Essais (1907)/Au lecteur




Au lecteur

Texte 1595
Texte 1907



AV LECTEUR


C’est icy vn Liure de bonne foy, Lecteur. Il t’aduertit dés l’entrée, que ie ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et priuee : ie n’y ay eu nulle considération de ton seruice, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’vn tel dessein. Ie l’ay voué à la commodité particulière de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouuer aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus visue la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faueur du monde, ie me fusse mieus paré et me presanterois en vne marche estudiee. Ie veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que ie peins. Mes défauts s’y liront au vif et ma forme naifue, autant que la reuerence publique me l’a permis. Que si l’eusse esté entre ces nations qu’on dit viure encore souz la douce liberté des premières loix de nature, ie t’asseure que ie m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, Lecteur, ie suis moy-mesme la matière de mon liure, ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en vn subiect si friuole et si vain. A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins.



Nota. — Ce texte a été collationné sur l’exemplaire de l’édition de 1595 (éditée à Paris, à cette date, par Abel Langelier), appartenant à la Bibliothèque nationale, no 15 de la collection Payen. — En ce qui concerne spécialement l’avis au lecteur ci-dessus, se reporter aux Notes, I, 14,1, Liure.


L’AUTEUR AU LECTEUR


Ce livre, lecteur, est un livre de bonne foi.

Il t’avertit, dès le début, que je ne l’ai écrit que pour moi et quelques intimes, sans me préoccuper qu’il pût être pour toi de quelque intérêt, ou passer à la postérité ; de si hautes visées sont au-dessus de ce dont je suis capable. Je le destine particulièrement à mes parents et à mes amis, afin que lorsque je ne serai plus, ce qui ne peut tarder, ils y retrouvent quelques traces de mon caractère et de mes idées et, par là, conservent encore plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont de moi. Si je m’étais proposé de rechercher la faveur du public, je me serais mieux attifé et me présenterais sous une forme étudiée pour produire meilleur effet ; je tiens, au contraire, à ce qu’on m’y voie en toute simplicité, tel que je suis d’habitude, au naturel, sans que mon maintien soit composé ou que j’use d’artifice, car c’est moi que je dépeins. Mes défauts s’y montreront au vif et l’on m’y verra dans toute mon ingénuité, tant au physique qu’au moral, autant du moins que les convenances le permettent. Si j’étais né parmi ces populations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des lois primitives de la nature, je me serais très volontiers, je t’assure, peint tout entier et dans la plus complète nudité.

Ainsi, lecteur, c’est moi-même qui fais l’objet de mon livre ; peut-être n’est-ce pas là une raison suffisante pour que tu emploies tes loisirs à un sujet aussi peu sérieux et de si minime importance.

Sur ce, à la grâce de Dieu.

À Montaigne, ce 1er mars 1580.



Nota. — Cette traduction a été faite d’après l’édition de 1595, en tenant compte toutefois de quelques variantes du manuscrit de Bordeaux, complétant ou accentuant la pensée de l’auteur. — Ces variantes, dont le relevé est donné dans le quatrième volume, sont pour la plupart de très minime importance : elles portent en très grand nombre sur l’orthographe ; de-ci, de-là, constituent des additions ou des suppressions de mots ou encore des substitutions d’un mot à un autre, soit pour éviter des répétitions, soit pour préciser ; et parfois, mais rarement, de légères modifications dans la construction de membres de phrase ; dans la quantité, il n’en est pas une qui modifie sensiblement le sens. Celles dont il a été tenu compte sont signalées par un astérique (*).