Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 36

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 11-23).

CHAPITRE XXXVI.

À quels hommes entre tous donner la prééminence

Si on me demandait de choisir entre tous les hommes venus à ma connaissance, je crois possible d’en trouver trois que je placerais au-dessus de tous les autres.

Prééminence d’Homère sur les plus grands génies ; estime que l’on en a faite dans tous les temps. — L’un est Homère, non qu’Aristote ou Varron, par exemple, n’aient pas été aussi savants que lui, ni encore que, dans son art même, Virgile ne puisse lui être comparé, je laisse à juger de ce dernier point à ceux qui les connaissent tous deux ; moi, qui n’en connais qu’un, je ne puis que dire, dans la mesure où je suis à même de me prononcer, que je ne crois pas que les Muses elles-mêmes puissent surpasser le poète latin : « Il chante sur sa lyre savante des vers pareils à ceux qu’Apollon lui-même module sur la sienne (Properce). » Toutefois, en jugeant ainsi, ne faudrait-il pas oublier que c’est surtout d’après Homère que Virgile s’est formé, qu’il l’a pris pour guide, pour maître d’école, et qu’un seul passage de l’Iliade a suffi à fournir le sujet et les développements de cette grande et divine Énéide. Mais ce n’est pas ainsi que je calcule, je tiens compte des particularités diverses qui font qu’Homère est admirable et presque au-dessus des conditions humaines ; et, en vérité, je m’étonne souvent que lui, dont le génie a créé et mis en faveur de par le monde un certain nombre de divinités, n’ait pas été lui-même élevé au rang des dieux. Il était aveugle, indigent et vivait avant que les sciences eussent été codifiées et que les observations d’où elles sont nées eussent acquis de la certitude ; il les a, nonobstant, tellement connues que tous ceux qui, depuis, ont entrepris d’organiser l’administration d’un état, diriger des guerres, écrire sur la religion, sur la philosophie, quelle que fût la secte dont il s’agissait, sur les arts, ont usé de lui comme d’une autorité très sûre par ses connaissances en toutes choses, et de ses livres comme d’une bibliothèque suffisant à tout : « Il nous dit, bien mieux et plus clairement que Chrysippe et Crantor, ce qui est honnête ou ce qui ne l’est pas ; ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter (Horace). » Il est, comme l’exprime un autre : « La source intarissable où les poètes viennent tour à tour s’enivrer des eaux sacrées du Permesse (Ovide). » Un autre dit : « Ajoutez-y les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère tient le sceptre (Lucrèce) » ; un autre : « Source abondante qui a coulé avec profusion dans les vers de la postérité, fleuve immense divisé en mille petits ruisseaux ; héritage d’un seul, qui profite à tous (Manilius). »

C’est contre l’ordre de la nature qu’il a produit la meilleure des œuvres que puisse enfanter l’esprit humain d’ordinaire toutes choses à leur naissance sont imparfaites, elles augmentent et se fortifient au fur et à mesure qu’elles croissent ; par lui, la poésie, dès son enfance, est apparue mûre, accomplie, et avec elle diverses autres sciences. C’est pour cela qu’on peut le nommer le premier et le dernier des poètes ; parce que, suivant ce beau témoignage que l’antiquité nous a laissé de lui : « Il n’y a eu personne avant lui qu’il ait pu imiter et personne après lui n’a pu l’imiter lui-même. » Ses expressions, suivant Aristote, sont uniques pour peindre le mouvement et l’action, tous ses mots sont significatifs. — Alexandre le Grand, ayant remarqué dans les dépouilles de Darius un riche coffret, ordonna qu’on le lui réservât pour y placer son Homère, disant que c’était son meilleur et plus fidèle conseiller en art militaire. — « C’est pour cette même raison, parce qu’il est très bon maître dans les questions afférentes à la conduite des guerres, disait Cléomène fils d’Anaxandridas, qu’il est le poète des Lacédémoniens. » — Plutarque lui décerne également cet éloge bien rare et qui lui est personnel, c’est qu’ « il est le seul auteur au monde, qui n’ait jamais fatigué ni dégoûté ses lecteurs, auxquels il se montre toujours sous un jour nouveau, leur apparaissant sans cesse avec des grâces nouvelles ». — Alcibiade, toujours porté aux excentricités, ayant demandé un exemplaire d’Homère à quelqu’un faisant profession de cultiver les lettres, lui donna un soufflet parce qu’il n’en avait pas, chose aussi condamnable, selon lui, qu’un de nos prêtres qui serait trouvé sans son bréviaire. — Xénophane se plaignait un jour à Hiéron, tyran de Syracuse, d’être si pauvre qu’il n’avait pas de quoi entretenir deux serviteurs : « Eh quoi, lui répondit Hiéron, Homère, qui était beaucoup plus pauvre que toi, en entretient bien plus de dix mille, tout mort qu’il est. » — Quel hommage rendu à Platon par Panétius, quand il le nommait « l’Homère des philosophes » ! — Outre cela, quelle gloire peut se comparer à la sienne ? Rien n’est plus dans la bouche des hommes que son nom et ses ouvrages ; rien n’est plus connu, rien n’est plus admis que Troie, Hélène et ses guerres qui peut-être n’ont jamais existé ; nos enfants portent encore des noms qu’il a imaginés il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et Achille ? Ce ne sont pas seulement quelques races particulières qui - font remonter leur origine aux personnages qu’il a inventés, la plupart des nations s’en réclament : Mahomet II, empereur des Turcs, n’écrivait-il pas à notre pape Pie II : « Je m’étonne que les Italiens se liguent contre moi ; ne descendons-nous pas, vous et moi, des Troyens ; et n’avons-nous pas un intérêt commun à venger le sang d’Hector sur les Grecs ? cependant vous les soutenez contre moi ! » — N’est-ce pas une œuvre d’imagination pleine de noblesse, que celle qui crée une scène sur laquelle rois, peuples et empereurs vont jouant toujours les mêmes rôles depuis tant de siècles, et à laquelle l’univers entier sert de théâtre ? — Sept villes se sont disputé laquelle lui a donné naissance : « Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes (Aulu-Gelle) » ; son obscurité même lui a valu ce regain d’honneur.

Alexandre le Grand ; ses belles actions pendant sa vie si courte ; il est préférable à César. — Le second de ces trois hommes supérieurs, c’est Alexandre le Grand. Considérez en effet à quel âge il a commencé ses conquêtes ; le peu de moyens dont il disposait pour une si glorieuse entreprise ; l’autorité qu’il sut acquérir, encore adolescent, sur ces capitaines qui le suivaient et qui étaient les plus grands et les plus expérimentés qu’il y eût au monde ; les succès extraordinaires dont la fortune favorisa et gratifia ses exploits, parmi lesquels s’en trouvèrent de si hasardeux, pour ne pas dire téméraires : « Il renversait tout ce qui faisait obstacle à son ambition et aimait à s’ouvrir un chemin à travers les ruines (Lucain). » Quelle grandeur d’avoir, à l’âge de trente-trois ans, parcouru en vainqueur toute la terre habitée à cette époque, et, dans une moitié de vie humaine, être parvenu au plus haut degré auquel peuvent atteindre tous les efforts de l’homme ; si bien, que vous ne pouvez imaginer ce qui serait arrivé, si cette existence eût eu une durée normale et, si se prolongeant jusqu’au terme qui lui est d’ordinaire assigné, sa valeur et sa fortune étaient allées croissant sans cesse. N’est-ce pas déjà quelque chose au-dessus de ce qu’il est donné à l’homme d’accomplir, que d’avoir fait ses soldats souches de tant de maisons royales ; d’avoir laissé à sa mort le monde en partage à quatre successeurs simples capitaines de son armée, dont les descendants se sont si longtemps maintenus sur leurs trônes ? — Que de vertus de premier ordre étaient en lui : justice, tempérance, générosité, fidélité à sa parole, amour pour les siens, humanité vis-à-vis des vaincus ! Ses mœurs semblent en vérité n’avoir été entachées d’aucun reproche, et quelques-uns de ses actes personnels ont été extraordinaires et se voient rarement. Mais il est impossible de conduire des masses pareilles en de semblables circonstances, sans jamais s’écarter des règles de la justice ; et les gens qui, comme lui, en ont la charge, sont à juger d’une façon générale, d’après l’idée maîtresse qui a présidé à leurs actions. Malgré cela, la ruine de Thèbes, les meurtres de Ménandre et du médecin d’Héphestion, de tant de prisonniers perses mis à mort à la fois ; de cette troupe de soldats indiens, envers lesquels sa — parole avait été engagée ; des Cosséiens, dont on extermina jusqu’aux enfants en bas âge, sont des mouvements d’égarement qui s’excusent mal. Pour ce qui est du meurtre de Clitus, la réparation en a dépassé la faute, et ce fait témoigne, autant que tout autre, de la bonté excessive qui était le fond de son caractère auquel, par tempérament, il était porté à s’abandonner ; c’est avec autant d’esprit que de vérité qu’on a dit de lui qu’ « il tenait ses vertus de la nature et ses vices de la fortune ». Il aimait un peu trop la louange, et était un peu trop sensible à la critique ; ses armes, les mangeoires et les mors de ses chevaux semés dans les Indes, tout cela semble pouvoir être excusé par son âge et son étrange prospérité. — Considérez aussi ses qualités militaires si nombreuses sa diligence, sa prévoyance, sa patience, son respect de la discipline, sa sagacité, sa magnanimité, sa décision, son bonheur qui en ont fait le premier des hommes de guerre, lors même qu’Annibal, avec l’autorité qui s’attache à lui, ne l’eût luimême proclamé tel ; considérez sa beauté exceptionnelle et ses qualités physiques qui dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer, son port et son maintien qui commandaient le respect, alors que son visage apparaissait jeune, vermeil et flamboyant, « semblable à l’astre brillant du matin, astre que Vénus chérit entre tous les feux du firmament, lorsque, baigné des eaux de l’Océan, il s’élève majestueux et dissipe les ténèbres de la nuit (Virgile) » ; son savoir et sa capacité qui embrassaient tout ; la durée et la grandeur de sa gloire pure, nette, sans tache, que l’envie n’a pas effleurée ; que longtemps après sa mort, une foi superstitieuse voulait que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux ; que ses hauts faits ont été rapportés par plus de rois et de princes qu’il n’y a d’historiens pour reproduire ceux de tout autre grand de la terre quel qu’il soit ; enfin, qu’encore maintenant, les Mahométans, qui méprisent toutes les légendes, acceptent et honorent la sienne, faisant exception pour lui seul. — Tout cela, dans son ensemble, amène à reconnaître que j’ai raison de le préférer même à César, qui seul pouvait me faire hésiter dans le choix que j’ai fait ; car on ne peut nier que la personnalité de celui-ci a eu plus de part dans ses exploits, tandis qu’Alexandre dans les siens doit davantage à la fortune ; égaux sous bien des rapports, César l’emporte peut-être à certains égards. Ce furent deux incendies, deux torrents qui, en des contrées diverses, ravagèrent le monde : « Tels des feux allumés en différents points d’une forêt pleine de broussailles et de lauriers secs et pétillants, ou tels des torrents qui tombent avec fracas du haut des montagnes et courent en bouillonnant à la mer, après avoir tout dévasté sur leur passage (Virgile). » Mais en admettant même que César ait apporté plus de modération dans son ambition, elle a causé tant de malheurs, aboutissant à ce triste résultat d’avoir amené la ruine de son pays, et de par le monde une dépravation universelle, que, tout réuni et mis en balance, je ne puis m’empêcher de pencher en faveur d’Alexandre.

Épaminondas est le meilleur de tous ; il l’emporte sur Alexandre et César, mais son théâtre d’action a été plus restreint ; il réunissait en lui toutes les vertus que l’on trouve éparses chez d’autres. — Le troisième, et pour moi le meilleur de tous, c’est Epaminondas. Il n’a pas, à beaucoup près, autant de gloire que bien d’autres ; mais ce n’est pas là un point essentiel en la matière ; et, en fait de résolution et de vaillance, non de celles qu’aiguillonne l’ambition, mais de celles que la sagesse et la raison font naître dans une âme bien pondérée, il en avait autant qu’on peut se l’imaginer. De ces vertus, il a, à mon sens, donné des preuves autant qu’Alexandre lui-même et que César ; et, bien que ses exploits guerriers ne soient ni si nombreux, ni si importants, ils ne laissent cependant pas, à bien les considérer, eux et les circonstances dans lesquelles ils se sont produits, d’être aussi sérieux, de difficultés d’exécution aussi grandes que les leurs, témoignant d’autant de hardiesse et de capacité militaire. Les Grecs lui ont fait l’honneur de le nommer le premier d’entre eux, et cela, sans qu’il se soit trouvé de contradicteur ; or être le premier en Grèce, c’était facilement être le premier du monde. Quant à son intelligence, il nous reste, à ce sujet, ce jugement porté sur lui par ses contemporains : « Jamais personne ne sut tant et ne parla si peu », car il appartenait à la secte de Pythagore. Chaque fois qu’il a parlé, nul n’a jamais mieux dit ; il était excellent orateur et avait le don de persuasion. Pour ce qui est de ses mœurs et de sa conscience, il a surpassé de beaucoup sous ce rapport tous ceux qui ont participé à la gestion des affaires publiques ; car, sur ce point essentiel pour nous à considérer, parce que seul il donne la mesure réelle de notre valeur, et qu’à lui seul il fait équilibre à tous les autres réunis, il ne le cède à aucun philosophe, pas même à Socrate. Chez lui, l’innocence est une qualité maîtresse, inhérente à sa nature, constante, uniforme, incorruptible, qui est telle qu’elle parait ; mise en parallèle avec celle d’Alexandre, on reconnaît que chez ce dernier elle ne vient qu’en seconde ligne, est incertaine, a des inégalités, n’est pas ferme et n’apparaît que par ci, par là.

L’antiquité a estimé, en soumettant à une critique minutieuse ses grands capitaines pris un à un, que chez chacun des autres on découvre quelque qualité spéciale à laquelle il doit son illustration ; chez Epaminondas seul, la vertu et la capacité sont en tout et partout constamment pleines et pareilles à elles-mêmes ; en n’importe quelle circonstance de la vie humaine, elles ne laissent rien à désirer en lui, qu’il s’agisse d’affaires publiques ou d’affaires privées, qu’on soit en paix ou en guerre, que ce soit pour vivre ou pour mourir avec grandeur et gloire ; je ne connais aucune autre fortune humaine, sous quelque forme que je l’envisage, que j’honore et aime autant.

Je trouve, il est vrai, empreinte de trop de scrupule son obstination à vouloir demeurer pauvre, et ses meilleurs amis pensaient de même ; ce sentiment, pourtant si élevé et si digne d’admiration, est le seul point en lui qui me semble, par son exagération, prêter à la critique ; et je ne souhaiterais pas pour moi-même être en cela porté à l’imiter à ce même degré.

Scipion Émilien pourrait lui être comparé ; ce qu’on peut dire d’Alcibiade. — Scipion Emilien, s’il avait eu une fin aussi héroïque et superbe que la sienne et une connaissance aussi approfondie et universelle des sciences que celle qu’Epaminondas possédait, est le seul homme qui eût pu entrer en balance avec lui. Combien je regrette que le parallèle établi par Plutarque, dans lequel il jugeait comparativement les deux vies précisément les plus nobles dont il se soit occupé, celles de ces deux personnages qui, d’une voix unanime, furent, l’un le premier des Grecs, l’autre le premier des Romains, soit des premiers d’entre ceux qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous ! Quel magnifique sujet et quel metteur en œuvre sans pareil !

Pour un homme qu’on ne saurait mettre au rang de ces exceptions, mais qui est de ceux que nous disons être des hommes honorables, dont les mœurs ont été convenables sans rien offrir d’extraordinaire, bien doué, sans être d’un génic transcendant, la vie d’Alcibiade, tout bien considéré, me semble, d’entre celles que je connais, la plus riche de celles vécues en ce monde, comme on dit communément, par les phases remarquables et des plus enviables qu’elle a présentées.

Bonté, équité et humanité d’Epaminondas. — Pour témoigner de l’excellence d’Epaminondas, j’indiquerai encore ici quelques-unes de ses mauières de voir. La plus grande satisfaction de toute sa vie a été, d’après lui-même, le plaisir que par lui son père et sa mère ont éprouvé de sa victoire de Leuctres ; il est particulièrement touchant de le voir mettre leur contentement au-dessus de celui que lui-même devait si justement et si complètement ressentir d’un haut fait aussi glorieux. — « Il ne croyait pas permis, même pour rendre la liberté à son pays, de mettre à mort quelqu’un sans l’avoir au préalable mis en jugement » ; c’est ce qui fit qu’il se montra si peu empressé à se joindre à Pélopidas, son ami, dans la conjuration ourdie pour la délivrance de Thèbes. — Il estimait encore que « dans une bataille il fallait éviter de se rencontrer avec un ami qui se trouverait dans les rangs opposés, et l’épargner » — Son humanité à l’égard des ennemis eux-mêmes le rendit suspect aux Béotiens, lorsque, ayant, par miracle, contraint les Lacédémoniens à lui ouvrir les défilés qui, près de Corinthe, ferment l’entrée de la Morée et qu’ils avaient entrepris de défendre, il s’était contenté de leur passer sur le corps, sans les poursuivre à outrance. Pour ce fait, il fut déposé de sa charge de capitaine-général : révocation qui l’honore au plus haut point en raison de la cause qui l’a amenée, si bien que ceux qui l’avaient prononcée, eurent la honte de se trouver dans l’obligation de le replacer dans ces fonctions, reconnaissant que de lui dépendaient leur salut et leur gloire, la victoire le suivant comme son ombre partout où il portait ses pas. A sa mort, de même qu’elle était née par lui, avec lui mourut la prospérité de la patrie.