Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 5

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 45-51).

guerre ne commençait qu’après avoir été déclarée, souvent même après qu’eussent été assignés le lieu et l’heure où les armées en viendraient aux mains. C’est à ce sentiment d’honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d’école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d’astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d’esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l’ennemi est un résultat du moment ; mais un adversaire n’est réellement dompté que s’il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre[1] loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant. » Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile : « Ruse ou valeur, qu’importe contre un ennemi ! »

L’emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens ; une victoire n’était telle, suivant eux, qu’autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l’ennemi. « L’homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l’honneur. » « Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c’est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l’empire. »

Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d’une déclaration de guerre. — Au royaume de Ternate, l’une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu’après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l’énumération précise des moyens qu’on se propose d’employer : le nombre d’hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage ; mais, par contre, cela fait, si l’adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d’user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.

Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu’on prévenait l’ennemi, un mois avant d’entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.

Aujourd’hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès ; aussi est-il de principe que le gouverneur d’une place assiégée n’en doit pas sortir pour parlementer. — Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que « là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard ». Or, comme c’est pendant qu’on parlemente et qu’on semble prêts à tomber d’accord, que les surprises se pratiquent le plus ordinairement ; nous reconnaissons que c’est surtout dans ces moments, qu’un chef doit particulièrement avoir l’œil au guet ; et c’est pour cela qu’il est de règle, chez tous les hommes de guerre de notre temps, « que le gouverneur d’une place assiégée n’en sorte jamais pour parlementer ».

Nos pères ont fait reproche aux seigneurs de Montmord et de l’Assigny, défendant Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau, d’avoir contrevenu à ce principe. — Par contre, celui-là serait excusable qui sortirait de sa place pour parlementer, mais seulement après avoir pris ses mesures pour, le cas échéant, n’avoir rien à redouter, et que tout incident pouvant se produire, tourne à son avantage. — Ainsi fit le comte Guy de Rangon, qui défendait la ville de Reggium : le seigneur de l’Écut s’étant présenté pour parlementer, Guy de Rangon s’éloigna si peu de la place, qu’une échauffourée s’étant produite pendant les pourparlers, non seulement M. de l’Écut et son escorte, dont était Alexandre Trivulce qui y fut tué, eurent le dessous, mais lui-même, pour sa propre sûreté, fut dans l’obligation d’entrer en ville avec le comte qui le prit sous sa sauvegarde. Ce fait est attribué par du Bellay au comte de Rangon ; Guicciardin, qui le rapporte également, se l’attribue à lui-même.

Antigone assiégeant Eumènes dans Nora et le pressant d’en sortir pour venir, en personne, parlementer avec lui, alléguant que c’était à lui, Eumènes, à venir le trouver, parce que lui, Antigone, était plus puissant et de rang plus élevé, s’attira cette noble réponse : « Je ne reconnaîtrai personne au-dessus de moi, tant que j’aurai la faculté d’user de mon épée. » Et il ne consentit à aller à lui que lorsque Antigone lui eut donné en otage Ptolémée, son propre neveu.

Exemple d’un cas où le gouverneur d’une place s’est bien trouvé de se fier à son adversaire. — Et cependant, il y en a qui se sont très bien trouvés, en pareille occurrence, d’être sortis en se fiant à la parole de leur adversaire ; témoin Henry de Vaux, chevalier de Champagne, qui était assiégé par les Anglais dans le château de Commercy. Barthélémy de Bonnes, qui les commandait, ayant, de l’extérieur, réussi à saper la majeure partie du château, et n’ayant plus qu’à y mettre le feu pour accabler les assiégés sous ses ruines, manda à Henry de Vaux, qui déjà lui avait envoyé trois parlementaires, de venir de sa personne, dans son propre intérêt. Celui-ci vint, et, ayant constaté par lui-même l’imminence de la catastrophe à laquelle il ne pouvait échapper, en sut profondément gré à son ennemi et se rendit à discrétion, lui et sa troupe ; le feu ayant alors été mis à la mine, les bois qui étançonnaient les murailles cédèrent et le château croula, ruiné de fond en comble.

Pour moi, j’ai assez facilement foi en autrui ; cependant je m’y fierais difficilement, si cela pouvait donner à supposer que c’est, de ma part, un acte de faiblesse ou de lâcheté, et non parce que je suis franc et crois à la loyauté de mon adversaire.

  1. *