Essais d’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne/07

LA REFORME


ET


LE MINISTERE WHIG EN ANGLETERRE.




History of the Whig Ministry of 1850, to the passing of the reform bill (Histoire du Ministère whig de 1850 jusqu’au vote du bill de réforme), par John Arthur Roebuck, N. P. ; 2 vol. in-8o, London, J.-W. Parker.




Le vote du bill de la réforme électorale constitue certainement une des phases les plus importantes de l’histoire de la Grande-Bretagne, une de celles qui caractérisent le mieux l’esprit public de ce pays, la nature, la force de ses institutions, la rare et admirable puissance qu’elles possèdent de se transformer peu à peu, suivant l’exigence des temps, sans qu’il soit besoin de recourir à la ressource si périlleuse des révolutions.

On sait assez que le système électoral n’a jamais eu, chez nos voisins, ces formes régulières, exactes, proportionnelles que nous aimons à donner à nos constitutions et à nos lois. La chambre des communes, dont l’origine se perd dans les ténèbres du moyen-âge, se composait, dès-lors, comme aujourd’hui, de députés des comtés, représentans de la portion de l’aristocratie territoriale qui n’avait pas trouvé place dans la chambre des lords, et de députés d’un certain nombre de villes et de bourgs naturellement appelés à défendre les intérêts du commerce et de l’industrie. Aujourd’hui encore, le titre de chevaliers officiellement donné aux premiers, ceux de citoyens et de bourgeois par lesquels on désigne les autres, portent témoignage de cette distinction.

Il n’est pas besoin de dire que, dans les premiers temps, la position de ces deux classes de députés présentait de grandes différences et que ceux du tiers-état (pour parler notre langage) ne marchaient pas les égaux des délégués de l’aristocratie secondaire. Peu à peu, pourtant, cette inégalité s’atténua beaucoup sans jamais disparaître complètement. À mesure que le commerce et l’industrie prirent de l’importance, leurs représentans commencèrent à jouer un rôle plus considérable dans le parlement ; mais, comme si tout avait dû conspirer, en Angleterre, à l’affermissement de l’aristocratie, comme si, à condition de modifier ses formes, elle était destinée à conserver dans tous les temps l’empire de ce pays, il arriva que, par le cours naturel des événemens, la représentation des villes et des bourgs, destinée en apparence à balancer son ascendant, devint pour elle un nouvel instrument de prépondérance et de domination.

Tandis que la navigation et le commerce transformaient en villes riches et populeuses de simples bourgades, tellement insignifiantes il y a quelques siècles, qu’on n’avait pu songer alors à leur attribuer le droit de députer au parlement, des cités, des bourgs jadis assez considérables pour que ce droit leur eût été reconnu, perdaient peu à peu leur importance et leur population. Il en résulta, d’une part, que les véritables centres du mouvement industriel, les villes où l’esprit démocratique avait des chances de prévaloir, se trouvèrent privées de la faculté de faire entendre leur voix dans les conseils de la nation, de l’autre, que d’anciennes cités complètement déchues de leur prospérité primitive, quelquefois réduites à un petit nombre de pauvres maisons, ou même à une simple masure soigneusement conservée, pour ne pas laisser éteindre le droit qui y était attaché, continuèrent à envoyer des représentans à la chambre des communes. Par l’effet de ces transformations, le droit électoral devint, dans un grand nombre de lieux, le privilège, soit de quelques habitans pauvres et obscurs qui en faisaient ouvertement trafic, soit d’un pair du royaume ou d’un grand propriétaire qui en disposait pour ouvrir à ses enfans les portes du parlement ou pour y faire admettre ses amis et ses protégés, qui souvent même en faisait l’objet de transactions pécuniaires sans que l’opinion publique en fût trop scandalisée, parce qu’on s’était habitué à voir dans l’électorat une sorte de propriété. Dans certaines villes qui avaient conservé une population de quelque importance, cette population, par l’effet de circonstances qu’il serait trop long d’expliquer, se trouva déshéritée du droit de suffrage au profit de quelque corporation composée d’un petit nombre d’hommes sans indépendance et sans lumières, peu capables d’apprécier un aussi grand privilège et d’en faire usage dans l’intérêt, général ou même dans leur intérêt bien entendu.

S’il faut en croire des calculs présentés avec autorité, vers la fin du dernier siècle, à la chambre des communes, les choses en étaient arrivées au point que, sur les 550 membres dont se composait cette chambre avant l’incorporation de l’Irlande, 97 étaient nommés directement, positivement par le ministère et par la pairie, 71 par leur influence non contestée, 91 par des membres de la chambre des communes elle-même ; enfin 306, plus de la moitié de la totalité, étaient élus par le concours de 160 individus seulement.

Comme il est de la nature de pareils abus de s’accroître indéfiniment lorsqu’on n’y applique pas à temps un remède énergique, il est difficile de se rendre compte du résultat auquel on serait arrivé, si l’on eût continué à marcher dans cette voie : ce n’était plus celle d’une grande et forte aristocratie, c’était celle d’une oligarchie qui, à la longue, n’eût plus ressenti les pulsations du sentiment public, et serait devenue étrangère aux besoins, aux vœux du pays.

Déjà, vers la fin du dernier siècle, l’idée de changer un tel état de choses s’était présentée à beaucoup d’esprits. Les uns, cédant à l’impulsion des théories de l’époque, mettaient en avant des plans de réforme fondés plus ou moins strictement sur les principes d’égalité, de souveraineté populaire et de suffrage universel, dont bien peu de personnes soupçonnaient alors la terrible portée ; d’autres, plus fidèles à l’esprit anglais, proposaient seulement des mesures de détail qui avaient pour objet de faire disparaître les plus grossiers abus du système existant, tout en conservant ses bases avec un respect presque superstitieux. Pitt lui-même débuta dans la carrière politique par de semblables tentatives.

La révolution française arrêta cette tendance déjà assez marquée. La chute du trône de Louis XVI et les crimes de la terreur, en exagérant dans la portion la moins nombreuse de l’opposition britannique les désirs d’innovation qui la travaillaient, en la poussant à des entreprises violentes contraires aux mœurs et aux idées du pays, précipitèrent le gouvernement et l’immense majorité de la nation dans une réaction anti-libérale qui retarda d’un demi-siècle le mouvement des réformes et des améliorations. Lors même que la monarchie bourbonnienne eut été rétablie en France et l’Europe pacifiée, bien des années s’écoulèrent encore avant que les amis de la liberté, les adversaires des vieux abus, pussent reprendre en Angleterre leur tâche violemment interrompue.

La question de la réforme parlementaire surtout paraissait presque abandonnée. À l’exception d’une poignée de radicaux qui semblaient se plaire à la discréditer par l’exagération de leurs utopies, elle ne trouvait plus que d’assez timides défenseurs dans les rangs de l’opposition, dont les efforts principaux tendaient alors à préparer le triomphe, bien difficile aussi, de l’émancipation catholique. Les whigs, bien qu’ils ne laissassent échapper aucune occasion de professer en termes généraux la doctrine de la réforme, étaient loin, pour la plupart, de désirer qu’elle fût poussée bien avant. Comptant parmi leurs chefs les plus grands et les plus riches seigneurs du pays, ceux qui, à raison de leur fortune et de leur existence territoriale, recueillaient en effet les avantages les plus directs de quelques-uns des vices principaux de l’organisation électorale, ils n’eussent pas voulu qu’on y portât de trop fortes atteintes. Pour les contenter, et sinon pour satisfaire complètement l’opinion publique, du moins pour la disposer à une longue patience, il eût suffi de porter la cognée sur quelques abus vraiment trop choquans, de priver du droit électoral, comme on l’avait fait en d’autres temps, certains bourgs qui en avaient trop scandaleusement trafiqué, qui s’étaient laissé prendre trop maladroitement en flagrant délit, et de transférer la franchise dont on les eût ainsi dépouillés à Liverpool, à Manchester, à quelques-unes de ces grandes et riches cités qu’on s’étonnait de voir encore exclues de toute action politique.

Des propositions furent faites dans ce sens. La chambre des communes, le ministère même, n’y étaient pas absolument contraires ; mais la chambre des lords, décidée à les repousser, triompha sans peine des faibles velléités réformistes des deux autres branches de la législature. Une résistance systématique contre toute tentative de cette nature était devenue la base de la politique du parti tory ; la portion même de ce parti qui, sous la conduite de Canning, avait fini par comprendre, à d’autres égards, la nécessité de faire des concessions aux idées nouvelles, qui, par exemple, se déclarait en faveur de l’émancipation des catholiques, ne voulait entendre parler d’aucune modification à apporter au mode d’élection de la chambre des communes. Aux partisans du suffrage universel ou de toute autre innovation radicale qui se plaignaient que, dans l’état actuel de cette chambre, on ne pouvait la considérer comme représentant véritablement la nation, Canning répondait que le jour où il serait possible de dire qu’un des trois pouvoirs la représentait en effet, la constitution britannique serait renversée, parce que ce pouvoir emporterait tout par son poids ; à ceux qui, moins absolus, se bornaient à signaler les vices trop saillans du système électoral et à demander qu’on les corrigeât, il disait que les diverses parties de ce système ne devaient pas être considérées isolément, qu’elles constituaient un ensemble dont les défauts réels ou apparens se compensaient, se corrigeaient les uns les autres, qu’à tout prendre il en sortait une assemblée dans laquelle les intérêts essentiels du pays étaient tous représentés, et qui de façon ou d’autre ouvrait ses portes à tous les talens, à toutes les capacités, avantages que n’offrirait peut-être pas au même degré une chambre des communes organisée plus régulièrement, d’après des principes plus spécieux, mais non encore sanctionnés par l’expérience. Il y avait dans de tels argumens une assez forte part de vérité pour que les hommes que leurs intérêts ou leurs passions disposaient à les croire complètement vrais pussent se faire illusion à cet égard.

Malheureusement pour eux, un sentiment contraire commençait à prévaloir, beaucoup plus généralement qu’ils ne le supposaient, tant dans les classes populaires que dans la partie des classes moyennes reléguée par la législation en dehors de toute influence politique. Ce désaccord, en se prolongeant, eût pu préparer à l’Angleterre de terribles épreuves pour une époque plus ou moins éloignée et dénaturer peu à peu l’esprit de sa constitution. Si je ne me trompe, il y a lieu de s’applaudir, même au point de vue de l’opinion conservatrice, des circonstances accidentelles qui hâtèrent la solution de cette question.

Le parti tory, en possession du pouvoir depuis plus de vingt ans, s’était divisé. Déjà affaibli par la défection de Canning et de ses amis, il vit s’opérer dans son sein une autre scission bien autrement grave, bien autrement profonde, lorsque des ministres qu’il avait considérés jusqu’alors comme ses plus fermes appuis, le duc de Wellington et sir Robert Peel, crurent devoir, pour prévenir une guerre civile imminente, voter, avec le concours du parti whig, l’émancipation des catholiques, cette mesure que la veille encore ils repoussaient de la manière la plus absolue, en la qualifiant d’atteinte mortelle portée à la constitution. Les vieux tories, ceux qui se refusaient à toute transaction, indignés de ce qui leur paraissait une véritable apostasie et se croyant trahis, engagèrent contre leurs anciens chefs une guerre d’autant plus vive que le désir de la vengeance en était le principal mobile. Les emportemens auxquels ils se livrèrent ont à peine été égalés, dans ces derniers temps, par ceux qu’a soulevés contre sir Robert Peel une défection analogue dans la grande question des céréales. Plusieurs d’entre eux allaient, dans leur aveuglement passionné, jusqu’à dire publiquement qu’ils n’avaient plus d’objection à une réforme électorale, le vote de l’émancipation catholique ayant suffisamment démontré les vices du système dont était sorti un parlement capable de se laisser imposer, en matière aussi grave, la volonté d’un cabinet qui manquait à tous ses devoirs, à tous ses engagemens. Les imprudens ne craignaient pas de grossir ainsi, dans leur dépit puéril, la voix de l’opinion libérale, réclamant une concession bien autrement menaçante pour leurs préjugés que celle dont ils gardaient un souvenir si amer.

Sur ces entrefaites, le roi George IV, dont on connaissait les sentimens hostiles aux idées comme aux hommes de l’opposition, vint à mourir, Guillaume IV, son frère et son successeur, peu mêlé jusqu’alors au mouvement des affaires, avait dans ses goûts, dans ses manières, dans sa physionomie même, une certaine franchise rude et bienveillante, qui contrastait avec la morgue aristocratique du prince dont il prenait la place. Il n’en fallait pas davantage pour que le public, volontiers disposé à bien augurer d’un pouvoir nouveau, vît en lui un souverain populaire, un ami de la liberté, un adversaire des abus, et cette supposition assez gratuite, mais accréditée par la tactique de certains partis, ne pouvait qu’encourager l’opinion réformiste en lui offrant un point d’appui.

Un grand fait, qui éclata quelques semaines après l’avènement de Guillaume IV, contribua bien plus puissamment encore à déterminer, la crise qui se préparait : je veux parler de la révolution de juillet.

Jamais peut-être événement extérieur n’exerça une influence aussi décisive sur les destinées de la nation anglaise, d’ordinaire peu accessible aux impulsions du dehors. Par cela même que les souvenirs du passé disposaient nos dédaigneux voisins à considérer le peuple français comme hors d’état d’opposer aux agressions du pouvoir absolu d’autres armes que celles d’une sauvage anarchie, ils n’apprirent pas, sans un étonnement mêlé d’admiration les conséquences de la lutte, qui venait de renverser en trois jours le trône de Charles X. Ils s’étaient peut-être attendus d’abord à voir la France subir le joug des ordonnances inconstitutionnelles ; ils avaient pu craindre ensuite que le peuple vainqueur ne renouvelât les horreurs du 10 août, dont toutes les mémoires étaient encore remplies. Lorsqu’ils surent que le sang des combattans était le seul qui eût coulé, que le peuple, maître absolu de Paris, s’était à peine laissé emporter, dans la première ardeur du triomphe, à quelques désordres bientôt réprimés, que la prompte intervention des chambres avait, en huit jours, substitué à la monarchie tombée une autre monarchie régulière, investie de pouvoirs presque égaux, professant à la fois les principes de l’ordre ci de la liberté, et s’appuyant du concours de tout ce qui s’était fait, dans les rangs de l’opposition, une réputation de talent, d’éloquence et de patriotisme, un véritable enthousiasme s’empara des esprits. Partout, excepté dans les rangs du torysme le plus exagéré, qui lui-même osait à peine avouer sa dissidence, on crut, on proclama hautement que la cause du libéralisme et du régime constitutionnel venait de triompher définitivement à Paris. Lord Grey était l’interprète du sentiment presque universel, lorsqu’il disait à la chambre des lords : « Je ne puis concevoir un spectacle plus émouvant que celui d’un noble peuple s’engageant dans une lutte si sainte avec un courage digne de la cause qu’il avait à défendre, et, après avoir obtenu la victoire, en usant avec une modération sans exemple dans l’histoire. » Il est triste autant que curieux de se reporter aujourd’hui aux témoignages de cet enthousiasme, et ceux des amis de la révolution de juillet qui ont eu le malheur d’ébranler et de renverser, sans le vouloir, l’édifice de 1830 doivent se rappeler bien amèrement ces jours de gloire et d’espérance. Sans doute, il y avait une part d’illusion dans la confiance qui animait alors les ames : on ne voyait que le côté brillant de la situation, on n’apercevait pas assez clairement les dangers des tendances trop démocratiques de la révolution qui venait de s’opérer ; on ne prévoyait pas la position difficile où se trouverait bientôt un gouvernement forcé de lutter contre ces tendances sans pouvoir s’appuyer sur les classes aristocratiques et sur la grande propriété territoriale, dévouées en majorité au pouvoir qui venait de périr et disposées d’avance, avec le déplorable entraînement du caractère français, à s’unir à tous les ennemis de la monarchie nouvelle, sous quelque drapeau qu’ils se présentassent. C’était là, pour l’établissement de 1830, une difficulté immense, que n’avait pas rencontrée en Angleterre celui de 1688, dont on aimait à lui prophétiser les destinées. Cette difficulté était-elle absolument insurmontable et le régime de 1830 était-il fatalement condamné à périr, comme ses adversaires l’ont dit naturellement de tout temps, comme le disent depuis quelques années beaucoup de ses anciens amis ? Je ne le pense pas, pas plus que je ne pense que la restauration dût nécessairement succomber sous le poids des souvenirs de 1814 et 1815, et des haines, des défiances qu’ils avaient suscitées contre elle. Il y a peu, il n’y a peut-être pas de gouvernemens qui, pouvant durer quelques années, soient d’avance et inévitablement condamnés à mort. Ce qui est vrai, c’est que certains gouvernemens, soit à raison de leur origine, soit par l’effet de la nature des élémens sur lesquels ils reposent, sont placés dans la dure condition de ne pouvoir faire impunément des fautes de quelque gravité, et telle était, pour des causes et à des degrés différens, la situation de nos deux dernières monarchies. À force de prudence et d’habileté, en gagnant du temps, on pouvait les faire vivre et les affermir peu à peu. L’établissement de 1688 avait mis près de quatre-vingts ans à se consolider, à devenir un gouvernement définitif et complètement accepté au dedans comme au dehors : tant il faut de temps à un pays pour effacer les traces des révolutions même les plus modérées et les plus nécessaires !

Malheureusement il n’est guère dans le caractère français d’accorder à ses gouvernemens un si long temps d’épreuve, mais enfin, je le répète, il est permis de penser que nos monarchies n’étaient pas d’avance et irrévocablement condamnées à mort, et que, plus ménagées par leurs amis, elles n’auraient pas succombé sous les coups de leurs ennemis.

Je reviens à l’Angleterre de 1830, que j’ai un moment perdue de vue en me laissant aller à de tristes souvenirs.

J’ai dit quelles impressions profondes notre révolution de juillet y avait faites sur les classes éclairées. Dans les classes inférieures, dans les campagnes particulièrement, elle n’avait pas moins remué les esprits. Le bruit s’y était répandu que le peuple français venait de secouer le joug des nobles et des riches et de fonder un régime d’égalité absolue qui appelait à la jouissance de tous les biens de la terre les classes jusqu’alors condamnées à la pauvreté. L’esprit d’imitation, le désir d’atteindre aussi cette félicité fantastique, s’étaient emparés de l’imagination des hommes grossiers qui, dans leur ignorance, se représentaient sous cet aspect la chute du trône de Charles X. On les voyait de tous côtés se réunir, s’agiter. Des actes de violence, des incendies multipliés attestaient, non pas comme le pensaient alors certaines personnes, le fait d’un vaste complot formellement organisé et dirigé par des chefs occultes, mais, ce qui était plus dangereux peut-être, l’existence d’un état d’excitation et de malaise qui pouvait devenir le principe d’une révolution formidable, si le gouvernement, par un mélange habile de fermeté et de sages concessions, ne trouvait moyen de redresser l’esprit public.

Les élections qui eurent lieu sur ces entrefaites pour le renouvellement de la chambre des communes, dont les pouvoirs avaient expiré par la mort de George IV, furent encore un symptôme de la situation. Il ne pouvait sortir du corps électoral, tel qu’il était alors organisé, qu’une expression très affaiblie de l’opinion qui agitait le pays ; néanmoins la composition de la nouvelle chambre parut, de prime abord, donner au parti réformateur, non pas encore la majorité, mais une minorité plus forte que celle qu’il avait eue jusqu’alors.

Les whigs étaient loin pourtant de croire qu’on touchât au moment où ils pourraient s’emparer du pouvoir. Depuis bien des années, leurs vœux se bornaient à le partager avec la portion la plus modérée des tories, en les entraînant peu à peu dans une voie plus libérale, comme cela avait eu lieu dans les derniers mois de la vie de Canning. Aussi, lorsqu’à l’ouverture de la session, le duc de Wellington, alors chef du cabinet, crut devoir déclarer avec la franchise loyale, mais parfois peu habile qui le caractérise, que le gouvernement se maintiendrait sur le terrain qu’il avait jusqu’alors occupé et s’opposerait d’une manière absolue à toute proposition de réforme électorale, les whigs, qui ne se croyaient pas en mesure de surmonter cette résistance, furent-ils saisis d’un profond découragement. Ni eux ni leurs adversaires ne prévoyaient l’effet de l’imprudente déclaration du premier ministre nouvelle et bien remarquable preuve du désaccord qui commençait à séparer la population de ses représentans officiels ; déjà on ne se comprenait plus.

Cet effet fut immense. L’irritation publique se manifesta avec une telle violence, qu’on put craindre les plus grands excès. On se rappelle encore l’effroi qui s’empara des imaginations lorsqu’on apprit, par un avis officiel et public, que les conseillers de la couronne, parmi lesquels figurait au premier rang l’intrépide vainqueur de tant de batailles, avaient cru devoir conseiller au roi de ne pas se rendre, comme il l’avait promis, à une fête de l’hôtel-de-ville. Ce qu’on craignait en réalité, c’était qu’en présence même du souverain, l’impopularité des ministres ne donnât lieu à des scènes de désordre qui auraient compromis à la fois l’ordre public et la majesté royale ; mais les esprits troublés se persuadèrent qu’on avait découvert une grande et formidable conspiration. Une véritable terreur se répandit dans tout le pays.

La lutte s’engagea dans le nouveau parlement. Le ministère, en choisissant pour faire la première épreuve des forces respectives une question de liste civile, semblait s’être ménagé des chances d’autant plus favorables, que l’opposition, si long-temps exilée du pouvoir par les ressentimens personnels de George IV, était évidemment préoccupée de la pensée de ne pas s’aliéner aussi son successeur. Néanmoins, contre toute attente, à l’inexprimable étonnement des vainqueurs comme des vaincus, une majorité de 29 voix, en adoptant un amendement proposé par les whigs, prouva que le cabinet ne possédait pas la confiance de la chambre des communes. Ce résultat n’aurait peut être pas eu lieu, si quelques ultra-tories, qui voulaient, non pas renverser le ministère an profit des whigs, mais lui donner une leçon, n’eussent uni leurs votes à ceux de l’opposition, qu’ils croyaient par là rendre un peu plus nombreuse sans lui assurer pourtant la victoire ; mais, dans l’état des choses, on peut penser que la défaite du duc de Wellington et de ses collègues, eût-elle été différée, n’en était pas moins inévitable, et qu’en gardant plus long-temps le pouvoir ils eussent augmenté les probabilités d’une révolution.

Quoi qu’il en soit, le vote de la chambre fut immédiatement suivi de leur démission, et les whigs se virent appelés à composer le gouvernement, auquel, comme parti, ils avaient été étrangers depuis la mort de Fox. Ce qui restait encore des amis de ce grand homme, lord Grey, lord Holland, lord Landsdowne, se partagèrent avec des hommes d’une célébrité plus récente, tels que lord Althorp, lord John Russell et l’illustre Brougham, les départemens ministériels et les grands emplois administratifs.

Le nouveau cabinet, obéissant moins encore à ses principes et à ses antécédens qu’à la toute-puissance de l’opinion, présenta, le 1er mars 1831, à la chambre des communes, un bill de réforme dont la hardiesse étonna tous les esprits. Ce n’était pourtant pas une conception radicale : ni le principe du suffrage universel, ni celui du vote au scrutin secret, ni celui de l’abréviation de la durée des parlemens, ces trois points de mire des réformistes absolus, n’y étaient consacrés ; on n’avait pas même cherché à lui donner pour base une proportion exacte entre le nombre des représentés et celui des représentans de chaque fraction du territoire : de grandes, d’énormes anomalies étaient maintenues à cet égard ; mais soixante bourgs dont la population avait presque entièrement disparu, et qui méritaient plus que les autres le nom de bourgs pourris, étaient complètement dépouillés de la franchise électorale ; quarante-sept autres, déchus aussi, mais moins complètement, ne devaient plus désormais envoyer au parlement qu’un seul représentant au lieu de deux ; Liverpool, Manchester et d’autres grandes villes, jusqu’alors privées de la faculté de députer à la chambre des communes, y étaient enfin admises ; Londres et certains comtés, trop faiblement représentés, obtenaient le droit d’élire quelques membres de plus ; la représentation de l’Écosse et de l’Irlande était aussi un peu accrue ; le privilège électoral, dans les villes comme dans les comtés, était désormais attaché à un cens déterminé qui en effaçait les capricieuses bigarrures, le plaçait dans des mains plus directement intéressées au maintien de l’ordre, et doublait, si je ne me trompe, le nombre des électeurs ; enfin des dispositions étaient prises pour introduire plus d’ordre et de régularité, dans la pratique des élections, pour en écarter la fraude et pour en diminuer les dépenses excessives.

La tendance évidente du bill était, non pas de détruire, mais de restreindre, dans ce qu’elle avait d’excessif, l’influence de la grande aristocratie territoriale et de diminuer l’action des classes purement populaires, qui était un des élémens de cette influence, en augmentant, dans une certaine mesure, celle des classes moyennes et industrielles. Comme on pouvait s’y attendre, les tories, ceux mêmes qui feignaient naguère de proclamer la nécessité d’une réforme, poussèrent des cris de fureur et de consternation en voyant apparaître le projet du gouvernement, dont la largeur dépassait tellement celle de toutes les propositions analogues que le parlement avait Jusqu’alors repoussées. Les réformistes de toutes les nuances au contraire, sans en excepter les radicaux, manifestèrent la plus vive satisfaction. Ils n’avaient pas espéré autant, bien que quelques-uns eussent désiré davantage. Comprenant avec une merveilleuse intelligence qu’une étroite union pouvait seule leur donner la force de renverser les obstacles qui les séparaient encore du but, ils résolurent de mettre de côté tout dissentiment particulier, de s’attacher au bill tel qu’on le leur offrait, de consacrer tous leurs efforts à le faire passer sans altération et de repousser, de considérer comme une manœuvre hostile ou perfide toute proposition de le modifier, fût-ce dans un sens plus libéral. Ce qui est admirable, c’est qu’une pareille tactique ne fut pas seulement celle d’une coalition parlementaire, ce fut celle du parti libéral tout entier, qui la suivit sans la plus légère déviation, non pas pendant quelques jours, pendant quelques semaines, mais pendant les dix-huit mois qui devaient s’écouler avant le vote définitif de la réforme. Les classes ouvrières elles-mêmes, pour lesquelles le bill ne faisait rien, restèrent fidèles au mot d’ordre général. Lorsqu’un parti tout entier est capable d’apporter autant de persévérance, d’énergie, de modération et d’habileté à la conquête d’un droit politique, il est digne de l’obtenir, et on n’a aucun motif sérieux de le lui refuser, parce qu’il y a tout lieu de penser qu’il n’en abusera pas.

Je ne raconterai pas en détail tous les incidens de la mémorable lutte qui précéda et décida ce grand résultat ; il me suffira d’en rappeler sommairement les phases principales.

Le bill, après des débats aussi longs que passionnés, fut rejeté par la chambre des communes, le 19 avril, à la majorité de 299 voix contre 291. Les ministres avant, sans trop de peine, obtenu du roi, déjà ébranlé cependant par les représentations des tories, la dissolution de cette assemblée, le corps électoral, celui-là même qu’il s’agissait de réformer, se laissant emporter par l’entraînement général, nomma une nouvelle chambre dont l’immense majorité était favorable à la réforme. Le bill, adopté par elle, échoua à la chambre des lords. Les communes l’ayant voté de nouveau, il fut présenté une seconde fois à la chambre haute, qui, intimidée par les violentes démonstrations du mécontentement populaire, crut devoir changer de tactique, et, tout en se résignant à une large modification du système électoral, apporter au projet ministériel des amendemens considérables, dont le premier effet eût été de rendre inévitable la retraite du cabinet. Un vote, en quelque sorte préliminaire, ayant révélé ce plan de campagne, les ministres, pour le déjouer, demandèrent au roi l’autorisation de créer un nombre de pairs suffisant pour changer la majorité. Sur le refus de Guillaume IV, ils donnèrent leur démission, et le duc de Wellington essaya de former un ministère tory ; mais cette tentative, à laquelle la prudence de sir Robert Peel refusa de s’associer, dut être abandonnée devant les témoignages de plus en plus énergiques de l’exaspération du sentiment public. Le roi se vit forcé de rappeler les whigs en se mettant à leur discrétion, et, le duc de Wellington lui-même ayant reconnu l’impossibilité de continuer, sans danger pour la paix publique, une résistance déjà trop prolongée, la chambre des lords donna enfin, le 4 juin 1832, son assentiment forcé à la grande mesure qui, depuis deux ans, était presque devenue la seule affaire du pays. Ainsi fut consommée cette révolution légale, ou, pour parler plus exactement, ainsi fut prévenue, par une réforme devenue nécessaire, la révolution qui menaçait la Grande-Bretagne.

Tel est le sujet du livre que M. Roebuck, membre du parlement, vient de publier sous le titre d’Histoire du ministère whig de 1830 jusqu’au vote du bill de réforme. Écrit, comme je l’expliquerai tout à l’heure, dans un esprit qui, à mon avis, en fausse à plusieurs égards le point de vue, il contient pourtant, sur les événemens qu’il raconte, un ensemble d’informations assez complet, assez impartial, pour que le lecteur attentif y trouve la possibilité de se les représenter avec leur véritable caractère.

Ce qui me frappe avant tout dans ce grand drame, c’est la gravité et la diversité des obstacles que le ministère eut à vaincre pour mener à bien son entreprise, c’est la patience ferme et habile qu’il mit à les surmonter. N’oublions pas que la tâche si difficile de faire accepter par les deux chambres une loi destinée à modifier considérablement la composition de la représentation nationale lui était, en quelque sorte, imposée par la nécessité, que dans les rangs de l’opposition il n’avait qu’assez faiblement contribué à préparer la crise où se débattait l’Angleterre, que, livré à ses propres instincts, au sentiment bien ou mal entendu des intérêts du grand parti dont il était sorti, il n’eût pas demandé une réforme aussi large, qu’au fond plusieurs de ses membres ne la croyaient pas exempte de périls, mais qu’au point où les choses en étaient venues, en présence des exigences de l’opinion surexcitée par une trop longue résistance et aussi par l’état général de l’Europe, ils jugeaient avec raison que c’était le seul moyen d’échapper à un danger bien autrement grand, celui d’une révolution immédiate.

Dans cette disposition d’esprit, l’administration avait à combattre toutes les forces, toutes les influences du parti tory, maintenant rallié comme un seul homme pour repousser un changement qu’il regardait, par une exagération singulière, comme son arrêt de mort, comme la ruine de l’aristocratie et de la propriété, comme l’avènement de la pure démocratie ; elle avait’ à surmonter l’opposition de la grande majorité de la chambre des lords, naturellement mécontente de la suppression d’un système qui donnait à la pairie une action si puissante et si directe sur les élections ; enfin, à la cour même et jusque dans la famille royale, les ministres rencontraient des adversaires passionnés, qui ne tardèrent pas à éveiller dans l’esprit du roi de sérieuses inquiétudes et à le tourner secrètement contre la mesure à laquelle il accordait sa sanction publique et officielle.

Contre tant d’obstacles, le cabinet avait, il est vrai, l’appui des classes moyennes et des masses populaires se manifestant avec une vivacité et une unanimité rares ; mais cet appui, il fallait le ménager, le contenir, pour ne pas être entraîné trop loin, pour ne pas devenir bientôt l’esclave et l’instrument des agitateurs auxquels on se serait imprudemment associé. Il était sans doute nécessaire, alors que la chambre des lords se refusait aveuglément au vœu public, de lui donner le sentiment des dangers auxquels elle s’exposait ; mais il fallait éviter de la menacer trop ouvertement, d’humilier, de dégrader moralement et même de trop dénaturer, par une nombreuse création de pairs, ce grand corps dont l’existence et la force sont un élément si essentiel de la constitution britannique. Enfin, en ce qui concerne le roi, tout en comptant aussi, pour vaincre ses répugnances assez naturelles, sur l’effet des démonstrations populaires, il fallait, autant que possible, éviter ce double péril, de trop l’aliéner pour l’avenir de la cause de la liberté en lui faisant violence, et d’affaiblir la royauté en lui enlevant brusquement la faveur populaire qui s’était d’abord attachée à lui, mais qui ne pouvait manquer de l’abandonner le jour où on saurait avec certitude qu’il était contraire au vœu général.

C’étaient là des écueils bien nombreux, bien difficiles à éviter à la fois. Le ministère me parait y être parvenu dans la mesure du possible. Il fit preuve surtout d’une profonde intelligence et d’une grande habileté dans les précautions infinies qu’il mit à ménager la popularité royale, à s’en faire une force en laissant long-temps ignorer au public les incertitudes ; les répugnances du roi, en prolongeant ainsi en sa faveur des témoignages d’amour et d’enthousiasme populaires qui flattaient ce pauvre prince, et le faisaient hésiter à se jeter ouvertement lu côté de l’opposition anti-réformiste.

Le livre de M. Roebuck contient, je le répète, tous les élémens de l’appréciation que je viens d’exprimer, et cependant il est loin de porter un jugement analogue sur les faits qu’il expose avec beaucoup de lucidité et presque toujours d’exactitude. Cela s’explique facilement M. Roebuck appartient à l’opinion radicale.

Expliquons-nous, avant d’aller plus loin, sur le sens qu’il faut donner à cette qualification. En France, on entend généralement par radical celui qui, ne tenant aucun compte des institutions existantes, aspire à renouveler la société politique sur les bases d’une théorie empruntée aux idées les plus exagérées de liberté et d’égalité. Telle est notre malheureuse propension aux idées absolues, qu’on a pu voir, depuis soixante ans, en dépit de tant d’expériences, beaucoup d’hommes honnêtes, consciencieux, éclairés à certains égards, et dont les intérêts comme la volonté repoussaient toute pensée de bouleverseraient, s’engager avec opiniâtreté dans ces voies dangereuses. En Angleterre, quelques rêveurs à esprit faible, à vive imagination, ont pu, à diverses époques, prêcher, avec plus ou moins de succès, ces doctrines insensées à des multitudes ignorantes et misérables qu’ils soulevaient pour un moment ; nais ils n’ont jamais réussi à former un parti durable et tant soit peu respectable par sa composition. Le véritable parti radical, celui dont M. Roebuck est, à la chambre des communes, un des principaux organes, a un tout autre caractère. Un Anglais de bon sens et de bonne fois, qu’il soit radical, whig ou tory, semble être dans l’heureuse impuissance de concevoir pour son pays une autre forme politique que celle qui a revêtue de temps immémorial : un roi héréditaire, une chambre des lords héréditaire aussi, et une chambre des communes élective exerçant en commun le pouvoir législatif et la souveraineté. Suivant qu’il appartient à tel ou tel parti, il peut croire nécessaire d’attribuer plus ou moins d’étendue à la prérogative royale, de composer la chambre basse d’élémens plus ou moins populaires ; mais ce n’est qu’une question de proportion.

En quoi consiste donc, à vrai dire, le radicalisme anglais ? En quoi se distingue-t-il essentiellement du whiggisme, qui a aussi la prétention fondée d’être un parti de liberté et de progrès ?

Je vais le dire en peu de mots : les tories et les whigs, contemporains en quelque sorte du régime parlementaire et des libertés britanniques, sont deux partis aristocratiques, par conséquent deux partis de traditions. Le radicalisme, plus récent, est, avec les restrictions que j’indiquais tout à l’heure et dans la mesure que comporte le caractère anglais, un parti d’innovation et de théories. Il admet les formes extérieures de la constitution anglaise dans ce qu’elles ont d’essentiel ; mais il tend à en renouveler l’esprit en croyant peut-être très sincèrement ne faire autre chose que la fortifier, la ramener à son origine, l’épurer des abus qui s’y sont peu à peu introduits ; il ne comprend pas que certaines anomalies, certaines irrégularités, dont il se scandalise, ont fini par s’identifier avec le fond de cette constitution, que le jour où on les ferait disparaître, elle prendrait immédiatement un caractère nouveau dont il est difficile de calculer les effets, et que par conséquent la prudence prescrit de ne toucher que successivement, avec des ménagemens infinis, aux abus les plus incontestables.

Une des choses qui choquent le plus le radicalisme, c’est précisément l’existence de ces deux grands partis des tories et des whigs, qui sont, je ne crains pas de le dire, l’ame des institutions anglaises. L’organisation puissante et permanente qui, depuis deux siècles, a constamment classé dans ces deux partis toutes les forces, toutes les supériorités politiques et sociales de la Grande-Bretagne, et les a ainsi soumises à une action régulière, à une sorte de discipline, n’est, aux yeux des radicaux, qu’un mécanisme factice par lequel l’intérêt général est sacrifié à des combinaisons de coterie. Dans leur profonde ignorance des ressorts de la nature humaine, ils sont assez aveugles pour croire que le pays et la société auraient plus à attendre des volontés individuelles livrées à elles-mêmes et uniquement dirigées par des principes généraux, toujours faciles à tourner au gré des passions et des intérêts personnels, que de ces mêmes volontés dirigées, contenues, régularisées, comme si les traditions héréditaires, les habitudes, le point d’honneur, la communauté des intérêts de partis, n’étaient pas les liens les plus forts qui puissent unir les hommes dans la vie publique, les mobiles les mieux faits, à défaut d’une haute vertu qu’on ne peut attendre de tous, pour surmonter en eux l’influence débilitante de l’égoïsme.

Cette erreur de jugement qui consiste à vouloir tout individualiser dans la politique et à croire la nature humaine assez grande, assez forte, assez pure pour que chacun puisse, sans inconvénient, être livré à ses propres inspirations dans ses rapports avec la société, cette erreur, si commune en France, l’est beaucoup moins chez nos voisins ; mais, je l’ai déjà dit, elle caractérise parmi eux les radicaux, et M. Roebuck, malgré la distinction de son intelligence, est loin d’y avoir échappé dans son récit des événemens qui ont précédé le vote du bill de réforme. Comme tous les esprits absolus, il éprouve une aversion instinctive, un dédain assez mal dissimulé pour les esprits modérés et circonspects qui, ne considérant pas les doctrines de la politique comme aussi inflexibles que les principes de la morale, croient pouvoir, avant d’en déduire toutes les conséquences logiques, en examiner le côté pratique et les effets relatifs. Les whigs surtout, par cela même qu’ils sont des réformateurs modérés et qu’il est de leur nature, tout en poussant aux innovations, de ne pas les porter au-delà de certaines limites, les whigs lui paraissent faibles et inconséquens, et il les juge souvent avec plus de sévérité que les tories eux-mêmes. Il est évidemment scandalisé de la tactique habile par laquelle, comme je l’ai raconté, ils s’efforcèrent tout à la fois d’assurer au bill de réforme l’appui du roi, qui était loin pourtant d’en désirer le succès, et de conserver à ce prince une popularité que lui eût bientôt fait perdre la publicité de ses dispositions réelles ; il semble voir parfois, dans les ménagemens qui étaient la conséquence de cette politique, autant d’actes d’adulation courtisanesque. Il reproche sérieusement aux membres du cabinet l’esprit de prudence et de circonspection qui, dans la chaleur même du combat, les engageait à ménager leurs coups de peur de dépasser le but et de trop ébranler les bases de la société politique ; suivant lui, il y avait quelque chose d’étroit et d’égoïste dans la préoccupation qui leur faisait craindre que la réforme, poussée trop loin, n’eût pour effet d’affaiblir l’influence de leur propre parti : comme si un des premiers devoirs de tout homme public n’était pas de travailler à assurer le triomphe du parti auquel, apparemment, il ne s’est attaché que parce qu’il l’a cru en accord avec les besoins et les intérêts du pays.

En résumant succinctement ce qui, dans les jugemens historiques de M. Roebuck, me paraît empreint d’un caractère de partialité et de prévention hostiles, je crains d’avoir été moi-même trop sévère à son égard. Je ne donnerais pas de son livre une idée suffisamment favorable, si, à côté des erreurs que j’ai cru y trouver, je n’indiquais tout ce qu’il contient d’observations vraies et équitables, d’appréciations judicieuses, propres, par une heureuse inconséquence, à nous prémunir contre ces erreurs mêmes et à nous les faire apercevoir. Dans M. Roebuck, le bon sens britannique domine le plus souvent les entraînemens de l’homme de parti. Une idée qu’il reproduit à plusieurs reprises et sur laquelle il s’arrête avec un sentiment non équivoque de satisfaction et d’orgueil, c’est que le peuple anglais a la force et la sagesse de réaliser par les voies légales les réformes nécessaires, sans recourir à l’arme terrible des révolutions. La comparaison qu’il établit à ce sujet entre la France et l’Angleterre n’est certes pas inspirée par l’esprit de démagogie révolutionnaire : « En France, dit-il, gouvernans et gouvernés se sont rarement résignés à laisser régler leurs différends par l’action graduelle de la loi et à permettre que les décisions de la majorité se manifestassent dans des formes paisibles et permanentes. La force est le moyen par lequel tous les partis ont cherché à assurer le triomphe de leurs opinions. Le gouvernement viole la loi, le peuple s’insurge, une lutte sanglante en est le résultat ; une dynastie est renversée, une autre établie ; le peuple fait preuve d’un courage héroïque, d’une clémence plus héroïque encore, de vertu, en un mot, dans la plus haute acception de ce mot ; mais quelque chose y manque, quelque chose dont les gouvernans et les gouvernés sont également incapables : la soumission à la toute-puissance de la loi, ce respect presque superstitieux pour les formes mêmes de la légalité, qui distinguait les Romains dans l’antiquité comme il distingue de nos jours les Anglais et les Américains, et qui, lorsqu’un peuple s’en est pénétré, contribue plus que toute autre chose à lui assurer les biens immenses qu’un gouvernement régulier et permanent peut seul lui procurer. » Ainsi parle M. Roebuck. Dans ce beau passage, dont la sévérité courtoise par rapport à la France est faite pour nous inspirer de si tristes réflexions, je ne trouve à relever qu’une erreur. M. Roebuck, entraîné sans doute par ses sympathies radicales, attribue aux Anglo-Américains un esprit de légalité comparable à celui des Anglais : ils l’ont eu jadis, mais le principe extrême sur lequel repose leur gouvernement, les progrès toujours croissans de la démocratie, l’ont depuis long-temps singulièrement affaibli. La parfaite légalité, comme la parfaite et vraie liberté, n’est compatible, au moins dans un grand pays, qu’avec les gouvernemens tempérés, avec ceux où il existe des contre-poids ; elle ne se concilie pas plus avec l’absolutisme populaire qu’avec l’absolutisme royal. Cette observation n’ôte rien d’ailleurs à la justesse des considérations générales si bien exprimées par M. Roebuck.

C’est avec le même bon sens, la même indépendance d’esprit, qu’il constate les dispositions politiques des classes moyennes dans la Grande-Bretagne : « Elles sont, dit-il, très circonspectes, et contraires à toute expérience trop hardie ; rien ne serait donc plus propre à déconsidérer un chef populaire, à détruire son influence, que de passer pour léger, téméraire, mobile et porté au changement. » Ailleurs, voulant expliquer pourquoi lord John Russell fut chargé de proposer le bill de réforme plutôt que tel autre personnage que ses talens ou son importance personnelle semblaient désigner davantage pour cette initiative, il fait cette remarque caractéristique : « La sagacité du parti ne pouvait manquer d’apercevoir l’avantage qu’il y avait à lier le nom d’une des grandes familles whigs au mouvement populaire qui agitait le pays. Le peuple anglais, depuis le temps de Charles II, a toujours vu avec faveur la maison de Russell, et il lui plaisait qu’un rejeton de cette maison jouât le rôle de chef populaire. Les ministres se prévalurent de ce sentiment. »

La même sagacité, la même impartialité, distinguent les portraits que trace M. Roebuck de quelques-uns des hommes qui ont figuré dans ces derniers temps sur le théâtre de la politique anglaise. Je citerai celui du célèbre O’Connell, malgré sa longueur. Il était difficile, ce une semble, de mieux tenir la balance entre l’enthousiasme et le dénigrement également exagérés dont le grand agitateur irlandais a été l’objet. « L’histoire du genre humain, dit M. Roebuck, présente peu d’exemples d’une puissance aussi extraordinaire que celle que M. O’Connell a exercée sur ses compatriotes. Il était lui-même un complet et véritable Irlandais, possédant beaucoup de grandes facultés, mais dépourvu de beaucoup d’autres, sans lesquelles un homme ne peut pas être considéré comme véritablement grand. D’un aspect imposant, doué d’une voix belle et flexible, d’un esprit abondant, vif et souple, habile à résumer une longue argumentation en une sentence d’une concision épigrammatique, il semblait formé par la nature pour le rôle que la situation de son pays l’appela à jouer. Son éducation première avait donné à ses manières quelque chose de la douceur ecclésiastique, lorsqu’il se trouvait dans un cercle de gens bien élevés d’Anglais surtout ; mais, lorsqu’il s’adressait aux Irlandais, il ne lui était nullement difficile de prendre, ou, plus exactement peut-être, de reprendre un ton tout différent, qui lui gagnait complètement les cœurs si inflammables des paysans… sur lesquels il exerçait un despotisme absolu. Son influence était très grande aussi sur le clergé catholique, dont l’appui lui avait procuré et lui conservait la puissance extraordinaire dont il était investi par rapport aux masses ignorantes. Lorsqu’il parlait du clergé, lorsqu’il adressait la parole à un ecclésiastique, la déférence de son attitude ressemblait à une prostration complète de l’esprit et du corps devant la domination spirituelle. Par la stricte observance des formes de la religion, par la ferveur de sa dévotion extérieure, il avait conquis la confiance et l’estime du clergé catholique irlandais… Cette confiance mutuelle tenait en grande partie au caractère de la piété de M. O’Connell, dans laquelle la crainte n’avait pas une petite part. Soumis à l’influence de fortes passions, d’une foi inaccessible au doute, mais sujet à des accès de découragement, il était merveilleusement propre à devenir l’instrument d’un clergé entreprenant et rusé. Les prêtres de son église avaient trop de sagacité pour ne pas se rendre un compte exact de la nature et de l’étendue de leur pouvoir sur son esprit. Ils connaissaient sa faiblesse et leur propre force ; ils n’avaient donc aucune inquiétude à concevoir de la puissance qu’ils l’aidaient à acquérir sur les paysans, parce qu’ils étaient certains que ce pouvoir ne serait jamais employé à diminuer… leur influence spirituelle ni leur autorité temporelle et leur richesse…

« M. O’Connell était un légiste consommé, connaissant parfaitement le caractère des Irlandais, toujours prêt à leur venir en aide, soit qu’ils fussent mis en accusation par le pouvoir, soit qu’ils eussent entre eux des différends. Sans rival dans l’habileté avec laquelle il savait, en matière criminelle, ménager les dispositions d’un jury en faveur de ses cliens, ses argumentations en matière civile devant les juges de Dublin étaient de véritables modèles de ce genre d’éloquence. Le contraste de sa manière dans ces différentes occasions prouvait sa merveilleuse souplesse et avait dû préparer la chambre des communes à la parfaite convenance de son attitude, lorsqu’il parut pour la première fois devant elle comme le représentant de l’Irlande catholique-romaine. Il fut toujours un acteur accompli, et il savait prendre et quitter tous les rôles au moment où cela lui convenait. La bouffonnerie familière et sournoise, le pathétique grossier, presque vulgaire, mais en réalité plein d’art et d’adresse, le sarcasme de l’avocat défendant un accusé devant les assises, étaient entièrement mis de côté et remplacés par un langage simple, grave, même poli, lorsqu’il fallait argumenter devant les magistrats des cours supérieures. Et cette éloquence contenue, mais toujours naturelle, combien ne différait-elle pas de celle du violent démagogue, de l’accusateur passionné des oppresseurs de son pays, dont la parole subjuguait, entraînait les immenses rassemblemens de l’Association catholique ! Il semblait, sur ce théâtre, se jouer dans sa liberté, rejeter toute contrainte, renoncer à exercer un contrôle quelconque sur ses sentimens, se rendre, en un mot, l’esclave de ses passions. Mais, jusque dans ses écarts en apparence les plus sauvages, il était toujours vraiment maître de lui-même ; donnant aux plus extrêmes licences du langage l’apparence des élans d’une indignation qu’il ne pouvait contenir, faisant ainsi de la passion une excuse, alors qu’elle ne lui était qu’un prétexte, il inspirait aux autres, il leur faisait partager cette indignation même dont il leur offrait l’image accomplie. À la chambre des communes, on ne retrouva plus le moindre vestige du démagogue énergumène. Parmi les difficultés de l’art oratoire, il n’en est aucune qui puisse entrer en comparaison avec celle de faire, dans cette assemblée, des appels efficaces à une sentimentalité romanesque. Quiconque a eu l’occasion d’adresser la parole à des réunions de nature diverse doit avoir reconnu que les appels aux passions, aux sentimens généreux, à l’exaltation de l’honneur, ne réussissent guère qu’auprès d’un auditoire simple et illettré. Plus une assemblée renferme d’hommes de savoir et d’expérience, plus elle éprouve de répugnance pour ces provocations passionnées… Ce qui ferait pleurer une réunion de paysans endormirait probablement la chambre des communes, ou ne la tiendrait éveillée que par un sentiment de dégoût et de mépris. M. O’Connell le savait parfaitement ; il savait d’ailleurs que le grand corps dans lequel il entrait était plein de courage, qu’il était aussi malaisé de l’effrayer que facile de blesser la susceptibilité dédaigneuse de son goût. Il n’eût pas été sans danger de prendre envers une telle assemblée un ton de menace : il était impossible de l’intimider, il n’y avait presque aucun espoir de l’entraîner en sens inverse de ses convictions ; mais l’amuser, l’intéresser, conquérir en quelque sorte son attention et son estime à force d’esprit et de savoir, par des exposés d’une lucidité victorieuse, par les déductions d’une logique habile, quelquefois même, bien que rarement, l’émouvoir et presque la convaincre par les traits heureux et ménagés avec art d’une argumentation passionnée, cela ne dépassait pas les bornes de la puissance d’un grand orateur. M. O’Connell le sentait, il avait une assez haute opinion de lui-même pour comprendre qu’il lui était permis d’aspirer à de tels résultats ; toujours maître de lui-même, il s’appliqua à cette tâche difficile, et il y réussit.

« Ses facultés étaient de l’ordre le plus élevé, on ne saurait le nier ; il est également certain que peu d’hommes ont en tant et de si heureuses occasions de rendre à leur pays de grands services. Il faut pourtant reconnaître que tant de talens éminens et des circonstances si favorables ont produit comparativement bien peu de résultats pour lui ou pour les autres, et que peu d’hommes ayant aussi long-temps et à un tel degré fixé l’attention du monde ont laissé derrière eux si peu de traces faites pour recommander leur souvenir.

Pour un acteur aussi accompli que M. O’Connell, il n’y avait rien de particulièrement difficile à prendre les manières, à employer le langage qui pouvaient plaire à une assemblée et la conduire à un but donné ; mais respecter la vérité, sacrifier les considérations personnelles, résister au préjugé populaire sur lequel était fondée sa propre puissance, cela eût exigé un esprit habitué dès l’enfance à obéir aux inspirations de cette moralité élevée qui appartient aux peuples libres et qu’on ne trouve que chez eux. M. O’Connell, malheureusement pour sa gloire et pour le bonheur de son pays, n’était pas exempt des vices qui sont la conséquence trop naturelle de l’état d’oppression contre lequel il luttait si vaillamment. L’esclavage qu’il essayait de détruire avait exercé sur son esprit même une funeste influence. Cette indifférence pour la vérité qui est inséparable de la condition de l’esclave avait perverti l’esprit de l’homme destiné à vaincre, dans une grande circonstance, la tyrannie qui marquait de son empreinte ignominieuse la race à laquelle il appartenait.

« La grande erreur de M. O’Connell fut de confondre le peuple anglais avec l’oligarchie qui gouvernait l’Irlande. S’il eût énergiquement lié la cause de la liberté et du bon gouvernement dans son pays avec la même cause dans le nôtre, il n’eût pas été entravé dans ses efforts par l’amour-propre blessé de la nation britannique. Les déclamations sauvages auxquelles il se livrait pour maintenir son ascendant sur les paysans irlandais et sur la population catholique des villes ne pouvaient manquer de blesser vivement les classes moyennes de l’Angleterre. Les exigences de sa position expliquaient ces écarts, mais elles n’en atténuaient pas les fâcheux effets. »

Sauf quelques traits hasardés, ce portrait me paraît d’une grande vérité. Dans un autre passage, M. Roebuck, parlant des efforts faits par O’Connell pour organiser un mouvement dans le sens du rappel de l’acte qui avait uni législativement l’Angleterre et l’Irlande, s’exprime ainsi : « Il voulait entretenir l’agitation, mais il n’espérait pas, il ne désirait même pas le rappel de l’union. Il aimait l’agitation, parce qu’il en vivait. Il craignait la guerre, parce qu’il n’aimait pas le danger, et aussi parce qu’en réalité son ame était bienveillante ; mais le rappel, il le savait bien, ne pouvait être que le résultat d’une guerre. Il était également certain que, dans le cas même où l’Angleterre se serait décidée à l’accorder sans lutte, l’Irlande serait devenue immédiatement le théâtre d’une guerre civile qui n’aurait cessé que par l’extirpation complète de l’une ou de l’autre des parties contendantes. Si le bras vigoureux de la puissante Angleterre n’était pas là pour maintenir la paix, l’incendie, le massacre, la famine et la peste règneraient en maîtres dans ce pays, et l’Irlande, par le fait de ses propres enfans, deviendrait un spectacle de mépris, d’horreur et de pitié pour l’univers. Personne ne le savait mieux que M. O’Connell, et personne ne redoutait davantage d’aussi terribles chances. Cependant l’agitation qu’il désirait entretenir fit un très grand mal : elle persuada au monde que la vie et la propriété n’avaient aucune garantie en Irlande, et par là elle rendit impossible l’amélioration de son peuple. L’erreur capitale de la politique des administrations successives qui eurent à lutter contre l’influence de M. O’Connell fut de ne pas le tirer des besoins pécuniaires qui le poussaient dans les voies de l’agitation. Après le vote du bill d’émancipation, sa mission était évidemment accomplie ; il lui fallait trouver un nouveau sujet de plainte pour qu’il pût vivre. Le ministère le savait ou devait le savoir. Il y eut alors une voie ouverte pour la conciliation. La vraie politique, celle que conseillait la prudence aussi bien que la générosité, eût été en ce moment de s’assurer du chiffre de ses dettes, de les payer et de lui procurer une position honorable et lucrative à laquelle son savoir comme légiste le rendait parfaitement apte. Si l’on eût suivi cette marche, l’Irlande serait aujourd’hui un pays paisible et florissant. »

Quoi qu’on puisse penser de cette dernière conjecture de M. Roebuck, les considérations qui la précèdent me paraissent fondées. J’ajouterai seulement que, pour ne pas en exagérer la portée, pour ne pas être injuste envers O’Connell, il faut admettre qu’en se laissant entraîner par des motifs personnels d’une nature peu élevée, il ne s’en rendait pas à lui-même un compte bien exact. Il est plus rare qu’on ne le pense, en politique surtout, de faire le mal tout-à-fait sciemment, de propos délibéré, et, dans les voies difficiles qu’ont à parcourir les hommes publics, la ligne du devoir n’est presque jamais tracée avec assez de netteté et de précision pour que, s’ils n’y prennent bien garde, ils ne soient pas exposés à se laisser égarer par les sophismes que leur suggèrent leurs passions et leurs intérêts. C’est une grande raison de juger leurs erreurs avec indulgence tant qu’elles ne dépassent pas certaines limites, tant qu’elles ne violent pas ouvertement les principes incontestables de la morale ; mais c’est aussi pour eux un avertissement de veiller sur eux-mêmes, de se prémunir contre de premiers entraînemens dont les conséquences peuvent les entraîner si loin, de consulter enfin le sentiment intérieur du devoir qui, sérieusement interrogé, nous trompe rarement, plutôt que les subtilités de la casuistique complaisante de l’esprit de parti.

Un autre homme d’état plus considérable encore que l’agitateur irlandais et dont les doctrines étaient, à certains égards, bien autrement éloignées de celles de M. Roebuck, sir Robert Peel, est aussi, de sa part, l’objet d’une appréciation intelligente et bienveillante dont on lui saurait plus de gré, s’il n’en avait pas fait l’occasion d’une diatribe passionnée contre les whigs. « Sir Robert Peel, dit-il, a commis de graves erreurs dans sa carrière politique ; néanmoins la nature de son esprit le rendait éminemment propre à devenir le guide puissant du peuple anglais. Il ne s’instruisait pas avec rapidité, mais il était toujours en voie de progrès. Il était toujours prêt à écouter le développement d’idées nouvelles comme à en reconnaître la vérité et l’importance, si elles étaient vraies en effet, et, bien que lent à les adopter, on le trouvait toujours disposé à les examiner et à les discuter. Ses plus fortes sympathies d’ailleurs étaient du côté de la nation, et non pas d’une petite section dominante ou d’un parti, et c’est en cela qu’il se distinguait surtout des hommes d’état whigs, dont il fut toute sa vie l’adversaire. Les whigs peuvent gouverner pour la nation, mais ils gouvernent certainement par une coterie. S’ils sont quelquefois libéraux dans leurs opinions, c’est que cela convient à leurs vues de parti. S’ils adoptent une idée nouvelle, c’est de même pour quelque résultat immédiat. Ils refusent de s’associer à tout ce qui n’appartient pas à leur secte particulière ; ils ne jugent capables de conduire sagement les affaires du pays que ceux qui sont alliés à leur parti, et qu’ils considèrent comme nés pour la domination. Sir Robert Peel n’avait rien de ces dispositions exclusives. Il était assez grand pour reconnaître et pour distinguer le mérite dans les autres ; il avait la sagesse de chercher à s’instruire, même auprès de ses adversaires, et la loyauté de ne pas dissimuler la dette qu’il contractait par là envers eux. C’est ainsi qu’il ne cessa jusqu’à la fin de faire des progrès avec la nation à laquelle il appartenait, ne devançant jamais l’esprit public, mais ne restant jamais beaucoup en arrière, dans les dernières années surtout. Si son intelligence eût été d’une trempe plus hardie et plus originale, il eût été probablement moins heureux comme ministre, parce qu’il aurait proposé des réformes avant que la nation fût préparée à les recevoir, et, en méritant la gloire d’un philosophe, il eût diminué sa puissance d’homme d’état ; mais c’était à un tout autre danger qu’il était exposé.

« En deux occasions importantes, il tarda trop à sortir des anciennes voies pour suivre le mouvement de l’opinion publique : il ne courait pas le risque de jamais le devancer ; mais la destinée du pionnier qui fraie le chemin n’est pas de recueillir le bénéfice immédiat ni l’honneur de son travail. Le philosophe qui découvre de grandes vérités, qui en réunit les preuves, doit se contenter d’avoir pour récompense, en attendant le respect et la reconnaissance de la postérité, la conscience de la valeur de sa découverte ; mais l’homme d’état, pour être utile, doit être puissant, et dans un gouvernement tel que le nôtre, chez un peuple aussi pratique que le peuple anglais, la marche la plus sûre pour un ministre réformateur, c’est de ne jamais devancer son temps. Qu’il n’épouse jamais avec obstination un ordre particulier d’opinions et de vues, qu’il soit toujours prêt à entendre, à écouter avec soin, avec égards ce qu’on lui exposera sur tous les côtés d’une question, mais qu’il s’abstienne religieusement de s’approprier aucune conception nouvelle jusqu’à ce que le public l’ait parfaitement comprise et adoptée. Sir Robert Peel, deux fois dans sa vie, commit l’erreur de rester trop long-temps en arrière. Dans la question catholique, il s’engagea tellement contre l’émancipation, qu’il ne lui restait plus aucune voie de retraite honorable. Il eut pourtant le courage de briser les entraves que lui avaient créées ses relations de parti et qu’il avait mis lui-même toute son habileté à fortifier. La leçon fut sévère, et, pour un esprit tel que le sien, elle dut être particulièrement pénible. En résultat cependant, elle contribua beaucoup à la supériorité qu’il devait atteindre quelques années après. Cette rude épreuve, la souffrance morale qu’elle lui infligea, firent de lui un nouvel homme, et bien que, dans l’affaire de la réforme parlementaire, il ait commis depuis la même méprise, cette nouvelle erreur ne fut pas sans avantage, puisqu’elle le mit en mesure de rallier autour de lui les fragmens de l’ancien parti tory et de reconquérir le pouvoir avec leur appui. Sa conduite pendant son dernier ministère, bien qu’elle ait excité le ressentiment à jamais implacable de quelques-uns de ses partisans immédiats, l’a rendu le ministre le plus populaire et l’homme d’état le plus puissant que l’Angleterre ait possédé depuis le premier Pitt. La nation avait confiance dans sa prudence ; elle le croyait sincèrement dévoué à la cause de la prospérité du pays et animé d’une sympathie réelle pour les masses de notre industrieuse population. Un sentiment qui devenait de plus en plus général, c’est qu’il était destiné à être le ministre du peuple, que, soutenu par l’appui populaire dans lequel il aurait fini par trouver son unique force, il serait en état de s’affranchir de la règle qui, jusqu’à présent, a maintenu exclusivement entre les mains de l’aristocratie le gouvernement de l’Angleterre, et de faire asseoir sur les bancs de la trésorerie une administration vraiment nationale, une administration dans laquelle la sagacité pratique et les intérêts variés des classes mercantile, manufacturière et ouvrière auraient des représentans qui y prendraient place, non plus avec le caractère subalterne de ministres en sous-ordre, mais sur le pied de collègues indépendans et égaux, non plus comme recevant leurs emplois à titre de faveur pour aussi long-temps qu’on voudrait bien les souffrir, mais les prenant comme un droit et les conservant, non par la volonté d’une coterie exclusive, mais par celle de la nation. Le peuple anglais, croyant que telle était la dernière mission réservée à sir Robert Peel, avait les yeux fixés sur son avenir avec une attente impatiente. Il devenait plus cher à la nation à mesure qu’il perdait la faveur de son parti, et il ne fut jamais si puissant que lorsque ce parti, qui l’accablait d’outrages, parut avoir rompu pour jamais avec lui. Malheureusement cette espérance ne devait pas être réalisée, et l’intensité de la douleur publique à la mort de sir Robert Peel a donné la mesure de ce qu’on attendait de lui. »

Ce jugement porté par un radical sur l’ancien chef des tories est certainement digne d’attention. La nature même de quelques-uns des éloges qu’il lui donne avertit assez qu’on ne doit pas s’attendre à la même bienveillance dans les portraits que trace M. Roebuck des principaux whigs ; ce sont toujours pour lui les chefs d’une aristocratie égoïste, d’une coterie dont la seule pensée est d’arriver au pouvoir et de s’y maintenir à tout prix. Il en est deux pourtant qui paraissent trouver grace à ses yeux, lord Grey et lord Brougham. Je crains bien qu’en ce qui concerne ce dernier, M. Roebuck n’ait puisé ses motifs d’indulgence dans les défauts même qui ont trop souvent paralysé les grandes facultés de l’ancien chancelier, dans la bizarre indépendance d’esprit qui ne lui a jamais permis de s’assujétir complètement à la discipline d’un parti, dans les boutades qui parfois l’ont emporté passagèrement vers le radicalisme, — en un mot dans les circonstances même qui ne lui ont pas permis de remplir complètement la brillante carrière ouverte devant lui il y a vingt ans. Quant à lord Grey, le plus exclusif des oligarques, malgré la hardiesse de son libéralisme, le whig par excellence dans le sens que ce mot avait à la fin du dernier siècle, il faut croire que l’originalité simple et fière de cette grande figure aristocratique a exercé sur l’imagination de M. Roebuck une fascination qui, par une heureuse inconséquence, l’a entraîné à admirer le type le plus complet du parti même qu’il poursuit sans cesse de ses accusations ou de ses insinuations plus que rigoureuses.

Arrivé au terme de son travail, l’auteur, s’élevant, dans un élan de patriotisme, au-dessus des préventions passionnées qui en ont malheureusement dénaturé quelques portions, résume en ces mots l’histoire de la grande lutte qu’il vient de raconter : « Ainsi fut emporté le bill de réforme, exemple à jamais mémorable dans l’histoire de notre constitution de la puissance de l’opinion publique, du caractère pratique de notre peuple, de ce respect si remarquable pour la loi et pour les formes constitutionnelles que toutes les classes éprouvent parmi nous. D’une part, la patience et en même temps l’inébranlable résolution du peuple, son désir d’éviter autant que possible tout appel à la force et de n’avoir recours qu’aux moyens constitutionnels pour atteindre le but qu’il avait en vue, sont également dignes d’admiration ; de l’autre côté, la retraite finale des pairs, leur résignation, forcée sans doute, mais, après qu’ils eurent pris leur parti, franche, complète, exempte de toute hésitation, au sentiment populaire, ne peuvent être trop louées. Après une telle expérience, nous ne devons jamais désespérer d’être en mesure d’obtenir tous les changemens vraiment avantageux que peuvent appeler nos institutions par des moyens pacifiques et légaux. »

Quant à la portée et aux conséquences du bill de réforme, voici le jugement qu’en porte M. Roebuck, après avoir exprimé le regret que, dans les circonstances où il fut voté, on n’ait pu lui donner un caractère plus démocratique : « Quoi qu’il en soit, dit-il, nous devons avouer loyalement qu’il y a, dans l’histoire du genre humain, peu d’exemples d’un aussi grand changement constitutionnel accompli avec si peu de dommage matériel ou moral pour le peuple pour qui et par qui il a été fait. Que les whigs en masse aient cherché autre chose que l’avantage de leur propre parti, je ne vois pas de raisons de le penser. Que dans un sens ils se soient exagéré les effets de la mesure, que sous un autre rapport ils ne les aient pas tous prévus, c’est ce que prouve, selon moi, leur conduite subséquente. Ils se les sont exagérés en croyant qu’ils avaient réellement anéanti la puissance politique de leurs adversaires et établi solidement leur propre suprématie, comme aussi en se persuadant qu’ils avaient procuré une force dangereuse à ce qu’ils appelaient alternativement le parti républicain et le parti démocratique. Ils ont, en sens contraire, méconnu la portée et l’influence du nouvel acte lorsqu’ils ont supposé qu’à l’avenir les luttes dans la chambre des communes auraient lieu entre eux-mêmes, représentant la monarchie, l’aristocratie, la richesse et l’ordre, et un parti peu nombreux, mais violent et actif, de républicains et d’anarchistes. Le bill de réforme ne leur a pas donné l’ascendant sur lequel ils comptaient ; il n’a pas créé ce parti violent et républicain. Cependant le changement qu’il a produit, sans être ce que ses auteurs attendaient, a été immense et de nature à affecter matériellement l’existence à venir du parlement. Depuis la réforme, la lutte n’a pas eu lieu dans la chambre des communes entre les propriétaires et les prolétaires, mais entre les possesseurs de diverses espèces de propriétés, entre les propriétaires fonciers d’une part, et de l’autre ceux des manufactures.

« Les nouveaux intérêts manufacturiers qui, dans l’espace du dernier demi-siècle, avaient acquis une si grande importance, ont obtenu pour la première fois une voix et sont devenus une puissance dans la chambre des communes ; les grands et puissans corps électoraux que le bill appelait à l’existence ont, en réalité, fait pénétrer dans cette chambre un esprit tout nouveau ; les représentans des communes ont subi des influences qui, jusqu’alors, leur avaient été, sinon inconnues, au moins insensibles. L’effet de ces influences n’a pas encore été constaté tout entier ; mais il faudrait être un observateur bien peu attentif pour ne pas reconnaître que le but de notre législation diffère grandement aujourd’hui de ce qu’il était avant 1832. Les opinions de classes nombreuses dont on n’avait jusqu’alors tenu aucun compte, parce que ces classes étaient placées en dehors de toute action politique, sont devenues, depuis le vote du bill, l’objet d’une attention sérieuse, et un parti, auquel on a donné la désignation significative de parti de Manchester, est apparu pour la première fois dans la législature, où sa destinée est de voir croître continuellement son importance et de partager un jour la direction du pouvoir avec ces partis aristocratiques qui en ont eu jusqu’à présent le monopole. Cependant les représentans des classes manufacturières, dans leur inexpérience de la politique, se présentèrent d’abord au parlement comme les adhérens de l’administration existante ; tout leur poids, toute leur influence, furent employés avec un zèle enthousiaste à soutenir, à fortifier son pouvoir, et jamais plus humbles, plus dociles suivans ne s’étaient abandonnés à la conduite d’un ministère. Le temps cependant ne pouvait manquer de mettre en jeu les intérêts réels de la classe qu’ils représentaient, et le ministère, qui voulait conserver leur appui, était obligé d’accorder une attention incessante aux besoins, aux voeux, aux préjugés même de ces nouveaux et importans adhérens. Les whigs ne tardèrent pas à s’apercevoir de l’erreur grave qu’ils avaient commise en croyant leur empire définitivement affermi, et ils se trouvèrent encore une fois contraints de prendre le caractère d’un parti chaudement libéral, de chercher leur appui dans la nouvelle section d’hommes politiques que leur bill avait amenés à la chambre des communes. En fait, depuis ce moment, les chefs du parti whig et ceux du parti tory ont également senti et subi l’influence de ce nouveau pouvoir dans l’état. »

Cette appréciation, dégagée des formes et des inductions radicales qui caractérisent la manière de M. Roebuck, me paraît être bien près de la vérité : elle indique très nettement la modification que le bill de réforme a apportée à la composition de la chambre des communes. Les bases de la constitution n’ont pas été ébranlées, la position des pouvoirs et même leurs élémens essentiels sont restés les mêmes ; mais à côté des influences territoriales, seules dominantes jusqu’alors, une influence nouvelle dont la puissance avait trop considérablement grandi pour qu’on pût sans injustice et sans danger persister à ne pas en tenir compte, l’influence industrielle, a été admise à prendre place dans la représentation nationale. Elle y a été admise non pas triomphalement, exclusivement, de manière à tout assujétir et à faire une véritable révolution, non pas dans la proportion exacte de ses progrès et de ses forces réelles, mais dans une proportion modeste, qui, tout en l’initiant à la vie politique et à l’expérience des affaires, tout en la mettant en mesure de jeter dès-lors un poids dans la balance, ne lui donne, pour le moment, ni la possibilité, ni la tentation de chercher à se rendre dominante. C’est trop peu aux yeux des utopistes du radicalisme, c’est trop encore aux yeux des conservateurs absolus. À les entendre, l’esprit., la physionomie de la chambre des communes, seraient complètement changés ; le ton de ses discussions, l’aspect même de l’assemblée, suffiraient pour attester qu’elle se recrute aujourd’hui en grande partie dans des rangs moins élevés que ceux dont elle sortait il y a trente ans ; ils vont jusqu’à regretter de ne plus y voir en aussi grand nombre ces rejetons des puissantes familles dont l’extrême jeunesse, l’élégance, la frivolité même, étaient, dans l’enceinte législative, autant de démonstrations vivantes de la toute-puissance de l’aristocratie. Ces regrets, ces objections, même en ne les prenant que dans ce qu’ils ont de sérieux, me paraissent peu fondés. Prétendra-t-on que le parlement dût garder à jamais son ancienne organisation, alors que tout se modifiait autour de lui ? C’eût été s’égarer dans le grand chemin des révolutions, dans celui qui, un peu plus tôt ou un peu plus tard, y aboutit infailliblement. C’est parce que l’Angleterre n’y a jamais marché, c’est parce qu’elle a insensiblement, mais continuellement, depuis des siècles, modifié sa constitution, qu’elle a pu jusqu’à présent en conserver la substance. L’aristocratie qui la gouverne encore aujourd’hui ne ressemble guère à celle qui arracha à Jean-Sans-Terre les garanties de la grande charte, cela est évident ; pour peu qu’on y regarde de près, on reconnaîtra même que déjà elle diffère beaucoup de celle qui renversa Jacques II et appela au trône la maison d’Hanovre. Cependant, entre ces aristocraties diverses, entre les institutions qui ont été l’instrument de leur suprématie, il existe une chaîne continue qui n’a jamais été brisée ; c’est par des gradations presque insensibles que la situation s’est modifiée, et il serait à peu près impossible de fixer avec précision les époques de ces transformations successives. Le grand secret d’une telle politique est de ne jamais laisser trop long-temps en dehors du pouvoir les forces nouvelles qui se sont produites, mais de ne les y admettre qu’avec une sage lenteur, avec des précautions telles que l’esprit nouveau ne prévale jamais d’une manière soudaine et absolue dans l’organisation officielle du gouvernement, et’ qu’il ne puisse y devenir dominant avant de s’être incorporé en quelque sorte aux formes et aux institutions anciennes qu’il vient rajeunir.

Ces habiles tempéramens me paraissent avoir présidé encore à la réforme de 1832 et à ses développemens. Un changement était devenu nécessaire, tout le monde avait fini par le reconnaître. Ce changement pouvait-il avoir de moindres proportions ? Je ne le pense pas. Il fallait qu’il fût efficace ; on ne trompe pas par de fausses apparences une nation telle que la nation anglaise. Il a pu en résulter, dans les premiers momens, un peu de désordre ; l’excitation produite par l’emportement de la lutte devait ébranler pour quelques instans, au moins en apparence, cet admirable équilibre qui fait la force et la sécurité de l’Angleterre. À l’époque des premières élections qui suivirent le vole du bill, on put croire qu’il avait complètement bouleversé le système de la représentation nationale. Les tories se trouvèrent réduits à une insignifiante minorité ; une immense majorité libérale, dont les Whigs formaient la masse principale, couvrit les bancs de la chambre des communes. Les conservateurs extrêmes croyaient tout perdu, mais on vit alors le merveilleux résultat de ces contre-poids qui constituent le corps politique de l’Angleterre, du bon sens ferme et pratique qui caractérise le peuple anglais. La chambre des lords, appuyée par les vœux secrets et bientôt par la volonté non douteuse de la couronne, trouva, pour arrêter la chambre des communes dans une carrière d’innovations à laquelle l’esprit public n’était pas encore complètement préparé, une force qui lui avait manqué lorsqu’elle avait voulu s’opposer à une réforme réclamée par la volonté générale de la nation. Une fraction des whigs, quelques radicaux mêmes, s’effrayant de tentatives qui dépassaient toutes leurs anciennes aspirations, se rejetèrent avec vivacité du côté de la résistance. Deux ans étaient à peine écoulés que de nouvelles élections rendaient aux tories, non pas encore la majorité de la chambre basse, mais une minorité tellement forte, que le ministère whig, trop mal soutenu par une telle chambre contre l’immense majorité de la chambre haute, se trouvait réduit à une entière impuissance. Un peu plus tard, en 1841, il se voyait forcé de faire place à une administration tory. Je ne raconterai pas ici les vicissitudes qui, depuis cette époque, ont fait passer alternativement le pouvoir entre les mains des deux grands partis ; il me suffira de constater qu’en réalité, malgré quelques modifications nécessaires, les choses tendent à reprendre leur ancien cours, la politique anglaise à rentrer dans ses voies. Les whigs se reconstituent à leur état habituel d’un parti d’opposition porté, par nature, avec plus ou moins de maturité et de prudence, au progrès, aux réformes, stimulant, excitant sans cesse les dépositaires du pouvoir, et n’y touchant de loin en loin que pour le remettre en mouvement lorsqu’il s’est trop long-temps endormi dans les habitudes de conservation absolue ; les tories redeviennent le parti naturel du gouvernement, celui de la pratique, de l’expérience, celui qui doit habituellement conduire les affaires du pays, sauf à en abandonner la direction à de longs intervalles, pour aller, dans une opposition passagère, se retremper au contact des sentimens et des besoins publics dont les esprits les plus éclairés et les plus sagaces perdent plus ou moins le sentiment par le fait de la trop longue possession du pouvoir.

On rencontre cependant bien des gens qui, tout en reconnaissant que telles ont été jadis l’essence et la pratique du gouvernement anglais, croient que la situation est complètement changée, que les anciens partis, divisés, décomposés, placés dans des relations nouvelles, animés d’un esprit différent de celui qui les inspirait autrefois, ne sont plus en état de jouer le rôle que leur assignent les traditions historiques, ou plutôt qu’ils ont cessé d’exister. C’est, à mon avis, une erreur fondée sur des apparences superficielles, que ne peut manquer de dissiper une étude sérieuse et approfondie de l’état actuel de ce royaume et de l’histoire de son passé. Ce n’est pas la première fois qu’on a prophétisé, disons mieux, qu’on a proclamé comme un fait déjà accompli la mort des deux grands partis dont l’existence et la rivalité sont la clé de voûte de la constitution britannique. À une certaine époque du siècle dernier surtout, ils avaient paru l’un et l’autre tellement dévier de leurs tendances respectives, ils s’étaient tellement dénaturés, telle ment divisés, que leurs noms même, qui semblaient ne plus représenter rien de réel, avaient à peu près disparu du vocabulaire politique. Cette mort apparente n’avait pourtant rien de réel. C’était un travail occulte de réorganisation, de transformation rendu nécessaire par des circonstances nouvelles, et bientôt, sous des chefs illustres, les whigs et les tories devaient reparaître avec plus d’éclat que jamais, les premiers, comme jadis, en défenseurs ardens de la liberté, les autres en champions parfois exagérés de la monarchie et de l’église. De nos jours, ils ont eu à revenir de moins loin pour reprendre leurs positions naturelles. Espérons qu’ils la garderont long-temps, puisqu’elle est une des conditions de la grandeur de l’Angleterre, qui est elle-même une des bases principales de cette société européenne dont l’ensemble, malgré d’inévitables imperfections, est certainement le chef-d’œuvre de la politique et la plus puissante garantie de la civilisation du monde.

On conçoit que les gouvernemens qui redoutent pour leur sécurité l’exemple et l’influence d’un pays libre ne voient pas sans inquiétude la force et la prospérité de l’Angleterre ; mais, au point de vue même de leur intérêt particulier et en se reportant aux souvenirs du passé, il y aurait de leur part un étrange aveuglement à désirer sa ruine complète ou son trop grand abaissement. Cet aveuglement serait comparable à celui des amis de la liberté qui, il y a quatre ans, lorsque la puissance autrichienne paraissait presque anéantie, applaudissaient à la destruction de cette ennemie opiniâtre du libéralisme et du progrès, sans comprendre qu’un pareil résultat eût été le signal du bouleversement complet de l’Europe, et peut-être le premier pas vers son asservissement à une puissance moins libérale encore et plus étrangère au grand mouvement de l’esprit moderne. La variété des élémens dont se compose la société européenne est le principe de sa solidité. Les grandes puissances, celles surtout qui figurent depuis long-temps comme telles sur la scène du monde, et dont la politique extérieure repose par conséquent sur des traditions, sont unies entre elles par une sorte de solidarité. Malgré leurs divisions et leurs rivalités, elles doivent comprendre que le jour où l’une d’elles viendrait à périr, les autres seraient en danger. Il importe à l’Angleterre, à l’Autriche, à la France, dans un intérêt de salut commun, que la France, l’Autriche et l’Angleterre restent grandes et puissantes ; mais, pour que l’Angleterre conserve toute sa force, il faut qu’elle garde sa liberté aristocratique plus ou moins modifiée par les nécessités du temps, comme peut-être il faut, pour que l’Autriche ne tombe pas dans une impuissance qui laisserait un grand vide en Europe, qu’elle ne dépasse pas, dans les voies du progrès, les limites de ce qu’on a appelé le despotisme éclairé.


LOUIS DE VIEL-CASTEL.