Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 7

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 321-331).

CHAPITRE VII.

Des inconvénients des grandeurs.

Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut les fuir sans beaucoup d’efforts ni grand mérite. — Puisque nous ne pouvons atteindre aux grandeurs, vengeons-nous en médisant d’elles ; d’ailleurs, ce n’est pas absolument médire d’une chose que d’y trouver des défauts ; il y en a dans tout, si beau, si désirable que ce soit. En général, les grandeurs ont cet avantage incontestable, qu’elles peuvent s’abaisser autant que cela plaît, et qu’il est loisible à qui en jouit de choisir la condition qui lui convient, car on tombe rarement de toute sa hauteur et les grandeurs dont on peut descendre sans tomber existent en plus grand nombre que les autres. — J’estime que nous faisons des grandeurs plus de cas qu’elles ne valent, et qu’aussi nous estimons au-dessus de sa juste valeur la résolution que nous voyons prendre, ou que nous entendons dire avoir été prise, par ceux qui les méprisent ou qui y renoncent de leur propre mouvement ; elles ne sont pas, par essence, tellement avantageuses, que de s’y dérober soit, par lui-même, un acte si merveilleux. Je trouve bien difficile l’effort nécessaire pour résister à la souffrance que les maux nous causent, mais ce me paraît une petite affaire que de se contenter d’une médiocre situation de fortune et de fuir les grandeurs ; c’est une vertu à laquelle, moi, qui ne suis qu’un oison, j’arriverais, je crois, sans avoir à me contraindre beaucoup ; combien donc il en doit peu coûter à ceux chez lesquels entre en ligne de compte la considération que nous vaut d’ordinaire ce refus, qui peut être dicté par une ambition plus grande que le désir qu’on peut avoir des jouissances qu’elles donnent, d’autant que l’ambition n’est jamais plus conséquente avec elle-même que lorsqu’elle emploie des voies détournées et inusitées.

Montaigne n’a jamais souhaité de postes très élevés ; une vie douce et tranquille lui convient bien mieux qu’une vie agitée et glorieuse. — Je m’efforce de devenir patient et de modérer mes désirs ; j’ai tout autant à souhaiter qu’un autre, et, dans les souhaits que je forme, j’apporte autant de liberté et n’y mets pas plus de discrétion que qui que ce soit ; cependant, il ne m’est jamais arrivé de souhaiter ni royaume, ni empire, non plus que d’arriver à d’éminentes situations qui donnent le commandement ; ce n’est pas là ce que je vise, je m’aime trop pour cela. Quand je rêve d’accroitre mon importance, mes visées n’ont rien d’élevé ; modestes et timorées comme le comporte mon caractère, elles ne s’appliquent qu’aux progrès que je puis faire en décision, prudence, santé, beauté et même en richesses ; mais je ne songe à m’élever ni en crédit, ni en autorité pour arriver à pouvoir davantage ; l’idée seule en écrase mon imagination. Au contraire de cet autre, je préférerais être le deuxième ou le troisième à Périgueux, que le premier à Paris ou au moins, sans mentir, le troisième à Paris que d’y être le premier en charge. Je ne veux pas plus, comme un inisérable inconnu, avoir à me débattre aux portes avec un huissier, que de faire que s’ouvrent, sur mon passage, les foules en adoration. Je suis habitué à une situation moyenne, aussi bien du fait du sort que par goût, et ai montré par la conduite que j’ai tenue dans le cours de ma vie et par ce que j’ai entrepris, que j’ai plutôt fui que désiré m’élever au-dessus du degré de fortune où Dieu m’a fait naître ; en tout, s’en tenir à l’ordre établi par la nature, est chose à la fois juste et facile. J’ai l’âme poltronne au point que je ne mesure pas le succès par la hauteur à laquelle il nous place, mais à la facilité avec laquelle il s’obtient.

Si mon cœur n’a pas de hautes visées, en revanche il est franc et veut que je reconnaisse hardiment son humilité. — L. Thorius Balbus a été un galant homme, beau, doué d’une bonne santé, entendu dans tous les plaisirs et commodités de la vie dont il a largement joui ; il a vécu tranquille, n’ayant en vue que sa propre satisfaction, l’âme bien préparée contre la mort, les superstitions, la douleur et autres misères que l’homme ne peut éviter ; pour achever, il a fini les armes à la main, sur un champ de bataille, pour la défense de son pays.

Si j’avais à établir un parallèle entre cette existence et celle de M. Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu, couronnée par une fin admirable ; l’une sans nom, sans éclat ; l’autre exemplaire et glorieuse au delà de toute expression, j’en parlerais certainement comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s’il me fallait prendre l’une ou l’autre pour modèle, je dirais que la première est autant dans mes moyens et selon mes désirs que je règle sur ces moyens, que l’autre les dépasse et de beaucoup ; je ne puis que vénérer celle-ci, tandis que je me résoudrais volontiers à vivre celle-là.

Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que je l’exerce ou que je la subisse, la domination n’est pas dans mes goûts. — Otanez, l’un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient aspirer à l’empire, adopta un parti que j’aurais moi-même pris volontiers. Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la souveraineté, soit par l’élection, soit par le sort, sous condition que lui et les siens vivraient sur le territoire de l’empire indépendants de toute obligation, sans que personne ait autorité sur eux ; qu’ils ne seraient tenus qu’à l’observation des lois anciennes et jouiraient de toute liberté n’y portant pas atteinte : il était aussi peu porté à commander qu’à être commandé.

Il est très porté à excuser les fautes des rois, parce que leur métier est des plus difficiles ; on leur cède en tout, ils n’ont même pas la satisfaction de la difficulté vaincue. — Le plus pénible et le plus difficile métier de ce monde est, suivant moi, d’être un roi digne de ce rang. J’excuse plus leurs fautes qu’on ne le fait généralement, parce que je considère l’énorme fardeau dont ils ont la charge et que j’en suis étonné. Il est difficile de conserver de la mesure dans l’exercice d’une puissance aussi démesurée, quoique ce soit un singulier encouragement à la vertu pour ceux mêmes qui ne sont pas parfaitement doués par la nature, que d’être dans une situation où tout ce que vous pouvez faire de bien est noté et enregistré, où tant de gens aspirent à participer au moindre de vos bienfaits, et où votre capacité, comme celle des prédicateurs, est soumise surtout à l’appréciation du peuple, mauvais juge en la matière, facile à tromper comme à contenter. Il est peu de choses sur lesquelles nous pouvons émettre un jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles nous n’ayons de quelque façon un intérêt particulier. La supériorité et l’infériorité, le maître et le sujet sont en opposition et se jalousent naturellement ; perpétuellement ils empiètent sur leurs domaines respectifs. Je ne crois aucun d’eux, quand ils revendiquent ce qu’ils prétendent être leurs droits ; c’est à la raison seule, qui n’admet pas les compromissions et conserve son impartialité, qu’il appartient de décider quand elle peut se faire entendre. Je feuilletais, il n’y a pas un mois, deux livres d’auteurs écossais, traitant tous deux ce même sujet, mais à des points de vue opposés ; celui qui prend parti pour le peuple, fait du roi un être de condition pire qu’un charretier ; celui qui en tient pour le monarque le place, sous le rapport de la puissance et de la souveraineté, à quelques brasses au-dessus de Dieu.

L’un des inconvénients des grandeurs, qu’une circonstance fortuite m’a révélé récemment, est la suivante : Il n’y a rien peut-être de plus agréable dans les relations entre hommes, que les assauts auxquels nous nous livrons les uns contre les autres, tant par point d’honneur que pour faire ressortir notre valeur, dans les divers exercices soit du corps, soit de l’esprit ; assauts auxquels ceux qui sont investis de la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune part sérieuse. — Il m’a paru, en effet, qu’à force de respect, on y traite toujours les princes avec dédain et en leur faisant injure.. Dans mon enfance, une chose m’offensait infiniment, c’était que ceux qui luttaient avec moi dans nos jeux, évitaient de s’y appliquer franchement pour de bon, parce qu’ils me trouvaient indigne de leurs efforts ; c’est ce qu’on voit arriver tous les jours aux princes, chacun se trouve indigne de leur tenir tête. Si on s’aperçoit qu’ils ont le moindre désir d’obtenir la victoire, il n’est personne qui ne s’y prête et ne préfère trahir sa propre gloire que d’offenser la leur, et qui n’apporte à la leur disputer que juste la résistance indispensable pour qu’elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, alors que chacun y bataille pour eux ? Ils me font l’effet de ces paladins des temps passés, se présentant aux joutes et aux combats avec des armes enchantées. — Brisson, luttant à la course avec Alexandre, se laissa battre, en ne donnant pas tout ce qu’il eût pu Alexandre l’en tança ; il eût dù lui faire donner le fouet. — C’est là ce qui faisait dire à Carnéade que « les enfants des princes n’apprennent rien où la vérité ne soit faussée, si ce n’est à manier les chevaux ; en tout autre exercice, chacun cède devant eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n’est ni flatteur ni courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il ferait du fils d’un crocheteur ».

Homère a dù se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée et si délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, afin de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que ne peuvent posséder ceux qui n’ont pas à redouter le danger ; si on fait les dieux susceptibles de se courroucer, de craindre, de fuir, de ressentir la jalousie, la douleur, de se passionner, c’est pour pouvoir leur faire honneur des vertus qui sont la contrepartie de ces imperfections. Celui qui n’a part ni au hasard, ni à la difficulté, ne peut prétendre à bénéficier de l’honneur et du plaisir qui suivent les actions qui présentent des risques. — C’est pitié d’avoir un pouvoir tel que tout cède devant vous ; une telle fortune rejette trop loin de vous la société et ceux qui vous tiennent compagnie, elle vous plante trop à l’écart. Cette commode et lâche facilité à faire que tout s’abaisse sous vous, exclut tout plaisir de n’importe quelle sorte ; elle fait que vous glissez et ne marchez pas ; c’est dormir, ce n’est pas vivre. Représentez-vous un homme omnipotent : il est sous une oppression constante ; il faut qu’il vous demande de lui faire l’aumône de lui résister et de l’entraver dans ses volontés ; son bonheur n’est pas complet et il en souffre.

Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester ; on leur cache leurs défauts ; comment s’étonner qu’ils commettent tant de fautes ? — Les bonnes qualités des princes sont, en eux, comme mortes et non avenues ; car elles ne se manifestent que par comparaison, et, chez eux, le point de comparaison n’existe pas ; ils ne connaissent guère les louanges de bon aloi, étant toujours affligés d’une approbation continue, qui jamais ne varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets ? ils n’ont pas le moyen de prendre avantage sur lui : « C’est parce qu’il est mon roi, » dit celui-ci ; et, ce disant, il lui semble avoir donné suffisamment à entendre qu’il s’est prêté à être vaincu. Par ce fait qu’ils sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes les autres qualités réelles et essentielles qu’ils peuvent posséder et qui ne peuvent se faire jour ; elle ne leur laisse, pour se faire valoir, que les actions qui les touchent, telles que les devoirs de leur charge ; un roi a une si haute situation, qu’en lui on ne voit qu’elle. Elle constitue en dehors de lui une atmosphère lumineuse qui l’environne, le cache et nous le dérobe ; notre vue, arrêtée et aveuglée par ces flots de lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir ce qu’ils lui voilent. — Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix de l’éloquence ; il le refusa, estimant que l’eût-il mérité, il ne lui eût pas été possible de se prévaloir d’un jugement rendu par une assemblée aussi peu libre de ses actes.

Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en arrive à autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seulement en les approuvant mais aussi en les imitant. — Dans l’entourage d’Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée sur le côté ; et les flatteurs de Denys, lorsqu’ils étaient en sa présence, se heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui était à leurs pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui. Etre affecté de hernie a été parfois un titre de recommandation et de faveur ; j’ai vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des courtisans qui, parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient la leur qu’ils aimaient ; bien plus, le libertinage, les mœurs les plus dissolues, et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l’hérésie, tout comme la superstition, l’irréligion, la mollesse et encore pis, si pis il y a, ont été en crédit par suite de mauvais exemples, plus dangereux encore que celui donné par les flatteurs de Mithridate qui, parce que leur maître prétendait à l’honneur d’être bon médecin, se faisaient inciser et cautériser les membres par lui ; les autres, c’est leur âme, partie autrement plus délicate et plus noble, qu’ils souffrent se voir cautérisée.

Pour achever par où j’ai commencé, je rappellerai que l’empereur Adrien discutant avec le philosophe Favorinus sur l’interprétation à donner à un mot, celui-ci ayant cédé assez promptement et ses amis le lui reprochant : « Vous vous moquez, leur dit-il ; vous voudriez qu’il ne soit pas plus savant que moi, lui qui commande à trente légions ! » — Auguste avait écrit des vers contre Asinius Pollion : « Quant à moi, dit Pollion, je me tais : il n’est pas sage d’écrire à l’encontre de qui peut proscrire. » — Tous deux avaient raison ; Denys, parce qu’il n’avait pu égaler Philoxène en poésie et Platon dans ses raisonnements, condamna l’un aux carrières et fit vendre l’autre comme esclave dans l’ile d’Égine.