Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 3

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 137-159).

CHAPITRE III.

De la société des hommes, des femmes et de celle des livres.

La diversité des occupations est un des caractères principaux de l’âme humaine ; le commerce des livres est de ceux qui la distraient. — Il ne faut pas se mettre sous la dépendance exclusive de son humeur et de son tempérament ; notre principale supériorité réside dans les diverses applications que nous savons faire de nos facultés. Se tenir attaché, obligé par nécessité à une occupation unique, c’est être, mais ce n’est pas vivre ; les âmes les mieux douées sont celles qui ont en elles le plus de variété el de souplesse. Caton l’ancien en est un honorable témoignage : « Il avait l’esprit si flexible et si également propre à toutes choses que, quoi qu’il fit on eut dit qu’il était uniquement né pour cela (Tite Live). » — S’il m’appartenait de me dresser comme je le conçois, il n’est rien, quelque relief que cela puisse donner, que je ne voudrais posséder au point de ne pouvoir m’en détacher. La vie est un mouvement inégal, irrégulier, aux formes multiples. Ce n’est pas être son propre ami, et encore moins son maître, c’est être son esclave que de se suivre sans cesse et de se laisser tellenient aller à ses penchants qu’on ne puisse ni s’y soustraire, ni leur faire violence. Je le reconnais à cette heure, parce que je n’arrive pas aisément à échapper aux importunités de mon âme qui ne sait pas d’ordinaire se distraire sans se laisser accaparer : si elle s’occupe à quelque chose, elle s’y applique et s’y donne tout entière ; si peu important que soit le sujet sur lequel son attention est appelée, elle le grossit volontiers ou l’étire jusqu’à ce qu’il soit arrivé à valoir qu’elle s’y attache de toutes ses forces ; aussi, quand elle est inoccupée, son oisiveté me pèse et affecte même ma santé. La plupart des esprits ont besoin de se reporter sur des sujets étrangers pour se dégourdir et s’exercer ; le mien en a plutôt besoin pour se calmer et trouver le repos : « C’est le travail qui fait que nous échappons aux vices de l’oisiveté (Sénèque) », car sa principale et plus laborieuse étude est de s’étudier lui-même. Les livres sont du nombre des occupations qui le distraient de cette étude ; aux premières pensées qui lui viennent, il s’agite, les ressorts de sa vigueur jouent en tous sens ; c’est pour lui un exercice où il se montre tantôt violent, tantôt pondéré et plein de grâce ; et finalement, il se range, se modère et n’en devient que plus fort. Il a en lui de quoi tenir ses facultés en éveil ; la nature lui a donné, comme à tous autres, assez de fond pour ce qu’il a à en faire, et les sujets qui se prêtent à ses recherches et à ses appréciations ne lui font pas défaut.

Pour Montaigne, son occupation favorite était de méditer sur lui-même ; la lecture ajoutait à ses sujets de méditation ; il se plaisait aussi aux conversations sérieuses ; les entretiens frivoles étaient pour lui sans intérêt. — Méditer, pour qui sait se tâter et n’hésite pas à tirer parti de ses observations, est une étude de première utilité et qui s’étend à tout, et je préfère façonner mon âme que la meubler. Il n’y a pas d’occupation qui, selon la nature de notre âme, ait moins de valeur, ni qui en ait davantage, que de s’entretenir avec soi-même ; les plus grands esprits, « pour lesquels vivre c’est penser (Cicéron) », y ont consacré la meilleure partie de leur temps ; aussi la nature y a-t-elle attaché ce privilège, qu’il n’y a rien que nous ne puissions faire si longtemps, et qu’il n’est pas une chose à laquelle nous nous adonnions plus fréquemment et plus facilement. C’est l’occupation des dieux, dit Aristote, de laquelle naissent leur béatitude et la nôtre.

La lecture me sert surtout à me fournir de sujets qui me portent à réfléchir ; elle fait travailler mon jugement, mais non ma mémoire. Peu de conversations m’intéressent, dont l’objet n’est pas sérieux et ne prête pas à réfléchir ; cependant, je dois avouer que, par sa gentillesse et sa beauté, un sujet peut me retenir et me captiver autant, et même plus, que d’autres graves et sérieux ; mais sur tout autre, je ne prête qu’une attention superficielle à tout ce qui se dit autour de moi ; je sommeille et il m’arrive souvent dans les conversations de pure convenance, où il n’est question que de choses frivoles et sans importance, soit de répondre, comme si je sortais d’un songe, des bêtises ridicules qu’on n’admettrait même pas de la bouche d’un enfant, soit de garder un silence obstiné encoreplus sot et, de plus, impoli. J’ai une façon de rêverie qui fait que je me replie en moi-même ; d’autre part, je suis d’une ignorance puérile sur bien des choses que généralement tout le monde sait ; ces deux défauts m’ont valu qu’on peut raconter sur moi cinq ou six faits fort exacts, me dépeignant aussi niais que n’importe qui, quel qu’il soit.

Il était peu porté à se lier et apportait beaucoup de circonspection dans les rapports d’amitié qu’engendre la vie journalière ; mais, assoiffé d’amitié vraie, il se livrait sans restriction s’il venait à rencontrer quelqu’un répondant à son idéal. — Cette organisation si défectueuse que je viens de signaler, me rend difficile le choix de mes fréquentations, auxquelles il me faut apporter une grande circonspection, et fait que je suis peu propre à m’occuper des questions qui forment le fond de la vie courante. Nous vivons et faisons affaire avec le peuple ; si sa conversation nous importune, si nous dédaignons d’entrer en rapport avec les gens de condition infime et sans éducation (et ils ont souvent tout autant de bon sens que les plus clairvoyants), comme toute sagesse qui ne s’accommode pas des propos insignifiants qui se débitent communément manque son effet, il ne faut nous mêler ni de nos propres affaires, ni de celles d’autrui, puisque ce n’est qu’avec eux que se traitent les questions d’intérêt public comme celles d’intérêt privé. — Les allures de l’àme sont d’autant plus belles qu’elles sont moins forcées et plus naturelles ; nos meilleures occupations sont celles qui exigent de nous le moins d’efforts. Mon Dieu, que la sagesse rend donc service à ceux dont elle subordonne les désirs au pouvoir qu’ils ont de les réaliser ! Il n’y a pas de science plus utile : « Suivant ce qu’on peut » était le refrain et le mot favori de Socrate ; mot bien profond ! Il faut faire porter nos désirs sur les choses les plus aisées, celles qui sont à notre portée, et les y limiter. N’est-ce pas une sotte idée de ma part de ne pas lier commerce d’amitié avec une foule de gens que le sort a placés dans mon voisinage et dont je ne puis me passer, pour m’en tenir à une personne ou deux qui sont en dehors de mon cercle habituel ? ne serait-ce pas là le fait du désir irréalisable que j’ai d’une chose perdue et que je ne puis recouvrer ? Ma tolérance de mœurs, ennemie de toute rancune et de rigorisme, a pu aisément me préserver d’exciter l’envie ou l’inimitié ; jamais homme n’a donné plus d’occasions, je ne dis pas d’être aimé, mais de n’être pas haï ; par contre, la réserve que j’apporte dans mes relations m’a, avec raison, aliéné la bienveillance d’un certain nombre qui sont excusables de l’avoir prise dans un sens qu’elle n’avait pas et en mauvaise part.

Je suis très capable d’acquérir et de conserver des amitiés exquises comme il en existe peu ; d’autant que lorsque des liaisons me conviennent, je les recherche comme un affamé ; je fais des avances, j’y apporte une telle avidité que je manque rarement de les nouer et de finir par être payé de retour ; j’en ai fait souvent l’heureuse expérience. Je suis peu porté aux amitiés banales, telles qu’elles se rencontrent d’ordinaire : elles me laissent froid, car outre qu’il est dans ma nature de ne pas me livrer si je ne me donne tout entier, ma bonne étoile a fait que, dès[1] ma jeunesse, j’ai été rendu extrêmement délicat sous ce rapport par une amitié unique, mais parfaite, qui, à la vérité, m’a un peu dégoûté des autres, et peut-être trop mis en tête l’idée que, comme dit un ancien, l’amitié s’accommode d’une compagnie restreinte mais non d’une société nombreuse ; et puis, j’ai naturellement peine à ne me donner qu’à moitié et sous restriction, en observant cette prudence soupçonneuse, dégradante, qu’on nous recommande de conserver dans les rapports qu’entraînent des amitiés trop étendues et qui n’offrent pas toute garantie, réserve qui est de toute nécessité, surtout en ce temps, où il y a continuellement danger à parler franchement de quelqu’un.

Il est utile de savoir s’entretenir familièrement avec toutes sortes de gens, et il faut savoir se mettre au niveau de ceux avec lesquels on converse. — Aussi je vois bien que celui qui, comme moi, se propose de jouir des commodités de la vie (je veux dire des commodités essentielles), doit fuir comme la peste ces difficultés et délicatesses d’humeur. Je louerais une âme qui serait composée de plusieurs étages et qui, sachant se monter et se démonter, s’adapterait à tout ce avec quoi sa fortune la mettrait en présence ; qui pourrait causer avec son voisin de ses constructions, de ses chasses, de ses querelles, s’entretiendrait volontiers avec un charpentier, un jardinier ; j’envie ceux qui savent s’accommoder du moindre personnage de leur suite et régler leur conversation de manière à se mettre à sa portée. Je ne suis pas de l’avis de Platon conseillant de toujours parler en maître à ses serviteurs, hommes ou femmes, en bannissant toute plaisanterie, toute familiarité. Outre la raison que j’en ai donnée ci-dessus, il est inhumain et injuste de se prévaloir à ce degré de cette prérogative de la fortune ; et les mœurs qui comportent le moins d’inégalité entre les valets et les maîtres, me semblent les plus conformes à l’équité. Il est des personnes qui s’étudient à avoir l’esprit guindé, planant dans les régions élevées ; je maintiens le mien à plat dans les régions inférieures ; son seul tort est de s’occuper de tout : Vous me racontez ce qu’ont fait les descendants d’Eaque, et tous les combats livrés sous les murs sacrés d’Ilion ; mais vous ne me dites pas combien coute le vin de Chio, quel esclave doit me préparer mon bain, ni dans quelle maison et à quelle heure je me mettrai à l’abri du froid des montagnes des Abruzzes (Horace). »

De même qu’à la guerre la valeur des Lacédémoniens avait besoin, de peur qu’elle ne tourne à la téméritât et à la furie, d’être modérée par le son doux et gracieux des flûtes dans les circonstances où toutes les autres nations emploient des instruments aigus et retentissants et poussent des vociférations pour émouvoir et chauffer à outrance le courage de leurs soldats, ainsi, il me semble, à l’encontre de ce qui est généralement admis que, chez la plupart d’entre nous l’esprit a, dans ses actes, plus besoin de plomb que d’ailes, de calme et de repos que d’ardeur et d’agitation ; et, par-dessus tout, j’estime que c’est bien faire le sot, que d’avoir l’air entendu avec des gens qui ne le sont pas, de toujours parler un langage recherché, et « disputer sur la pointe d’une aiguille ». Il faut se ranger à la manière d’être de ceux avec qui l’on est, et parfois affecter l’ignorance ; dans l’usage courant, mettez de côté la force et la subtilité, il suffit d’être logique ; demeurez même terre à terre, si on le veut.

Les savants ont souvent un langage prétentieux, et ce même défaut lui fait fuir les femmes savantes. Que la femme ne se contente-t-elle de ses dons naturels ; cependant si elle veut étudier, qu’elle cultive la poésie, l’histoire et ce qui, dans la philosophie, peut l’aider à supporter les peines de la vie. — C’est un défaut dans lequel tombent volontiers les savants que de faire constamment parade de leur science doctorale et semer leurs livres partout ; ils en ont, en ces temps-ci, si fort rempli les boudoirs et les oreilles de ces dames que, si elles n’en ont pas retenu le fond, elles en ont du moins adopté la forme à tout propos, à tout sujet, si peu relevés, si communs qu’ils soient, elles emploient une nouvelle et docte façon d’écrire et de parler : « Crainte, colère, joie, chagrin, tout jusqu’à leurs plus secrètes passions, est exprimé dans ce style ; que dirai-je encore ? c’est doctement qu’elles se påment (Juvenal). » Elles citent Platon et saint Thomas pour des choses sur lesquelles le témoignage du premier venu suffirait aussi bien ; la doctrine, qui n’a pu pénétrer jusqu’à leur âme, est demeurée dans leur langue. Si celles qui sont convenablement élevées m’en croient, elles se contenteront de faire valoir les richesses naturelles qu’elles ont en propre. Elles cachent et dissimulent leurs beautés sous des beautés étrangères ; c’est une grande simplicité d’esprit que d’étouffer sa propre clarté, pour luire d’une lumière empruntée ; elles sont comme enterrées et ensevelies sous l’art auquel elles ont recours : « Elles ne sont que fard et parfum (Séneque) » ; c’est qu’elles ne se connaissent pas assez, le monde n’a rien de plus beau ; au rebours de ce qui est, c’est à elles à faire honneur aux arts, à donner de l’éclat au fard. De quoi ont-elles besoin ? de vivre aimées et honorées ; elles n’ont et n’en savent que trop pour réaliser ce but, pour lequel il ne faut qu’éveiller un peu et réchauffer les qualités qui sont en elles. Quand je les vois s’adonner à la rhétorique, à la science judiciaire, à la logique et autres drogueries semblables, si vaines et qui leur sont si inutiles, je me prends à craindre que ceux qui le leur conseillent, ne le fassent que pour avoir, sous ce prétexte, le droit de les régenter ; quelle autre excuse, en effet, puis-je leur trouver ? C’est assez que, sans nous, elles puissent faire exprimer à leurs regards si gracieux la gaité, la sévérité, la douceur ; accompagner un refus de rudesse, de doute, d’espérance ; qu’elles comprennent sans interprète les discours que leur tiennent leurs adorateurs ; cette science leur suffit pour qu’elles se fassent obéir à la baguette et gouvernent l’école et ceux qui y professent.

Si cependant elles étaient contrariées de nous céder sur un point quelconque et qu’elles veuillent aussi chercher des distractions dans les livres, la poésie est un passe-temps approprié à leurs besoins ; c’est un art folâtre et spirituel où tout est présenté travesti, où l’expression l’emporte sur la pensée, où dominent le désir de plaire et de faire de l’effet tout comme chez elles. L’histoire leur fournit aussi des sujets faits pour les intéresser. En philosophie, de ce qui sert à nous conduire dans la vie, elles prendront les indications qui les mettent à même de juger de nos humeurs et de nos caractères, de se défendre contre nos trahisons, de contenir les témérités de leurs propres désirs, de ménager leur liberté, de prolonger les plaisirs de la vie, de supporter humainement l’inconstance d’un amoureux, la rudesse d’un mari, l’importunité des ans et des rides et autres choses semblables. Voilà la limite extrême de ce que je leur concéderais dans l’étude des sciences.

Montaigne, de caractère ouvert et exubérant, s’isolait volontiers, soit par la pensée au milieu des foules, à la cour par exemple ; soit d’une manière effective chez lui, où on était affranchi de toutes les contraintes superflues que la civilité nous impose. — Il y a des natures particulières, renfermées en elles-mêmes ; je suis, moi, essentiellement communicatif et exubérant ; je suis tout en dehors et, du premier coup d’œil, on me voit tel que je suis, né pour la société et l’amitié. J’aime et prêche la solitude ; mais, pour moi, elle consiste surtout à être plus complètement en tête-à-tête avec mes affections et mes pensées ; je m’applique non à restreindre l’espace dans lequel je vais et je viens, mais mes désirs et mes soucis, et j’écarte de moi les préoccupations que pourraient me causer les affaires d’autrui, fuyant la servitude et les obligations, qui sont ma mort ; ce n’est pas tant le commerce des hommes qui me pèse, que la multiplicité des affaires. — À dire vrai, la solitude, quand elle est occasionnée par un isolement effectif, tend plutôt à me dilater les idées et à faire qu’elles se portent davantage sur les faits extérieurs ; quand je suis seul, c’est surtout sur les affaires de l’État et sur celles de l’univers que ma pensée se reporte. — Au Louvre et en nombreuse société, je me replie sur moi-même et m’y cantonne ; les foules me font rentrer en moi, et mes tête-à-tête avec moi-même ne portent jamais sur des sujets si folâtres, si licencieux, si personnels, que lorsque je me trouve dans des lieux où le cérémonial prescrit le respect et la prudence. Ce ne sont pas nos folies qui me font rire, mais ce que nous tenons pour être de la sagesse. Par tempérament je ne suis pas ennemi de l’agitation des cours ; j’y ai passé une partie de ma vie et suis à même de bien tenir ma place dans la haute société, pourvu que ce ne soit que de temps à autre et quand j’y suis disposé ; mais le peu d’attention que je prête à ce dont on parle, me jette forcément dans la solitude. — Chez moi, au milieu de ma famille qui est nombreuse, dans ma maison qui est des plus fréquentées, je vois assez de monde ; mais les personnes avec lesquelles j’aime à m’entretenir y sont rares. J’y ai établi, pour moi comme pour les autres, une liberté qui n’existe pas d’ordinaire ailleurs toute cérémonie en est bannie, on ne va pas au-devant de ceux qui arrivent, on n’accompagne pas ceux qui s’en vont ; de même de toutes les autres obligations pénibles que nous impose la courtoisie aux usages si serviles et si importuns ! Chacun s’y conduit comme il l’entend, s’entretient à sa guise avec ses pensées seul à seul ou avec qui bon lui semble ; j’y demeure muet, rêveur, renfermé, sans que mes hôtes s’en offensent.

Dans le monde, il recherchait la société des gens à l’esprit juste et sage ; nature des conversations qu’il avait avec eux. C’est là ce que finalement il appelle son premier commerce. — Les hommes dont je recherche la société et l’intimité sont ceux dont on dit qu’ils sont honnêtes et avisés ; ceux que je vois ici, me dégoûtent de tous autres qui ne satisfont pas à ces conditions ; à le bien prendre, c’est en effet une catégorie des plus rares et qui est surtout le fait de la nature. Ce que je recherche dans leur fréquentation, c’est uniquement une intimité, une compagnie, des ressources de conversation, un moyen pour l’âme de s’exercer ; je n’ai en vue aucun autre bénéfice. Quand je cause avec de pareilles gens, tout sujet m’est bon ; peu m’importe qu’il soit sérieux ou frivole, il est toujours opportun et agréable, tout y porte l’empreinte du bon sens et de l’expérience avec un mélange de bonté, de franchise, de gaité et d’amitié. Ce n’est pas seulement quand on traite ces questions si compliquées de substitution ou les affaires des rois que notre esprit montre sa beauté et sa force, elles se révèlent tout aussi bien dans les entretiens familiers ; je me rends compte de la valeur de ceux qui m’entourent même à leur silence, à leur sourire, et les pénètre peut-être mieux à table qu’au conseil ; Hippomaque ne disait-il pas qu’il reconnaissait les bons lutteurs rien qu’à les voir marcher dans la rue ? S’il plaît à l’érudition de figurer à notre programme, nous ne l’évincerons pas, sous condition que ce ne soit pas sous la forme magistrale, impérieuse et importune qu’elle revêt d’ordinaire, mais modeste et seulement à titre accessoire ; nous ne cherchons ici qu’à passer le temps ; aux heures consacrées à nous instruire et à être endoctrinés, nous irons la trouver là où elle trône ; pour le moment, qu’elle s’abaisse jusqu’à nous s’il lui plaît d’être admise, car, tout utile et désirable qu’elle est, je suppose qu’au besoin nous pourrions bien encore nous en passer complètement et faire sans elle ce que nous nous proposons. Une âme bien élevée, qui est formée à fréquenter la société, se rend pleinement agréable d’elle-même ; la science n’est autre chose que le contrôle et le relevé de ce que produisent de telles âmes.

Le commerce avec les femmes vient en second lieu ; il a sa douceur, mais aussi ses dangers. Montaigne voudrait que, de part et d’autre, on y apportåt de la sincérité ; à cet égard l’homme est au-dessous de la brute. — C’est également pour moi un doux commerce que la fréquentation des belles et honnêtes femmes, « car nous aussi avons des yeux qui s’y connaissent (Cicéron) ». Si l’âme n’y trouve pas tant de jouissance que dans les relations de société dont il vient d’être question, la satisfaction qu’en éprouvent nos sens, qui y ont plus large part, en est presque l’équivalent, pas tout à fait cependant à mon avis. Mais c’est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, notamment ceux chez qui les appétits charnels sont, comme chez moi, très prononcés. J’y ai été échaudé dans ma jeunesse et en ai souffert toutes les tortures que les poètes disent advenir à ceux qui s’y livrent d’une façon déréglée et déraisonnable ; il est vrai que, depuis, ce coup de fouet a servi à mon instruction : « Quiconque de la flotte grecque s’est sauvé d’entre les rochers de Capharée, détourne toujours ses voiles des eaux perfides de l’Eubée (Ovide). » C’est folie d’y attacher toutes ses pensées et de s’y engager d’une affection passionnée et sans limite. — Mais, d’autre part, s’y mêler sans amour pour, comme des comédiens, jouer sans scrupule le rôle que tout le monde joue à cet âge et qui est dans les habitudes, en n’y mettant du sien que des paroles menteuses, c’est à la vérité pourvoir à sa sûreté, mais bien lâchement, comme ferait celui qui, de peur du danger, abandonnerait son honneur ou renoncerait à un profit ou à un plaisir ; car il est certain que ceux qui agissent ainsi, ne peuvent rien en espérer qui touche et satisfasse une belle âme. Il ne faut jeter, en pareil cas, son dévolu qu’en parfaite connaissance de cause, si on veut goûter réellement le plaisir de jouir d’une femme que l’on désire, lorsque bien injustement la fortune a favorisé les sentiments hypocrites qu’on lui témoigne, ce qui arrive souvent, car il n’en est pas qui ne se laisse facilement persuader par le premier serment qui lui est fait de la servir. Aucune, en effet, si grossière et si mal élevée qu’elle soit, qui ne s’imagine être très aimable, soit qu’elle ait pour elle son âge, la nuance de sa chevelure ou sa démarche (car il n’y en a pas plus de laides à tous égards, que d’universellement belles), au point que les filles des Brahmines, faute d’autre recommandation, vont se présentant sur la place, à la foule pour ce assemblée par la voix du crieur public, montrant leurs parties matrimoniales, afin que chacun juge si, au moins sous ce rapport, elles ne valent pas qu’un mari s’attache à elles. Cette trahison commune et ordinaire aux hommes de notre époque, amène forcément ce que déjà l’expérience enseigne, c’est que les femmes s’isolent ou se groupent entre elles pour nous fuir, ou, à notre exemple, jouant, elles aussi, leur rôle dans la comédie, se prêtent à ces relations, mais sans y apporter ni passion, ni attentions, ni amour. « Incapables d’attachement, insensibles à celui des autres (Tacite) », elles estiment, selon les principes posés par Lysias dans Platon, qu’elles peuvent se donner à nous avec d’autant plus d’utilité et d’avantage, que nous les aimons moins ; et il arrive alors que, comme au théâtre, le public y a autant et même plus de plaisir que les acteurs. Pour moi, je ne connais pas plus Vénus sans Cupidon qu’une maternité sans progéniture, ce sont choses qui vont ensemble et découlent l’une de l’autre. Au surplus, cette tromperie se retourne contre celui qui la commet ; si elle ne lui coûte guère, elle n’aboutit par contre à rien qui vaille. Ceux qui ont fait de Vénus une déesse ont considéré que sa beauté est surtout immatérielle et spirituelle ; or la jouissance que cette sorte de gens y cherchent est toute sensuelle, ce n’est pas celle que l’homme devrait se proposer, ce n’est même pas celle de la brute. — Les animaux ne la veulent pas grossière et matérielle à ce point ; nous voyons leur imagination et leurs désirs souvent sollicités et surexcités avant leurs organes ; qu’ils soient de l’un ou de l’autre sexe, on les voit dans le nombre apporter du choix dans leurs affections, des préférences, et l’attachement qu’ils ont depuis longtemps les uns pour les autres déterminer souvent leur accouplement. Ceux mêmes chez lesquels l’âge a tari la vigueur physique, frémissent encore, hennissent, tressaillent d’amour. Nous les constatons pleins de convoitise et d’ardeur, avant le fait ; nous les voyons après, quand le corps n’est plus en action, se complaire encore à ce doux souvenir ; il y en a qui, s’en montrant fiers, font entendre des chants de joie et de triomphe et tombent extenués et repus. Qui n’y cherche qu’à se décharger d’une nécessité que nous impose la nature, n’a que faire de la coopération d’autrui et d’y mêler tant d’apprêts ; ce n’est pas là un mets destiné à apaiser une faim gloutonne et excessive.

Idée qu’il donne de ses amours ; les grâces du corps l’emportent ici sur celles de l’esprit, bien que celles-ci y aient aussi leur prix. — Comme quelqu’un qui ne demande pas qu’on le tienne pour meilleur qu’il n’est, je dirai ici un mot des erreurs de ma jeunesse. Je ne me suis guère adonné aux femmes qui se livrent au premier venu qui les paie, et cela, autant par mépris, qu’en raison du danger qu’y court la santé ; si bien que je m’y sois pris, je n’en ai pas moins eu à subir deux atteintes légères à la vérité et de début. J’ai voulu aiguiser ce plaisir par le désir que j’en avais, la difficulté de le satisfaire et aussi la gloire qui devait m’en revenir. J’aimais à la façon de l’empereur Tibère qui, dans ses maîtresses, recherchait autant la modestie, la noblesse, que les autres qualités de la femme ; ou encore à la manière de Flora qui ne se prêtait pas à qui n’était au moins dictateur, consul ou censeur, et mettait son amour-propre à n’avoir que des amants de haut rang. Il est certain que les perles et le brocart donnent de la saveur à la chose, de même les titres que l’on porte et le train de vie que l’on mène.

En outre je faisais grand cas de l’esprit, pourvu toutefois que le physique ne laissât pas complètement à désirer ; car pour être franc, si l’un ou l’autre de ces deux genres de beauté eût dù nécessairement faire défaut, j’eusse plutôt renoncé à celle de l’esprit. Celui-ci a sa place dans les meilleures choses ; mais en amour, où la vue et le toucher prédominent, on arrive quand même à quelque chose sans ses grâces, et à rien sans les charmes physiques. La beauté c’est là le véritable avantage qu’ont les femmes ; elle leur appartient d’une façon si exclusive, que celle de l’homme, quoique recherchée avec quelque variante dans les traits, est d’autant plus séduisante que la physionomie encore enfantine et imberbe à une vague ressemblance avec celle de la femme. On dit que chez le Grand Seigneur les adolescents qui, en nombre infini, sont, en raison de leur beauté, attachés à son service, sont congédiés au plus tard quand ils ont vingt-deux ans. — La raison, la prudence, les services que peut rendre l’amitié, se trouvent à un plus haut degré chez les hommes que chez la femme, aussi gouvernent-ils les affaires de ce monde.

Un troisième commerce dont l’homme a la disposition, est celui des livres ; c’est le plus sûr, le seul qui ne dépende pas d’autrui ; les livres consolent Montaigne dans sa vieillesse et dans la solitude. — Ces deux commerces, l’un avec les hommes par une conversation libre et familière, l’autre avec les femmes par l’amour, sont aléatoires et dépendent d’autrui ; l’un a l’inconvénient qu’il ne peut avoir lieu qu’à de trop rares intervalles, l’autre qu’il perd de son agrément avec l’âge ; aussi n’eussent-ils pas suffi aux besoins de ma vie. Le commerce des livres, qui est le troisième, est de beaucoup plus certain et plus à nous ; il n’a pas les avantages des deux premiers, mais il a pour lui que nous pouvons facilement et à tous moments y avoir recours. Constamment à ma portée durant tout le cours de mon existence, il m’assiste en tous lieux, en toutes circonstances, me console dans la vieillesse et la solitude, me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse, et me débarrasse, à toute heure, de gens dont la présence me contrarie ; il amortit enfin les élancements de la douleur, lorsqu’elle n’est pas trop aiguë, et qu’elle ne l’emporte pas sur tout palliatif. Pour me distraire d’une idée importune, il n’est rien comme de recourir aux livres ; ils s’emparent aisément de moi et me la font perdre de vue. Jamais ils ne se blessent de ce que je ne les recherche qu’à défaut des satisfactions plus réelles, plus vives, plus naturelles que procure la fréquentation des hommes et de la femme, et toujours ils me font même figure. Il n’y a pas grand mérite, dit-on, à aller à pied, pour qui mène après lui son cheval par la bride ; et notre Jacques, roi de Naples et de Sicile, beau, jeune, bien portant, qui, en voyage, se faisait transporter sur une civière, couché sur un méchant oreiller de plumes, vêtu d’une robe de drap gris, avec un bonnet de même étoffe, suivi, malgré cela, d’une grande pompe royale : litières, chevaux de main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, faisait preuve d’une austérité facile à endurer et peu méritoire ; le malade qui a la guérison sous la main, n’est pas à plaindre. — C’est dans l’application et l’expérience que j’ai faites de cette maxime, qui est très juste, que consiste tout le fruit que je tire des livres. Je ne m’en sers, en effet, pas beaucoup plus que ceux qui n’en ont pas ; j’en jouis comme les avares de leurs trésors, par le seul fait que je sais que je pourrai en jouir quand il me plaira ; ce droit de possession suffit à mon âme qui s’en contente. Je ne voyage jamais sans livres, que ce soit en paix ou que ce soit à la guerre ; toutefois, il se passera des jours, des mois sans que je m’en serve. Ce sera pour tantôt, dis-je, ou pour demain, ou pour quand cela me conviendra ; et le temps s’écoule, passe, sans m’être à charge. Je ne saurais dire combien c’est un repos et un délassement pour moi, que la pensée que je les ai sous la main et puis y prendre plaisir à mon heure ; je ne puis reconnaître assez de quel secours ils me sont dans la vie. Ils constituent les meilleures provisions que j’aie pu me procurer, pour ce voyage qu’est la vie de l’homme, et je plains extrêmement les gens intelligents qui en sont privés. J’accepte d’autant mieux tout autre passe-temps qui se présente si léger qu’il soit, que je sais que celui-ci ne peut me faire défaut.

Sa bibliothèque est son lieu de retraite préféré ; description qu’il en donne. — Chez moi, je suis assez souvent dans ma bibliothèque, d’où, d’un coup d’œil, je vois tout ce qui se passe dans ma maison. De l’entrée, j’aperçois en contre-bas le jardin, la basse-cour, la cour, et plonge dans la plupart des pièces. A un moment j’y feuillette un livre, puis c’est un autre, et cela sans ordre, sans dessein préconçu, à bâtons rompus. Tantôt j’y rêve, tantôt je prends des notes ou dicte, en me promenant, les rêveries qui sont consignées ici. — Cette bibliothèque est au troisième étage d’une tour. Au premier, est ma chapelle ; au second, une chambre et ses dépendances, où je couche souvent quand je veux être seul ; audessus se trouve une vaste garde-robe. Jadis, ce local était inutilisé ; j’y passe la plus grande partie de mes journées et la plupart des heures du jour ; je n’y vais jamais la nuit. Lui faisant suite, se trouve un cabinet assez bien décoré, où l’on peut faire du feu l’hiver et d’où l’on a une jolie vue ; et, si je ne redoutais autant l’embarras que la dépense résultant du travail que cela nécessiterait et durant lequel je ne pourrais me livrer à aucune occupation, je pourrais facilement construire de chaque côté et y attenant une galerie de cent pas de long sur douze de large, qui serait de plainpied ; les murs de soutènement existent et ont la hauteur voulue, élevés qu’ils ont été dans un autre but. Tout lieu dont on veut faire un lieu de retraite, doit avoir un promenoir ; mes pensées sommeillent quand je suis assis ; mon esprit ne marche pas seul, il semble qu’il faille que mes jambes lui communiquent leur mouvement ; et ceux qui étudient sans le secours des livres, en sont tous là. — La pièce, sauf dans la partie où se trouvent ma table et mon siège et où la paroi est en ligne droite, est de forme circulaire, ce qui me permet d’apercevoir tous mes livres disposés tout autour, sur cinq rangées de tablettes ; il s’y trouve trois fenêtres d’où l’on a une vue belle et étendue ; l’espace demeuré libre a seize pas de diamètre. En hiver, j’y suis moins continuellement, parce que ma maison est, comme l’indique son nom, juchée sur un tertre et que, de toutes ses pièces, celle-ci est la plus éventée ; qu’en outre, elle est éloignée et d’accès un peu pénible, ce qui me plaît assez, tant par l’exercice auquel cela m’astreint que parce que cela me délivre de l’importunité des gens. C’est là mon repaire ; j’essaie de faire que ce coin soit mon domaine exclusif et demeure en dehors de toute communauté avec ma femme, ma fille et n’importe quels autres ; partout ailleurs, j’ai bien autorité, mais elle est plus nominale que réelle et plus vague que directe. Bien misérable, en effet, à mon sens, celui qui, chez soi, n’a pas où être chez soi, où ne songer qu’à soi, où se cacher ! L’ambition fait payer cher ses faveurs à ses esclaves, en les mettant toujours en évidence, conime une statue sur un champ de foire : « Une grande situation est une grande servitude (Sénèque) » ; ils n’ont nulle part où s’isoler, pas même dans leur cabinet d’aisances. Je ne trouve rien de si pénible dans la vie austère qu’embrassent les religieux que cette règle, que je vois se pratiquer dans certaines congrégations, d’être perpétuellement réunis dans un même local, formant ainsi une nombreuse assistance constamment témoin des actes de chacun ; je trouve en quelque sorte plus supportable d’être toujours seul, que de ne pouvoir l’étre jamais.

Les Muses sont le délassement de l’esprit. Dans sa jeunesse, Montaigne étudiait pour briller ; depuis l’âge mûr, pour devenir plus sage ; devenu vieux, il étudie pour se distraire. — Quelqu’un qui me dirait que c’est avilir les Muses que de ne s’en servir que comme jouet et comme passe-temps, ignorerait ce que valent ce plaisir, ce jeu, ce passe-temps que j’apprécie si bien, que peu s’en faut que je ne dise qu’il est ridicule de s’en proposer autre chose. Je vis au jour le jour, et, ne vous en déplaise, ne vis que pour moi et n’aspire à rien de plus. Quand j’étais jeune, j’étudiais pour briller ; plus tard, un peu pour gagner en sagesse ; maintenant, je le fais pour me distraire ; jamais cela n’a été pour en retirer profit. Cédant à un sentiment bien frivole, j’ai beaucoup dépensé pour mes livres, non seulement pour pourvoir à mes besoins, mais, par surcroît, pour satisfaire ma vanité et me donner le luxe d’augmenter les volumes de ma bibliothèque ; il y a longtemps que cela ne m’est plus arrivé.

Le commerce des livres a, lui aussi, ses inconvénients ; il n’exerce pas le corps et, de ce fait, est, dans la vieillesse surtout, préjudiciable à la santé. — Les livres sont, sous bien des rapports, d’un bien grand agrément pour qui sait les choisir ; mais il n’est pas de bien sans peine, et le plaisir qu’ils procurent n’est pas plus que les autres net et pur. Il a ses inconvénients et des inconvénients très sérieux : l’âme s’y exerce, mais, pendant ce temps, le corps, dont il ne faut pas oublier les soins qu’il réclame, demeure inactif, ce qui amène en lui de l’abattement et de la tristesse. Je ne connais pas d’excès qui, au déclin de la vie, me soit plus préjudiciable et que je doive plus éviter.

Ce sont là mes trois occupations favorites, d’entre celles que je pratique le plus, indépendamment des obligations que me créent vis-à-vis du monde mes devoirs civiques et de société.

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