Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 23-29).

CHAPITRE II.

De la tristesse.

La tristesse est une disposition d’esprit des plus déplaisantes. — La tristesse est une disposition d’esprit dont je suis à peu près exempt ; je ne l’aime, ni ne l’estime ; bien qu’assez généralement, comme de parti pris, on l’ait en certaine considération et qu’on en pare la sagesse, la vertu, la conscience, c’est un sot et lain ornement. Les Italiens ont, avec plus d’à propos, appelé de ce nom la méchanceté, car elle est toujours nuisible, toujours insensée ; toujours aussi, elle est le propre d’une âme poltronne et basse ; les stoïciens l’interdisent au sage.

Effet des grandes douleurs en diverses circonstances ; tout sentiment excessif ne se peut exprimer. — L’histoire rapporte que Psamménitus, roi d’Égypte, défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer sa fille, captive comme lui, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, demeura sans mot dire, les yeux fixés à terre, tandis qu’autour de lui, tous ses amis pleuraient et se lamentaient. Voyant, peu après, son fils qu’on menait à la mort, il garda cette même contenance ; tandis qu’à la vue d’un de ses familiers conduit au milieu d’autres prisonniers, il se frappa la tête, témoignant d’une douleur extrême.

On peut rapprocher ce trait de ce qui s’est vu récemment chez un de nos princes qui, étant à Trente, y reçut la nouvelle de la mort de son frère aîné, le soutien et l’honneur de sa maison ; bientôt après, il apprenait la perte de son frère puîné sur lequel, depuis la mort du premier, reposaient toutes ses espérances. Ces deux malheurs, il les avait supportés avec un courage exemplaire ; quand, quelques jours plus tard, un homme de sa suite vint à mourir. À ce dernier accident, il ne sut plus se contenir, sa résolution l’abandonna, il se répandit en larmes et en lamentations, au point que certains en vinrent à dire qu’il n’avait été réellement sensible qu’à cette dernière secousse. La vérité est que la mesure était comble, et qu’un rien suffit pour abattre son énergie et amener ce débordement de tristesse. On pourrait, je crois, expliquer de même l’attitude de Psamménitus, si l’histoire n’ajoutait que Cambyse, s’étant enquis auprès de lui du motif pour lequel, après s’être montré si peu touché du malheur de son fils et de sa fille, il était si affecté de celui d’un de ses amis, n’en eut reçu cette réponse : « C’est que ce dernier chagrin, seul, peut s’exprimer par les larmes ; tandis que la douleur ressentie pour les deux premiers, est de beaucoup au delà de toute expression. »

À ce propos, me revient à l’idée le fait de ce peintre ancien qui, dans le sacrifice d’Iphigénie, ayant à représenter la douleur de ses divers personnages, d’après le degré d’intérêt que chacun portait à la mort de cette belle et innocente jeune fille ; ayant à cet effet, quand il en arriva au père de la vierge, déjà épuisé toutes les ressources de son art ; devant l’impossibilité de lui donner une contenance en rapport avec l’intensité de sa douleur, il le peignit le visage couvert. C’est aussi pour cela qu’à l’égard de Niobé, cette malheureuse mère, qui, après avoir perdu d’abord ses sept fils, perdit ensuite ses sept filles ; les poètes ont imaginé qu’écrasée par une telle succession de malheurs, elle finit elle-même par être métamorphosée en rocher, « pétrifiée par la douleur (Ovide) », marquant de la sorte ce morne, muet et sourd hébétement qui s’empare de nous, lorsque les accidents qui nous accablent, dépassent ce que nous en pouvons supporter. Et, en effet, un chagrin excessif, pour être tel, doit stupéfier l’âme au point de lui enlever toute sa liberté d’action, ainsi qu’il arrive, au premier moment, sous le coup d’une très mauvaise nouvelle : nous sommes saisis d’étonnement, pénétrés d’effroi ou d’affliction et comme perclus en tous nos mouvements, jusqu’à ce qu’à cette prostration, succède la détente ; alors les larmes et les plaintes se font jour, l’âme semble se dégager de son étreinte, renaître et peu à peu être plus au large et rentrer en possession d’elle-même : « C’est avec peine qu’enfin il recouvre la voix et peut exprimer sa douleur (Virgile). »

Pendant la guerre, autour de Bude, du roi Ferdinand contre la veuve du roi Jean de Hongrie, un homme d’armes se fit particulièrement remarquer dans un des combats qui se livrèrent, par sa valeur absolument hors ligne. Nul ne l’avait reconnu, et chacun le louait à qui mieux mieux et le plaignait, car il avait succombé ; mais personne plus qu’un certain de Raïsciac, seigneur allemand, réellement enthousiasmé d’un courage aussi rare. Son corps ayant été rapporté, de Raïsciac s’approcha comme tout le monde, pour voir qui il était ; et lorsqu’on l’eut débarrassé de son armure, il reconnut son fils. L’émotion des assistants s’en accrut d’autant ; de Raïsciac, seul, demeura impassible ; sans mot dire, sans un cillement d’yeux, debout, contemplant fixement ce corps, jusqu’à ce que la violence de son chagrin atteignant le principe même de la vie, il tomba raide mort.

« Qui peut dire à quel point il brûle, ne brûle que d’un petit feu (Pétrarque) », disent les amoureux qui veulent exprimer une passion qu’ils ne peuvent plus contenir : « Misérable que je suis ! l’amour trouble mes sens. À ta vue, ô Lesbie, je suis hors de moi ; il est au-dessus de mes forces de parler ; ma langue s’embarrasse, une flamme subtile court dans mes veines, mes oreilles résonnent de mille bruits confus et le voile de la nuit s’étend sur mes yeux (Catulle). » Aussi, n’est-ce pas au plus fort de nos transports, quand notre sang bouillonne dans nos veines, que nous sommes le plus à même de trouver des accents qui apitoyent et qui persuadent ; dans ces moments, l’âme est trop absorbée dans ses pensées, le corps trop abattu et languissant d’amour ; de là parfois, l’impuissance inattendue en laquelle tombent, si hors de propos, les amoureux que paralyse leur ardeur extrême, au siège même de la jouissance. Toute passion qui se raisonne, qui se peut goûter et savourer avec calme, mérite à peine ce nom ; « Les soucis légers sont loquaces, les grandes passions sont silencieuses (Sénèque). »

Saisissement causé par la joie, la honte, etc. — La surprise d’un plaisir inespéré nous cause un saisissement semblable : « Dès qu’elle me voit venir, dès qu’elle aperçoit de tous côtés les armes troyennes, hors d’elle-même, frappée comme d’une vision effrayante, elle demeure immobile ; son sang se glace, elle tombe et ce n’est que longtemps après, qu’elle peut enfin parler (Virgile). » Outre cette Romaine qui mourut de joie en voyant son fils échappé à la déroute de Cannes ; Sophocle et Denys le tyran qui, également, trépassèrent d’aise en recevant une heureuse nouvelle ; Thalna qui, de même, mourut en Corse à l’annonce des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés ; n’avons-nous pas vu, en ce siècle, le pape Léon X, apprenant la prise de Milan, qu’il avait ardemment désirée, en éprouver un tel excès de joie, que la fièvre le prit et qu’il en mourut. Un témoignage encore plus probant de la faiblesse humaine, relevé par les anciens : Diodore le dialecticien s’étant, en son école et en public, trouvé à court pour développer un argument qu’on lui avait posé, en ressentit une telle honte, qu’il en mourut du coup. Pour moi, je suis peu prédisposé à ces violentes passions ; par nature, je ne m’émeus pas aisément ; et je me raisonne tous les jours, pour m’affirmer davantage en cette disposition.