Essais de Morale et de Littérature
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 732-749).
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ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTERATURE

VI.
UNE HYPOTHESE SUR LA TEMPÊTE DE SHAKSPEARE.

Je relisais dernièrement la Tempête de Shakspeare, et j’ai tout à coup été frappé très vivement de quelques particularités encore inaperçues ou mal observées qui m’ont semblé éclaircir certains doutes et résoudre certaines questions sur l’origine, la date et le caractère de cette pièce admirable. Je n’aurai point la fatuité de donner l’explication qui m’est apparue au milieu des émotions de la lecture comme l’absolue vérité. Les grands poètes, nous le savons, possèdent tous le privilège merveilleux de Prospero, et sont habiles à faire passer sous les yeux de notre imagination mille illusions colorées, mille fantasmagories charmantes ou terribles, qui se dissipent en vapeurs, — avec quels regrets souvent ! — dès que la froide attention vient fixer sur elles son regard inexorable. Un de leurs bienfaits est de nous rendre passagèrement poètes nous-mêmes, et tandis qu’ils élèvent devant nous la solide architecture de leurs réels édifices, notre imagination, comme possédée d’une fièvre d’émulation, se bâtit des palais de nuages, dont nous pouvons dire, après qu’ils nous ont un instant charmés, ce que dit Prospero des acteurs de la mascarade qu’il donne en divertissement de noces à Ferdinand et à Miranda : « Ces êtres, nos acteurs, étaient tous des esprits et se sont fondus en air, en air subtil. » Ces illusions sont un des pièges dont le critique doit le plus se méfier, lorsque, sortant de cette condition momentanée de poète, il essaie de déterminer le caractère réel des œuvres qui les ont fait naître. Il doit être assez modeste pour se rappeler que ces fantaisies de son imagination sont un don du poète lui-même et pour ne pas croire enrichir son bienfaiteur en lui prêtant les propres bienfaits qu’il en a reçus. Shakspeare en particulier, qui est le plus suggestif des poètes, octroie à l’imagination de son lecteur avec une libéralité inépuisable les illusions, les fantasmagories et les caprices. Cependant, si nous nous avisions de confondre les rêveries qu’il nous suggère avec les réalités poétiques qu’il exprime, si, non contens de lui rapporter l’honneur des fantaisies de notre imagination, nous donnions ces fantaisies comme ses conceptions propres, nous l’appauvririons et le diminuerions certainement au lieu de l’enrichir et de le grandir. Et d’ailleurs n’est-il pas vrai que ce qu’il y a de réellement précieux dans ces suggestions, ce ne sont pas les pensées qui en résultent, pensées qui sont toujours à la taille de notre âme plutôt qu’à la taille de l’âme du poète, c’est le mouvement d’impulsion par lequel ces pensées ont pu naître ? Ce sont non pas les pauvres choses que nous pouvons rêver en le lisant qui lui appartiennent, mais bien le principe même de notre rêverie. L’opinion que nous allons exprimer n’est donc peut-être, elle aussi, qu’une de ces illusions nées des vapeurs d’un cerveau échauffé par la lecture, et cependant nous ne le croyons pas. Sachant combien est facile la substitution de la pensée du lecteur à la pensée du poète, nous avons voulu soumettre notre hypothèse à l’épreuve redoutable d’une lecture trois et quatre fois répétée, à intervalles assez éloignés pour laisser à notre imagination le temps de se refroidir et de reconnaître qu’elle a rêvé ; or comme, loin de l’affaiblir, chaque lecture n’a fait que donner à notre hypothèse une force nouvelle, nous avons conclu de cette persistance à un fonds de réalité, et nous n’hésitons pas à croire que, si elle n’est pas la vérité absolue, elle s’en rapproche cependant beaucoup.

Cette hypothèse, la voici exprimée en deux mots : la Tempête est très évidemment la dernière pièce de Shakspeare, et n’est autre chose, sous une forme allégorique, que le testament dramatique du grand poète, ses adieux à ce public fidèle par lequel il avait fait applaudir, dans le court espace de vingt-cinq ans, vingt-cinq chefs-d’œuvre bien comptés, plus onze pièces spirituelles et charmantes qui formeraient pour tout autre que lui la plus enviable des couronnes, enfin la synthèse poétique, ou, comme s’exprimerait Prospero dans son langage de magicien, le microcosme du monde dramatique qu’il a tiré de son imagination. Id est demonstrandum, tel est le sujet des pages présentes.

Nous ignorons la date exacte de la Tempête, mais cette date, quelle qu’elle soit, ne peut être placée qu’entre les années 1610 et 1613 ; par conséquent, si on ne peut affirmer qu’elle est la dernière pièce de Shakspeare, on sait de science certaine qu’elle est une des dernières. Cela étant, on peut d’abord éprouver quelque étonnement de la singulière fantaisie qui a fait placer par la plupart des éditeurs anglais cette production en tête des œuvres qu’elle devrait clore au contraire ; mais un examen plus attentif dissipe cet étonnement et révèle que ces éditeurs ont agi avec plus de sagacité qu’ils ne le croyaient sans doute eux-mêmes, car cette pièce inaugure encore mieux le glorieux volume qu’elle ne le termine, et forme plus naturellement encore le prologue que l’épilogue de l’œuvre de Shakspeare.

Vous vous rappelez cette mode aussi élégante que judicieuse des frontispices emblématiques dont nos pères avaient l’habitude d’orner les éditions de leurs livres ? Nous l’avons à peu près supprimée, comme tant d’autres choses. Réforme regrettable ! ces frontispices bien exécutés étaient pour l’imagination du lecteur la meilleure des préparations ; c’était comme un avertissement, comme une information par signes de l’âme que vous deviez prendre si vous vouliez goûter le livre, comme une invitation à entrer ou à vous retirer selon la tournure de votre esprit ou vos dispositions du moment, et de même que l’ouverture d’un opéra exprime d’abord sous forme générale et quasi abstraite les passions que le drame lyrique va diviser entre un certain nombre d’individus déterminés, leurs figures éloquentes vous résumaient sous une forme abrégée et comme en quelques mesures la musique mystique éparse dans les histoires et les poèmes. N’est-il pas vrai que vous étiez mieux préparé, quelque intelligent que je vous suppose, à comprendre le caractère vrai de l’histoire romaine lorsqu’un ingénieux frontispice vous résumait en emblèmes sensibles les traits divers de la force organisée : buffles farouches domptés pour le travail, lions attelés à un char de fête, trophées de victoires surmontés des aigles aux ailes éployées, statue de la louve instruite à la maternité par l’ordre tout-puissant des dieux, colonnes brisées à l’ombre desquelles rêve un esclave au front bas en serrant dans sa main impuissante la poignée d’un glaive séparé de sa lame, et enfin, au-dessus des temples et des arcs de triomphe, volant dans un ciel orageux et sillonné d’éclairs, les deux vautours qui suivaient toujours l’armée de Marius, avec les colliers de fer que leur avaient attachés au cou les soldats des légions ? N’est-il pas vrai encore que vous pénétriez mieux dans l’âme de la poésie virgilienne lorsque vos yeux avaient contemplé quelque frontispice aux paysages pieusement héroïques : d’un côté, la vaste plaine lumineuse, où la charrue du laboureur fait surgir du sillon les casques enfouis des guerriers antiques ; de l’autre, la vaste mer bleue poussant doucement ou brisant sur ses rivages les navires, jouets ou favoris de ses flots ; puis, au premier plan, un tombeau d’ancêtre servant en même temps d’autel, sur lequel un prêtre rustique consacre les épis et les fruits par un sacrifice innocent, souvenir des bienfaits et des jours heureux du roi Saturne, devant quelques jeunes pâtres fidèles aux divinités traditionnelles des campagnes latines ? Eh bien ! si vous cherchiez à résumer ainsi par quelques emblèmes à la fois saisissans et clairs l’âme des œuvres de Shakspeare, si vous aviez à composer un frontispice pour ces œuvres, vous n’auriez même pas besoin de vous livrer au petit effort d’imagination que nous venons de faire pour exprimer par quelques figures précises le caractère des destinées romaines et celui de la poésie virgilienne. Ce frontispice est tout trouvé, c’est le sujet et les personnages de la Tempête. Essayez d’en trouver un autre qui réunisse autant d’exactitude poétique, d’énergique simplicité, et à la fois autant de sobriété et d’ampleur, je vous défie d’y réussir, car il est plus que probable qu’en présence de cette œuvre immense votre imagination atterrée et incertaine s’arrêtera au plan de quelque composition à la fois enfantine et confuse, par exemple quelque interminable procession de personnages sans parenté se succédant dans l’ordre le plus divers : Roméo au balcon de Juliette, Macbeth reculant devant la vision du poignard, le roi Lear sur la bruyère, Hamlet philosophant sur le crâne d’Yorick, Desdemona plongée dans les rêveries de la chanson du Saule, Ophélie égrenant les fleurs de sa couronne de folle, des seigneurs en habits de bergers, des valets en habits de bouffons, une mascarade sans unité en un mot et qui n’exprimera rien, précisément parce qu’elle présentera des contrastes si tranchés qu’on n’en comprendra pas le lien et l’âme commune. Cette unité que votre imagination sera impuissante à créer, Shakspeare s’est chargé de vous la fournir lui-même dans son admirable synthèse de la Tempête, Avec quelle simplicité et quelle sobriété est ici résumée cette œuvre aux aspects multiples et aux innombrables acteurs ! Nulle confusion et nul encombrement. Trois ou quatre personnages ont suffi au poète pour concentrer en eux l’essence de centaines de caractères ; un plan si peu compliqué qu’il en est presque naïf lui a suffi pour exposer le but et la portée des conceptions les plus touffues qui furent jamais. Plus les observateurs du monde extérieur ont été profonds, plus ils ont été frappés de voir avec quelle sobriété ennemie de tout faste et quelle majestueuse économie de moyens la nature savait ramener à l’unité les contrastes les plus hardis de ses créations et ranger sous quelques lois nettes et précises la variété infinie de ses œuvres. Il en est ainsi de la Tempête, et de même que trois ou quatre plantes bien choisies représentent aux yeux du botaniste expérimenté la flore d’un hémisphère entier, tout le monde shakspearien est représenté à l’imagination du lecteur de Shakspeare par les personnages de Prospero et d’Ariel, de Caliban et de Miranda. C’est la généralisation poétique la plus discrète et la plus claire qui ait jamais été exécutée.

« Quoi ! faut-il tant d’efforts pour résumer le monde ? semble avoir voulu dire le grand poète. Quelques lignes tracées avec précision en figurent les contours au complet, quelques ondes sonores en expriment toute la musique, et quant à la vie humaine, avec ses joies, ses passions, ses naufrages et ses miracles, une action dramatique qui n’aura pas une plus longue durée que celle d’un de nos rêves, et d’où nous sortirons comme on sort de cette terre, incertains si nous avons rêvé ou veillé, la résumera tout entière. Nature et matière, passion et humanité, esprit et génie même, oh ! que tout cela tient peu de place ! La vie humaine nous semble beaucoup, parce qu’elle nous abuse par son fracas et son tumulte ; mais dépouillez-la de ce bruit qui la décuple, faites le calme dans les lieux qu’elle occupe, et voyez le peu qu’elle est. Tenez, voici dans l’île de Prospero toutes les péripéties de l’existence, toutes les passions qui sont l’intérêt de l’histoire, qui créent et renversent les empires : amour, ambition, révolte, conspiration, adversité, désespoir, folie, rien n’y manque de ce qui fait le trouble et le charme de notre société, et cependant que tout cela fait peu de bruit ! Quelle tranquillité, et comme toutes ces clameurs sourdes et violentes s’éteignent vite dans ce silence si profond qu’il nous permet d’entendre le plus léger battement des ailes d’Ariel ! Le vaisseau royal a sombré au milieu des cris de désespoir ; voyez, déjà la mer a oublié et sourit. La conspiration a élevé sa voix rauque ; un bourdonnement d’abeille l’a contrainte à se taire. Un vacarme infernal s’est fait entendre, il est vrai ; or savez-vous quels en étaient les auteurs ? Un pauvre sauvage, aussi impuissant que féroce, enivré par deux matelots stupides. A eux trois, ils font plus de tapage que tous les autres acteurs du drame, et cependant ce qu’ils hurlent d’une voix si retentissante, ce ne sont que des calembours absurdes ; ils envoient des sottises traverser et déchirer les nuées, et émettent avec un fracas de tonnerre des aphorismes saugrenus, en sorte que si l’on devait juger de l’importance des personnages par le bruit qu’ils font, on risquerait de prendre ces trois pauvres diables pour les acteurs principaux du drame, que dis-je ? pour les rois du monde. Voilà donc à quoi se réduit cette existence humaine, si tumultueuse, si fiévreuse, dont depuis vingt-cinq ans je vous ai fait entendre le fracas ! voilà quel petit espace peut l’enserrer tout entière, et dans quelle tranquille et sereine unité se fondent et s’harmonisent ces passions éparses et débordantes que l’univers semblait trop étroit pour contenir. Oui, tous ces acteurs qui ébranlent la terre ne sont, comme les esprits de mon Prospero, que de l’air subtil, et le monde lui-même n’est pas plus solide que l’édifice de ma vision fantasque, car un jour viendra « où il se dissoudra comme cette insubstantielle fantaisie sans laisser même derrière lui un flocon de vapeur. »

« Ici donc, en ce drame de la Tempête, moi, William Shakspeare, votre amuseur favori, je vous offre pour dernier divertissement, sous une forme abrégée et concise, le tableau allégorique de ce que j’ai entrepris et exécuté dans la solitude poétique de ma vie avec le seul secours de mon esprit, Ariel, souffle inspiré auquel je vous demande aujourd’hui la permission de rendre la liberté. Voici les traits sous lesquels je vous ai montré cette âme humaine si noble et si basse, si démoniaque et si angélique. Vingt fois je vous ai fait voir la brute instinctive, indisciplinée, rebelle, incorrigible, et néanmoins possédant je ne sais quelle grandeur immonde qui fait réfléchir et quelle sauvage poésie qui trouble et fait songer. L’audace de ses rêves et l’immoralité de ses actes font peur, mais non pitié ; son origine est sordide, mais non vulgaire. Reconnaissez cette bête humaine sous les traits de Caliban, le fils difforme de la sorcière Sycorax, premier maître de l’île, et auquel Prospero, qui l’a réduit en esclavage, porte en raison de son origine démoniaque une sorte de considération. Voilà, figurée par la personne de cet esclave, l’âme telle que la font les passions mauvaises, l’ignorance et la tyrannie de la fange charnelle. A côté de l’âme humaine qu’il faut haïr, je vous ai montré celle qu’il faut admirer, Miranda, une créature pure, virginale, immaculée, angélique, dont le souffle est bonté, dont le regard est pitié, riche de trésors que sa naïveté ignore, forte d’énergies d’amour et de dévouement que sa noblesse saura découvrir, et dont émanent naturellement les belles paroles et les touchantes actions, comme la lumière émane des astres et le parfum des fleurs. Père et protecteur de l’âme qu’il faut admirer, maître et juge de l’âme qu’il faut haïr, voici, sous les traits du magicien Prospero, qui unit la puissance à la science, la figure du génie humain ; à la fois poète et roi, il crée l’ordre et l’harmonie par la musique des enchantemens, il dompte les anarchies et les conspirations par la baguette du commandement, toutes les choses lui obéissent par la seule vertu d’un air subtil qui s’appelle inspiration et par le seul attrait d’une effluve magique qui s’appelle sympathie. Je n’ai rien dit de plus en toute ma carrière, et dans ces quelques personnages vous pouvez reconnaître les expressions les plus générales possible de mon inspiration, expressions auxquelles il m’a plu de donner des figures vivantes en vrai poète que je suis, afin d’épargner à ceux qui seront assez sages pour me comprendre l’ennui d’une allégorie trop transparente et de donner au moins un divertissement à ceux qui ne me comprendront pas, car ma muse n’est pas une pédante ni une logicienne d’école : c’est un enfant de la vie et de la nature, et ce n’est point par des abstractions qu’elle instruit, mais par des inflexions de voix, par des sourires, par la musique légère ou grave de ses paroles, par le rhythme vif où lent de sa démarche. »

N’est-il pas vrai que la Tempête, ainsi interprétée, forme le plus beau des frontispices pour les œuvres de Shakspeare, frontispice d’autant plus précieux que l’artiste qui l’a gravé est le poète lui-même ? Mais cette interprétation n’est peut-être pas exacte ? Exacte ou non, elle sort si naturellement de la lecture de la Tempête, elle s’en échappe si spontanément et avec si peu d’efforts, elle est si bien d’accord avec le caractère particulier de cette pièce et le caractère général de l’œuvre de Shakspeare, qu’elle conserve dans l’un ou l’autre cas la valeur allégorique que nous lui avons assignée. Ainsi peu importe à la rigueur que Shakspeare n’ait pas eu les pensées que nous lui prêtons, que cette synthèse si nette et si claire de son génie qui ressort de la Tempête soit un pur effet du hasard, ou qu’il l’ait exprimée d’une manière inconsciente, sans bien savoir ce qu’il faisait, puisqu’elle y est si apparente qu’il ne faut même pas d’esprit pour l’y découvrir.

Mais cette allégorie synthétique, Shakspeare a voulu réellement la faire, et il n’a pas voulu faire autre chose. Pour première preuve de ce que j’avance, je ferai remarquer que la Tempête est une conception purement personnelle, dont la donnée et les élémens principaux ont été pris par le poète en lui-même, rien qu’en lui-même, et qu’elle est, après le Songe d’une nuit d’été, la plus entièrement subjective des œuvres du poète. Nous connaissons les matériaux d’où Shakspeare a tiré ses autres drames ; mais jusqu’à présent les élémens de la Tempête sont restés introuvables, à moins qu’on ne veuille appeler de ce nom les innombrables détails poétiques de mœurs sauvages, de phénomènes naturels exotiques, tirés de ses lectures des voyageurs contemporains. Le roman italien dont le poète Collins, déjà fou, mentionna l’existence sans en pouvoir indiquer le nom à l’historien de la poésie anglaise, Warton, reste encore à découvrir. La supposition que Shakspeare aurait eu connaissance d’une vieille pièce allemande de son temps exhumée de nos jours a été abandonnée aussitôt qu’émise. Faut-il chercher l’origine de la Tempête dans quelque solennité officielle de l’époque, et la faire rentrer dans cette catégorie de brillans divertissemens poétiques appelés masques qui étaient à la mode sous le règne d’Elisabeth ? A-t-elle été composée à l’occasion de quelque mariage, par exemple celui du comte d’Essex, célébré en 1611, ainsi que l’ont pensé quelques critiques ingénieux, qui ont tenu peut-être un trop grand compte de la mascarade du quatrième acte, et qui ont étendu à la pièce entière un caractère qui appartient à une seule de ses scènes ? Cette supposition est la plus sérieuse de toutes celles qui ont été émises et mérite un examen attentif. On ne saurait nier en effet qu’il n’y ait quelques traits de ressemblance entre la Tempête et les pièces appelées masques, par exemple la simplicité du plan, une action plus brillante que dramatique, combinée en vue du spectacle, l’emploi évident de l’allégorie féerique et des pompes qu’elle autorise naturellement. Il est donc très possible qu’elle ait été pour la première fois représentée à quelque mariage ; ce qui est plus inadmissible, c’est qu’elle ait été composée expressément pour cette occasion, car l’étendue de ce drame, qui dépasse de beaucoup la longueur ordinaire des masques, ne permet pas une telle supposition. Tout indique au contraire que nous sommes en présence d’une œuvre rêvée à loisir, lentement combinée, patiemment exécutée, et non d’une improvisation brillante qui a dû être livrée à courte échéance, à heure fixe, pour une solennité qui n’admettait pas de retard. Si le fait opposé était vrai cependant, il nous fournirait une preuve nouvelle de l’incomparable génie de Shakspeare, impuissant à se contenir, qui fait le plus alors qu’on lui demande le moins, et qui livre une pièce, complète là où un beau divertissement à la manière des masques de Ben Jonson aurait suffi ; mais n’est-il pas permis de s’arrêter à une conjecture qui résout cette difficulté d’une manière très satisfaisante ? La vie amène chaque jour mille complications auxquelles nous ne songions pas, et il arrive souvent qu’une chose conçue en vue d’un but déterminé nous sert à une autre fin, nous sert même quelquefois à une double fin. Pourquoi Shakspeare, pressé par les circonstances, n’aurait-il pas fait d’une pierre deux coups, comme on dit vulgairement ? Nous pouvons nous figurer aisément le poète en l’année 1611. Sa retraite à Strafford-sur-Avon est arrêtée déjà dans son esprit, car il est prudent autant qu’inspiré, et, pas plus que Prospero, il ne veut attendre que le pouvoir des enchantemens lui échappe. D’ailleurs ces enchantemens n’ont plus rien à lui donner en fait de renommée et même de fortune, et enfin, quoiqu’il soit jeune encore, trop de rêvés ont fatigué son âme pour qu’il n’éprouve pas le désir d’un repos qui lui permettra, comme à son duc magicien, « sur trois de ses pensées, d’en consacrer une à la tombe. » Le voilà donc tout occupé de prendre congé de son cher public et de lui écrire ses adieux dans cette pièce de la Tempête. Tout à coup on vient lui demander un divertissement poétique pour un mariage ou toute autre solennité. Un divertissement poétique ! ce n’est point son affaire ; que ne s’adresse-t-on à Ben Jonson, qui est admirable dans ce genre de composition ? Cependant le solliciteur est puissant, et refuser est difficile ; comment se tirer d’embarras ? Alors Shakspeare réfléchit que la pièce qu’il destine à la clôture de sa carrière, à laquelle il met la dernière main, répond par quelques-uns de ses caractères à la pièce qu’on lui demande. Une scène intercalée, la mascarade du quatrième acte, et le tour sera joué. Remarquez en effet que cette scène semble avoir été introduite quelque peu artificiellement dans le drame et qu’on peut l’en retirer sans que l’action générale soit dérangée par cette suppression. Que la Tempête ait rencontré sur son chemin une circonstance qu’elle n’attendait pas, c’est possible ; mais qu’elle soit née de cette circonstance, voilà qui est difficile à croire. Ce n’est pas encore dans cette explication qu’il faut chercher l’origine et les élémens de la Tempête.

Puisque les élémens de cette pièce sont introuvables, Shakspeare les a donc pris purement en lui-même, il a obéi à une pensée purement personnelle, et alors qu’a-t-il voulu dire, s’il a dit autre chose que ce que nous lui faisons dire ? car la plus inadmissible des hypothèses est celle qui probablement réunira le plus grand nombre de partisans : c’est que le poète n’a voulu rien dire du tout, qu’il a tout simplement obéi, comme cela était son droit de poète, aux inspirations de sa fantaisie, et qu’il s’est donné le futile plaisir de créer un monde chimérique. Ces prétendus droits de la fantaisie poétique sont une des plus grandes impertinences de notre époque, et n’ont, je crois, jamais été invoqués que pour masquer les défaillances d’imaginations stériles qui, faute d’avoir quelque chose à exprimer, ont jugé bon d’établir comme article de foi que le premier droit du poète était de n’exprimer aucune pensée. Les inventions fantasques des grands poètes, et celles de Shakspeare en particulier, bien loin d’être le résultat d’une imagination qui ne sait où elle va, sont le résultat de combinaisons singulièrement patientes et profondes, qu’ils ont appelées à leur aide afin de traduire extérieurement des conceptions morales pour lesquelles ils ne trouvaient pas d’expression dans les formes du monde connu. En outre une étude attentive nous fait apercevoir que ce nom de fantaisie ne sert ici qu’à désigner d’une façon nouvelle une très vieille chose, et que les caprices les plus hardis de Shakspeare par exemple n’ont pas d’autre but que de créer des personnages et des événemens allégoriques. Or qui ne sait que l’allégorie a été inventée pour donner un corps aux conceptions abstraites qui n’en pourraient trouver dans le monde concret ? Et qui ne voit tout de suite que la Tempête, comme le Songe d’une nuit d’été, n’est qu’une allégorie dramatique dont il s’agit de déterminer le véritable sens.

Cette non-existence d’élémens extérieurs d’où la Tempête aurait été tirée, en réduisant cette œuvre à être une œuvre purement subjective, crée donc en faveur de notre hypothèse, sinon une certitude absolue, au moins une probabilité très acceptable, surtout lorsqu’on rapproche cette circonstance de cet autre fait, que l’œuvre en question est à peu près contemporaine de la retraite du grand poète. Une preuve plus matérielle cependant, et qui équivaut à une quasi-évidence, c’est l’insistance particulière avec laquelle le personnage principal fait tout le temps ses adieux à son île, à sa magie, à son génie, à sa vie elle-même. On peut dire en langage familier que dès le commencement de la pièce Prospero fait ses malles pour le départ définitif. Rien n’est significatif comme le ton de ses conversations avec son Ariel, c’est-à-dire son génie, qui boude et s’impatiente en voyant que son maître retarde encore l’heure de sa liberté. « Encore ce service, et ce sera le dernier, et puis tu seras libre comme l’air des montagnes, » dit-il pour faire prendre patience à l’enfant mutin. Cette assurance, il la répète à satiété à chaque nouvelle ruse ingénieuse de son esprit. « Bien joué, mon excellent Ariel ! Pour ce service, je t’affranchirai dans deux jours. » Lorsque l’heure de la délivrance approche, il répète sa promesse avec une sorte d’insistance joyeuse, comme s’il ressentait lui-même le bonheur prochain de son serviteur, et comme s’il respirait déjà pour son compte l’air des collines où jouera désormais Ariel. Et cependant une pensée mélancolique se mêle à cette ivresse joyeuse, et le magicien se tourne avec tendresse vers les habitudes chéries du passé, les plaisirs des enchantemens scéniques auxquels il dit adieu, les voluptés de l’enfantement dramatique, l’agitation du théâtre qu’il regrettera peut-être dans sa retraite. « C’est bien là mon délicat Ariel, je te regretterai, et cependant tu auras ta liberté, oui, oui, oui. » Autre détail : Prospero semble faire plusieurs fois allusion à l’âge où il est arrivé, et insinue que cet âge est celui où il est prudent de faire retraite.

« PROSPERO. — Quel moment du jour est-il ?

« ARIEL. — Passé l’époque du milieu… « PROSPERO. — Au moins de deux sabliers. Il faut bien employer le temps qui nous reste entre ce moment et la sixième heure. »


Il est assez difficile de déterminer ce que Shakspeare entend par la sixième heure, car il écrivit cette pièce entre sa quarante-septième et sa quarante-huitième année, et Prospero semble désigner par le mot heures les périodes décennales de la vie humaine ; mais pour tout le reste ses paroles se rapportent exactement à l’âge qu’il avait alors. Comme Prospero, Shakspeare avait passé l’été de la vie, et, comme lui, il semble juger que cette époque est l’heure véritable de la retraite. C’est encore ce qu’on peut induire de la petite chanson où Ariel célèbre sa prochaine liberté. « Sur le dos de la chauve-souris, je m’envole, après l’été, joyeusement. Joyeusement, joyeusement vivrai-je maintenant sous les grappes de fleurs qui pendent à la branche. » Cette petite chanson a fort préoccupé les commentateurs, qui ont fait observer que les chauves-souris ne volaient pas après l’été, ce qui est parfaitement juste ; mais cette légère obscurité se dissipe d’elle-même, si Ariel entend parler, non de l’été de l’année, mais de l’été de la vie, s’il veut dire que l’heure propice de la retraite pour le génie est la fin de cette chaude saison où il faut prendre son vol en pleine lumière, et que l’inspiration fuit après l’âge mûr pour ne plus revenir.

Cette préoccupation de faire retraite en pleine force d’inspiration, avant que l’âge ait glacé le génie, est sensible durant tout le cours de la pièce. Maintes fois Prospero s’interrompt dans ses opérations magiques comme un homme qui, engagé dans une tâche, sonde ses forces pour savoir s’il ira jusqu’au bout et s’il donnera quelque marque de faiblesse. Il reconnaît avec joie que ses forces sont encore tout entières et qu’elles mèneront l’œuvre à bonne fin. « Maintenant, dit-il au début du cinquième acte, mon projet commence à prendre forme ; mes charmes ne se rompent pas, mes esprits obéissent, et le temps avance en droite ligne avec le dénoûment qu’il apporte. » Mais en même temps il sent qu’il doit profiter de cette dernière heure pour exécuter son projet de retraite, car, cette heure propice qui marque le zénith de sa carrière une fois passée, sa fortune ira toujours en décroissant, et c’est à peu près en ces termes qu’il l’annonce à Miranda au début de la pièce. Une question curieuse à résoudre serait celle de savoir si cette préoccupation était fondée, et si Shakspeare, encore dans la fleur de l’âge, sentait les approches de la décadence. Comme le seul témoignage de l’état de son esprit à cette époque est précisément cette pièce de la Tempête, c’est à cette œuvre qu’il faut s’adresser pour obtenir une réponse. Eh bien ! l’œuvre répond à la fois oui et non ; elle dit que Shakspeare n’a jamais été magicien plus consommé ; elle accuse un commencement de déclin. Son style n’a jamais présenté des couleurs plus riches et plus harmonieuses, mais il y a dans cette richesse quelque chose qui rappelle celle des dernières soirées de septembre : il y a plus de pompe, parce qu’il y a moins d’ardeur ; la lumière s’épand mieux, parce qu’elle est moins intense. Il y a plus de sureté et en même temps plus de faiblesse que dans les pièces précédentes. On y surprend des répétitions fréquentes, et çà et là même on sent qu’il faudrait peu de chose pour que l’haleine fît défaut au poète. La Tempête est comparable à un de ces fruits arrivés à une maturité parfaite, qui sont d’autant plus savoureux qu’ils sont plus près de l’instant où ils vont se corrompre, car la maturité n’est que le commencement de la corruption. C’est donc un fruit exquis, mais qui fait demander ce que serait celui qui aurait un degré de maturité de plus. Shakspeare s’était donc bien jugé, et la mort, qui approchait rapidement, ne lui donna que trop raison.

Parmi les très nombreux passages où Shakspeare semble annoncer sa résolution de retraite, il en est deux qui ne souffrent aucune objection et qui ont la clarté de l’évidence même. Au moment où la pièce touche à sa fin, lorsque Ariel a accompli son dernier office, Prospero adresse aux esprits qui l’ont servi des adieux solennels. Voici ce passage tout à fait remarquable :


« O vous, elfes des collines, des ruisseaux, des lacs dormans et des bosquets, et vous qui de vos pieds qui ne font pas d’empreintes courez après Neptune lorsqu’il se retire et fuyez devant lui lorsqu’il remonte, et vous, petits êtres nains qui au clair de la lune tracez en dansant ces cercles qui laissent l’herbe amère et que la brebis ne broute pas, et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les champignons et qui vous plaisez à entendre le solennel couvre-feu, vous êtes des maîtres bien faibles, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu dans tout l’éclat de son midi obscurcir le soleil, évoquer les vents à la rage séditieuse et déchaîner la guerre rugissante entre la verte mer et la voûte azurée, allumer le tonnerre aux grondemens redoutables et décapiter avec la propre foudre de Jupiter l’arbre orgueilleux qui lui est cher, faire trembler les promontoires sur leurs bases massives et retourner par leurs racines le cèdre et le pin, ordonner aux tombeaux de réveiller leurs dormeurs, d’ouvrir leurs portes et de les laisser sortir. Oui, voilà jusqu’où mon art avec votre aide a pu porter sa puissance ! Mais j’abjure ici cette impérieuse magie, et lorsque je vous aurai demandé, — ce que je fais en ce moment, — un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes l’effet que je poursuis et que ce charme aérien est destiné à me faire atteindre, je briserai ma baguette de commandement, je l’enfouirai à plusieurs toises sous la terre, et plus avant que n’est encore descendue la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux. »


Je demande s’il est au monde quelque chose de plus clair que ce passage, et dont la traduction en langue vulgaire soit plus facile. Qu’est-ce que cela veut dire sinon : « O vous, puissances de l’âme et du cœur humain, amour de la nature, vibrante sensibilité, passion, tendresse, sympathie, esprit, vous êtes des maîtres bien faibles, car qu’est-ce que vous êtes sinon des souffles et des effluves, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu mettre en mouvement les passions noires qui font reculer la lumière du jour, mettre aux prises la volonté humaine et la fatalité, les pouvoirs de l’abîme et les pouvoirs du ciel, évoquer les morts de l’histoire et faire revivre les temps passés. » C’est aussi clair, aussi limpide que les adieux de Cid Hamet Ben-Engeli à l’excellente plume qui écrivit le Don Quichotte.

Une particularité touchante de cette pièce, qui est une preuve de plus à l’appui de notre thèse que Prospero est bien Shakspeare, se fait jour dans ce passage. Cette particularité, c’est la modestie extrême avec laquelle le grand poète parle des dons qu’il a reçus. Jamais magicien ne s’est aussi peu surfait que Prospero et n’a été moins orgueilleux de son pouvoir. Dieu sait cependant si d’ordinaire les magiciens sont des maîtres impérieux. Prospero parle exactement, non comme un personnage de drame qui n’a aucune critique à redouter, mais comme quelqu’un qui veut éviter les reproches de fatuité et d’outrecuidauce. Ses esprits, dit-il, sont des maîtres bien faibles, ils ne sont rien que de l’air, de l’air subtil ; ils n’ont aucune réalité extérieure, ils ne comptent pas parmi les puissances de ce monde. Ils n’ont pu sauver Prospero de l’adversité, ils ne lui ont été utiles et bons que dans l’île magique, et en la quittant il n’essaiera pas de les garder à son service pour gouverner le monde par leur aide. — Voilà des esprits qui ressemblent fort aux dons des poètes. Lisez donc poète au lieu de magicien, et Shakspeare au lieu de Prospero, car un personnage de drame n’a jamais tenu un langage aussi modeste que lorsqu’il parlait pour le compte de son auteur ; mais n’admirez-vous pas une fois de plus avec quelle fierté discrète les grands hommes parlent de leurs dons et avec quelle tendre humilité ils en rapportent tout l’honneur à la nature ? Shakspeare baptisant son génie un souffle d’air, cela est beau comme un Rubens s’intitulant un « ouvrier peintre » et mesurant les toises de toile qu’il doit couvrir des couleurs de sa palette.

Le second passage est plus frappant encore, s’il est possible : c’est l’épilogue prononcé par Prospero lui-même. « Maintenant tous mes charmes sont détruits, et j’en suis réduit à ma propre force, qui est bien faible. Vous pouvez à votre volonté ou me retenir ici, ou me renvoyer à Naples… Maintenant je n’ai plus d’esprit pour faire exécuter mes ordres, d’art pour enchanter, et ma fin sera le désespoir, à moins que je ne sois délivré par la prière… » Est-il possible, je le demande, de voir simplement dans ce passage cette supplique ordinaire par laquelle les auteurs dramatiques sollicitent les applaudissemens des spectateurs ? Ce ne sont pas des applaudissemens que sollicite Shakspeare, c’est un congé, et ce sont des adieux bien définitifs qu’il fait. Cela ne veut-il pas dire : « Cher public, bientôt je serai vieux, et avec l’âge je perdrai mon pouvoir magique ? Ne me retenez pas plus longtemps prisonnier sur ces planches, vous que j’enchante depuis tant d’années, car ma fin sera la sénilité et le radotage, si votre bonté ne me délivre pas. Dans cette île enchantée, c’est-à-dire sur ce théâtre, j’ai par mes sortilèges reconquis mon duché, d’où je fus chassé par l’adversité, c’est-à-dire mon Strafford-sur-Avon, d’où je suis parti jeune et pauvre, et où je rentrerai, grâce aux travaux de mon génie, riche et célèbre. Prenez d’autres enchanteurs, et souhaitez-moi le repos, comme je vous souhaite le bonheur. »

Remarquez encore la simplicité du plan qui donne à cette pièce une physionomie si particulière, une physionomie de dénoûment, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui la fait ressembler à un long cinquième acte. Le sentiment de l’incertitude, qui est la première et la plus forte de ces chaînes sympathiques par lesquelles le poète dramatique s’efforce de conquérir ses spectateurs, n’y existe à aucun degré. Toutes les difficultés sont réglées d’avance dès le début et ne laissent aucun doute sur l’issue finale. Le mariage de Ferdinand et de Miranda, qui est le nœud de cette action peu compliquée, est arrêté dès la fin du premier acte. Il y a bien quelques tentatives d’action, la conspiration d’Antonio et de Sébastien, la conspiration de Caliban et de Stephano ; mais ce sont des tentatives avortées, dont l’impuissance semble proclamer que l’histoire de l’île enchantée est close, et que désormais aucun drame ne s’y déroulera. Ces épisodes sont comme des représentations de choses lointaines ou passées qu’on vous montrerait dans un miroir magique. Ce sont des reflets et des images plutôt que des faits actuels, et ils semblent dire : Voilà comment les choses se passèrent autrefois, plutôt que : Voilà comment elles vont se passer. Avez-vous remarqué la différence de caractère qui sépare l’activité des journées qui précèdent un départ de l’activité de la plus misérable de nos journées ordinaires ? L’activité qui précède un départ est quelquefois bien fiévreuse, bien agitée, et cependant elle n’a aucun caractère dramatique, parce qu’elle n’engage pas l’avenir, parce que son but est trop immédiat et prochain ; au contraire l’activité la plus insignifiante de nos journées ordinaires est dramatique, car elle nous laisse incertains sur ses conséquences, et ne nous permet pas d’apercevoir la limite où elle s’arrêtera. L’action de la Tempête, j’ai à peine besoin de l’ajouter, a précisément ce caractère de l’activité des journées de départ, elle clôt un drame qui est joué, le drame que Prospero nous montre au début de la pièce dans le lointain du passé, « par-delà l’abîme du temps. »

Et l’histoire de l’île enchantée telle que Prospero l’expose dans ses conversations du premier acte avec Miranda, Ariel et Caliban, est-ce qu’elle ne raconte pas trait pour trait l’histoire du théâtre anglais et de la transformation que Shakspeare lui fit subir ? Le parallélisme est si évident qu’il s’établit comme de lui-même, sans demander aucun effort au commentateur. Prospero, chassé par l’adversité de son duché de Milan, aborde avec sa fille Miranda dans une île sauvage que les loups et les ours remplissaient de leurs hurlemens, et dont l’unique habitant, la vieille sorcière Sycorax, venait justement de mourir en laissant pour lui succéder un petit monstre tout rousseau, Caliban, difforme de corps, difforme d’âme, qu’il s’efforce d’instruire et d’élever ; mais Prospero était un magicien, et il découvrit bientôt que Caliban n’était pas le seul habitant de l’île : il y en avait un autre, un beau génie du nom d’Ariel, enfermé dans un pin par la sorcière Sycorax, et hurlant de douleur entre les étroites cloisons de son cachot. Prospero délivra le captif, et bientôt avec son aide il eut rempli cette île si sauvage, mais d’une fécondité si puissante, de belles visions et de belles mélodies qui en firent un séjour enchanté. Voici l’histoire de Prospero ; voyons l’histoire de Shakspeare.

Un jeune homme déclassé et comme chassé de sa condition de bourgeois anglais par des revers de famille, poursuivi par la pauvreté, et peut-être aussi par les persécutions de sir Thomas Lucy (que son nom soit immortel !) ou de quelque autre de ses pareils, aborde un jour sur les planches du théâtre anglais. Il arrive, ne possédant rien au monde, rien, si ce n’est une âme ravissante et peut-être quelques volumes dépareillés qui contiennent les formules de ses enchantemens futurs, ballades populaires, contes italiens, vieilles chroniques anglaises ou écossaises, les fameux livres magiques du bon courtisan Gonzalo. Oh ! quel lieu sauvage, inhospitalier, que ce théâtre anglais primitif, où la sorcière Sycorax, c’est-à-dire la barbarie, exerçait tout à l’heure ses sortilèges abominables ! Abominables, mais non stériles et vulgaires, car il y a une force réelle dans ces fantaisies monstrueuses, et cette sorcière Sycorax était si puissante qu’au dire de Prospero, qui lui rend pleine justice, elle pouvait arracher à la lune le gouvernement de sa propre sphère et faire à son gré le flux et le reflux. La Sycorax barbare venait à peine de mourir lorsque Shakspeare arriva dans cette île du théâtre qu’il trouva livrée au pouvoir du génie obscur et équivoque de son digne rejeton, Caliban, — nommez hardiment Marlowe, — un être infernal, à l’imagination criminelle, à l’âme de damné, que l’éducation corrompt au lieu de l’ennoblir, et chez qui la barbarie semble s’accroître de toutes les ressources que lui prête la civilisation. Dans les convoitises audacieuses, dans les pensées difformes de Caliban, vous retrouvez sans peine ce génie de révolte et d’impiété qui éclate dans le théâtre de Marlowe, la sensualité désordonnée d’Édouard II, le machiavélisme immoral du Riche juif de Malte, les blasphèmes et l’incrédulité au Faust ; mais, tout difforme qu’il est, ce Caliban du théâtre anglais est un vrai fils de la nature, ce démon esclave du vice est un inspiré, et il exprime avec une puissance incomparable les poésies de la fange et du crime. Aussi Shakspeare, qui s’y connaît, n’a-t-il garde de nier sa valeur et de le désavouer. « Quant à cette créature, je la reconnais pour mienne, » dit-il par la bouche de Prospero à la fin de la Tempête. Cependant, comme il prenait possession de ce théâtre aux inventions sanglantes et perverses, il entendit la voix douloureuse d’un esprit emprisonné qui suppliait qu’on le délivrât, celle du beau génie anglais, pleine d’une tendresse, d’une mélancolie et d’une passion qui demandaient à s’exprimer en pleine liberté. Shakspeare tira le beau génie de la prison où le retenait la barbarie, et avec son aide il humanisa ce théâtre sauvage. Alors les ronces se mirent à fleurir, les fourrés de broussailles se transformèrent en bosquets luxurians de verdure où les esprits aimèrent à se réunir, l’horrible obscurité des forêts primitives fut tout à coup dissipée par la lumière d’apparitions étincelantes, l’air épais et méphitique devint sonore et fut traversé par des mélodies auxquelles Caliban même et ses grossiers compagnons ne purent rester insensibles, et qui conserveront leur puissance tant qu’il y aura ici-bas des âmes accessibles à la musique et à la poésie. Voilà l’Éden que Shakspeare fit de cette terre sauvage, Éden digne d’être le berceau d’une nouvelle poésie, rachetée de la tache originelle du mauvais goût barbare. Et cependant cette île ainsi transfigurée par Prospero avait été l’objet de bien des calomnies : sa fécondité avait été niée, les enchantemens de son souverain révoqués en doute. Shakspeare, dans cette histoire allégorique de sa vie, n’oublie même pas les critiques dont il a été l’objet, les méchans ou les envieux qui le harcelèrent de leurs dénigremens et de leurs rancunes. Rappelez-vous la conversation qui ouvre le second acte et les acerbes railleries dont l’île enchantée est l’objet de la part de Sébastien et d’Antonio, quelque George Chapman et quelque John Marston poussés par la jalousie et la haine, peut-être aussi par les instigations de ce dogue de Ben Jonson, grand poète et caractère antipathique, dont les relations avec Shakspeare, pour le dire à sa honte, ne furent jamais pures d’hypocrisie. C’est en vain que l’honnête Gonzalo, prenant son malheur en patience, s’extasie sur les beautés de l’île ; Antonio et Sébastien, en critiquent tout, jusqu’à la couleur du sol. « Il est couleur d’herbe brûlée, avec une pointe de vert… Tout abonde dans cette île, tout, sauf les moyens d’y vivre… L’air y souffle doucement, comme s’il avait des poumons pourris ou s’il avait pris ses parfums dans un marais. » Patience, sceptiques malveillans ! Tout à l’heure la fantasmagorie des tables fuyantes et d’Ariel transformé en harpie va dompter votre incrédulité, vous éblouir jusqu’à vous rendre fous, et vous forcer repentans à confesser la puissance de Prospero-Shakspeare.

Nous avons maintenant donné aussi complètement que possible toutes les raisons qui combattent en faveur de notre hypothèse. Si cette explication de la Tempête n’est pas vraie, nous n’en voyons qu’une seule qui soit acceptable : c’est que Shakspeare a voulu donner un corps à un sentiment que ses contemporains connurent dans toute la fraîcheur de sa nouveauté : l’enthousiasme des voyages de découverte, l’ivresse de la surprise en présence de spectacles contemplés pour la première fois, le jaillissement d’admiration et de naïf étonnement qui résulta si souvent du choc de la civilisation européenne et de la sauvagerie. En effet, il y a dans cette pièce un tel luxe de détails exotiques qu’on pourrait croire que Shakspeare s’est proposé d’y résumer toutes les particularités poétiques qu’il avait rencontrées dans ses lectures des voyageurs contemporains, ou qu’il avait recueillies de leur bouche. Ici c’est la mention des Bermudes aux incessantes tourmentes, là le phénomène météorologique du feu Saint-Elme, plus loin les chimères dont s’est épouvanté l’œil encore novice des voyageurs, les bruits surnaturels que leur oreille encore inexpérimentée a cru surprendre, les monstres dont leur imagination superstitieuse a recueilli avidement la description. Après les étonnemens du civilisé, voici ceux du sauvage résumés dans l’étrange admiration qu’inspirent à Caliban les deux matelots échappés du naufrage, — le sentiment de respect religieux de l’Indien d’Amérique en présence du blanc qu’il croit descendu du ciel, la bestiale servilité du nègre de Guinée adorant qui l’enivre, l’action rapide des pièges de la sensualité sur le sauvage ignorant. Enfin, pour que l’expression de cette ivresse soit complète, voici, après tous les étonnemens de la convoitise et de l’ignorance, l’extase de l’âme humaine désintéressée, qui laisse échapper son admiration pour tant de merveilles dans le cri si poétiquement naïf de Miranda : « Que de nobles créatures sont ici rassemblées ! Comme le genre humain est beau ! Oh ! le brave nouveau monde qui contient un tel peuple ! » On peut donc à la rigueur soutenir que la Tempête n’est que la traduction poétique de ce sentiment de surprise et d’ivresse admirative alors si répandu ; mais les lecteurs de Shakspeare savent qu’il y a bien peu de ses productions qui n’expriment qu’une seule pensée, et un examen attentif démontre que le sentiment que nous venons d’indiquer n’occupe dans la Tempête qu’une place secondaire et accessoire, si large qu’elle soit. La description de la nature vierge et de la vie sauvage est ici le cadre, et non le tableau, le décor, et non le drame. Shakspeare ayant à représenter allégoriquement les tribulations et le triomphe final d’une âme solitaire, réduite aux seules ressources de ses facultés, l’île sauvage et déserte, inhabitable en apparence, mais bientôt peuplée par les fantasmagories et embellie par les sortilèges de la magie, s’est présentée à son esprit comme le symbole naturel de la vie du poète, et, aussitôt cette idée première adoptée, toutes les idées accessoires qui s’y rapportent sont accourues en foule à l’appel de son imagination, comme les abeilles se suspendent en grappes autour du cuivre sonore qui les rassemble.

Je n’ai point épuisé le sujet de la Tempête ; on épuise difficilement un monde, et chaque pièce de Shakspeare est un petit univers. Bien des observations resteraient encore à faire, notamment sur les caractères des personnages ; mais ces observations ne se rapporteraient qu’indirectement au but de cet essai, qui est simplement de proposer une solution des difficultés que soulève l’interprétation de la Tempête. Je serais heureux que cette solution fût la vraie, et la plus grande récompense du petit labeur qu’elle m’a donné serait certes la joie de pouvoir répéter avec assurance aux glorieux mânes du poète le mot de l’obéissant Ariel à Prospero : « Thy thoughts i cleave to, — me voici tout proche de tes pensées.


EMILE MONTEGUT.