’un horrible délire pour s’être partagé un bouillon où avaient cuit quelques fragmens de racine de jusquiame. Tandis que les uns, enflammés d’une fureur insensée, devaient être mis hors d’état de nuire comme de véritables bêtes féroces, les autres riaient d’un rire convulsif dont l’expression sardonique a été maintes fois observée dans les empoisonnemens par les solanées. Après leur rétablissement, tous ces malades voyaient les objets non-seulement doubles, ce qui arrive généralement, mais encore teintés d’une couleur écarlate. Wepfer raconte l’histoire d’un empoisonnement causé par une salade de jusquiame qu’on avait confondue avec des racines de chicorée. Les victimes furent les bénédictins du couvent de Rinhow. Si l’accident n’eut pas de suites mortelles, il n’en fut pas moins accompagné de circonstances dramatiques. Après le repas, c’était le soir, chacun des moines retiré dans sa cellule s’endormit sans défiance; mais ce sommeil fut de courte durée. Tous les symptômes d’empoisonnement commencèrent à se manifester, violentes douleurs d’entrailles, ardeurs inextinguibles de la gorge, défaillances, vertiges. Minuit sonna; c’était l’heure des matines. Quelques moines se rendirent à la chapelle, mais jamais cérémonie religieuse ne réunit de plus étranges adorateurs. Les uns, les yeux appesantis, ne pouvaient ni lire ni réciter leurs prières, d’autres voyaient sur les pages de leurs livres les mots courir et se poursuivre comme des fourmis fantastiques qu’ils s’efforçaient vainement de jeter à terre, les autres mêlaient à leurs oraisons les commentaires les plus inattendus. Ces désordres continuèrent toute la nuit, et le matin encore le frère tailleur, qui avait eu le courage de se remettre à son travail, s’épuisait en vaines tentatives pour enfiler les trois aiguilles que lui montraient ses yeux dilatés et hagards. Une autre histoire est celle de l’équipage de la corvette française la Sardine, qui en 1792 croisait devant les côtes de la Morée. Quelques matelots rapportèrent un jour à bord une assez grande quantité de jusquiame blanche dont on fit une soupe. Peu d’heures après, l’équipage, saisi de vertiges et de convulsions, se livra sur le pont à toutes les folies imaginables. On tira le canon pour appeler du secours, mais les médecins qui arrivèrent eurent toutes les peines du monde à administrer des remèdes à cette bande d’insensés. Citons encore les sensations extraordinaires éprouvées par une femme qui avait avalé un bouillon préparé avec la même solanée. Elle se sentait comme soulevée loin du sol, puis il lui semblait que sa tête s’était détachée des épaules, et qu’ainsi séparées, mais toutefois rattachées par la conscience persistante de l’individualité, les deux parties de son corps s’en allaient et montaient flottantes dans l’espace. On connaît aussi des cas fort curieux d’empoisonnement par la même plante où les malades ont des visions toutes de rayons et de flammes sur lesquelles se détachent comme en pluie d’or des facules étincelantes, phénomène bizarre, auquel le nom assez spirituel de berlue danaé fut donné par le médecin Sauvages, qui le premier eut l’occasion d’en étudier les symptômes.

Le genre nicotiane, tel qu’il est aujourd’hui constitué, renferme une quarantaine d’espèces originaires soit de l’Asie, soit plus particulièrement de l’Amérique, et parmi lesquelles se place au premier rang le tabac (Nicotiana tabacum). C’est une grande et belle plante, dont le port fier et les gracieuses panicules florales pourraient fournir un argument aux défenseurs des solanées, n’étaient la couleur malsaine de ses grandes feuilles molles, certain petit duvet très court, mais désagréablement glutineux, qui recouvre toute la plante, et enfin cette odeur nauséabonde et caractéristique qui émane des solanées vireuses. D’un calice tubuleux et visqueux s’élève une grande corolle à base verdâtre qui se renfle, et dont le limbe d’un rose carminé s’étale en cinq lobes élargis d’une incontestable élégance. Nous ne nous arrêterons pas à la description des variétés fort nombreuses obtenues par la culture; contentons-nous de citer en passant la nicotiane rustique, vulgairement connue sous le nom de tabac femelle, répandue dans toutes les parties du monde, et cultivée dans le midi de la France. Elle est plus petite que l’espèce précédente, dont elle se distingue par ses corolles d’un vert jaunâtre. D’autres espèces sont devenues des plantes d’ornement, et parmi elles il en est une que rend tout à fait remarquable sa fleur d’un blanc pur, qui exhale une suave odeur de jasmin.

Ce n’est guère que vers le milieu du XVIe siècle qu’a eu lieu l’introduction du tabac en Europe[5]. C’est une fort singulière histoire que celle de cette solanée, dont le nom spécifique manque encore d’une étymologie certaine. Le mot tabac dériverait-il de Tabago, nom de l’une des petites Antilles où les Espagnols trouvèrent cette plante, ou plutôt de ces tabacos, ou petits tuyaux que les compagnons de Colomb virent pour la première fois dans les mains des naturels de l’île San-Salvador, et au moyen desquels ceux-ci aspiraient la fumée d’une plante qu’ils brûlaient sur des charbons ardens ? Ce qu’il y a de certain, c’est que l’usage du tabac était déjà fort enraciné parmi les indigènes du Nouveau-Monde, et que les successeurs de Christophe Colomb remarquèrent avec étonnement tout à la fois l’ardeur avec laquelle ils se livraient à la consommation de cette « herbe puante » et la variété des modes employés pour multiplier les sensations que leur procurait cette occupation bizarre. Quelques-uns de ces sauvages aspiraient la fumée par la bouche, les autres par les narines, d’autres se servaient de tubes d’argile cuite remplis de l’herbe hachée; d’autres enfin, pour varier leurs plaisirs, tantôt se remplissaient le nez de feuilles réduites en poudre, tantôt roulaient ces mêmes feuilles en petites boules qu’ils mâchaient pendant des heures. On voit que, dans l’usage barbare que nous faisons de cette solanée, nous n’avons même pas le mérite de l’invention, et que les sauvages ont été en tous points nos initiateurs. Il paraît d’ailleurs que le tabac avait été primitivement employé par eux comme antidote contre la morsure des serpens. En 1518, Colomb envoya de la graine de tabac en Espagne; mais pendant de longues années cette herbe ne fut employée que comme matière médicinale. C’est seulement en 1560 que Jean Nicot, ambassadeur de France auprès du roi de Portugal, apprit à l’ancien monde à se servir du tabac. Offerte par Nicot au grand-prieur de Lisbonne, puis à Catherine de Médicis, introduite en Italie par le cardinal de Sainte-Croix et par le légat Nicolas Tornabon, la nouvelle solanée fut tour à tour appelée nicotiane, herbe du grand-prieur, herbe de la reine, herbe de Sainte-Croix et tornabonne. Nous passons sous silence une foule d’autres noms que lui décerna l’imagination populaire. Tour à tour prônée avec emphase et proscrite avec fureur, la nicotiane-tabac passa par toutes les péripéties, depuis le pamphlet satirique de Jacques Ier, roi d’Angleterre, et les bulles d’excommunication du pape Urbain VIII, qui pendant les offices faisait confisquer les tabatières dans les églises, jusqu’aux sanguinaires ordonnances d’Amurath IV, du shah de Perse et du tsar Michel Fédérovitch, qui faisaient couper le nez aux priseurs, quand ils ne les faisaient pas piler dans un mortier, rouer vifs, pendre ou écarteler. Bulles, firmans, ukases, tout demeura impuissant; le goût du tabac persista. En France, la question fut envisagée sous un point de vue infiniment moins dramatique. Le gouvernement, comprenant qu’il y avait dans le tabac une ressource financière très importante, loin d’en restreindre la consommation, la favorisa de tout son pouvoir. Il ne perçut d’abord qu’un simple impôt, mais plus tard il s’empara d’un monopole qui depuis la création de la régie, en 1811, lui a rapporté plus de 3 milliards.

Le tabac est à coup sûr l’une des plantes qui se sont le plus rapidement et le plus universellement répandues. On serait presque tenté déconsidérer comme prédestinée au rôle immense qu’elle joue cette invincible solanée qui à une très grande résistance vitale joint une puissance prolifique prodigieuse : Linné a compté sur un seul pied de tabac plus de 40,000 graines, dont la vertu germinative se conserve pendant de longues années. Les centres de culture se sont multipliés sur tous les points du globe. Le Brésil, la Virginie, le Maryland, la Louisiane, les Antilles, les Philippines, Bornéo, la Turquie, l’Italie, l’Espagne, la France, la Hollande, la Silésie et jusqu’à l’Ukraine déversent sur tous les marchés du monde des millions de kilogrammes de cette substance qui n’est ni une nourriture, ni un cordial, encore moins un spécifique, et dont l’usage universel ne peut être justifié par aucune raison sérieuse. D’autre part est-il permis d’oublier que le tabac se range parmi les végétaux les plus redoutables, et qu’on pourrait citer par centaines les cas d’empoisonnement par cette solanée? C’est d’abord un vigneron, qui fit la gageure de fumer sans interruption vingt-cinq pipes de tabac. Il gagna ce pari stupide; mais il fut saisi d’étourdissemens, de vomissemens, de syncopes, et souffrit pendant dix-huit mois de vertiges et de céphalalgies intenses. Depuis cet accident, il conçut une telle aversion pour la fumée de tabac que la vue seule d’une pipe lui causait des douleurs de tête. Le Dr Helving a vu deux étudians se défier à qui fumerait le plus longtemps, consacrer toute une nuit à cette joute insensée, et expirer le lendemain dans les convulsions à quelques heures d’intervalle. Ce n’est pas seulement pris à l’intérieur que le tabac agit avec cette violence. Un contrebandier, s’étant couvert le corps de feuilles de tabac qu’il voulait soustraire à la douane, fut bel et bien empoisonné par infiltration cutanée, et ne dut son salut qu’à une médication aussi énergique que prompte. Même accident frappa tous les hussards d’un escadron coupables de la même imprudence. Trois enfans cités par Murray succombèrent en vingt-quatre heures pour avoir eu la tête frottée avec un onguent de tabac. Un ouvrier, s’étant endormi sur un tas de feuilles de nicotiane, ne se réveilla plus. On sait que le poète Santeuil mourut pour avoir bu un verre dans lequel on avait jeté de la poudre de tabac d’Espagne, enfin tout le monde a entendu parler du procès du comte Bocarmé, qui avait empoisonné son beau-frère avec quelques gouttes de nicotine, alcaloïde qu’on extrait du tabac[6]. Cette substance redoutable se trouve dans le liquide brun, de saveur acre, qui se dépose au fond de la pompe dont certaines pipes sont munies. Ce liquide est un poison violent; quelques gouttes versées dans le bec d’un oiseau le tuent en quelques secondes; un fait bizarre qu’a remarqué M. A. Tardieu, c’est que les animaux tués de la sorte tombent toujours sur le côté droit.

Une autre solanée célèbre est la mandragore, dont le nom a une étymologie fort incertaine. Selon les uns, il vient de Mandra, nom d’une divinité d’Asie; suivant les autres, il est composé de deux mots, mandra, clôture, cercle, et guroo, environner, par allusion à l’habitude que l’on avait d’entourer la mandragore d’un cercle magique avant de l’arracher du sol. Quelques auteurs ont identifié cette plante avec les dudaïm de la Genèse, ce mystérieux aphrodisiaque que Rachel voulait à tout prix, et qu’elle finit par obtenir de sa sœur Lia moyennant les plus étranges conditions[7]. Le genre mandragore renferme des végétaux herbacés, vivaces et remarquables par leurs grosses racines coniques, qui, souvent bifurquées, ressemblent alors grossièrement aux deux jambes d’un homme. Cela explique les anciens noms d’anthropomorphon et de semi-homo donnés à cette plante. On en distingue deux espèces : la mandragore officinale, vulgairement mandragore femelle, à racine noirâtre, à feuilles glauques, à corolles violettes portées par une longue hampe rougeâtre à raies jaunes, et la mandragore printanière ou mandragore mâle, dont les racines sont plus grosses, les feuilles plus claires, mais ridées, crépues., comme boursouflées et exhalant une odeur très désagréable; les fleurs sont blanchâtres ou verdâtres, parfois lavées de teintes jaunes. Ces deux espèces sont communes dans les régions méditerranéennes, en Calabre, en Sicile, en Espagne, en Afrique et dans les îles grecques. Elles affectionnent les lieux ombragés, les roches solitaires et l’entrée des cavernes.

Peu de plantes ont servi de thème à autant de légendes et de contes que la mandragore. Outre qu’elle entrait dans la composition de tous les philtres, les sorciers l’employaient souvent pour donner à leurs victimes des hallucinations de toute sorte. Ils ne se servaient des racines de la mandragore qu’après les avoir taillées en grossières figures d’homme, et faisaient accroire au vulgaire que c’était sous cette forme qu’on les trouvait au pied des gibets, où elles naissaient du sang des suppliciés. Cette lugubre cueillette passait du reste pour être entourée de dangers. Théophraste et Pline mentionnent tout au long les pratiques ridicules auxquelles il fallait se livrer à cette occasion. Bouchez-vous les oreilles, disent-ils, pour n’être pas attendri par les cris déchirans que pousse la mandragore lorsqu’on veut l’enlever du sol; puis de la pointe d’une épée entourez-la de trois cercles fatidiques et arrachez-la en vous tournant vers l’orient, tandis que l’un de ceux qui vous accompagnent s’éloignera de quelques pas et adressera aux divinités contraires de violentes objurgations. Ces recommandations étaient à l’usage des audacieux ; il y en avait d’autres pour les gens timides, qui, afin d’échapper à la vengeance de la mandragore violée, avaient recours à un biais habile. Après avoir déchaussé à demi la racine, ils y attachaient un chien ; le chien l’arrachait du sol, et c’est sur lui qu’étaient censés tomber les maléfices de la solanée redoutable et courroucée.

L’action délétère de cette plante est aussi énergique que celle de la belladone, à en juger par le fait suivant, que racontent les auteurs anciens. Il s’agit d’une ruse de guerre dont Annibal fit usage contre les Africains révoltés, et qui rappelle de tout point la perfidie commise par les Écossais envers les Danois. Après une simple escarmouche, le général carthaginois feignit de battre en retraite, abandonnant sur le champ de bataille des vases remplis de vin dans lequel on avait fait macérer des racines de mandragore. Les barbares, joyeux de leur facile triomphe, se mirent à le fêter par de copieuses libations, et, quand le breuvage eut agi sur eux, les Carthaginois revinrent pour les achever.

Les morelles, en latin solanum, constituent le genre type de la famille. Ce sont des plantes herbacées ou arborescentes dont les très nombreuses espèces, — on en compte aujourd’hui près de mille, — croissent dans toutes les régions tempérées et tropicales. Dans cette foule immense, un petit nombre nous intéresse. Quelques morelles d’importation toute récente se distinguent par leur feuillage monumental ou par la beauté de leurs fleurs, et concourent à l’ornementation des parterres ; mais toutes ces solanées, même les plus belles, gardent cet air de famille dont nous avons déjà parlé. Quelques genres très connus se recommandent cependant par une incontestable utilité. À leur tête se place naturellement la morelle tubéreuse, qui n’est autre que la pomme de terre. Tout le monde en connaît les tiges rameuses et légèrement velues, les feuilles d’un vert sombre, les fleurs d’un blanc équivoque ou d’un violet que rend plus désagréable encore le voisinage des étamines jaunes, enfin les petits fruits ou baies sphériques qui noircissent à la maturité. Cette plante a la propriété de pousser des bourgeons souterrains dont l’extrémité se renfle en gros tubercules généralement oblongs et marqués de dépressions caractéristiques au fond desquelles se cache un œil, c’est-à-dire un autre bourgeon ; ces tubercules renferment une énorme proportion de fécule, les tissus en sont littéralement gorgés. La morelle tubéreuse est donc une bonne et utile plante alimentaire, et cependant la solanée se retrouve sous la bienfaisante nourricière. Non contente de porter franchement la livrée de la famille, elle a gardé dans ses feuilles une faible propriété narcotique, et au moment de la germination, surtout lorsque celle-ci s’effectue dans une cave, elle élabore dans les yeux des tubercules féculens des quantités appréciables de solanine vénéneuse.

L’origine de la pomme de terre est enveloppée d’obscurité comme celle de la plupart des plantes dont l’homme fait sa nourriture. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à l’époque de la découverte de l’Amérique elle était cultivée dans toutes les régions tempérées du Chili, dans la Nouvelle-Grenade, au Pérou particulièrement, où on l’appelle papas et où elle sert d’aliment principal. S’il faut en croire le docteur allemand Putsche, qui a écrit une des meilleures monographies de la pomme de terre, ce serait le capitaine John Hawkins qui le premier, en 1565, aurait apporté de Santa-Fé de Bogota en Irlande des pommes de terre qui périrent faute de soins. C’est seulement en 1586 que le navigateur Franz Drake importa la précieuse solanée en Angleterre après l’avoir acclimatée en Virginie. Il en donna quelques tubercules au botaniste Gérard, qui les partagea avec Charles de l’Écluse, et c’est à ce dernier que nous devons la première description scientifique du Solanum tuberosum. Vers la même époque, la pomme de terre paraît avoir été introduite dans le midi de l’Europe par les Espagnols. Toutes ces tentatives néanmoins restèrent stériles : il fallut que Walter Raleigh, au commencement du XVIIe siècle, apportât de nouveau de la Virginie quelques descendans des tubercules plantés par Franz Drake pour que la pomme de terre fut définitivement acquise à l’ancien continent; mais avec quelle lenteur on en profita! En 1616, la morelle tubéreuse était encore un simple objet de curiosité en France, et ce fut à ce titre qu’on en servit un plat sur la table de Louis XIII. Ce n’est que vers 1720 qu’on la trouve cultivée en Souabe, en Alsace et dans le Palatinat. Vers 1767, elle entra en Toscane, puis successivement dans les diverses provinces de la France, en Lorraine d’abord, ensuite dans le Lyonnais et en dernier lieu dans les Cévennes, où elle était encore inconnue il n’y a pas bien longtemps. Les préjugés, on le voit, furent tenaces à l’égard d’une plante qui, en dépit des chaleureux plaidoyers de ses défenseurs, appartenait à l’une des familles les plus mal famées; il ne fallut rien moins pour vaincre cette antipathie que la philanthropique obstination du chimiste Parmentier, qui pendant des années multiplia tentatives, expériences et sacrifices de toute nature. Il est même permis de douter qu’il eût pu réussir[8], si l’affreuse disette qui suivit les premières guerres de la révolution n’avait impérieusement attiré l’attention sur la question des ressources alimentaires. Aujourd’hui la pomme de terre entre à elle seule pour près de moitié dans l’alimentation des nations civilisées, et pour plus encore dans certains pays tels que l’Irlande.

Nous ne parlerons ici ni des variétés nombreuses que la culture a successivement obtenues du type primitif graduellement modifié, ni des maladies qui à diverses reprises ont sévi sur cette utile solanée[9]; nous nous bornerons à ajouter en passant que la morelle tubéreuse n’est pas la seule espèce du genre solanum qui produit des tubercules souterrains : il y en a beaucoup d’autres au Pérou, au Mexique, aux Philippines, en Chine, qui présentent ce même phénomène et sont utilisées comme plantes alimentaires. Une autre morelle bien connue, l’aubergine (Solanum melongena), est fort appréciée dans plusieurs de nos départemens méridionaux. La morelle douce-amère, vulgairement connue sous le nom de vigne de Judée, est une plante sarmenteuse dont les rameaux allongés et les grappes de fleurs violettes font parfois un assez joli effet dans les haies et à la lisière des bois. C’est là tout l’éloge qu’on en peut faire, car, somme toute, elle est de triste aspect, sans compter qu’elle est parfaitement vireuse et nauséabonde. Elle renferme de la solanine, et peut, à haute dose, amener le délire, l’affaiblissement de la mémoire, et même détruire en partie l’activité du système nerveux. Tour à tour prônée comme remède à tous les maux, puis dédaigneusement rejetée parmi les plantes absolument inefficaces, elle possède du moins certaines propriétés dépuratives suffisamment constatées. Quant à la morelle proprement dite (morelle noire, mourelle, crève-chien), c’est une détestable plante qui encombre impudemment tous les recoins équivoques ou solitaires. Les uns la déclarent une plante vénéneuse, les autres la mangent en guise d’épinards, ce qui permet de penser que les premiers se trompent ou exagèrent.

Au genre lycopersicum appartient la tomate, qui rachète sa vilaine mine et ses parfums nauséabonds par d’incontestables vertus culinaires. Au genre capsicum enfin se rattachent les pimens, qui sous le nom de piment de Cayenne ou de piment enragé figurent au premier rang sur la liste de ces épices violentes, incendiaires, dont l’emploi excessif sous les climats torrides paraît être un véritable défi porté à toute saine idée sur l’alimentation.

II.

Nous sommes maintenant en possession d’un assez grand nombre de faits pour pouvoir formuler quelques observations générales sur la famille des solanées. De l’ensemble des études faites sur les plus dangereuses d’entre elles ressort le tableau caractéristique des effets habituels qu’elles produisent sur l’économie animale. Les principes essentiels que la chimie sait extraire des solanées vireuses peuvent se présenter en doses infinitésimales, ou même faire absolument défaut; mais, s’ils existent en quantités appréciables, on peut être certain d’avance qu’ils seront tout à fait analogues aux alcaloïdes des espèces franchement vénéneuses dont la science a pu étudier les propriétés les plus générales. Ces alcaloïdes, c’est-à-dire ces élémens azotés qui en se combinant avec les acides forment des sels cristallisables, sont désignés en chimie sous diverses dénominations tirées des noms des plantes qui les contiennent; les plus connus sont l’atropine, l’hyoscyamine, la daturine, la solanine, enfin la nicotine. Sous chacun de ces noms faut-il voir un principe spécial? En d’autres termes, est-il bien nécessaire d’attribuer aux élémens constitutifs de la belladone, par exemple, des propriétés caractéristiques qui feraient défaut à ceux de la jusquiame ou du datura? Les chimistes ne le pensent pas. Tout les porte à croire que l’identité de ces produits similaires deviendra manifeste par une étude plus approfondie, et que les quatre premiers alcaloïdes qui sont énumérés plus haut seront peut-être plus tard réduits à un seul. Le cinquième à la vérité présente quelques différences, de telle sorte qu’on peut rapporter ces substances toxiques à deux types caractérisés, le premier par une forme solide cristallisable et une composition quaternaire dont les élémens sont l’oxygène, le carbone, l’hydrogène et l’azote, le second par l’état liquide et une composition simplement ternaire où figurent le carbone, l’hydrogène et l’azote (nicotine). C’est donc sous le nom commun d’atropine que nous pouvons désigner tous les alcaloïdes qui appartiennent au premier groupe, et qui d’ailleurs se distinguent par des actions physiologiques similaires. L’atropine, découverte en 1883, est une substance incolore à saveur acre et très amère; elle cristallise en aigrettes de fines aiguilles soyeuses. Cet alcaloïde exerce sur la pupille des animaux vivans une action toute spéciale, une dilatation tellement constante, tellement infaillible, que l’on peut dire avec li. A. Tardieu : « Le véritable réactif de l’atropine n’est point tel produit chimique, ni telle ou telle coloration obscure et passagère, ce réactif est la pupille d’un animal vivant. »

L’atropine à l’état pur est un des plus redoutables toxiques que l’on connaisse. Les symptômes et la marche de l’empoisonnement sont rapides, violens, et parfois résistent à toute médication. Les premiers effets de l’introduction de cette substance dans l’économie animale, soit qu’elle ait été prise à l’intérieur, soit qu’elle ait été absorbée par les surfaces tégumentaires, consistent en une sécheresse particulière de la bouche avec constriction de la gorge; puis viennent des vertiges, des nausées, des défaillances et d’abondantes sueurs; le pouls, tantôt petit et concentré, tantôt dur et vibrant, témoigne du trouble extrême de la circulation; la vision, d’abord confuse, s’obscurcit peu à peu, s’éteint parfois entièrement, tandis que l’œil, injecté de sang et complètement déformé par l’énorme dilatation de la pupille, ne jette plus que des regards atones. Aux défaillances succède un délire bizarre, tantôt gai, turbulent, érotique et traversé d’hallucinations carphologiques, tantôt rempli d’accès furieux, graduellement atténués par un assoupissement que suit la mort après quelques jours ou quelques heures, au milieu de soubresauts convulsifs. Tel est, à peu d’exceptions près, l’ensemble des phénomènes que présente l’empoisonnement par l’atropine; il peut servir de type, et c’est pour cette raison que nous l’avons décrit avec quelques détails. Dans les cas qui ne sont pas mortels, les symptômes s’affaiblissent peu à peu, et se terminent généralement par une sueur extrêmement abondante qui annonce la guérison au bout de quatre, six ou huit jours. Outre les symptômes communs à tous les empoisonnemens produits par l’atropine, c’est-à-dire par l’une quelconque des solanées vireuses du premier groupe, on a observé des phénomènes spéciaux à certains de ces agens toxiques qui diffèrent non-seulement par la nature des accidens secondaires qu’ils occasionnent, mais encore par l’intensité des propriétés délétères. C’est ainsi que le délire produit par la belladone est ordinairement bruyant et gai, tandis que celui que détermine la jusquiame est sombre, coupé d’accès de fureur, et suivi par un lourd et profond narcotisme; la stramoine se distingue par l’irritation qu’elle produit sur la peau privée de l’épiderme. Quant à l’énergie relative de ces diverses solanées, on estime que le datura stramonium est deux ou trois fois plus actif que la belladone, laquelle à son tour surpasse deux ou trois fois en puissance délétère la jusquiame noire. C’est d’ailleurs particulièrement dans les feuilles et dans les fruits que sont accumulés les principes toxiques des solanées, bien qu’on ne trouve aucune partie de la plante qui en soit absolument dépourvue.

Nous avons hâte d’aborder la question difficile de l’action thérapeutique non-seulement des solanées privées de principes actifs, telles que les pimens, qui ne sont que des stimulans en réalité, et certaines morelles plus ou moins fébrifuges, mais encore des solanées franchement toxiques. Cette action est constatée jusqu’à l’évidence. Est-elle pour, cela plus compréhensible? Non, à coup sûr. Qu’une même substance soit tour à tour remède, c’est-à-dire un modificateur salutaire de l’organisme, et poison, c’est-à-dire un désorganisateur des tissus, en d’autres termes qu’elle réalise, suivant la dose employée, le pour et le contre, une action et une autre diamétralement contraire, c’est là certes un phénomène difficilement explicable. Quoi qu’il en soit, l’éloquence des faits est sans réplique, et l’on est obligé de reconnaître que la toxicologie est un des élémens les plus importans de la thérapeutique.

Encore, si l’action physiologique était toujours uniforme! mais qui expliquera les différences, les exceptions, les démentis donnés à la science par la science elle-même, en un mot, les antinomies de la nature et de la vie? Ainsi voici la jusquiame, qui empoisonne très rapidement beaucoup de mammifères, les cerfs, les singes, la plupart des rongeurs, les oiseaux, les poissons, et qui ne nuit en rien ni aux vaches, ni aux chèvres, ni aux moutons, bien plus, qui, mêlée à l’avoine, entretient la bonne santé des chevaux, les rafraîchit et les engraisse[10] ! Faut-il s’étonner après cela des divergences que l’on rencontre dans les assertions des savans les plus autorisés, dont les uns prônent comme panacée universelle telle substance que les autres repoussent comme un dangereux toxique ou tout au moins dédaignent comme une matière inerte? La médecine expérimentale est parvenue à enregistrer quelques données certaines. Il est incontestable que presque toutes les solanées vireuses sont des prophylactiques efficaces dans bon nombre de maladies nerveuses. L’action de la belladone a de plus été fort souvent remarquée dans le traitement des rhumatismes, de la goutte, parfois même, assure-t-on, dans celui de l’épilepsie. Quant à la mandragore, c’est un narcotique stupéfiant employé dès l’antiquité la plus reculée comme un anesthésique d’une assez grande puissance. Enfin l’influence remarquable de l’atropine sur la pupille a été mise à profit par la chirurgie dans l’opération de la cataracte.

Le second type des poisons végétaux fournis par les solanées est la nicotine. Cet alcaloïde, découvert en 1829, est un liquide transparent, incolore à l’abri de l’air, mais se colorant d’une teinte jaunâtre par l’absorption de l’oxygène. Il est en outre caractérisé par une saveur brûlante, une odeur dont l’âcreté est intolérable, enfin par une vapeur tellement suffocante qu’il suffit d’une goutte évaporée dans une chambre pour en rendre l’atmosphère à peine respirable. La nicotine n’a pas comme l’atropine la propriété de dilater la pupille, mais elle se distingue par une énergie extraordinaire. A haute dose, elle foudroie presque instantanément. Cet alcaloïde est à peu près nul comme agent thérapeutique. Quant au tabac, qu’en dire qui n’ait été cent fois affirmé, puis contredit tour à tour? La manipulation des feuilles de cette solanée nauséabonde affecte parfois assez gravement la santé des ouvriers qui débutent dans les manufactures. On sait d’autre part que le teint des ouvriers s’y décolore, et demeure grisâtre ou terreux par suite d’une affection cutanée caractéristique. Il parait constaté aussi que l’usage immodéré du tabac peut occasionner des angines, peut-être même des maladies de la moelle épinière et des affections cérébrales suivies de cécité ou d’altération des facultés mentales, tout au moins de la perte de la mémoire. Je sais bien qu’en regard de ces actes d’accusation on pourrait placer de longs plaidoyers passionnés. Toutefois il est incontestable que le tabac détermine assez souvent chez les fumeurs de profession tantôt des inflammations chroniques de l’arrière-gorge et des voies respiratoires, tantôt des inappétences que peuvent vaincre seuls des mets fortement épicés. Quant à l’action fâcheuse qui intéresse particulièrement le jeu des facultés cérébrales et qu’on a maintes fois signalée, est-il étonnant qu’elle soit produite à la longue par une substance fortement toxique et stupéfiante, qui lentement, mais progressivement, paralyse les tissus, bien qu’elle paraisse les stimuler d’une manière passagère? Chez bon nombre de grands fumeurs, on a constaté une tendance habituelle à l’apathie, à l’oisiveté, parfois à un égoïsme dont les tristes progrès se mesurent à l’abus croissant du tabac.

Il est d’ailleurs une chose qu’on ne peut guère lui pardonner, c’est la tyrannie des besoins factices qu’il nous crée. On a vu cent fois des fumeurs ou des priseurs tomber sérieusement malades et même mourir pour n’avoir pu continuer leurs impérieuses habitudes. Dans les armées de terre et de mer, il est aussi important de veiller aux approvisionnemens de tabac qu’à ceux de l’alimentation elle-même. La mastication du tabac en particulier devient chez les marins une nécessité de premier ordre. Il en est qui ne peuvent plus ni digérer, ni dormir, ni même travailler courageusement quand ils sont privés de cet excitant; aussi quels expédiens n’inventent-ils pas pour y suppléer quand il leur manque! « Je n’oublierai jamais, raconte le docteur Forget, ce matelot de l’Antigone qui vint un jour me consulter pour un mal de gorge. Voyant à la saillie de sa joue qu’il mâchait quelque chose : Commencez par jeter cela, lui dis-je, le tabac ne vaut rien pour le mal dont vous souffrez. — Du tabac, major, me répondit le pauvre diable, les yeux pleins de grosses larmes, il y a trois jours que je n’en ai plus, et en même temps il tira de sa bouche une petite pelote d’étoupe goudronnée! »

En résumé, et pour conclure en quelques mots, les symptômes généraux produits par l’action toxique des solanées se montrent avec une constance qui peut fournir des indications précieuses aussi bien à la sollicitude de la thérapeutique qu’aux perquisitions de la médecine légale. Cette action éminemment irritante des solanées se concentre particulièrement dans l’encéphale et les méninges, où elle est rendue manifeste par le resserrement des tempes, la rougeur de la face, la céphalalgie intense, le délire et les convulsions. L’irritation, tel est donc le premier effet produit. Plus tard, il s’en manifeste un second, la stupeur; mais, qu’on le remarque bien, cette stupeur n’a précisément d’autre cause qu’une irritation exaltée et portée à son comble. Ce n’est que lorsque l’inflammation cérébrale a distendu par une congestion sanguine tous les organes encéphaliques, qui se trouvent alors comprimés dans la boite osseuse, que commence ce narcotisme profond et lourd qui caractérise l’empoisonnement par les solanées. Aussi ce narcotisme diffère-t-il un peu de celui que déterminent certains autres somnifères plus ou moins caïmans, tels que l’opium par exemple. Dans ce dernier cas, c’est plutôt l’alanguissement du système nerveux ou le ralentissement de la circulation sanguine qui amène le sommeil; dans le premier au contraire, c’est parce qu’elle est surmenée d’abord, puis réduite à l’impuissance par ses propres excès que l’activité vitale tombe en torpeur. Le pavot, dans une certaine mesure, détend les ressorts, dissocie les forces, atténue les fonctions de l’organisme. Les solanées, par un procédé différent, exaltent les énergies, remplissent le crâne d’expansions douloureuses qui finissent par amener l’engourdissement, mais un engourdissement plein de révoltes qu’enchaîne la paralysie. Les solanées ne sont donc point à un si haut degré qu’on a bien voulu le dire ces consolantes tant vantées, ces endormeuses des douleurs de l’humanité. Ce sont bien des empoisonneuses narcotiques, mais acres; elles sont stupéfiantes après coup, mais tout d’abord irritantes, lénitives à doses presque infinitésimales, mais toujours dangereuses, franchement repoussantes enfin ou belles d’une inquiétante beauté, et c’est dans l’étude de ces caractères redoutables que la physiologie végétale trouve une fois de plus la confirmation de la loi d’après laquelle il existe généralement une certaine solidarité entre l’expression sensible des individualités et l’essence des propriétés qu’elles présentent.


ED. GRIMARD.

  1. Morette, servant autrefois de féminin à moreau, diminutif de more, signifie noir; c’est une allusion à la couleur des baies de l’une de nos espèces indigènes.
  2. Il est bon d’ajouter que, par suite d’une erreur de classification rectifiée depuis, mais qui était bien faite pour attendrir les défenseurs des solanées, on faisait entre; dans cette famille le genre des molènes, qui se font remarquer par leur honnête physionomie et la douceur émolliente de leurs sucs.
  3. Des graines de Datura stramonium ont germé après un siècle dans l’île d’Anglesey en 1813.
  4. Allusion à la dilatation des pupilles qu’on remarque dans les empoisonnemens occasionnés par la plupart des solanées vireuses.
  5. Voyez l’étude de M. Maxime Du Camp dans la Revue du 1er août 1868.
  6. Le tableau suivant indique la quantité moyenne de nicotine que renferment les principaux tabacs employés ; Lot 7,96 pour 100, — Lot-et-Garonne 7,34, — Virginie 6,87, — Nord 6,58, — Ille-et-Vilaine 6,29, — Kentucky 6,00, — tabac à fumer (mélange) 5, — Alsace 3,21, — Maryland 2,29.
  7. D’autres pensent que les dudaïm étaient composés de diverses espèces d’orchis d’où se tire le salep d’Orient.
  8. Dans une assemblée populaire où le nom de Parmentier paraissait devoir obtenir par voie de scrutin une place à laquelle il avait tous les droits : « Ne la lui donnez pas, s’écria un orateur en blouse, car il nous empoisonnerait avec ses pommes de terre. »
  9. C’est en 1830 que s’est montrée la première de ces épidémies sur les bords du Rhin, puis dans toute l’Allemagne. Une seconde parut en 1843 en Amérique, puis gagna l’Europe en 1845. D’autres se sont manifestées depuis sans qu’il ait été possible d’en arrêter la marche. La cause de ces maladies est jusqu’ici demeurée inconnue. Certains physiologistes l’attribuent à l’action d’un champignon presque microscopique, d’autres à une altération des tissus occasionnée par des influences météorologiques anormales.
  10. Duchartre, Pouchet.