Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 33

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 633-647).

CHAPITRE XXXIII.

Histoire de Spurina.

Nous apprendre à commander nos passions, tel est le but de la philosophie ; d’entre toutes, l’amour est celle qui semble faire naître en nous les appétits les plus violents. — La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens d’action, quand elle est parvenue à rendre notre raison souveraine maîtresse en notre âme et lui avoir donné une autorité suffisante pour contenir nos appétits. Les gens qui estiment que de ces appétits, aucuns ne sont plus violents que ceux que fait naître l’amour, s’appuient sur ce que ceux-ci embrassent le corps et l’âme, que tout entier l’homme en est possédé, au point que la santé même y est intéressée et que, parfois, le médecin est dans l’obligation de s’entremettre pour qu’il leur soit donné satisfaction. A quoi on peut objecter que l’intervention du corps rabaisse et affaiblit les désirs de cette nature, puisqu’ils sont sujets à en arriver à la satiété et susceptibles d’être calmés par l’effet de remèdes matériels.

De combien de moyens ne s’est-on pas servi pour les amortir : mutilations, cilices, réfrigérants de toutes espèces. — Certains voulant délivrer leurs âmes des alarmes continues que leur causaient ces désirs, ont eu recours à l’incision et à l’amputation des organes qui s’en trouvaient impressionnés et surexcités. D’autres en ont éteint la force et la vigueur par de fréquentes applications de choses froides, comme par exemple un mélange de neige et de vinaigre. Les haires ou cilices de nos pères n’avaient pas d’autre objet ; ils étaient en tissu de poil de cheval, dont les uns faisaient des chemises, d’autres des ceintures servant à endolorir les reins. — Un prince me racontait, il n’y a pas longtemps, que, dans sa jeunesse, un jour de fête solennelle, à la cour du roi François Ier, tout le monde s’y trouvant paré de ses plus beaux atours, il lui prit fantaisie de vêtir le cilice, qu’il possède encore, de monsieur son père ; mais malgré toute sa dévotion, il n’eut pas la patience d’attendre jusqu’à la nuit pour s’en débarrasser, et il en fut longtemps malade. Il ajoutait qu’il ne pensait pas qu’il y eût ardeur de jeunesse si violente, que l’usage de ce moyen ne puisse contenir ; il ne semble pas toutefois s’être, en cette occasion, trouvé aux prises avec celle de ces satisfactions produisant les sensations les plus aiguës, car l’expérience montre que l’émotion qui en résulte persiste bien souvent, si rudes et si misérables que soient les vêtements que l’on a, et que les haires ne font pas toujours de pauvres hères de ceux qui les portent.

Xénocrate employa un procédé plus énergique. Ses disciples, pour éprouver sa continence, avaient, à la dérobée, fait entrer dans son lit Laïs, la belle et fameuse courtisane ; elle y avait pris place absolument nue, n’ayant que sa beauté pour arme et ses folâtres appȧts comme philtres. Le philosophe sentant que son corps, demeuré jusqu’alors inaccessible aux tentations de cette nature, commençait à se mutiner en dépit de ses raisonnements et des règles qu’il s’était imposées, se fit brûler les organes qui avaient prêté l’oreille à cette rébellion. Quand les passions qui occupent l’âme, la tiennent seule, à l’exclusion du corps, comme font l’ambition, l’avarice et autres, elles créent beaucoup plus de difficultés à la raison qui, pour les dominer, n’a d’aide à attendre que d’elle-même ; en outre, loin d’être susceptibles de satiété, ces passions s’avivent et augmentent par le fait même des satisfactions qui leur sont données.

Chez quelques-uns, l’ambition est plus indomptable que l’amour ; César en a été un exemple. — L’exemple de Jules César pourrait à lui seul suffire à nous montrer combien ces appétits diffèrent ; car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs de l’amour. Le soin minutieux qu’il avait de sa personne, en témoigne ; il allait jusqu’à user des moyens les plus lascifs qui étaient en usage à cette époque, comme de se faire épiler tout le corps et farder de parfums spéciaux dont l’emploi était excessivement rare. De sa personne, si nous nous en rapportons à Suétone, il était bel homme, avait le teint blanc, était de haute taille et bien proportionné ; le visage était bien plein ; il avait les yeux bruns et vifs ; sous bien des points, les statues que l’on voit de lui à Rome, s’écartent de ce portrait. Outre ses femmes légitimes, et il en changea quatre fois, et sans compter les rapports amoureux que, dans sa jeunesse, il eut avec Nicomède roi de Bithynie, Cléopâtre, cette reine d’Egypte si fameuse, perdit avec lui sa virginité, et de leurs relations naquit le petit Césarion ; il fit aussi l’amour avec Eunoé, reine de Mauritanie ; à Rome, avec Posthumia femme de Servius Sulpitius, Lollia femme de Gabinius, Tertulla femme de Crassus, et même avec Mutia femme du grand Pompée, ce qui fut cause, disent les historiens romains, que son mari la répudia ; Plutarque déclare ignorer ce Tait, mais les Curions, le fils comme le père, ont plus tard reproché à Pompée, quand il épousa la fille de César, de devenir le gendre d’un homme qui avait séduit sa femme et que lui-même qualifiait souvent du nom d’Egisthe. Outre celles que je viens d’énumérer, César eut encore pour maîtresse Servilia, sœur de Caton et mère de Marcus Brutus, et chacun croyait que la grande affection qu’il portait à ce dernier avait pour cause sa naissance à une époque qui pouvait donner à supposer qu’il était de lui. J’ai donc raison, ce semble, de le tenir comme excessivement porté à ce genre de débauche et de tempérament très amoureux ; et cependant, quand la passion de l’ambition, dont il était également possédé à un degré infini, venait à se trouver en opposition avec la précédente, celle-ci lui cédait immédiatement le pas.

A ce propos, me revient en mémoire le cas de Mahomet qui subjugua Constantinople et y mit définitivement fin à la domination grecque. Je ne sais personne chez qui ces deux passions se soient trouvées, comme en lui, peser d’un poids aussi égal. Il était aussi robuste athlète en amour qu’à la guerre ; mais chaque fois que dans le cours de son existence elles se sont fait concurrence, son ardeur pour les combats l’a toujours emporté sur son ardeur pour l’amour ; et il en a été ainsi jusqu’à ce qu’arrivé à une extrême vieillesse et devenu incapable de supporter les fatigues de la vie des camps, sa passion pour la femme, reprenant le dessus, régna dès lors en maître chez lui, bien que la saison marquée par la nature en fût passée.

D’autres au contraire ont fait céder l’ambition à l’amour. — Ce qu’on raconte de Ladislas, roi de Naples, est un exemple remarquable du contraire ; il était bon capitaine, courageux et ambitieux, mais son ambition avait surtout pour objet principal la satisfaction de ses appétits voluptueux et la possession de quelque rare beauté. Sa mort fut conforme à sa vie. Par un siège bien conduit, il avait serré de si près la ville de Florence, que ses habitants, aux abois, furent réduits à traiter. Il leur offrit de se retirer et d’abondonner ainsi le fruit de sa victoire, sous condition qu’on lui livråt une fille de la ville, d’une éclatante beauté, dont il avait entendu parler. Force fut d’accéder à sa volonté et, pour préserver la cité de la ruine dont elle était menacée, d’accepter cette injure, dont ne devaient souffrir que des intérêts privés. Cette beauté était la fille d’un médecin fameux à cette époque, qui, devant une si pénible nécessité, prit une résolution des plus énergiques. Tandis que chacun parait sa fille, la couvrant de dentelles et de bijoux pour la rendre plus agréable encore à cet amant qui se présentait dans des conditions si particulières, son père, se joignant aux autres, lui fit cadeau d’un mouchoir d’un travail exquis, exhalant un parfum délicieux, dont elle aurait à faire usage lors de leurs premiers embrassements, cet objet étant de ceux dont les femmes n’oublient guère d’user en pareil cas pour éponger les parties intéressées. Ce mouchoir était empoisonné ; le médecin avait appporté à sa préparation toute la science de son art ; à son contact avec les chairs échauffées et alors que les pores étaient dilatés, le poison les pénétrant, agit si promptement que le sang en ébullition des deux amants se glaça instantanément et tous deux expirèrent dans les bras l’un de l’autre.

César ne sacrifiait jamais une heure de son temps, quand les affaires le réclamaient tout entier ; il était à la fois le plus actif et le plus éloquent de son époque ; il était aussi très sobre. — J’en reviens à César. Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute, ni se détourner d’un pas des occasions qui pouvaient concourir à son élévation ; l’ambition domina chez lui toutes les autres passions et exerça sur son âme une autorité si complète qu’elle l’entraîna où elle voulut. En vérité, quand je considère la supériorité de cet homme et les merveilleuses dispositions dont il était doué, j’en éprouve du dépit. Ses connaissances en toutes choses étaient telles qu’il n’y a pour ainsi dire pas de science sur laquelle il n’ait écrit ; comme orateur, il l’était au point que plusieurs ont préféré son éloquence à celle de Cicéron ; et je crois bien que c’était aussi son opinion, car ses deux morceaux connus sous le nom d’« Anticatons » furent écrits pour contrebalancer l’effet produit par la magnificence de style que Cicéron avait déployée dans son éloge de Caton. Du reste, y a-t-il eu une âme aussi vigilante, aussi active, aussi acharnée au travail que la sienne que rehaussaient encore des qualités diverses qu’on ne peut lui contester et qui se rencontrent rarement telles qu’elles étaient en lui, je veux dire franches, naturelles et non contrefaites ? — Il était remarquablement sobre et si peu difficile en fait de nourriture, qu’Oppius raconte qu’un jour on lui servit à table, dans une sauce, au lieu d’huile ordinaire, de l’huile préparée pour un médicament, et qu’il en mangea copieusement pour ne pas causer de confusion à son hôte ; une autre fois, il fit fouetter son boulanger, pour lui avoir servi du pain autre que celui à l’usage de tout le monde. Caton disait inême parfois qu’il était le premier homme doué de sobriété qui eût acheminé son pays à la ruine. Ce même Caton le traita bien un jour d’« ivrogne », mais cela dans les circonstances que voici : Ils étaient tous deux au Sénat ; il y était question de la conjuration de Catilina à laquelle César était soupçonné d’être affilié, lorsque, du dehors, on lui fit passer un billet en cachette. Caton, pensant que ce pouvait être un avis que lui faisaient parvenir les conjurés, le somma de le lui remettre, ce à quoi César se trouva obligé pour éviter que les soupçons ne prissent plus de consistance. Or il se trouvait par hasard que c’était un billet doux que lui écrivait Servilia, sœur de Caton ; celui-ci, l’ayant lu, le lui rejeta en disant : « < Tiens, ivrogne. >> A mon sens, cette apostrophe fut une marque de dédain et de colère et non un reproche impliquant la possession de ce vice ; il en a été ici ce qui nous arrive souvent lorsque, invectivant ceux qui nous causent de l’irritation, nous employons à leur égard les premières injures qui nous viennent à la bouche, bien qu’elles ne s’appliquent en rien à eux auxquels nous les adressons ; d’autant que ce vice que Caton semblait imputer ainsi à César va, la plupart du temps, de pair avec celui sur lequel il venait de le surprendre, car Vénus et Bacchus vont volontiers de compagnie, dit un proverbe ; chez moi, Vénus est au contraire bien plus allègre quand c’est la sobriété qui l’accompagne.

Sa douceur, sa clémence ont paru douteuses ; mille exemples établissent qu’il avait cette qualité. — Les exemples de sa douceur et de sa clémence envers ceux qui l’avaient offensé, sont en nombre infini : je parle de ceux de ses actes qui se sont produits en dehors du temps où la guerre civile était encore dans toute sa violence ; car durant cette période, ainsi qu’il l’a assez laissé entendre lui-même dans ses écrits, cette générosité lui servait à amadouer ses ennemis, et à leur faire moins redouter sa victoire et sa future domination. Si on ne peut dire de ceux-ci qu’ils soient suffisants pour prouver une douceur innée, toujours est-il qu’ils témoignent d’une merveilleuse confiance et d’un grand courage de sa part. Il lui est souvent arrivé de renvoyer à son ennemi, après les avoir vaincues, des armées entières, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon à le servir, du moins à s’abstenir de lui faire la guerre. Il a fait prisonniers, trois ou quatre fois, certains capitaines de Pompée, et, chaque fois, leur a rendu la liberté. Pompée déclarait ennemis tous ceux qui ne se joignaient pas à lui ; César fit proclamer qu’il considérait comme amis tous ceux qui demeureraient neutres et ne porteraient pas effectivement les armes contre lui. A ceux de ses capitaines qui l’abandonnaient pour embrasser le parti de son adversaire, il allait jusqu’à leur renvoyer leurs armes, leurs chevaux et leurs bagages. Il laissait aux villes dont il s’était emparé la liberté de suivre tel parti qui leur conviendrait, se fiant uniquement, pour les contenir, au souvenir de sa douceur et de sa clémence. Le jour de sa grande bataille de Pharsale, il ordonna de ne porter la main qu’à la dernière extrémité sur ceux qui étaient citoyens romains. C’est là, à mon avis, une manière de faire bien hasardeuse, et il n’est pas étonnant que, dans les guerres civiles que nous traversons, ceux qui, comme lui, combattent l’ancien ordre de choses de leur pays, ne l’imitent pas sur ce point ; ce sont des procédés extraordinaires, dont seuls la fortune de César et son admirable génie étaient capables d’user heureusement. Quand je songe à la grandeur incomparable de cette âme, j’excuse la victoire de n’avoir pas cessé de lui demeurer fidèle, même en cette cause si injuste et si inique.

Pour en revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs exemples qui se sont produits au temps de sa domination et témoignent qu’elle était bien dans sa nature ; car, maître alors de toutes choses, il n’avait plus besoin de feindre. — Caius Memmius avait écrit contre lui des pamphlets très mordants, auxquels il avait même fort vertement répondu ; cela ne l’empêcha pas de l’aider, bientôt après, à obtenir le consulat. — Caius Calvus qui lui avait décoché plusieurs épigrammes injurieuses, ayant employé un de ses amis à se réconcilier avec lui, César alla jusqu’à lui écrire luimême le premier. — Et notre bon Catulle qui l’avait si fort malmené sous le nom de Mamurra ! il vint s’en excuser, et, le jour même, César le faisait manger à sa table. — Avisé que quelquesuns avaient mal parlé de lui, il se borna à déclarer, dans une harangue publique, qu’il en était averti. — S’il ne portait pas de haine à ses ennemis, il les craignait moins encore ; quelques conciliabules avaient été tenus, quelques conjurations formées contre lui, ils furent découverts ; il se contenta de publier par un édit qu’elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs. — Comme exemple des attentions qu’il avait pour ses amis : Caius Oppius voyageant avec lui et se trouvant indisposé, il lui céda le seul abri qu’il y avait, et lui-même coucha toute la nuit en plein air et sur la dure. — Quant à sa justice, on peut en juger par ce trait : bien qu’aucune plainte n’eut été portée, il fit mettre à mort un de ses esclaves qu’il aimait particulièrement, pour avoir couché avec la femme d’un chevalier romain. — Jamais homme n’apporta plus de modération dans la victoire, ni plus de résolution quand la fortune lui fut contraire.

Mais son ambition effrénée l’a amené à renverser la république la plus florissante de l’antiquité, ce dont rien ne saurait l’absoudre. — Mais toutes ces belles qualités furent gàtées et étouffées par cette ambition effrénée à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément affirmer qu’elle régla et dirigea toutes ses actions. D’un homme libéral elle fit un voleur des deniers publics, pour avoir possibilité de subvenir à ses prodigalités et à ses largesses. Elle l’amena à prononcer ce propos affreux, si contraire à tout principe de moralité, que les hommes les plus méchants du monde, les plus perdus de vice, s’ils l’avaient servi à le faire arriver au faîte des grandeurs, il les eùt aimés et soutenus de tout son pouvoir, tout comme il faisait pour les meilleurs d’entre les gens de bien. Elle l’enivra d’une si grande vanité, qu’il osa se vanter devant ses concitoyens « d’avoir réduit cette grande République romaine à n’être qu’un nom, n’ayant plus ni forme, ni corps » ; alla jusqu’à dire que « désormais les réponses qu’il ferait serviraient de lois » ; osa demeurer assis pour recevoir le Sénat qui venait à lui en corps ; souffrit qu’on l’adorât et que, lui présent, on lui rendit les honneurs divins. En somme, ce seul vice, selon moi, pervertit en lui le plus beau, le plus riche naturel qui fut jamais, et a fait que sa mémoire est odieuse à tous les gens de bien, parce qu’il a cherché sa gloire dans l’asservissement de son pays et le renversement du plus puissant et plus florissant gouvernement que le monde verra jamais. — On peut, bien au contraire de ce qui s’est passé chez César, trouver quelques exemples de grands personnages auxquels la volupté a fait oublier la conduite des affaires, comme cela est arrivé à Marc Antoine et autres ; mais là où l’amour et l’ambition, existant au même degré, viendront se heurter l’un à l’autre avec une violence égale, je n’ai pas de doute que l’ambition ne l’emporte.

Exemple extraordinaire d’un jeune Toscan, Spurina, qui, d’une beauté remarquable, se défigure pour se soustraire aux passions qu’il inspirait. — Pour rentrer dans mon sujet, je dis que c’est beaucoup que, par la force de la raison, nous puissions réfréner nos appétits et, en leur faisant violence, contraindre nos organes à se maintenir dans le devoir. Mais nous fouetter dans l’intérêt de nos voisins, non seulement nous défaire de cette douce passion qui nous chatouille si agréablement, renoncer au plaisir que nous ressentons à voir que nous sommes agréables à autrui, à être aimé et recherché par chacun, et, plus encore, prendre en haine les grâces qui nous valent ces satisfactions, en éprouver de la répugnance et condamner notre beauté parce qu’elle est cause de surexcitation chez d’autres, je n’en ai guère vu d’exemples. En voici un cependant : — Spurina, jeune Toscan, « qui ressemblait à un diamant enchassé dans l’or et ornant un collier ou une couronne, ou à de l’ivoire serti de buis ou de térébinthe pour que la blancheur en ressorte davantage (Virgile) », était doué d’une beauté si rare et si grande, que les yeux les plus chastes ne pouvaient en soutenir l’éclat, sans en être violemment troublés. Non content de ne pas condescendre à calmer cette fièvre, ce feu qu’il attisait partout sur son passage, il entra en fureur contre lui-même et contre ces riches présents reçus de la nature, comme s’il était en droit de s’en prendre à eux de la faute d’autrui, et, à force d’entailles qu’il se fit volontairement et de cicatrices, il troubla et détruisit la parfaite harmonie et la régularité des traits de son visage, dont la nature l’avait si remarquablement doté.

Une telle action ne se peut approuver ; il est plus noble de lutter que de se dérober aux devoirs que la société nous impose, à tous tant que nous sommes. — À vrai dire, j’admire de tels actes plus que je ne les approuve, de pareils excès ne s’accominodant pas avec mes principes. L’intention est bonne, et le fait celui d’une âme honnête ; mais, à mon avis, il n’est pas suffisamment réfléchi. La laideur en laquelle notre jeune homme est tombé, ne peut-elle pas en avoir induit d’autres en faute, qui l’auront pris en mépris et en haine ? n’a-t-on pu lui porter envie, en raison de la gloire que lui a value un acte aussi rare ; ou le calomnier, en attribuant sa résolution à une déception, suite de visées trop ambitieuses ? car il n’y a aucune forme que le vice, quand il lui plaît, ne revête lorsqu’il trouve occasion de se donner carrière d’une façon ou d’une autre. Il eût été plus judicieux, et aussi plus glorieux, qu’avec ces dons dont il était redevable à Dieu, il devint un modèle de vertu et de mœurs, qui fùt demeuré en exemple à la postérité.

Ceux qui se dérobent aux charges de la société, à ces obligations de tous genres, en nombre infini, souvent épineuses, qui pèsent sur un homme qui tient un rang honorable dans le monde, s’évitent, selon moi, bien des tracas, quels que soient les petits inconvénients particuliers qui en résultent ; c’est en quelque sorte mourir, que de fuir la peine de vivre comme on le doit. Ces gens peuvent avoir d’autres mérites, il ne m’a jamais paru qu’ils aient celui de se trouver aux prises avec les difficultés, car je n’en connais pas de pire que de se tenir en équilibre sur les flots de cette mer agitée qu’est le monde, de répondre et de satisfaire loyalement à tout ce qui est du ressort de la position que l’on occupe. Il est peut-être plus facile de s’abstenir d’une manière absolue de tout rapport avec le sexe féminin, que de se conduire toujours, à tous égards, d’une façon irréprochable avec sa femme ; nous avons moins de chance de nous perdre en état de pauvreté, que dans une abondance dont il nous faut user avec mesure ; l’usage dirigé par la raison, est plus pénible que l’abstinence ; se modérer est une vertu qui exige de plus grands efforts que souffrir. Il est mille façons de vivre convenablement, comme l’entendait Scipion le jeune, tandis qu’il n’y en a qu’une à la façon de Diogène ; et autant celle-ci surpasse en innocence la vie qui se mène d’ordinaire, autant elle-même est surpassée en utilité et en énergie par celles qui atteignent à la perfection et dont on dit que ce sont des existences accomplies.