Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 9

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 59-69).

CHAPITRE IX.

Des menteurs.

Montaigne déclare qu’il manque de mémoire ; inconvénients qu’il en éprouve. — Il n’est homme à qui il convienne, moins qu’à moi, de parler de mémoire. Cette faculté me fait pour ainsi dire complètement défaut ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde quelqu’un d’aussi mal partagé que moi à cet égard. Sous tous autres rapports, je n’offre rien de particulier et suis comme tout le monde ; mais sur ce point, mon cas, singulier et très rare, mérite d’être signalé et remarqué. — Outre l’inconvénient qui en résulte naturellement dans la vie ordinaire (et certes, vu son importance, Platon a bien raison de la qualifier de grande et puissante déesse), comme dans mon pays on dit de quelqu’un qui manque de bon sens, qu’il n’a pas de mémoire, quand je me plains de la mienne, c’est comme si je me disais atteint de folie ; on ne me croit pas, on conteste mon dire, ne faisant pas de distinction entre la mémoire et le jugement, ce qui aggrave singulièrement mon affaire. En cela on me fait tort ; d’autant plus, et c’est là un fait d’observation, qu’on trouve très fréquemment, au contraire, une excellente mémoire jointe à peu de jugement. Cette confusion des gens sur ce point, m’est également préjudiciable, en ce qu’à l’égard de mes amis, que j’affectionne cependant par-dessus tout, ce qui est ma qualité maîtresse, mon défaut de mémoire devient à leurs yeux de l’ingratitude ; on m’impute ses défaillances comme des manques d’affection, et, au lieu d’y voir un défaut purement physique, on incrimine ma conscience : « Il a oublié, dit-on, telle prière, telle promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; son affection pour moi n’a pu le déterminer à dire, à faire ou à taire telle ou telle chose ». Certes, oui, je commets facilement des oublis, mais je n’ai garde de négliger, de propos délibéré, une démarche dont mon ami m’a chargé. C’est bien assez d’avoir une semblable infirmité, sans qu’encore on la transforme en une sorte de mauvaise volonté, constituant un manque de franchise, absolument opposé à mon caractère.

Avantages qu’il en retire. — Je m’en console du reste quelque peu. D’abord, parce que je dois à ce mal d’avoir été préservé d’avoir de l’ambition, mal plus grand encore, qui aurait eu facilement prise sur moi ; une bonne mémoire est en effet indispensable à qui veut se mêler des affaires publiques. J’y gagne que mes autres facultés, ainsi qu’on en trouve des exemples dans la nature, se sont accrues dans la mesure où celle-ci s’est trouvée amoindrie ; si j’eusse eu constamment présent à la mémoire tout ce que les autres ont dit ou fait, au lieu de juger par moi-même, je me serais facilement laissé aller,[1] comme cela a lieu d’ordinaire, à ce que mon esprit et mon jugement s’en rapportent paresseusement aux appréciations portées par autrui. — Une autre conséquence, c’est que je cause plus brièvement ; parce que d’ordinaire la mémoire est plus abondamment fournie que l’imagination. Si j’avais été mieux doué sous ce rapport, j’eusse étourdi mes amis par mon verbiage, tout sujet de causerie, par la grande facilité avec laquelle je m’en saisis et le traite, provoquant, et excitant déjà trop ma verve. C’est, en effet, pitié de voir, ainsi que je l’ai constaté chez certains de mes amis particuliers, nombre de personnes, lorsqu’elles ont la parole, faire remonter leurs récits de plus en plus haut, au fur et à mesure que leur mémoire leur en fournit matière, les accompagnant d’une foule de détails qui n’ont pas raison de se produire, si bien que si la question était par elle-même intéressante, elle cesse de l’être, et que, si elle est sans intérêt, vous vous prenez à maudire la trop grande mémoire du narrateur ou son peu de jugement. Et c’est chose difficile que de clore convenablement un discours ou de l’interrompre à propos, une fois qu’il est en train ; il en est de cela comme de la vigueur d’un cheval, qui apparaît surtout quand, dans un tournant, il peut s’arrêter net. Même parmi les gens le plus en possession de leur sujet, j’en connais qui voudraient et ne peuvent s’arrêter dans leur débit ; ils cherchent comment s’y prendre et vont poursuivant leurs discours en des phrases oiseuses et insignifiantes, comme s’ils tombaient en pâmoison. Cela s’accentue particulièrement chez les vieillards, qui conservent le souvenir du passé et ne se souviennent pas de leurs redites ; j’ai vu des récits fort agréables, devenir très ennuyeux dans la bouche d’un haut personnage de qui chacun, dans l’assistance, les avait déjà entendus cent fois.

En second lieu, la faiblesse de ma mémoire fait, ainsi que le disait un sage de l’antiquité, que je conserve moins souvenance des offenses qui me sont faites. Il me faudrait quelqu’un chargé de me les rappeler, comme en agissait Darius ; qui, pour ne pas oublier l’offense qu’il avait reçue des Athéniens, avait commis un de ses pages pour lui répéter par trois fois, à l’oreille, chaque fois qu’il se mettait à table : « Seigneur, souvenez-vous des Athéniens ! » — J’y trouve enfin cet avantage que tous les sites que je revois, tous les livres que je relis, me charment constamment par leur incessante nouveauté.

Un menteur doit avoir bonne mémoire. — Ce n’est pas sans raison que l’on dit que celui qui n’a pas de mémoire ne doit pas se permettre d’être menteur. On sait que les grammairiens établissent une différence entre dire un mensonge et mentir ; dire un mensonge, d’après eux, c’est avancer une chose fausse, que l’on croit vraie ; tandis que dans la langue latine, d’où la nôtre est dérivée, mentir est synonyme de parler contre sa conscience ; ce que je dis ici, ne s’applique donc qu’à ceux qui parlent contrairement à ce qu’ils savent. Ces gens-là, ou inventent tout ce qu’ils disent, le fond et les détails, ou se bornent à déguiser et altérer un fond de vérité. Lorsqu’ils racontent souvent une même affaire en l’altérant, il leur est difficile de ne pas se contredire, parce que la chose s’étant tout d’abord logée dans leur mémoire, telle qu’on la leur a rapportée ou qu’ils l’ont vue eux-mêmes, il ne leur est guère possible, après l’avoir racontée à diverses reprises, et chaque fois avec plus ou moins d’inexactitude, de se remémorer, quand elle leur revient à l’idée, toutes les altérations qu’ils lui ont fait subir, tandis que l’impression première demeure et, sans cesse présente à leur esprit, efface de leur mémoire le souvenir de toutes les faussetés qu’ils ont greffées sur la vérité. Lorsqu’ils inventent leurs récits de toutes pièces, aucune impression première n’existant qui puisse troubler leurs dires, il semble qu’ils sont moins exposés à des mécomptes ; et cependant, une chose qui n’existe pas, que rien ne fixe, à moins qu’on ne soit bien maître de soi, échappe facilement à la mémoire. J’en ai vu bien des exemples, parfois très plaisants et pas toujours à leur avantage, chez ces gens dont la profession est de toujours parler soit dans un sens, soit dans un autre, suivant l’intérêt qu’ils ont dans l’affaire, ou suivant ce qui plaît aux grands de ce monde auxquels ils parlent. Les circonstances où ils ont à aller ainsi contre la vérité et leur conscience sont si variables, il leur faut si souvent modifier chaque fois leur langage, qu’ils en arrivent à dire d’une même chose tantôt gris, tantôt jaune ; à l’un, d’une façon ; à l’autre, d’une autre ; et, si par hasard leurs auditeurs viennent à se rapporter les uns aux autres ces dires, leurs contradictions apparaissent ; que résulte-t-il alors de leur talent d’imagination ! Outre ce que, par imprudence, ils peuvent laisser échapper et qui si souvent les trahit, quelle mémoire suffirait à ce qu’ils se rappellent les formes si diverses de leurs inventions, sous lesquelles ils ont présenté un même sujet. J’ai vu des personnes envier cette réputation d’homme adroit, toujours prêt à conformer son langage aux circonstances ; elles ne voyaient pas qu’une fois cette réputation faite, le profit que cette adresse a pu procurer, cesse.

Mentir est un vice exécrable ; l’altération de la vérité est, avec l’entêtement, à combattre dès le début, chez l’enfant. — En vérité, mentir est un vice odieux. N’est-ce pas la parole qui fait que nous sommes des hommes, au lieu d’être des animaux ; et n’est-ce pas elle qui nous met en relations les uns avec les autres ? Si nous nous faisions une juste idée de l’horreur que doit nous inspirer le mensonge et de l’importance qu’il peut avoir, nous réclamerions contre lui le supplice du feu, qu’on applique pour d’autres crimes qui le justifient moins. — M’est avis que d’ordinaire on s’occupe de châtier très mal à propos les enfants, pour des fautes dont ils ne se rendent pas compte, ou on leur adresse des reproches pour des actes inconsidérés, dont ils ne gardent aucune impression et sont sans conséquences ; tandis que la menterie, cette altération de la vérité dans les choses les plus insignifiantes, et, ce qui est un peu moins grave, l’entêtement, sont, ce me semble, à combattre chez eux avec le plus grand soin, pour en arrêter les débuts et les progrès. Ces défauts croissent avec eux ; et il est vraiment étonnant combien, quand ils sont passés à l’état d’habitude, il devient impossible de les leur faire perdre ; c’est ce qui fait que nous voyons des hommes, honnêtes à tous autres égards, s’y abandonner et en être esclave. J’ai un tailleur qui est un bon garçon ; jamais je ne lui ai entendu dire la vérité, pas même quand elle pouvait lui être utile. Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’une face, je m’en accommoderais encore ; nous en serions quittes pour tenir comme certain le contraire de ce que nous dirait un menteur ; mais il y a cent mille manières d’exprimer le contraire de la vérité et le champ d’action du mensonge est sans limites. Les Pythagoriciens tenaient le bien comme chose certaine et nettement définie ; le mal, comme infini et incertain. Mille chemins détournent du but, un seul y conduit. Toutefois, je ne garantis pas avoir sur moi assez d’empire, pour ne pas me laisser aller à faire un mensonge effronté et solennel, si c’était le seul moyen à ma disposition pour échapper à un péril extrême et dont j’aurais la certitude. — Un ancien Père de l’Église dit que la compagnie d’un chien qui nous est connu, est préférable à celle d’un homme dont nous ne connaissons pas le langage, « de sorte que deux hommes de nations différentes, ne sont point hommes, l’un à l’égard de l’autre (Pline) ». Combien, pour vivre en société, la compagnie de qui garde le silence n’est-elle pas préférable à celle de qui la langue est menteuse !

Mésaventures de deux ambassadeurs. — Le roi François Ier se vantait d’avoir, à force de le presser, contraint dans ses derniers retranchements Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, duc de Milan, homme qui passait pour parfaitement manier la parole et qui lui avait été envoyé pour justifier son maître, au sujet d’un fait d’une haute gravité. Le roi, pour se ménager constamment des intelligences en Italie d’où il venait d’être chassé, et précisément dans ce duché de Milan, avait imaginé de placer auprès du duc un de ses gentilshommes, en réalité son ambassadeur, mais en apparence simple particulier, ayant l’air de s’y trouver pour ses propres affaires. Le duc avait, du reste, lui-même grand intérêt à ne pas paraître être en relations avec nous, étant beaucoup plus sous la dépendance de l’empereur que sous la nôtre, surtout à ce moment, où il négociait son mariage avec la nièce de ce souverain, fille du roi de Danemark, laquelle est actuellement duchesse douairière de Lorraine. Pour cela, le roi fit choix d’un nommé Merveille, gentilhomme milanais, écuyer de ses écuries. Merveille partit avec des instructions et des lettres secrètes l’accréditant comme ambassadeur, auxquelles en furent jointes d’autres le recommandant au duc à propos de ses affaires personnelles, ces dernières lettres destinées à être produites en public et à dissimuler sa mission. Mais Merveille demeura si longtemps près du duc, que l’empereur eut des soupçons, ce qui, croyons-nous, fut cause de ce qui suivit. Sous prétexte de meurtre, le duc lui fit, une belle nuit, trancher la tête, après un procès expédié en deux jours. Le roi, pour avoir raison de cet acte, s’adressa à tous les princes de la chrétienté et au duc lui-même, et Messire Francisque, envoyé pour exposer l’affaire dûment dénaturée pour les besoins de la cause, fut admis à une des audiences du matin. Comme base de son plaidoyer, après avoir présenté le fait en mettant toutes les apparences de son côté, il dit que son maître avait toujours considéré Merveille comme un simple gentilhomme, son propre sujet, venu à Milan pour ses affaires et jamais autrement ; niant même avoir su qu’il fît partie de la maison du roi, que le roi le connût, et par suite n’avoir jamais eu l’idée de le considérer comme son ambassadeur. Le roi, à son tour, le pressa de questions et d’objections, les multipliant sur tous les points ; et, en arrivant enfin à l’exécution, il lui demanda pourquoi elle avait été faite de nuit et en quelque sorte à la dérobée ? Sur quoi, le pauvre homme embarrassé, pensant faire acte de courtoisie, répondit que, par respect pour Sa Majesté, le duc eût été bien au regret qu’elle eût été faite de jour. On peut penser comme le roi le releva, après qu’il se fut à son nez si maladroitement coupé, au nez de François Ier !

Le pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d’Angleterre, pour le presser d’agir contre ce même roi de France. Cet ambassadeur ayant exposé sa mission, le roi d’Angleterre lui objecta les difficultés qu’il éprouvait à réunir les forces et faire les préparatifs nécessaires pour combattre un adversaire si puissant, lui en détaillant les raisons. À quoi l’ambassadeur répliqua, assez mal à propos, que ces raisons lui étaient également venues à l’esprit et qu’il les avait soumises au Pape. Cette parole, si peu en rapport avec la mission qu’il avait de pousser le roi d’Angleterre à entrer immédiatement en campagne, donna à penser à celui-ci, ce qui par la suite fut reconnu exact, que cet ambassadeur, en son for intérieur, penchait pour la France ; il en avertit son maître ; ses biens furent confisqués et peu s’en fallut qu’il ne perdît la vie.

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